Fiche du document numéro 27754

Num
27754
Date
Vendredi 15 mars 2019
Amj
Auteur
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Fichier
Taille
196198
Pages
3
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Sur titre
Société
Titre
Rwanda : « Le discours négationniste consiste à occulter la construction, pendant des décennies, d’un “ennemi tutsi” »
Sous titre
Le génocide des Tutsi est-il convenablement enseigné en France ? Où commence le négationnisme ? L’ouverture intégrale des archives permettrait-elle de mettre fin aux controverses historiques sur le rôle de la France au Rwanda ? À quelques jours de la 25e commémoration, l’historien Florent Piton a répondu aux questions de « Jeune Afrique ».
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Florent Piton, historien, spécialiste du Rwanda. © Vincent Fournier/JA

À 31 ans, Florent Piton fait partie de la nouvelle génération d’historiens qui, après deux décennies de querelles entre chercheurs, se penche à son tour sur le génocide perpétré au Rwanda contre les Tutsi. Doctorant au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (Cessma), un laboratoire de l’université Paris Diderot, il a publié en août 2018 Le Génocide des Tutsi du Rwanda (La Découverte).

Dans cette synthèse rigoureuse des événements qui ont mené au dernier génocide du XXe siècle, le jeune historien place au cœur de ces événements tragiques le processus de racialisation des rapports sociaux mis en place à l’ère coloniale, puis son instrumentalisation politique à partir de l’indépendance, en 1962. Également enseignant à Sciences Po Paris, Florent Piton revient pour Jeune Afrique sur les défis auxquels l’enseignement du génocide des Tutsi est encore confronté en France, et sur les approximations qui persistent dans sa narration médiatique, vingt-cinq ans après les faits.

Jeune Afrique : Y a-t-il un déclic particulier qui vous a conduit, en tant qu’historien, à vous lancer sur ce sujet ?

Florent Piton : Au départ, il s’agissait d’un intérêt intellectuel. En 2004, j’ai vu le film documentaire de Raphaël Glucksman, David Hazan et Pierre Mezerette, Tuez-les tous ! [qui détaille le rôle de la France au Rwanda avant et pendant le génocide]. J’avais 17 ans et ça m’a énormément marqué. Par la suite, j’ai réalisé que j’éprouvais un intérêt particulier pour la question des génocides, mais je ne connaissais aucun Rwandais, a fortiori aucun rescapé.

Je n’entretenais pas d’histoire particulière avec ce pays, et je ne me souviens pas l’avoir jamais traité tout au long de mon parcours scolaire ou universitaire. Dans ma génération, rien n’était fait pour nous intéresser au génocide des Tutsi.

Aujourd’hui, quelle place occupe-t-il dans les programmes du secondaire ?

Une place mineure. La réforme du baccalauréat entraîne une réforme des programmes et il se pourrait, d’après les annonces du ministre de l’Éducation nationale, lors de la remise du rapport de la « Mission génocide » [Mission ministérielle d’étude en France sur l’état de la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, ndlr], que le génocide des Tutsi soit intégré au programme de terminale. Jusque-là, il n’était mentionné explicitement que dans les programmes de terminale des lycées professionnels, dans un ensemble sur les crimes de masse où est également évoqué le massacre de Srebrenica. Sinon, il brille par son absence.

Rien n’était fait pour nous intéresser au génocide des Tutsi



Le corps enseignant s’en accommode-t-il ?

Replaçons ce constat dans un contexte global : de manière générale, c’est l’Afrique toute entière qui est absente des programmes. Au collège, pendant un temps, il y avait un chapitre qui évoquait les sociétés médiévales africaines par le biais des royaumes d’Afrique de l’Ouest. Ce n’est même plus le cas, et je n’ai pas l’impression que cela suscite une indignation particulière. La méconnaissance générale du génocide des Tutsi dans la société française fait écho à cette situation.

La controverse lancinante sur le rôle de la France dans le génocide ne justifierait-elle pas d’y accorder une place digne de ce nom ?

Le surgissement du génocide dans l’espace médiatique français est avant tout lié à cette question : lorsqu’on parle du Rwanda en France, c’est généralement à l’aune de ce prisme-là. Mais il ne faudrait pas se contenter d’un regard réducteur. Le génocide des Tutsi ne nous concerne pas uniquement du fait du rôle de la France : la construction raciale des rapports sociaux au Rwanda et le racisme mis en œuvre par les colons européens, qui sont au cœur de cette histoire, nous concernent aussi directement.

Le génocide des Tutsi a été mis sur un pied d’égalité avec la Shoah



Un rapport sur l’enseignement des génocides a été rendu public en décembre dernier. Quels en sont les grands enseignements, en ce qui concerne le Rwanda ?

Selon moi, on peut d’abord en retenir que le génocide des Tutsi, dans la composition de la commission comme dans ses conclusions, a été mis sur un pied d’égalité avec la Shoah ou le génocide des Arméniens. Nous avons franchi une étape, je l’espère, en faisant appel à la jeune génération de chercheurs et de chercheuses pour faire avancer cette question.

