Citation
Les premiers ouvrages consacrés au génocide des Tutsis rwandais ont été écrits par des chercheurs spécialistes de la région des grands lacs. Ensuite sont venus ceux de journalistes souvent marqués par leur expérience de reporters sur le terrain au printemps 1994. Plus récemment, des chercheurs qui n'étaient pas, au départ, africanistes se sont emparés de ce terrain d'études, en apprenant la langue locale, le kinyarwanda (voir le précédent volet de notre série).
Depuis quelques années se sont ajoutées des fictions, en forme de bandes dessinées, à l'instar du travail du belge Jean-Philippe Stassen ou de romans à l'instar de celui de Scholastique Mukasonga, prix Renaudot 2012, mais aussi des spectacles alliant enquête historique et qualité de mise en scène, comme celui présenté en 2005 par la compagnie belge Le Groupov, Rwanda 1994, ou, plus récemment, celui montré à Avignon l'été dernier par le jeune metteur en scène suisse Milo Rau, Hate Radio, qui restituait le génocide “dans la bonne humeur” de la Radio 1000 collines (voir le premier volet de notre série).
À l'occasion des vingt ans du génocide des Tutsis, de très nombreux livres sont ou seront publiés, mais s'il fallait choisir un titre à lire au milieu de cette profusion d'ouvrages, ce serait sans doute Rwanda, racisme et génocide – L’idéologie hamitique, des historiens Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, à la fois par la précision de l'archéologie du génocide qu'il déploie, et la façon dont il montre que ces massacres qui se sont déroulés en terre africaine appartiennent aussi à l'histoire européenne.
Les auteurs s'affirment d'emblée soucieux que l'énormité de l'événement de la mort de plus de 800 000 personnes en 100 jours ne vienne brouiller la vision qu'on en a, puisque, comme l'écrivait Hannah Arendt à propos d'un autre génocide « l'immensité même des crimes commis donne aux meurtriers qui proclament leur innocence à grand renfort de mensonges l'assurance d'être crus plus volontiers que les victimes ».
Pour bien montrer que le génocide n'était pas une « fatalité inscrite dans les gènes de la population rwandaise » et ne constituait pas un « objet ethnographique », mais bien le « produit, très moderne, d'une option politique extrémiste, jouant ouvertement du racisme comme une arme de contrôle », les deux historiens estiment nécessaire le recours à la longue durée.
Selon les deux hommes, qui ont également été experts auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda, « cette mise en condition de tout un pays aurait été impossible sans l'inscription durable dans la région des Grands Lacs d'une idéologie intrinsèquement raciste, discriminant sous les étiquettes hutu et tutsi, des autochtones et des envahisseurs, une majorité naturelle et une minorité perverse, le "vrai peuple" rwandais et une race de "féodaux" ».
Cette construction d'une idéologie distinguant les « vrais Africains » des « faux nègres » – ceux qu'on appelle les Hamites et auxquels seront ensuite assimilés les Tutsis – date des années 1860. Le schéma racial qui opposa, jusqu'à bâtir les cadres du génocide, Hutus et Tutsis est donc « né dans le même creuset que celui opposant Aryens et Sémites, c'est-à-dire le fantasme qui a embrasé l'Europe dans les années 1930-1940 ». Ainsi, parmi les textes fondateurs de ces divisions raciales, « on trouve dans les deux cas ceux de Gobineau », écrivain et diplomate français, auteur, en 1855, de l'Essai sur l'inégalité des races humaines.
Le premier temps de cette genèse mortifère du modèle rwandais est donc à chercher sous la plume d'une anthropologie européenne racialiste à prétention scientifique qui s'accompagne de hiérarchies morales et esthétiques. Un aspect important de celle-ci est l'hypothèse, lancée par Gobineau d'une ancienne « coulée blanche », 5000 ans avant notre ère, qui serait à l'origine de tout trait de civilisation que les observateurs européens pourraient découvrir en Afrique. De même qu'il oppose « Sémites » et « Indo-Européens », Gobineau distingue en effet « Hamites » et « Nègres » et inaugure ainsi une vision de l'Afrique marquée par ce modèle hiérarchique « où on mêle organisation politique, niveau technique, habillement, traits physiques et esthétiques, expliquées par le degré plus ou moins poussé d'influences extérieures "blanches" ».
