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Texte intégral 1Depuis que l’irréparable a été commis en 1994, les commémorations du génocide tutsi au Rwanda sont l’objet d’une intense activité diplomatique entre Paris et Kigali. On se souvient d’épisodes marquants comme le départ précipité, en pleine journée de cérémonie en 2004, de Renaud Muselier qui n’avait pas accepté les accusations de complicité de génocide, réitérées en face du président Paul Kagamé1. Depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, premier président à avoir reconnu « des erreurs » de la part de la France, les relations entre Paris et Kigali connaissent une détente fragile2. Paul Kagamé souhaite sans doute une normalisation des relations entre la France et le Rwanda, mais pas au prix de ce qui fonde sa légitimité : la reconnaissance par la communauté internationale de son combat et de sa victoire contre un régime génocidaire, soutenu à l’époque par les autorités françaises. Depuis 2017, Emmanuel Macron montre des signes tangibles de sa volonté de rapprochement – la visite de Paul Kagamé à l’Élysée en est un exemple3 –, mais il doit composer avec un appareil d’État extrêmement sensible à la mémoire de ces événements, comme l’a rappelé l’escarmouche entre Raphaël Glucksmann et la vieille garde mitterrandienne, lors des dernières élections européennes4. Les commémorations du génocide sont donc toujours un moment fort qui révèle l’état des relations entre les deux pays. Les manifestations « Kwibuka 25 »5 au printemps dernier n’ont pas fait exception. Invité par le président rwandais, Emmanuel Macron a décidé de décliner l’offre, montrant ainsi qu’il n’était pas prêt à franchir le pas d’une reconnaissance pleine et entière – bien au-delà des tragiques erreurs d’appréciation confessées par Sarkozy – du rôle joué par la France aux côtés des forces génocidaires. Il a préféré missionner un simple député issu de sa majorité LREM, alors que d’autres chefs d’État ont fait le déplacement6. Le député en question, Hervé Berville, était porteur d’un message clair par sa simple présence, puisqu’il est d’origine rwandaise et fait partie des quelques Tutsi sauvés par l’armée française en 1994. Ce choix relève d’une opération
de communication où se mêlent beaucoup d’habileté et de cynisme, et qui répond à l’objectif d’une bonne campagne de propagande : convaincre les indécis et faire fi de ceux qui savent. Ainsi, les sorties médiatiques du député Berville auront conforté la fibre patriotique des citoyens peu au fait de l’histoire rwandaise : la France serait bien ce pays des droits de l’homme qui offre l’asile aux enfants en danger sur les zones de guerre et leur donne même la chance d’une ascension sociale fulgurante. Tant pis pour ceux qui connaissent mieux cette histoire et qui enrageront de voir une exception érigée en règle, alors que tous les témoignages dénoncent l’abandon généralisé des Tutsi à leur sort tragique, du personnel de l’ambassade et du centre culturel français à Kigali, aux résistants de Bisesero. Le député Berville, sans doute mû par une certaine sincérité, se fit le porte-parole zélé d’une France « résolument tournée vers l’avenir » dans ses relations avec le « pays des mille collines7 ». Du côté rwandais, sa présence à la place du président invité a sans doute été lue comme la limite que l’exécutif français se traçait à lui-même dans sa volonté de rapprochement : Emmanuel Macron, peut-être enclin à titre personnel à reconnaître l’indicible, ne peut se mettre définitivement à dos l’armée avec laquelle il doit remonter la pente d’un quinquennat difficilement entamé. On se souvient de la démission fracassante du chef d’état-major des armées, le général De Villiers8. Son successeur, le général François Lecointre, engagé dans les forces de l’opération Turquoise en 1994, est un élément actif de la contre-propagande militaire visant à disculper cette institution des accusations, dont certaines irréfutables pourtant, qui pèsent sur elle9. Le difficile équilibre à tenir entre les pressions contradictoires exercées par la société civile qui exige la vérité, mais aussi par l’appareil d’État qui défend si maladroitement son honneur et enfin par les autorités rwandaises qui ne lâchent pas la proie pour l’ombre, a donné lieu à une étonnante illustration du « en même temps » macronien. Absent aux cérémonies de Kigali pour des raisons d’agenda auxquelles personne n’a donné crédit, le président français a fait deux annonces