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L’historienne Julie d’Andurain, membre de la « commission sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda », a déclenché une vaste polémique par sa vision du génocide des Tutsis. Réagissant aux critiques dont elle est l'objet, elle parle à présent de l'extermination comme d' « une séquence au sein d’un ensemble plus vaste », et estime que « tous les génocides ne se valent pas ». Sa position devient intenable.
Le 5 avril 2019, Emmanuel Macron rencontre des membres de l'association Ibuka. © Philippe Wojazer/Pool/AFP
Le 5 avril 2019, Emmanuel Macron rencontre des membres de l'association Ibuka. © Philippe Wojazer/Pool/AFP
Depuis une semaine, la colère gronde dans les couloirs des universités. Pourtant si peu étudié encore aujourd’hui, le génocide des Tutsis du Rwanda est sur toutes les lèvres dans les départements d’histoire après les prises de position de Julie d’Andurain, professeure d’histoire à l’université de Metz et très proche du ministère de la défense qui l’a employée pendant huit ans. Car Julie d’Andurain est membre de la « commission de recherches sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis (1990-1994) », chargée de rendre un rapport d’ici à avril 2021.
Le 5 avril 2019, Emmanuel Macron rencontre des membres de l'association Ibuka. © Philippe Wojazer/Pool/AFP
Le 5 avril 2019, Emmanuel Macron rencontre des membres de l'association Ibuka. © Philippe Wojazer/Pool/AFP
Le président de cette commission mise en place par Emmanuel Macron en avril 2019, l’inspecteur général de l’éducation nationale Vincent Duclert, avait expliqué lors de sa nomination que le critère de recrutement des membres était l’absence de parti pris, et non la connaissance du sujet. Une position qui paraît aujourd'hui bien obsolète.
À l’origine de ce séisme, des courriers adressés à ses confrères par Julie d’Andurain à partir du 1er novembre. Mediapart l’a contactée. « Je n’ai rien à vous dire », répond-elle sèchement avant de nous raccrocher au nez.
Tout commence par un article du Canard enchaîné qui exhume une notice écrite par Julie d’Andurain dans l’édition 2018 du Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française au sujet de l’opération Turquoise (intervention militaire très controversée de la France au Rwanda en 1994).
Ce texte péremptoire prédit que « l’Histoire rendra raison [à Turquoise – ndlr] dès lors que les historiens pourront ouvrir les archives ». Or Julie d’Andurain est aujourd’hui précisément membre de la commission chargée par l’Élysée de faire la lumière sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994.
La prophétie fumeuse mise en lumière par l’hebdomadaire n’est cependant pas le seul problème soulevé par la notice en question. Outre de grossières erreurs factuelles et les nombreuses omissions qui parsèment la notice, l’auteur n’y parle pas du génocide des Tutsis. En revanche, dès la première page, elle évoque des « massacres entre Hutus et Tutsis ».
Loin de la rigueur qu’exige la discipline, Julie d’Andurain ne s’appuie que sur deux sources : Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée à l’époque des faits, et Pierre Péan, journaliste devenu un pamphlétaire négationniste.
Reprenant à son compte la vulgate d’Hubert Védrine, Julie d’Andurain affirme que la France aurait « fait en sorte d’imposer un accord entre les Hutus et les Tutsis » (sic) avant que l’attentat contre l’avion du dictateur rwandais ne vienne compromettre ce projet. Une lecture très contestable des années qui précèdent le génocide durant lesquelles la France a financé, armé, formé et soutenu militairement le régime rwandais.
Plus grave, Julie d’Andurain affirme que la réalité du génocide n’aurait été connue qu’en juin 1994. Alors que les dirigeants politiques et militaires français avaient en réalité une connaissance de la situation au Rwanda dès avril 1994.
Au sujet de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel, Julie d’Andurain affirme qu’il a été commis à l’aide de missiles SAM-16 provenant d’un stock d’armes ougandaises. Or il s’agit d’une grossière mise en scène des génocidaires, thèse que n’entretiennent plus aujourd’hui que les négationnistes.
Selon elle, c’est ensuite « la guerre civile » qui « se transforme immédiatement en une série de massacres ». L’opération Turquoise qu’elle qualifie d’« humanitaire » et d’« impartiale » aurait « permis de mettre fin aux massacres ». Des affirmations que toutes les enquêtes journalistiques et les recherches historiques viennent contredire depuis 25 ans.
Mais, déplore l’historienne, « les rescapés des massacres ne se souviendront jamais des forces françaises venues les protéger ». Les survivants ne seraient que des ingrats à ses yeux.