La Revue d'anthropologie de Paris revient ainsi à plusieurs reprises sur l'influence de la civilisation égyptienne que Sigismond Zaborowski décrit en ces termes : « Si on enlevait à l'Afrique noire ce qu'elle a pu emprunter aux civilisations de ses côtes méditerranéennes, je ne sais ce qui leur resterait ni même s'il lui resterait quelque chose. » Dans cette perspective, commentent Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, « les formations politiques africaines ne pouvaient s'expliquer que par des conquêtes étrangères, créant des aristocraties dominantes de race supérieure ».
Au tournant des XIXe et XXe siècles, la région des Grands Lacs devient ainsi le laboratoire de l'idéologie opposant « Hamites » et « Bantous », puisque les premiers observateurs européens interprètent en termes raciaux le clivage social qui pouvait exister entre éleveurs (les premiers) et agriculteurs (les seconds) « bien que tous parlent une même langue bantu ». Cette équation entre pastoralisme et pouvoir se fonde également sur l'idée que ces pasteurs « hamites » seraient venus en conquérants, quelques siècles auparavant, en remontant le Nil.
« Hutu, Tutsi, Twa, sont des prénoms, Rwandais est notre nom de famille »
Le deuxième moment de cette radicalisation du rapport hutu-tutsi au XXe siècle est la colonisation du Rwanda par les Belges, à qui la Société des Nations avait confié la tutelle du Ruanda-Urundi. Les colons belges interprètent en effet selon des cadres ethniques – plutôt qu'en termes de clans par exemple – la structure sociale du pays et contribuent ainsi à la figer, à l'instar du médecin belge Jules Sasserath.
Ce dernier publie ainsi, en 1948, un récit de voyage où les Batutsis sont « en réalité des Hamites, probablement d'origine sémitique », « élancés », chez qui on devine un « fond de fourberie sous le couvert d'un certain raffinement », tandis que les Bahutus sont « des nègres qui en possèdent toutes les caractéristiques : nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crâne brachycéphale », qui conservent un « caractère d'enfant, à la fois timide et paresseux ». Une vision que Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda commentent ainsi : l'aspect raciste de ces clichés, « au lendemain de la Shoah, semble avoir totalement échappé à cet auteur a priori respectable, comme si les réalités africaines devaient échapper au jugement ordinaire ».
Sous la colonisation, la supériorité tutsie devient alors une « vérité officielle, aussi bien dans les têtes des Européens que des Rwandais » qui intériorisent le préjugé racial forgé sous les latitudes européennes. Pour les auteurs, « les Tutsis et les Hutus existaient depuis longtemps mais ces appartenances ont été repensées et vécues selon des critères différents de l'ancien Rwanda. L'héritage était celui d'une société patrilinéaire, parcourue de multiples segmentations, lignages, claniques et sociétales, incluant des sortes de rangs calqués sur la place du bétail », tandis qu'on assiste « au XXe siècle au placage, autoritaire et "autorisé" scientifiquement, d'un modèle racial ».
Le troisième acte de la partition ethnique, dont le génocide du printemps 1994 sera l’aboutissement, est marqué par la « Révolution sociale », entre 1957 et 1962. Celle-ci désigne le mouvement inauguré par une fraction hutue de l'élite rwandaise qui juge que les Hutus sont victimes de discrimination et affirment que les Tutsis sont des étrangers au même titre que les Européens. Pour les artisans de cette « révolution », les Hutus sont victimes d'un « colonialisme à deux étages ».
Selon Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, le Rwanda « devait accoucher d'une révolution : elle pouvait être libérale, populiste, prolétarienne, nationaliste, elle a été raciste, ses acteurs étant structurellement incapables de penser en d'autres termes que ceux inculqués dans la nouvelle culture intermédiaire qui brassait un magma de traits "modernes" et "traditionnels" et bénéficiait de l'autorité conjointe de notables convertis et de savants européens experts en tropicalité ». Le processus de polarisation des élites autour des identités ethniques s'enclenche alors et débouche sur de violents massacres de Tutsis lors de la « Toussaint rwandaise », le 1er novembre 1959.
Cette « révolution sociale » aboutit en 1962, à l'indépendance et à la mise en place de la Première République (1962-1973) qui opère alors un véritable renversement puisque « du statut de "race supérieure", les Tutsis passent à celui de minorité conquérante ».