fortes à l’occasion des commémorations. Il a d’abord exprimé le souhait que le 7 avril soit dorénavant un jour de commémoration du génocide tutsi en France. Il a surtout annoncé la mise sur pied d’une commission d’historiens, présidée par Vincent Duclert, qui aura pour mission de remettre un rapport sur le rôle de la France dans la tragédie rwandaise, avec liberté pour elle de consulter toutes les archives de l’État jusqu’ici inaccessibles10. L’ouverture des archives est une nouvelle considérable, attendue de longue date par les associations comme Survie, mais dont l’importance doit être relativisée au regard de ce que vingt-cinq années de recherche ont déjà produit d’irrémédiablement accablant pour les autorités françaises de l’époque. 2Le terrain rwandais étant un champ miné, l’annonce de la mise sur pied de cette commission a rapidement fait l’objet de controverses, enracinées dans sa genèse même. David Servenay a raconté comment sa présidence eût dû échoir à Stéphane Audoin-Rouzeau et comment Vincent Duclert en a finalement hérité11. Les accusations de manoeuvres dilatoires n’ont pas tardé à fleurir, menant même à une tribune, initiée par Christian Ingrao et signée par quelque trois cents universitaires, qui souligne combien l’exclusion de Stéphane Audoin-Rouzeau, mais également celle d’Hélène Dumas12, font peser de soupçons sur les buts véritables de cette commission13. Certes, une lecture de ce texte sous le prisme des réseaux universitaires et cercles d’influence pourrait être faite, mais elle n’épuiserait pas le questionnement fondamental qu’il soulève : pourquoi avoir finalement exclu un des historiens les plus reconnus de l’université française, engagé depuis plus de dix ans maintenant dans une réflexion sur le génocide tutsi, et qui était à l’origine du projet ? Cette question, point aujourd’hui sensible d’une histoire dont on se demande si elle est réellement en marche, nous allons l’aborder par le biais modeste d’une fiche de lecture. Nous tenons, en effet, le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016)14, pour une oeuvre importante dans la lutte menée pour la reconnaissance du rôle joué par les autorités françaises dans le génocide tutsi. Le lire, c’est comprendre sans doute les raisons de l’éviction de son auteur d’une commission dont il fut l’instigateur et, ce faisant, les territoires, les frontières, les luttes de réseaux, en un mot la géopolitique de l’appareil d’État sur cet enjeu mémoriel si sensible : le rôle de la France dans la tragédie rwandaise. Une confession douloureuse 3Le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau sonne d’abord comme une confession douloureuse, le premier chapitre est sans ambiguïté à cet égard ; la confession tout à la fois d’un « aveuglement », d’une « inconscience », d’une « insensibilité », d’un « racisme inconscient ». Il faut mesurer le courage d’une telle démarche de la part d’un historien si bien installé dans l’institution et qui semble tirer de sa position même la profondeur de son examen de conscience. En effet, Stéphane Audoin-Rouzeau est devenu un spécialiste internationalement reconnu de la violence de guerre – celle de la Première Guerre mondiale depuis sa thèse soutenue en 198415– au terme d’un parcours qui paraît sans faute : études à Sciences-po Paris, agrégation d’histoire, enseignement à l’université, direction d’étude à l’EHESS, direction du Centre international de recherches de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne,
Légion d’honneur et palmes académiques... On le voit, le curriculum vitae de Stéphane Audoin-Rouzeau est celui d’un brillant intellectuel ayant gravi, avec méthode et détermination, tous les échelons du cursus honorum de son milieu professionnel. Les valeurs chevillées à ce parcours, revendiquées ou implicites, sont celles d’un conservatisme chrétien16 de droite17, intégrant un militarisme raisonné : « Je me considère au fond comme un militariste ; je veux dire par là, tout d’abord, que les valeurs d’honneur et de courage maintenues par ceux qui font du port des armes leur métier me paraissent dignes du plus grand respect, et qu’assez souvent je regrette qu’elles soient trop peu répandues dans la société civile » (p. 54). 