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A quelques mois de la remise d'un rapport sensible sur le rôle de la France au Rwanda lors du génocide de 1994, une commission d'historiens mise en place par Emmanuel Macron se retrouve dans la tourmente, après la mise en cause d'une de ses membres, accusée de parti pris.
Sujet inflammable s'il en est, le rôle de la France avant, pendant et après le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, a de nouveau déclenché une polémique chez les chercheurs et universitaires depuis la parution fin octobre d'un article du Canard Enchaîné, exhumant des écrits de Julie D'Andurain. Cette historienne militaire a notamment rédigé un article sur Turquoise, opération controversée militaro-humanitaire française au Rwanda, pour le Dictionnaire des opérations extérieures de l'armée française
publié en 2018, avant la création de la Commission l'année suivante.
Les termes employés dans cet article ont fait bondir une partie de la communauté des historiens en France, qui ont dénoncé les erreurs
, le parti pris
, voire le négationnisme
du texte, et critiqué ses deux principales sources: l'ancien secrétaire général de l'Elysée Hubert Védrine, défenseur de la politique française au Rwanda, et le journaliste pamphlétaire Pierre Péan.
Dans cet article, Mme d'Andurain estime notamment que « l'Histoire rendra raison » au bilan de Turquoise. Lancée en juin 1994, cette opération de plus de 2.500 hommes a été pour ses défenseurs une intervention humanitaire, mais pour ses détracteurs un soutien au gouvernement hutu génocidaire.
Le génocide, déclenché le 7 avril après l'attentat contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana, a fait entre avril et juillet 1994 quelque 800.000 morts selon l'ONU, essentiellement des Tutsi.
« Il y a dans cet article un parti pris manifeste et sans nuance pour la politique française entre 1990 et 1994 au Rwanda, c'est un plaidoyer ardent pour l'armée française. Mais ce qui est problématique, et le mot est faible, c'est la lecture que Mme d'Andurain fait du génocide, en parlant dès le début de sa notice de massacres entre Hutu et Tutsi
», a déclaré à l'AFP l'historienne Hélène Dumas, spécialiste du génocide des Tutsi du Rwanda.
Mme Dumas, ainsi qu'un autre spécialiste du Rwanda Stéphane Audouin-Rouzeau, avaient été écartés de la Commission créée en 2019, précisément parce que spécialistes, et au nom d'une neutralité
revendiquée par la présidence française.
Un choix qui avait suscité la critique et le scepticisme d'une partie de la communauté des chercheurs, à l'instar de l'historienne spécialiste de la Shoah, Annette Becker: « il y a dans cette commission des gens très bien, mais pour travailler sur la question il faut connaître l'Afrique, les Grands Lacs, l'histoire coloniale, l'histoire militaire... », insiste-t-elle auprès de l'AFP.
« Intenable »
Composée de 15 membres et présidée par le spécialiste des processus génocidaires Vincent Duclert, cette commission doit examiner les archives françaises relatives à l'implication politico-militaire de Paris au Rwanda entre 1990 et 1994, et rendre son rapport au printemps prochain.
La révélation des écrits de Mme d'Andurain -- contactée par mail par l'AFP, sans succès -- a jeté une nouvelle ombre sur le travail de la Commission. « Au départ, il y avait des doutes sur les compétences, mais aujourd'hui on a des questionnements sur le parti pris. C'est intenable. Nous sommes à quelques mois de la remise du travail de la Commission, et lorsqu'on découvre de telles aberrations, on peut douter du sérieux du rapport à venir », lance Mme Dumas.
La Société Française d'histoire des outre-mers (SFHOM), dont Mme d'Andurain est membre, a soutenu l'historienne et dénoncé une campagne « calomnieuse » contre elle, défendant « l'exigence et la rigueur dont elle fait preuve dans ses travaux ». Une autre association d'historiens, l'AHCESR, a également apporté son soutien avant de se rétracter en expliquant n'avoir pas voulu souscrire aux analyses de Mme d'Andurain.
Contacté par l'AFP, le président de la commission, Vincent Duclert, a simplement indiqué qu'un communiqué serait diffusé samedi.
Les zones d'ombres sur le rôle de la France restent une source récurrente de polémique en France et empoisonnent les relations avec Kigali depuis plus de 25 ans.
Parmi les points les plus disputés: l'ampleur de l'assistance militaire apportée par la France au régime du président Habyarimana de 1990 à 1994 ou les circonstances de l'attentat qui coûta la vie à ce même président le 6 avril 1994 et déclencha le génocide.
cf/lp/blb