Évitant toute illusion téléologique qui consisterait à ne lire l'histoire rwandaise qu'à l'aune du génocide de 1994, les auteurs rappellent que le coup d'État militaire, en 1973, du général-major Juvénal Habyarimana (dont l'assassinat le 6 avril 1994 sera le signal du déclenchement du génocide), ouvre un nouveau chapitre de l'histoire rwandaise dont les débuts « donnent à penser que le Rwanda tourne le dos aux divisions ».
Un nouveau discours officiel vante le « développement » et occulte toute formulation d'un clivage ethnique « en vertu du principe : Hutu, Tutsi, Twa, sont des prénoms, Rwandais est notre nom de famille ». Mais, en réalité, notamment avec l'instauration de quotas et l'exclusion réaffirmée des réfugiés tutsis, la Deuxième République « sous ses apparences débonnaires » a maintenu une « continuité idéologique » en termes de clivage ethnique et de stigmatisation des Tutsis, estiment les auteurs.
Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda étudient ensuite la période mieux connue, de 1990 à 1994, lorsque le « cafard » tutsi devient le bouc émissaire du « pouvoir hutu », avec l'option choisie de la radicalisation antitutsie, marquée notamment par le véritable décalogue de la haine que sont les « 10 commandements du Hutu » publiés dès 1990 par le journal extrémiste Kangura.
Pendant cette période, la « machine génocidaire était en rodage » et plusieurs massacres fonctionnent, expliquent les auteurs, « comme des répétitions générales du génocide. Ils éclairent de façon significative les méthodes qui ont conduit à l'horreur de 1994, et en particulier les ressorts d'une mise en condition calculée de la population : intoxication, fausses nouvelles, création d'un climat de panique, provocations, tout ce qui ressort de la technique de la propagande dite "en miroir" ».
Mais l'ouvrage des deux historiens ne se clôt pas sur le printemps 1994. Sa quatrième et ultime partie s'intitule en effet Mondialisation du syndrome hutu-tutsi : 1994-2012 et analyse « l'obsession ethniste » qui continue de parcourir l'Afrique centrale. « Au Congo des années 2000, la pensée de Gobineau est plus que jamais à l'ordre du jour », écrivent ainsi les auteurs en documentant, dans le même temps, les récurrences nombreuses du discours colonial sur les « races » africaines qui s’expriment en Europe, y compris parfois sous couvert de bonnes intentions tiers-mondistes.
Ils mettent ainsi au jour une inquiétante circulation entre l'Europe et l'Afrique, à double sens, des pensées racistes, dans lesquelles Tutsis et Juifs en viennent à être assimilés. « Un véritable antisémitisme s'étale aujourd'hui dans les milieux congolais les plus antitutsis et affleure fréquemment dans la littérature conspirationniste. Celle-ci accuse les Tutsis de se considérer comme les Juifs de l'Afrique et de vouloir, avec leurs amis de Wall Street, y créer un nouvel Israël », alors que « tout comme l'historien Marc Bloch écrit dans L'Étrange Défaite qu'il était d'abord un citoyen français et qu'il ne s'est senti juif qu'en fonction des persécutions de Vichy, les Tutsis du Rwanda ne se sont sentis proches des Juifs qu'à la suite de la tentative d'extermination qu'ils ont subie. »
En conclusion, les auteurs reviennent donc sur ce parallèle entre antihamitisme et antisémitisme, non pour reprendre les « remarques insidieuses » sur « l'imitation de Yad Vashem dans les commémorations rwandaises », mais pour établir comment les ressorts de la haine du Juif dans l'histoire européenne se sont trouvés « un écho dans la haine du Tutsi en Afrique ». Un écho qui se prolonge dans le présent, puisque les auteurs demandent à leurs lecteurs d'imaginer, à l'heure des commémorations du vingtième anniversaire du génocide, ce qui se serait passé si, « après 1945, le discours tenu en Allemagne avait été celui d'une réconciliation des Allemands et des Juifs, décrits comme deux races ou deux ethnies dont il aurait fallu reconnaître les différences ».
Cela ne signifie pas dresser une comparaison culturelle entre les Juifs et les Tutsis, mais comprendre comment s'est construit un regard « porté sur les uns et les autres qui leur a affecté un destin analogue, tant il est vrai que la "race" n'est pas sur le nez des victimes, mais dans la tête des bourreaux ».