Après avoir mentionné des « amalgames rapides » et le « déferlement accusatoire » dont serait victime la France, Julie d’Andurain donne raison à Hubert Védrine qu’elle présente comme un « diplomate dont la droiture et la probité sont reconnues de tous » et selon lequel l’action de la France fut « honorable de bout en bout ».
L’ultime charge est donnée contre les journalistes et les chercheurs. Ils seraient les auteurs de « réquisitoires staliniens » selon des termes que Julie d’Andurain emprunte à Hubert Védrine sans mettre de guillemets. Des formulations d’une grande et rare violence chez une universitaire.
Journalistes et chercheurs se retrouvent dépeints comme « ces “idiots utiles“ qui ont servi le propos d’un Paul Kagamé tout à la construction d’un storytelling qui devait discréditer la France pour détourner de lui les accusations génocidaires ». Julie d’Andurain paraphrase une nouvelle fois Hubert Védrine sans utiliser de guillemets ni le conditionnel.
Quant à Pierre Péan, il aurait selon Julie d’Andurain démontré « combien une partie de la presse française s’était rendue coupable de collaboration avec le tyran et le génocidaire [Paul Kagamé – ndlr] et jeté sciemment l’opprobre sur l’armée française ».
À deux reprises, Julie d’Andurain fait ainsi le choix d’introduire dans sa notice la théorie du double génocide, chère aux négationnistes et aux génocidaires qui l’ont imaginée.
Dans les jours qui suivent la révélation de cette notice, un petit nombre de personnes s’interroge ouvertement sur l’incompétence, les partis pris et l’absence totale de rigueur de la part de Julie d’Andurain sur le sujet.
Peut-il vraiment s’agir d’une simple erreur de casting ? « Je ne peux pas vous répondre, désolé », élude rapidement Vincent Duclert, le président de la commission sur le Rwanda, alors que la simple présence de Julie d’Andurain dans la commission pourrait décrédibiliser par avance ses conclusions.
Mais plutôt que de laisser retomber ce qui n’était pas encore une polémique, Julie d’Andurain va alors déclencher une crise rare chez les historiens.
Dimanche 1er novembre, elle envoie un mail à une centaine d’universitaires au sujet de ce qu’elle nomme « un lynchage médiatique sur Twitter ». Elle dit subir « des attaques scandaleuses » et faire l’objet de « propos diffamatoires [...] qui devraient indigner l'ensemble de la profession ».
Elle voit dans l’article du Canard enchaîné la « première étape d'un processus de harcèlement ». Elle dénonce en particulier les tweets d’un militaire à la retraite et d’un journaliste (l’auteur de cet article) qui s’interrogent ouvertement sur ses positions. Des interrogations qu'elle qualifie de « prose délirante ».
Julie d’Andurain attribue ce « lynchage » à « ceux qui s'estiment avoir été évincés de la Commission ». Une accusation à peine voilée visant les chercheurs Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas connus pour leur travail sur le génocide des Tutsis du Rwanda.
En conclusion de son mail, l’historienne militaire n’hésite pas à invoquer Samuel Paty, le professeur d’histoire-géographie assassiné par un terroriste à Conflans-Sainte-Honorine, pour souligner à quel point « il est dangereux de laisser la haine s'exprimer ainsi librement » !
Le but avoué de la manœuvre est de susciter le soutien des chercheurs à « une réaction concertée » qu’elle affirme mettre en place via l'AHCESR (Association des historiens contemporanéistes de l'enseignement supérieur et de la recherche) dont elle est accessoirement vice-présidente, et la SFHOM (Société française d'histoire des outre-mers) dont elle est la secrétaire générale.
Julie d’Andurain peut compter sur le soutien de Robert Franck. Le ponte des relations internationales à Paris I rédige lui-même le texte de soutien à Julie d’Andurain et mobilise ses réseaux pour obtenir des soutiens le plus rapidement possible. Il n’a pas répondu à nos sollicitations par téléphone.
L’affaire remonte jusqu’au Conseil national des universités (CNU) qui ne prendra pas position grâce à l’alerte donnée par une poignée de chercheurs. Néanmoins, la complainte de Julie d’Andurain, son instrumentalisation du meurtre de Samuel Paty et l’appui de certains de ses collègues vont porter leurs fruits.
La SFHOM et l’AHCESR ainsi que l’Association des historiens modernistes des universités françaises (AHMUF) et le Conseil scientifique de la recherche historique de la défense (CSRHD) publient un « message de soutien » le 3 novembre.
Le message parle des « attaques personnelles et calomnieuses » qui viseraient Julie d’Andurain. Les auteurs ne donnent ni les détails ni le nom des auteurs de la supposée « campagne », évitant ainsi l’ouverture d’un droit de réponse.
