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Bien sûr qu’il faut se féliciter qu’après cinq ans de procédure pour obtenir l’accès aux archives concernant le rôle de la France dans le génocide au Rwanda en 1994, un chercheur ait obtenu récemment gain de cause ! Mais puisque dès lors qu’un fonds a été communiqué à une personne, il doit l’être à d’autres, à quoi sert désormais la tant controversée commission Rwanda ?
Nommée l’an passé par l’Elysée à l’occasion de la commémoration du 25e anniversaire du génocide, la commission Duclert l’avait été pour bénéficier d’un pouvoir d’investigation dont étaient privés les chercheurs. Sa note d’étape intermédiaire rendue le 5 avril dernier s’est révélée choquante. Non seulement elle ne contenait selon Le Monde du 7 avril aucune révélation mais, selon l’association Survie qui milite pour une refonte de la politique étrangère de la France en Afrique, elle persiste à présenter comme positif le rôle de la France au Rwanda et « blanchit déjà discrètement les autorités françaises de certaines accusations ».
On s’en serait douté. Ce n’est pas tant la composition de la commission Duclert qui posait problème, que son existence. Mais qu’elle ne comprenne, et cela fut relevé dès sa création, aucun spécialiste du Rwanda, ne pouvait qu’étonner quand on connaît la fonction des commissions commanditées par l’État : il s’agit généralement de laisser « le temps au temps », comme aimait à dire François Mitterrand qui s’y connaissait en la matière : le travail des commissions trainait en longueur jusqu’au moment où les raisons ayant poussé à leur constitution perdent de leur acuité.
Disons-le sans ambage : les résultats de telles commissions tiennent à la situation de conflit d’intérêt entre le commanditaire et les membres de la commission à la tête de laquelle est nommée une personne de confiance. On ne pouvait trouver mieux qu’un inspecteur général de l’éducation nationale…
Prenons pour illustration le cas d’une commission dirigée par l’historien René Rémond – dont les mauvais rapports avec l’historien Zeev Sternhell sont désormais entrés dans l’histoire. (L’idée pieuse d’une droite française qui aurait été immunisée contre le fascisme, ainsi que l’avait proclamé R. Rémond, n’a séduit que des historiens français.) Commanditée par Jack Lang, alors ministre de la Culture, cette commission devait statuer sur le sort du « fichier juif » de la région parisienne découvert fortuitement par Serge Klarsfeld en novembre 1991. Cet instrument des rafles établi par la police de Vichy se trouvait dans les archives du ministère des Anciens Combattants. Ces dernières étaient, comme la plupart des archives des ministères, placées sous la tutelle des Archives nationales qui en possédaient un microfilm et contribuaient ainsi elles-aussi à sa non publicité. Or, R. Rémond, était à l’époque président du Conseil supérieur des Archives, et dans sa commission, siégeaient des archivistes fort mal à l’aise face à cette découverte. (Pendant la même période France-Culture m’avait confié une enquête sur le fichier. Ce qui me mit, si je puis dire, la puce à l’oreille, c’est qu’aucun responsable des archives, sous la direction de Jean Favier, le premier, n’accepta de me rencontrer. L’eurent-ils fait en noyant le poisson je les aurais probablement crus, sachant combien il est facile dans les centres d’archives de perdre un document...)
Il ne fallut guère de temps à ladite commission pour déclarer que le fichier retrouvé… n’était pas le fichier juif de 1940 ! Les « preuves », qui n’en étaient pas comme cela a été établi, furent avancées dans un rapport mal ficelé produit quatre ans plus tard. Juge et partie à la fois, la commission avait cependant joué son rôle : elle avait sauvé l’honneur des Archives des Anciens Combattants et, partant, de leur tutelle, les Archives nationales, si ce n’est celui de la France… La revue L’Histoire, organe de transmission de la pensée consensuelle (en tout cas sur l’histoire nationale, sur l’étranger, c’est moins dérangeant) claironnait comme un vulgaire organe de presse boulevardier « La vérité sur le fichier juif » et Jean-Pierre Azéma, membre de la commission, déclarait alors que « dans sa totalité le fichier avait été détruit. » Là, la commission d’experts avait menti, par omission ou consciemment, en ne mentionnant pas la circulaire du ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux, du 31 janvier 1947, qui revenait sur un ordre de destruction des documents fondés sur la qualité de « juif » du mois précédent (6 décembre 1946), pour conserver les fiches de personnes déportées. Soit très exactement le fichier retrouvé par Klarsfeld. Au même moment, toujours dans L’Histoire (n°186, mars 1995), l’historien Henry Rousso proclamait haut et fort : « il n’y pas de secrets d’État dans les archives ! ». (Me vient soudain un doute : L’Histoire a-t-elle rendu hommage à Brigitte Lainé, archiviste disparue il y aura bientôt deux ans, placardisée par l’administration des Archives pour avoir témoigné contre Maurice Papon à propos du massacre des Algériens, le 17 octobre 1961 ?)
On pourrait alors citer encore d’autres commissions dont les rapports, s’ils ne blanchissaient pas totalement leur commanditaire, faisaient preuve de prudence dans l’établissement des responsabilités. Ainsi la mission confiée par le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, en 1998, au conseiller d’État Dieudonné Mandelkern concernant le rôle de la police lors du massacre des Algériens au cours de la manifestation du 17 octobre 1961. Ne s’appuyant que sur des archives vues par elle seule, la mission avançait des résultats concernant le nombre de disparus bien en-deçà des estimations d’un chercheur comme Jean-Luc Einaudi qui fut le premier historien de l’événement. Pis, dans les 17 pages du rapport, le nom de Maurice Papon, ancien préfet de police de Paris sous les ordres duquel le massacre avait eu lieu, n’était même pas mentionné alors que c’est à la faveur de son procès, en 1998, à propos de la déportation des Juifs de Gironde, que son rôle dans la répression des indépendantistes algériens avait resurgi !
Entachée du soupçon de conflit d’intérêt, la commission l’est encore plus au plan de la déontologie de la recherche puisqu’elle se réserve l’accès à des documents non communicables. Qu’en est-il dès lors de la possibilité de vérification des sources telle que l’exige la méthode historienne ? Il faut donc rappeler le principe d’ouverture des archives : dès qu’un fonds est déclassifié pour une personne, il doit l’être pour toute autre qui en fait la demande, quels que soient ses titres. Ouvert à tous les citoyens, comme le précisait la loi de Messidor An 2 qui rendit publiques les archives de la nation il y a 226 ans.
Sonia Combe