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Voici quelques semaines, Juliana, la fille de Patrice Lumumba, adressait au roi Philippe une lettre au nom de toute la famille du défunt. Elle rappelait que depuis le 17 janvier 1960, « nous n’avons aucune information qui détermine avec exactitude les circonstances de la mort tragique de notre Père, ni ce qu’il est advenu de sa dépouille. » (…)Héros sans sépulture, corps sans ossements, la dépouille de notre Père a été condamnée à demeurer une âme en errance à perpétuité, sans l’ombre d’une tombe pour son repos éternel. »
Soixante ans après l’assassinat du Premier ministre congolais, vingt ans après la fin des travaux d’une commission d’enquête parlementaire qui a établi les responsabilités de la Belgique dans l’assassinat du héros de l’indépendance, non seulement la famille n’a jamais été dédommagée, mais les derniers restes du défunt sont demeurés parmi les pièces du dossier judiciaire ouvert à Bruxelles en 2011. Ces restes se résument à … une dent, saisie chez un policier belge Gérard Soete, qui contribua à faire disparaître le corps de Patrice Lumumba, après son assassinat le 16 janvier 1961.
Cette semaine, répondant favorablement à la requête de la famille Lumumba, le Parquet fédéral a annoncé que la dent serait restituée, mais qu’il s’agissait d’un geste avant tout symbolique. Eric Van Duyse, le porte parole du Parquet fédéral, a rappelé qu’il n’y avait pas de certitude absolue établissant que cette dent ait bien appartenu au père de l’indépendance : « il n’y a pas eu d’analyse ADN sur cette dent, cela l’aurait détruite. »
Pour Juliana Lumumba, malgré son caractère objectivement dérisoire, cette restitution minimale représente un moment important : « c’est une grande victoire. Enfin, mon père pourra être enterré dans la terre de ses ancêtres. On pourra l’inhumer, il y aura un lieu de recueillement. »
Puisque cette demande répond aux voeux de la famille,on ne glosera pas sur la désinvolture de la Belgique, qui attendit tant d’années pour découvrir que derrière Lumumba, tribun politique et martyr de l’indépendance, il y avait aussi une famille, une épouse, des enfants, des hommes et des femmes qui ne purent jamais faire leur deuil puisque, à propos des derniers moments de l’être cher, la vérité ne fut jamais complètement reconnue…
A Berlin, à Leipzig, à Moscou, dans son village natal d’Onalua, des statues honorent la mémoire d’un homme plus grand que ses 35 ans de vie, un homme privé de sépulture mais à propos duquel Jean Paul Sartre écrivait en 1963 « mort, il va cesser d’être une personne pour devenir l’Afrique tout entière ».
A Bruxelles, la ville où cet « évolué » fit ses premiers pas en politique, seul un bout de trottoir, cédé par la Ville de Bruxelles à l’orée du quartier ixellois de Matonge rappelle la brûlante mémoire du disparu. Brûlante, oui, car la mémoire de Lumumba n’a cessé de hanter la Belgique et elle planera encore sur les prochains travaux de la commission parlementaire consacrée à la colonisation.
On sait aujourd’hui que lorsque Gérard Soete, dans une clairière proche d’Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) dépeça les corps de Patrice Lumumba et de ses deux compagnons Okito et M’Polo l’ancien policier, imbibé de whisky pour être capable de mener à bien ce qu’il qualifia de « travail diabolique », n’était pas isolé. Il exécutait des ordres bien précis, faire en sorte que, précisément, plus rien ne subsiste du corps de Lumumba et de ses compagnons.
La veille, le 17 janvier 1961, après avoir été arrêté, torturé puis expédié au Katanga où, enfermé dans la maison Brouwez il sera battu à mort, entre autres par les ministres du gouvernement sécessionniste katangais, Patrice Lumumba a été emmené dans une clairière et fusillé. Si des soldats congolais ouvrent le feu, ce sont deux Belges, le commissaire de police Verscheure et le capitaine Gat qui donnent l’ordre de tirer. Auparavant ils ont informé les prisonniers déjà agonisants, du sort qui les attend. A l’arrière plan, des ministres katangais observent la scène en tremblant de froid et les corps des suppliciés sont jetés dans une tombe fraîchement creusée dans la terre sablonneuse.
Dès le lendemain, la rumeur de la mort de Patrice Lumumba se répand dans Elizabethville et les Belges comme les leaders katangais, au premier rang desquels le Mwami Munongo, ennemi déclaré du Premier Ministre déchu, se réjouissent sans retenue. Pas pour longtemps : un missionnaire a rapporté que dans la région de Tshilatembo, où les prisonniers ont été tués, des charbonniers ont entendu des coups de fusil. Au petit matin, ils ont aperçu un bras qui émergeait d’une trouée de terre fraîchement remuée. Ainsi que le relate Ludo de Witte, reprenant le témoignage de Jacques Brassine, (1) des policiers reçoivent l’ordre de clôturer hermétiquement le voisinage tandis qu’une réunion d’urgence se tient au Ministère de l’Intérieur du Katanga et Gérard Soete y participe au titre de commissaire en chef de la police katangaise. Alors que la joie des officiels fait place au désarroi, Soete mesure immédiatement les conséquences de la probable découverte des corps : le lieu va attirer des curieux, susciter des pèlerinages.
