Fiche du document numéro 27845

Num
27845
Date
Mercredi 3 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
148190
Pages
6
Titre
France-Rwanda : le cœur des ténèbres
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Article de journal
Langue
FR
Citation
France-Rwanda: le cœur des ténèbres

3 mars 2021 Par Fabrice Arfi - Mediapart.fr

Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, en 2017. © JOEL SAGET / AFP Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry sort, jeudi 4 mars, La Traversée (Les Arènes), un ouvrage magistral sur le génocide des Tutsis au Rwanda et l’implication de la France. Mediapart en publie les bonnes feuilles. Art du reportage, rigueur de l’enquête, mystère de l’introspection : l’auteur arrache les racines du négationnisme français.

Si vous ne savez rien (ou si peu) du génocide des Tutsis du Rwanda et de l’implication française dans cette tragédie du XXe siècle finissant, lisez ce livre.

Si vous pensiez tout savoir (ou presque) de cette histoire, lisez ce livre.

Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry publie, jeudi 4 mars, La Traversée (Les Arènes), un ouvrage magistral sur la question, probablement, aussi, disons-le, l’un des plus grands livres de journalisme écrit en langue française depuis bien longtemps.

Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, en 2017. © JOEL SAGET / AFP

Rédigé à l’ombre d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, La Traversée permet à l’ancien grand reporter du Figaro et longtemps rédacteur en chef de la revue XXI d’arracher les racines d’un négationnisme très français autour du génocide des Tutsis du Rwanda, qui a fait entre 800 000 et un million de morts entre avril et juillet 1994.

Il s’agit de la thèse dite du « double génocide », qui voudrait qu’après l’élimination des Tutsis par les Hutus (à la tête du pouvoir génocidaire), les Hutus ayant pris la fuite au Congo, pays limitrophe du Rwanda, aient été à leur tour la cible d’un projet d’extermination par les Tutsis (arrivés à leur tour au pouvoir).

Cette thèse n’est pas sortie pas de nulle part. Elle a été écrite dès le mois de novembre 1994 par le président de la République, François Mitterrand, qui s’est interrogé à voix haute, lors d’un sommet international à Biarritz, sur le « génocide » : « Celui des Hutus contre les Tutsis ? Ou celui des Tutsis contre les Hutus ? […] Le génocide s’est-il arrêté après la victoire des Tutsi ? Je m’interroge. »

L’inversion est totale, absolue. Propagée par un pouvoir politique français qui a soutenu le régime génocidaire du début à la fin, cette thèse, aujourd’hui soutenue par Hubert Védrine (ancien secrétaire général de l’Élysée) ou Alain Juppé (ancien ministre des affaires étrangères), dit quelque chose : au fond, s’il y a eu un « double génocide », c’est qu’il n’y en avait eu aucun, reléguant ainsi dans le débat public le crime contre l’humanité du printemps 1994 au rang d’étape parmi d’autres dans la valse des « massacres inter-ethniques », ce mot-valise qui permet de tout dire sur l’Afrique en ne regardant rien.

« Vertigineuse, l’hypothèse [du double génocide – ndlr] fut le point de départ du négationnisme, cet exercice de haute voltige dont la finalité vise à placer la victime sur le banc des accusés », écrit Patrick de Saint-Exupéry dans La Traversée.

Pour mener à bien son projet écrit à la première personne du singulier, convoquant aussi bien l’art du reportage, la rigueur de l’enquête et les mystères de l’introspection, Patrick de Saint-Exupéry a décidé en 2019 de refaire en moto, en bateau, en avion, à pied ou en bus le trajet des exilés rwandais, jusque dans les profondeurs les plus ultimes du Congo, afin de vérifier la réalité du « double génocide ».

La manière dont Patrick tient son récit, entre son épopée congolaise, son propre passé de reporter – il a couvert le génocide en 1994 pour Le Figaro – et les archives officielles disponibles, est une prouesse sur la forme qui permet, sur le fond, de faire remonter à la surface la vérité des faits : brute, implacable.

