Fiche du document numéro 2732

Num
2732
Date
Mercredi 4 avril 2012
Amj
Auteur
Fichier
Taille
108194
Pages
2
Titre
Le Rwanda, il y a vingt ans : l'option du génocide
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le génocide rwandais de 1994 reste souvent caricaturé en termes de
« guerre interethnique » entre Hutus et Tutsis, avec des crimes dans les
deux « camps ». L'éclairage de l'histoire est très différent (1).

Il y a vingt ans, en 1992, la IIe République était confrontée à un
mécontentement social croissant face à la mainmise d'une oligarchie de
Hutus du Nord et, depuis octobre 1990, à la guérilla du FPR (Front
patriotique rwandais) constituée essentiellement d'exilés tutsis. En
décembre 1991, le président Habyarimana annonce que 1992 serait
« l'année de la démocratie pluraliste au service de la paix ». En fait
c'est devant les manifestations populaires organisées en janvier 1992
à Kigali par les partis d'opposition enfin autorisés (MDR, PSD et PL),
qu'il se décide à former le 1er avril un gouvernement de coalition
dirigé par un leader du MDR.

Mais aussitôt une aile dure du régime, souvent qualifiée de akazu
(« maisonnette ») vu ses liens avec un réseau familial proche de la
présidence, tente de briser ce processus en recourant à la violence et
à la provocation. A la fin de février, la radio officielle diffuse un
communiqué d'un prétendu « comité pour la non-violence au Rwanda »
annonçant des attentats terroristes du FPR à l'encontre de
personnalités hutues. Dès le 4 mars, le Bugesera, dans le sud-est du
pays, s'embrase en fonction de ces « révélations » : des centaines de
Tutsis sont massacrés. Le 23 mars 1992, plusieurs hauts cadres du
régime créent un nouveau parti, la Coalition pour la défense de la
République (CDR), dans la ligne de l'organe officieux Kangura
(« Réveil ») lancé durant l'été de 1990. Cette propagande appelle à une
reprise de la « Révolution sociale » de 1959 et à ressortir les
machettes contre les inyenzi (les « cafards » tutsis). « La nation est
artificielle, mais l'ethnie est naturelle
 », écrit Kangura en avril, et
plus tard : « Un cancrelat ne peut pas donner naissance à un papillon. »
A partir de mai 1992, les interahamwe, milice du parti MRND
d'Habyarimana, orchestrent des manifestations violentes à
répétition. Le 8 mai, Agathe Uwilingiyimana, ministre de l'Education,
est agressée pour avoir osé abroger les quotas ethniques et régionaux
dans le concours d'entrée au secondaire. Des bombes éclatent à Kigali,
pour créer la psychose d'une infiltration FPR. Les massacres de Tutsis
se multiplient, à Kibuye en août, à Gisenyi en décembre 1992 et
janvier 1993, avec l'implication des autorités locales.
Mais, dans cette course contre la montre entre l'ouverture et le
blocage, le principal parti d'opposition, le MDR (Mouvement
démocratique républicain), tient bon. Il proteste contre le « massacre
des innocents » et le directeur de l'Office rwandais d'information,
Ferdinand Nahimana, sera renvoyé. Enfin, des contacts sont pris avec
le FPR à Bruxelles et Paris en mai-juin, débouchant sur l'ouverture à
Arusha en juillet des négociations qui aboutiront un an plus tard à un
accord de paix. L'opposition intérieure et l'opposition armée ont
appris à se respecter dans un combat commun contre le
général-président. Malgré ses ambiguïtés, une nouvelle majorité
politique se profilait.

Les obstacles se multiplient en septembre quand les problèmes du
partage du pouvoir et de l'armée sont abordés à Arusha. Une commission
de l'état-major chargée d'« identifier l'ennemi de l'intérieur » sort un
rapport dénonçant les Tutsis, les étrangers mariés à des femmes
tutsis, les populations nilotiques des Grands lacs, etc. En novembre
des propos incendiaires sont tenus par le pouvoir : Habyarimana parle
des « chiffons de papier » d'Arusha ; Léon Mugesera, un leader du MRND,
explique que les Tutsis, jetés à la rivière, doivent rejoindre leurs
frères falashas en Ethiopie.

La stratégie du MRND consiste dès lors à convaincre le MDR, héritier
de la Ière République fondée par Kayibanda, de la nécessité de former
un « parti naturel » hutu mobilisé contre les Tutsis. Cette logique, qui
trouve des cautions en Belgique et en France, va réussir en 1993 : de
nouveaux massacres de Tutsis, suivis d'une reprise des hostilités par
le FPR, vont susciter une fracture de l'opposition entre les partisans
de l'ouverture et ceux d'une mobilisation du « peuple majoritaire »,
c'est-à-dire d'un « hutu power ».

1992 fut donc une année de stratégie politique face aux passions
ethniques. Elle révèle a contrario l'option qui a conduit au génocide
: elle consistait à mobiliser les frustrations et à nier les
contradictions avec une réponse simple - et latente depuis plus de
trente ans - : tout le malheur venant des Tutsis, la solution était
dans leur élimination. Le Rwanda n'a pas été le théâtre d'un
affrontement entre deux « tribus », il était confronté à un défi très
moderne et qui n'a rien d'exotique.

(1) Jordane Bertrand, « Rwanda. Le piège de l'histoire », Karthala, 2000 ;
Jean-Pierre Chrétien, « Le défi de l'ethnisme », Karthala, 2012.
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