Comment se positionne-t-on lorsqu’on aborde le rôle de la France au Rwanda dans le cadre d’un cours ? Quelles sont les réactions que cela suscite ?

Que ça heurte les élèves, que ça les scandalise, c’est un fait. Mais je n’ai pas l’impression qu’ils soient surpris. C’est aussi un effet générationnel : ils se sont forgés dans une société où le sujet est plus régulièrement abordé, à travers des séries d’articles ou des livres de témoignages, comme celui de l’ancien officier français Guillaume Ancel.

Qu’un ouvrage comme le Que-sais-je ? sur le génocide des Tutsi du constitutionnaliste belge Filip Reyntjens, contesté par plusieurs historiens, puisse servir de boussole à des générations d’étudiants vous pose-t-il un problème ?

Le premier problème que cela pose, c’est que l’éditeur n’a apparemment pas été en mesure d’identifier la bonne personne pour rédiger un tel ouvrage. Il s’est en effet tourné vers un auteur éminemment contesté, car contestable. Il s’agit d’une collection de référence, qui a l’avantage d’un format très court, et qui se lit facilement. Mais il y a des sections entières, dans ce Que sais-je ?, qui ne vont pas du tout.

La journaliste canadienne Judi Rever a publié récemment un livre en rupture totale avec le grille de lecture traditionnelle de l’histoire du génocide, In Praise of Blood: The Crimes of the Rwandan Patriotic Front (RandomHouse). Comment expliquer qu’elle ait reçu un tel écho dans les médias ?

En premier lieu, il y a sans doute une certaine ignorance du sujet chez la plupart des médias qui l’ont reçue. Par ailleurs, Judi Rever adopte une position plutôt habile. Quelqu’un qui vous dit que “l’histoire du génocide est plus complexe qu’il n’y paraît”, c’est séduisant, médiatiquement parlant. Mais il ne faut pas se leurrer : il y a des relais révisionnistes prêts à donner de l’écho à ce genre de discours. Il existe toujours des visions divergentes sur la question dans les rédactions, et Judi Rever – sous couvert de l’équilibre des propos entre le camp génocidaire et l’ancienne rébellion du FPR – en bénéficie.

Comment définir aujourd’hui ce qu’est un discours négationniste sur le génocide des Tutsi ?

Il serait nécessaire que de véritables études soient menées à propos des discours révisionnistes ou négationnistes. Au Rwanda comme en France, certains travaux ont évoqué cette question mais une étude historique serait nécessaire sur l’évolution des discours négationnistes. Ceux que l’on entend aujourd’hui sont en effet en partie différents de ceux qui avaient cours à la fin des années 1990.

Les analyses de Judi Rever, par exemple, sont très différentes de celles qu’on pouvait lire il y a une vingtaine d’années. La plupart des auteurs concèdent désormais qu’il y a bien eu un génocide contre les Tutsi, mais pour ensuite expliquer qu’un autre génocide a visé les Hutu – une affirmation qui, elle, n’est pas nouvelle. Pour les historiens, il est plus difficile de contrer ce type de discours faussement équilibrés, parce que notre prétention à raisonner à partir d’un savoir global consensuel, en l’espèce, est complètement viciée.

Ce qui qualifie aujourd’hui, selon moi, un discours révisionniste ou négationniste, c’est la minoration radicale de l’ampleur du racisme anti-Tutsi au Rwanda avant le génocide. Autrement dit, lorsque l’enchaînement des faits est expliqué par la seule offensive du FPR en octobre 1990 ou par l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, occultant la construction, pendant les décennies qui précèdent, d’un “ennemi tutsi”.

Un format comme celui de la série Black Earth Rising, produite et diffusée par Netflix, vous semble-t-il de nature à intéresser un public plus large au sujet ?

Je n’ai personnellement pas de problème de principe avec le fait que la fiction s’empare du génocide des Tutsi. Encore faut-il procéder sérieusement, c’est-à-dire faire appel à des gens compétents pour vérifier que le discours est crédible d’un point de vue historique, évitant toute ambiguïté malvenue. Si j’en crois ce que j’ai lu, cela ne semble pas être le cas avec cette série, que je n’ai toutefois pas encore pu voir.

En mai 2018, le président Emmanuel Macron a souhaité la formation d’une équipe mixte pour travailler sur les archives françaises des années 1990-1994. Quel regard portez-vous sur cette initiative ?

Beaucoup de promesses ont été faites par le passé, mais elles ont rarement été suivies d’effets. Je pense que ce serait une avancée notable de permettre un accès aux archives le plus large possible pour écrire cette histoire des relations passées entre la France et le Rwanda.

Cela étant, même si cette question des archives est importante, elle ne doit pas être sacralisée. On ne trouvera pas dans les archives le document qui, isolé des autres, prouverait à lui seul quoi que ce soit. C’est d’un récit global dont on a besoin.
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