Non, il n’y a pas eu de « double génocide ». Oui, il y a eu des morts. Par centaines, par milliers parfois – mais sûrement pas les millions annoncés par les tenants du « double génocide ». Des journalistes, des habitants, des politiques, chacun a confusément raconté cette réalité depuis des années. Mais Saint-Exupéry l’écrit : « La plupart ne désignaient jamais les victimes dont ils parlaient : les Congolais ? Les Rwandais ? Les Hutus de 1997 ? Les Tutsis de 1994 ? Les morts se marchaient sur les pieds en cognant à la porte. »

Le journaliste met des mots clairs, simples, documentés sur plusieurs réalités qui s’entrelacent : les aveuglements de certains humanitaires, le cynisme de la France, celui de Mobutu, de Kabila, qui ont fait des exilés rwandais l’objet de tant de chantages, de négociations, de souffrances infinies. Mais, non, pas d’un génocide qui constitue une entreprise de mort particulière.

« Un génocide n’était ni un massacre, ni des massacres, voire même des tas de massacres. Cela, c’était la guerre, des crimes de guerre […] Le crime de génocide se caractérisait par une intention sciemment mise en œuvre : tous les exterminer, tous les rayer de la surface de la Terre afin de réaliser une éradication totale, définitive, jusqu’à la mémoire même ; raison pour laquelle le monde l’avait déclaré juridiquement imprescriptible », rappelle Saint-Exupéry.

Qui ajoute : « C’est étrange, un génocide. On voudrait que la victime soit pure, qu’elle et ceux qui la représentent n’aient jamais commis le moindre acte répréhensible. On le voudrait ainsi parce que ce crime dépasse notre entendement et que nous avons un besoin vital de croire en l’humanité, en sa raison. Ce dont, justement, le crime de génocide nous déshabille. »

Tout crime – et le négationnisme en est un contre la vérité historique – a un mobile. Celui qui entoure l’histoire rwandaise se trouve en France

Mediapart publie ci-dessous le prologue de La Traversée.

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La Traversée
de Patrick de Saint-Exupéry

AVANT-PROPOS

Ils étaient une poignée, à l’Élysée et à l’état-major. Ils avaient engagé notre pays au Rwanda. Ils parlaient d’un crime qui venait de s’accomplir. Un crime embarrassant pour eux. Huit cent mille morts en cent jours, entre avril et juin 1994. Sur mille collines rendues au silence.
Ils voulaient, disaient-ils, sauver l’honneur de la France. Dans une note à l’attention de la presse, diffusée quatre mois après le génocide, l’Élysée expliqua sa position : « Il n’y avait donc pas les bons et les méchants, les massacreurs et les libérateurs, cette vision manichéenne au nom de laquelle on a indignement caricaturé l’action de la France1. » Ni victimes ni coupables donc. Ou tous victimes et tous coupables. C’était au choix.

Ainsi débuta le déni.

Le président François Mitterrand confirma peu après la doctrine officielle au sommet France-Afrique de Biarritz2. Oui, il venait de se produire au Rwanda « un génocide », concéda-t‑il. Mais lequel : « Celui des Hutu contre les Tutsi ? Ou celui des Tutsi contre les Hutu ? […] Le génocide s’est-il arrêté après la victoire des Tutsi ? Je m’interroge… ».

La justice internationale lui répondit et établit qu’il s’était produit un génocide « au-delà de tout doute possible » au Rwanda : celui des Tutsi. En France, les responsables politiques et les éditorialistes admirent le fait, sans pour autant désavouer la ligne tracée par l’Élysée selon laquelle il n’y avait ni massacreurs ni libérateurs. En fait, personne ou presque n’y comprenait rien. Dans la confusion, le déni prospéra, muta, se développa comme une tumeur.

