Citation
Joshua Abdul Ruzibiza est un soldat perdu. Cet ancien officier du FPR,
en rupture de ban, a perdu toute sa famille dans le génocide de
1994. D'après ceux qui le connaissent bien, il ne s'en serait jamais
vraiment remis. La colère contre ceux qui n'ont pas pu empêcher le
massacre de ses proches, que ce soit Kagame ou les Français, est-elle
à l'origine de ses volte-faces ? Agit-il en service commandé et pour
qui ?
Ruzibiza était l'un des principaux témoins à charge contre les
responsables rwandais dans le dossier d'instruction du juge Bruguière
sur l'attentat du 6 avril 1994. Il ne l'est plus car, comme il le
confie à Libération (1) depuis la Norvège, son témoignage est «un
montage», «une propre invention, pure et simple». Le commando Network,
dont il disait faire partie et qui, selon l'ordonnance de
soit-communiqué du juge, a exécuté l'attentat, «n'a jamais existé».
A charge. Ruzibiza n'est pas le premier témoin de Bruguière à se
rétracter. Libération avait déjà révélé le cas d'Emmanuel Ruzigana,
qui lui aussi s'était rétracté en décembre 2006, car auditionné, selon
ses dires, sans traducteur. Le juge lui aurait demandé de confirmer
des faits dont il n'avait pas connaissance. Malgré ses dénégations, il
s'était retrouvé cité dans l'ordonnance, à charge contre le FPR et
Kagame. Mais le cas de Ruzibiza est plus grave et embêtant. Ruzibiza,
auditionné à Paris en juillet 2003, a recruté plusieurs témoins, dont
Ruzigana. Son récit, fidèlement reproduit par le juge dans
l'ordonnance, est un déroulé, heure par heure, de l'opération. Il
confirme même les noms des deux tireurs, Eric Hakizimana et Frank
Nziza. Aujourd'hui, il explique qu'il «ne connaît pas Frank Nziza» et
qu'il «ne sait même pas s'il existe». Au sujet de Rose Kabuye, la
directrice du protocole présidentiel qui doit être extradée
aujourd'hui d'Allemagne vers la France pour être présentée aux juges,
Ruzibiza explique qu'«il n'y a pas moyen qu'elle soit impliquée dans
quelque opération que ce soit». Elle est censée, d'après le mandat
d'arrêt du juge, avoir hébergé le commando. «Rose Kabuye n'était pas
censée faire partie des gens qui planifiaient la guerre»,
précise-t-il. «C'est absurde.»
D'où Ruzibiza a-t-il tiré ses élucubrations ? Lui ont-elles été
dictées par les services de renseignements français, qui ont aidé à
son transfert depuis l'Ouganda, où il végétait après avoir fui le
Rwanda en 2001, où il était en conflit avec sa hiérarchie dans l'armée
? Il assure que non. «Je suis parti des informations en circulation»,
explique-t-il, des informations probablement glanées dans le milieu
des Rwandais en exil à Kampala.
Pour quelle raison a-t-il brodé ce récit ? Il écarte tout lien avec sa
demande d'asile politique en Norvège. Il nie aussi toute «animosité
personnelle» envers Kagame, bien qu'il se dise en divergence avec son
régime «sur tous les points». Dans l'entretien qu'il nous a accordé,
il affirme avoir voulu «sonder la France, pour savoir ce qu'elle
pensait de nous, les Tutsis». On ne peut évidemment pas écarter la
thèse de la machination, ourdie par Kigali et destinée à faire
exploser de l'intérieur l'instruction française.
SMS. Mais le revirement de Ruzibiza ne date pas d'hier. Il a débuté au
lendemain de la publication de l'ordonnance Bruguière. Outré par les
digressions historiques du juge, qui en profitait pour rendre les
Tutsis responsables de leur malheur - puisque l'un des leurs, Kagame,
avait commis l'attentat - et dédouaner la France de ses errements
passés au Rwanda, le «témoin» n'avait pas, non plus, apprécié de se
retrouver cité par Pierre Péan, dans Noires fureurs, blancs menteurs,
sans l'avoir jamais rencontré ; il accusait le juge d'avoir transmis
son témoignage au journaliste. Ruzibiza nous avait donc, en décembre
2006, envoyé un SMS, annonçant qu'il «cessait sa collaboration avec
Bruguière».
Le témoignage de Ruzibiza n'est pas le seul élément à charge de
l'enquête Bruguière. Il y a aussi les tubes lance-missiles, retrouvés
abandonnés près de l'aéroport. Il auraient permis au juge, à travers
leur numéro de série, de remonter la filière, depuis la Russie
jusqu'au FPR, via son allié ougandais. Mais ces tubes ont été
récupérés par le renseignement militaire français un mois après les
faits. Un délai qui ouvre la porte à des manipulations. La mission
d'information parlementaire sur le Rwanda, dirigée par Paul Quilès,
avait estimé qu'ils ne pouvaient constituer une preuve.
(1) En ligne sur liberation.fr