« Nous connaissons l’exigence et la rigueur dont [Julie d’Andurain] fait preuve dans ses travaux, qui ne laissent aucune place au révisionnisme et au négationnisme dont elle est injustement accusée », peut-on lire dans le message diffusé par les associations.
Malaise chez les universitaires
Si Julie d’Andurain parvient dans un premier temps à mobiliser en sa faveur le ban et l’arrière-ban des historiens de droite et des pro-militaires, la publication du « message de soutien » va susciter d’autres réactions.
À commencer par celle de l’historienne Annette Becker, éminente spécialiste du génocide des Arméniens et de la Shoah à Nanterre, qui informe le 6 novembre ses collègues de l’AHCESR de sa « surprise » et leur reproche rien de moins que de n’avoir « pas fait ce que nous enseignons à nos étudiants de première année : se référer au texte incriminé ».
Annette Becker rappelle que la « fiction du double génocide voire des massacres interethniques » reprise par Julie d’Andurain est « au cœur de la négation ».
Le même jour, plusieurs universitaires se manifestent dans ce sens comme Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la guerre d’Algérie, ou Cloé Drieu, spécialiste de l’Asie centrale au CNRS.
Les messages affluent et certains professeurs menacent même de démissionner des associations ou instances signataires auxquelles appartient Julie d’Andurain.
Le 8 novembre, les trois rédactrices en chef de la revue Outre-Mers, éditée par la Société française d'histoire des outre-mers (SFHOM), démissionnent pour marquer leur désapprobation. Le 11 novembre, six des huit membres du bureau démissionnent à leur tour collectivement de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Le 9 novembre, c’est Jean-Pierre Chrétien, spécialiste incontesté de la région des Grands Lacs africains, qui écrit à la SFHOM dont il est membre, et à laquelle il reproche d’avoir « pris hâtivement position sur le fond ». Avant de comparer la rhétorique de Julie d’Andurain à celle de Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de l’intérieur ironisant en 1956 au sujet des professeurs qui dénonçaient la torture en Algérie.
Après être revenu sur les nombreux problèmes posés par la notice, il interroge ses collègues. « Madame d’Andurain a-t-elle conscience de ce qu’elle fait en reprenant les slogans grotesques de Monsieur Védrine contre les chercheurs ? »
Jean-Pierre Chrétien rappelle aux membres de la SFHOM que la menace génocidaire au Rwanda était connue bien avant mai 1994. « Faudrait-il le nier pour défendre l’honneur de la politique de Paris à cette époque ? Je vous laisse avec cette question cruciale », leur assène-t-il.
L’historien de 85 ans conclut par un dernier message en forme d’avertissement : « La lucidité est essentielle en cette époque bousculée par des dérives idéologiques inquiétantes. Vous comprenez que ce dérapage m’attriste et m’indigne. […] Aujourd’hui je ne pouvais pas me taire, ne fût-ce qu’en mémoire de mes anciens étudiants assassinés en 1994 avec femme et enfants ».
L’historienne persiste
À son tour, Julie d’Andurain répond le 11 novembre à la SFHOM au sujet de ce qu’elle nomme désormais « cette fichue notice ». Elle affirme n’avoir eu que « très peu de temps » pour écrire sur un sujet dont elle ignorait tout.
Selon l’historienne, à la fin de l’année 2016 « le Rwanda n’était pas tout à fait sous les feux de la rampe comme aujourd’hui ». Vingt-cinq ans de productions journalistiques, historiques, parlementaires et judiciaires ne semblent toujours pas attirer l’attention de Julie d’Andurain qui se cantonne à ses deux sources.
« Cette "notice" me mettait donc en contact avec l'histoire du Rwanda pour la première fois », écrit l’historienne. Lorsqu’elle travaillait pour la Défense, elle avait pourtant dirigé une étude menée par un étudiant de Paris I, intitulée « 50 ans d’OPEX en Afrique » et parue dans les Cahiers RETEX en septembre 2015. Un travail qui abordait les opérations Noroît, Amaryllis et Turquoise menées par la France au Rwanda et qui comportait déjà des erreurs.
Dans sa réponse à la SFHOM, Julie d’Andurain renvoie dos à dos Hélène Dumas, historienne reconnue du génocide des Tutsis, et le négationniste Pierre Péan.
Elle affirme ensuite que « le génocide est une séquence au sein d’un ensemble plus vaste ». Soit exactement l’interprétation qu’en font les dirigeants français de l’époque et les auteurs négationnistes.
Dans son courrier à la SFHOM, l’historienne livre le fond de sa pensée. « Selon moi, sauf à porter la violence à un degré maximal et à nier l’individu, tous les génocides ne se valent pas », écrit-elle. Déclenchant une nouvelle fois, par ces mots, la stupeur de sa profession.