Quelques années plus tard, des informations contradictoires arrivèrent selon lesquelles un deuxième génocide aurait eu lieu, cette fois-ci contre les réfugiés hutu au Congo, l’immense voisin du petit Rwanda. Pour les promoteurs de l’action de la France au Rwanda, il n’y eut pas de doute possible. C’était la preuve – a posteriori – qu’il n’y avait eu en 1994 ni victimes ni coupables, ou que des victimes et des coupables. C’est selon.

C’est ainsi que persiste le déni, vingt-cinq ans après.

*

J’ai longtemps refusé de me confronter à la thèse du second génocide.

Envoyé spécial au Rwanda pour Le Figaro, j’avais vu le génocide des Tutsi. Cette première image restait ancrée en moi avec une perfection minérale. « Un génocide sous sa forme la plus pure », nota l’historien Raul Hilberg3. Les questions posées par l’engagement de mon pays aux côtés des tueurs me taraudaient. Qu’un autre crime se soit produit après n’y changeait rien.

La deuxième image, celle d’un supposé génocide des réfugiés hutu dans les forêts du Congo, n’arrivait pas à s’imprimer en moi. Ses promoteurs la posaient en miroir de la première, ce qui la rendait étrangement irréelle. Elle reproduisait nombre de caractéristiques du génocide des Tutsi, mais à l’envers : le même crime, dans un autre cadre et avec des acteurs qui auraient échangé leurs rôles. L’une se voulait réplique de l’autre. L’histoire se réduisait-elle à « une fable contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien4 » ?
Photos de victimes du génocide dans un memorial situé dans la province de Kigali. © AFP
Il existe à la radio ce qu’on appelle l’« effet Larsen », caractérisé par un insupportable sifflement. Cet effet Larsen apparaît lorsque le son se trouve piégé dans une boucle dite « rétroactive ». À peine émis, il est aussitôt renvoyé pour être réémis légèrement décalé. Le son originel et le son-écho se superposent, provoquant l’insupportable sifflement. Ce sifflement, je l’ai éprouvé dès le premier jour au Rwanda. Il était extrêmement désagréable, il m’accompagne encore. Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’étais piégé dans une boucle à effet Larsen, dans une histoire qui se referme sur elle-même comme une trappe vous avale.

Avant le génocide, les extrémistes hutu avaient annoncé leur projet d’extermination des Tutsi en le justifiant au nom d’une menace qui pèserait sur la communauté hutu.

Pendant le génocide, alors que le crime s’accomplissait, ces mêmes extrémistes ont renforcé la boucle qu’ils avaient mise en place : nous tuons, disaient-ils, pour ne pas être tués par les Tutsi, dont nous pensons qu’ils veulent nous tuer. Après le génocide, les extrémistes défaits et réfugiés au Congo réfutèrent le crime qu’ils avaient commis : il ne s’est pas produit ce que vous croyez, il y eut bien un génocide mais c’était le nôtre, celui des Hutu, nous sommes les seules victimes, les vraies.

Au Rwanda, les rescapés étaient hébétés. Sur les collines tapissées de morts, la défiance entre les vivants était extrême. Certains avaient tué, d’autres avaient vu les assassins. Il y avait des règlements de comptes, des vengeances, des coups de sang. Combien ? On ne savait pas précisément. Des rumeurs circulaient, reprises par les extrémistes hutu, de l’autre côté de la frontière, au Congo, qui s’en repaissaient et les gonflaient.

De leur refuge, les extrémistes répétaient en boucle : ces Tutsi que vous prenez pour des victimes, ils ne sont pas innocents, ils continuent à nous menacer, nous qui avons dû fuir, nous qui sommes réduits à la faim et à la soif, nous qui pleurons les nôtres restés au pays, où ils subissent la loi de vainqueurs occupés à parfaire leur crime. La parole des tueurs se dupliquait sans fin.

Quinze mois après leur fuite hors du Rwanda, les artisans du génocide furent attaqués dans leurs places fortes congolaises. Voilà la preuve, crièrent-ils en s’enfuyant. Le deuxième génocide, celui que nous vous annoncions depuis le premier jour, est arrivé. Enfin. L’effet Larsen, intense, brouille l’entendement.