Mort, Lumumba risque de devenir plus subversif encore ! On peut se douter qu’à Bruxelles, où le ministre des Affaires africaines d’Aspremont Lynden suit d’heure en heure l’évolution de la situation et tient à s’assurer de l’élimination définitive de l’ancien Premier Ministre, on se montre plus inquiet encore. Pour mettre fin aux rumeurs, une fable est montée selon laquelle les prisonniers auraient tenté de s’évader. A toutes fins utiles, Bruxelles réclamera, plusieurs jours après le crime, que les prisonniers soient traités correctement.
Soete et Verscheure, eux, ne tergiversent pas. Ils ne se perdent pas dans les méandres et les mensonges de la diplomatie. Dans la soirée du 18 janvier, équipés d’une scie à métaux, de deux dame jeanne d’acide sulfurique, d’un fût à essence vide de 200 litres, ils quittent Elizabethville à bord d’un camion des Travaux publics et regagnent les lieux de la fusillade accompagnés de soldats katangais. Arrivés en pleine nuit et ne retrouvant pas immédiatement la fosse ils ne se mettent au travail que le lendemain soir. Déterrer les corps, les couper en morceaux, broyer les crânes après en avoir extrait les balles : cette macabre besogne leur prend du temps. Les cendres, les ossements sont éparpillés sur le chemin du retour, les dents également, mais Soete en glissera une ou deux dans sa poche. Des souvenirs qu’il ramènera en Belgique. Auparavant, pour se remettre de ses émotions, le commissaire prendra deux semaines de vacances en Afrique du Sud en compagnie de son frère qui avait participé à l’opération.
Alors que la nouvelle de la mort de Lumumba suscite dans le monde une émotion considérable (des ambassades belges sont prises d’assaut en Inde, à Belgrade, à Varsovie, au Caire…) Bruxelles maintient la thèse officielle : l’assassinat est attribué aux Katangais, mus par une « haine tribale » à l’encontre d’un Premier Ministre qui défendait l’unité du Congo et s’opposait à la sécession.
Pourquoi une telle détestation ? Pourquoi cette volonté d’écarter définitivement un homme qui avait présidé les associations d’évolués, avait été présenté au roi Baudouin en 1955, avait défendu en 1956 l’idée d’une « communauté belgo congolaise » ? Loin d’être le leader radical, prétendument courtisé par les communistes tel qu’on le présenta à la fin de sa vie, il voulait que soient satisfaites les aspirations simples des Congolais : un salaire décent, l’admission des plus compétents à des postes à responsabilité, l’intégration de nationaux dans l’administration coloniale, la fin des humiliations. Il rêvait d’un grand Congo uni, transcendant les appartenances ethniques auxquelles les Belges voulaient si souvent réduire les Congolais et ce n’est que bien tard, après Joseph Kasa Vubu qui défendait d’abord le peuple Bakongo, qu’il réclama l’indépendance. « Personne n’avait vu venir Patrice Lumumba » répète son biographe Jean Omasombo, qui le compare à un Ovni en politique. Préférant se former lui-même, il quitte les écoles des Blancs dont il juge l’enseignement trop faible, gagne le Maniéma puis Stanleyville où il gagne sa vie comme employé dans l’administration et la Poste. Autodidacte, il dévore les livres, se montre curieux de tout. Ambitieux, il milite au sein des associations d’ « évolués » et ce n’est qu’à la fin des années 50, lorsqu’il constate que les Belges se montrent sourds à ses revendications et le mettent en prison qu’il finit par réclamer l’indépendance. Il crée le Mouvement national congolais en 1958 et ayant rencontré au Ghana les leaders des mouvements de libération africains il s’inscrit dans le vaste mouvement qui secoue le continent. Aux yeux des Belges, cet homme inclassable, populaire dans toutes les régions du pays, est vite qualifié d’ « incontrôlable ». Et pour cause, il ne se laisse ni séduire ni corrompre et les peines de prison qui le frappent ne font qu’accroître sa popularité. Lorsque s’ouvre la Table ronde de janvier 1960, les autres leaders congolais qui sont cependant des rivaux politiques, refusent d’entamer les travaux sans lui. Les Belges le libèrent et montrant ses poignets encore marqués par les menottes il s’installe triomphalement à la table de négociations.
Le fameux discours qu’il prononce devant le roi Baudouin, le 30 juin 1960, qui résume les griefs et les aspirations des Congolais ne sera pas la cause de sa mort : il y a longtemps que Patrice Lumumba était l’homme à écarter. Politiques, médiatiques, militaires : tous les moyens seront mis en oeuvre et la fusillade dans une clairière du Katanga ne sera que le point d’orgue d’une histoire tragique. Mais la mémoire des peuples est têtue et le souvenir de Lumumba s’impose toujours.
Sources : Ludo DE WITTE, l’assassinat de Lumumba, Editions Kharthala
Jacques Brassine, Enquête sur la mort de Lumumba, Racines