*

Rembobinons encore le temps, longtemps en arrière.

Présents dans plusieurs pays de la région des Grands Lacs, les Tutsi constituent 20 % de la population du Rwanda, tandis que les Hutu, présents également dans plusieurs pays alentour, forment les 80 % restants. Génétiquement, rien ne distingue les Tutsi des Hutu. Ils parlent la même langue, vivent de la même manière.

Au Rwanda, dernier pays d’Afrique à avoir été colonisé, les Allemands puis les Belges exacerbèrent la différence entre Tutsi et Hutu ; elle permettait de diviser pour mieux régner ; en donnant du pouvoir à la « minorité » tutsi, les colons belges s’assuraient des fidélités. Quand vinrent l’indépendance et la fin de l’Empire belge, la jeune République rwandaise fut proclamée, en 1961, à l’issue d’une révolution « sociale » menée au nom du « peuple majoritaire », les Hutu.

L’esprit de revanche du nouveau pouvoir provoqua une première vague d’exil de Tutsi. Dès 1964, un groupe d’exilés tente un retour en force au Rwanda. En représailles, dix mille Tutsi sont tués dans tout le pays et le premier président de la jeune « République hutu », Grégoire Kayibanda, adresse alors un « message aux réfugiés5 » à l’étranger. « Qui est génocide6 ? » interroge à cinq reprises Grégoire Kayibanda. Le mot « génocide » frappe dans sa bouche, il est prémonitoire. « À supposer par l’impossible que vous veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurer le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Vous le dites entre vous : “Ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi.” Qui est génocide ? »

Son « nous » désigne les Hutu, son « vous », les Tutsi. L’adresse aux réfugiés se veut dissuasive : qu’ils bougent un cil et les Tutsi restés à l’intérieur du pays en payeront le prix ; qu’ils avancent jusqu’à Kigali, la capitale, et ce sera leur « fin totale et précipitée ». Le chef de l’État rwandais ne bluffe pas. Il dispose de l’arme ultime. Il est « le peuple majoritaire », il a le nombre et la puissance, la masse qui permet d’enclencher une explosion. Il a le doigt posé sur le bouton. Pour éteindre la menace, il est prêt à activer son « peuple majoritaire », sa bombe.

La garantie d’une « fin totale et précipitée » en cas d’agression est la pierre angulaire des doctrines de dissuasion. Les Tutsi du Rwanda se sont longtemps résignés à l’ordre du « peuple majoritaire ». Dans ce petit pays isolé où le café et le thé, les principales ressources, sont cultivés sur d’étroites parcelles enserrées de rudes montagnes, ils courbent la tête pour se faire discrets, comme tenus en otage. Citoyens de seconde zone, ils assistent, impuissants, aux déchirements d’une « République hutu » qui règle ses comptes sur leur dos par des pogroms réguliers. Les vagues de fuyards tutsi s’additionnent au fil des ans.

En 1990, ils sont plus de six cent mille apatrides à vivre au Congo, au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie. La première génération de réfugiés berce ses enfants de comptines du pays. Devenus adultes, ceux-ci s’élancent à la poursuite du rêve de leurs parents : revenir au Rwanda. L’organisation dans laquelle ils se rassemblent s’appelle le Front patriotique rwandais. Le mouvement est politique et militaire. Le FPR affiche ses objectifs : le retour des exilés, la démocratie, la construction d’une identité nationale dépassant le clivage Hutu-Tutsi.

Le 1er octobre 1990, ils brisent l’interdit en tentant un retour en force à partir de l’Ouganda. L’attaque est contenue par les Forces armées rwandaises, fortement appuyées par la coopération militaire française. Le FPR frôle la déroute, mais garde le contrôle d’une portion de territoire dans le nord du pays.

Le conflit se durcit.

Alors que le Rwanda n’a jamais été une colonie française, qu’aucun accord de défense n’existe entre les deux pays, la France de François Mitterrand s’engage aux côtés de Kigali en déployant la panoplie de ses moyens : politiques, financiers, militaires, diplomatiques.

Le Quai d’Orsay et l’état-major sont à l’unisson de l’Élysée. En 1992, le chef du FPR, Paul Kagame, rencontre le directeur Afrique du ministère des Affaires étrangères, Paul Dijoud. « Si vous ne déposez pas les armes, vous trouverez tous les vôtres déjà exterminés à votre arrivée à Kigali7 », lui dit le diplomate, qui se fait directement l’écho des extrémistes hutu, prêts, depuis bientôt trente ans, à précipiter « la fin totale de la race tutsi ».

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et Hiroshima, la doctrine de la dissuasion a été efficace. Nul n’a jamais appuyé sur le bouton de la destruction. Sauf au Rwanda. Le 6 avril 1994, quelqu’un pose le doigt sur le bouton. Et appuie. Deux missiles sont tirés dans la nuit de Kigali contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, de retour de Tanzanie, abattu en plein vol. L’explosion déclenche une réaction en chaîne.

Les extrémistes hutu, qui occupent déjà de nombreux postes officiels, attribuent aussitôt l’élimination du chef de l’État rwandais à leur ennemi, le FPR de Paul Kagame. L’accusation justifie les premières tueries massives contre les Tutsi et l’assassinat de traîtres hutu à la cause du « peuple majoritaire ». Après avoir nettoyé le terrain, les mêmes s’emparent de tous les leviers du pouvoir. Un président par intérim est nommé, un « gouvernement des sauveurs », formé. C’est un coup d’État. Qui permet d’activer l’arme ultime, non pas une bombe atomique, mais un peuple endoctriné. Son souffle dure cent jours, au rythme effrayant de huit mille morts par jour.

Pendant des années, la France de François Mitterrand a consenti à la menace du génocide brandie par le régime rwandais, l’a relayée même, s’en est faite le porte-parole dans les négociations, et l’a renforcée en fournissant des troupes, des armes, des instructeurs, des conseillers et des spécialistes à son allié.

Après l’attentat contre le président Habyarimana, le gouvernement provisoire est constitué dans l’enceinte de l’ambassade de France ; c’est ce gouvernement qui procède à l’extermination des Tutsi. Trois mois durant, la France poursuit en sous-main sa coopération avec les extrémistes lancés dans une politique d’annihilation « totale » des Tutsi. Des armes sont acheminées, et un soutien diplomatique est assuré.

Malgré tout, le FPR progresse et se rend peu à peu maître du pays. Les ordonnateurs du génocide fuient au Congo, sous protection de l’Élysée, qui stoppe net toute velléité d’arrestation des tueurs et organise leur exfiltration. Le 14 juillet 1994, deux millions de Rwandais, coupables et innocents mêlés, les rejoignent dans la débâcle, de l’autre côté de la frontière rwandaise du Congo.

François Mitterrand, chef de l’État français, commandant des armées, pouvait-il reconnaître l’échec d’une stratégie avalisée dans le secret des conseils de défense ? Il ne le peut pas, les hommes de l’Élysée ne le peuvent pas, les plus hauts responsables de l’armée ne le peuvent pas. Le génocide commis, il est trop tard pour faire machine arrière.

*

À quel moment franchit-on le point de non-retour ?

Est-ce par un premier pas dont on mesure mal la portée ? Quand on persiste dans l’aveuglement ? Ou lorsqu’on refuse d’admettre la faute commise ? À quel moment un homme, un État, franchit-il le point de non-retour ? Lorsqu’il pense dominer l’histoire ? Ou quand il entreprend de l’écrire ?

Cent ans avant que la France s’engage au Rwanda, un marin embarquait pour un long voyage sur le fleuve Congo. De retour en Angleterre, Joseph Conrad publiait Au cœur des ténèbres, inspiré de son périple. L’Europe était à l’époque saisie par la fièvre coloniale ; la France, la Belgique et la Grande-Bretagne se taillaient des empires en Afrique. Le héros de Conrad, Charles Marlow, un jeune officier de la marine marchande britannique, capitaine d’un navire à vapeur, s’enfonce dans le continent africain à la recherche d’un représentant d’une compagnie belge, Kurtz, un collectionneur d’ivoire dont on est sans nouvelles.

Les rives du fleuve que remonte le bateau de Marlow sont parsemées de comptoirs isolés. « Un flot de produits manufacturés, cotons de pacotille, verroteries et fils de laiton, était dirigé vers les profondeurs des ténèbres d’où découlait en retour un mince filet d’ivoire précieux. » Au fur et à mesure que le vapeur de Charles Marlow s’enfonce au cœur du Congo, au cœur des ténèbres, il perd ses repères. « Nous étions coupés de toute compréhension de ce qui nous entourait. »

De halte en halte, Marlow en apprend davantage sur Kurtz, que la rumeur présente comme un personnage exceptionnel, un « émissaire de la pitié, de la science, du progrès, du diable sait quoi encore… ». Le capitaine retrouve Kurtz. Sa maison est entourée de têtes humaines fichées sur des pieux, il est le maître d’une tribu à sa dévotion et préside à des « rites indicibles ».

Marlow tombe sur un rapport « vibrant d’éloquence » que Kurtz a écrit pour « la Société internationale pour la suppression des coutumes sauvages ». Dix-sept pages de « nobles mots enflammés » qui se terminent « par une sorte de note, au bas de la dernière page, griffonnée évidemment bien plus tard et d’une main mal assurée » : « Exterminez toutes ces brutes. » 

*

Pour Conrad, le cœur des ténèbres n’était pas l’Afrique, mais l’Europe en Afrique. « Toute l’Europe avait collaboré à la confection de Kurtz », écrit-il. La folie coloniale avait engendré un monstre. À quel moment cette Europe avait-elle franchi le point de non-retour ? En posant le pied en Afrique ? En établissant le premier comptoir ? En voulant apporter « la civilisation » ? En rêvant d’Empire ? C’était la question que posait le Kurtz de Conrad.

À quel moment la France de François Mitterrand avait-elle franchi le point de non retour ? C’était la question que je me posais. Et la réponse se trouvait aussi au Congo, au cœur de l’Afrique où, selon les officiels français, se serait produit un deuxième génocide, celui des Hutu.

Saint-Symphorien-de-Marmagne,
le 1er décembre 2020

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- Note de l’Elysée diffusée à la presse le 28 octobre 1994.

- Le dix-huitième sommet France-Afrique s’est tenu à Biarritz du 7 au 8 novembre 1994.

- Les dernières pages de son œuvre majeure, La Destruction des juifs d’Europe (édition définitive en 2006, Gallimard, Folio histoire ), sont consacrées au génocide des Tutsi du Rwanda.
- William Shakespeare, Macbeth.

- Message du président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais, publié dans Rwanda Carrefour d’Afrique, n o 31, mars 1964.

- Le mot « génocide » a été forgé en 1944 par le juriste Raphaël Lempkin à partir de la racine grecque génos, “naissance”, “genre”, “espèce”, et du suffixe –cide qui vient du latin caedere, “tuer”, “massacrer” : « De nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots. Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique », écrit-il dans son étude Axis Rule in Occupied Europe. A la suite des travaux de Lempkin, l’Assemblée générale des Nations unies approuve à l’unanimité le 9 décembre 1948 la Convention pour la prévention et la répression des crimes de génocide (CPRCG). Lorsque le président rwandais Grégoire Kayibanda utilise en 1964 ce nouveau concept de « génocide », il en fait un usage essentialiste, ajoutant aux clichés raciaux hérités de l’africanisme colonial – qui prêtaient aux Tutsi une « culture de la dissimulation et du mensonge » – l’intention cachée de « génocide ».

- « Quand la France jetait Kagame en prison », Le Figaro, 23 novembre 1997.
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