4On comprend aisément que le profil de Stéphane Audoin-Rouzeau ne le prédisposait pas à la critique des institutions, en général, et moins encore à celle de l’armée, en particulier18. Et c’est ce qui fait tout le prix de son témoignage. Concentré sur sa réflexion originale portant sur l’expérience combattante des soldats de la Première Guerre mondiale, il ne s’est pas spontanément intéressé à l’événement historique le plus important de la fin du 20e siècle et qui faisait pourtant écho à ses propres recherches, le génocide tutsi. Stéphane Audoin-Rouzeau analyse avec lucidité et courage cet aveuglement : « Longtemps après, tout ce que ce déni devait à un racisme inconscient m’est apparu comme une évidence. Notons au passage que, toujours, c’est au racisme de l’Autre – des autres – que nous croyons bon de nous en prendre ; c’est lui qui nous indigne, prétendons-nous, et que nous nous croyons fondés à dénoncer sans relâche ; mais celui qui pourrait se lover en nous-mêmes nous intéresse infiniment moins, de sorte que nous pouvons vivre au quotidien dans l’aimable fiction de son inexistence » (p. 13). La révélation s’est opérée lors d’un colloque sur le génocide au Rwanda en 2008, par l’entremise d’Hélène Dumas qui assistait alors, en tant que doctorante, à son séminaire à l’EHESS. On sait que le soleil brûle les yeux de celui qui est resté longtemps dans l’obscurité ; ce n’est donc pas sans un profond bouleversement que la prise de conscience s’est opérée, qui a « fait voler en éclats le sentiment de confort un peu suspect qui atteint ceux qui ont accompli l’essentiel de leur chemin » et « touché les zones secrètes de l’estime de soi » (p. 10). L’objet du livre est donc le récit de cette prise de conscience qui permet de comprendre pourquoi les historiens – hormis le cercle restreint des africanistes des Grands Lacs – ont si peu investi ce champ prioritaire de recherche qu’est le génocide tutsi, et comment s’est installé ce négationnisme par mensonge ou omission qui a longtemps caractérisé – caractérise peut-être encore aujourd’hui malgré des avancées notables – la société française depuis 1994. Nous reviendrons sur le travail de terrain réalisé par Audoin-Rouzeau, sur sa compréhension qu’il nous offre de la violence génocidaire au Rwanda, mais pour nous l’essentiel de l’apport de cet ouvrage est ailleurs. Audoin-Rouzeau, par des chemins qui lui ont été propres et qui n’étaient pas tracés par avance, arrive à des conclusions sans appel sur le rôle joué par la France dans le génocide tutsi : « Il n’est que trop évident qu’au Rwanda nous avons bafoué toutes les valeurs que nous prétendons défendre19 » (p. 46). De la même façon qu’il est capital que des militaires comme Guillaume Ancel ou Thierry Prungnaud20 témoignent des vrais objectifs de l’opération Turquoise, le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau offre l’indispensable récit, métahistorique, de la prise de conscience d’un intellectuel se trouvant au centre de la fabrique mémorielle nationale, parfaitement inclus dans les institutions républicaines et peu enclin à les critiquer spontanément, et qui ne peut, au vu des faits qui sont décidément têtus21, conclure autrement que par ces mots : « Pour résumer, il est désormais assez largement admis que la France s’est compromise avec un régime qui se préparait à un massacre de masse dont elle ne pouvait ignorer les signes précurseurs, que l’aide militaire apportée dans la guerre contre le FPR à dater du 1er octobre – aide dont le principe était d’ailleurs hautement discutable – a dépassé largement cette dimension stratégique pour contribuer à l’armement et à l’entraînement de forces dirigées contre l’ennemi intérieur tutsi (une population civile désarmée, en fait), que la diplomatie française a fermé les yeux sur les massacres de grande ampleur qui, depuis le début de la guerre en 1990, visaient périodiquement les Tutsi du pays. Il est non moins certain que, lors du grand exode vers le Zaïre qui a suivi la défaite des Forces armées rwandaises (FAR) au mois de juillet, les forces de Turquoise ont laissé passer tous les responsables du génocide sans chercher à les arrêter ; il semble même avéré que la France a continué de les ravitailler dans les camps zaïrois sur lesquels ils avaient la main. Il est enfin assez clair qu’entre 1990 et 1994 les plus hauts responsables de l’État – François Mitterrand au premier chef, ainsi que son entourage immédiat à l’Élysée – portent une part de responsabilité déterminante dans de tels errements, prolongés avec obstination » (p. 50). 5Pour tardive qu’elle fut, cette initiation à « l’horreur qui prend au visage »22 toute personne qui plonge dans l’histoire rwandaise n’en offre pas moins un élément précieux dans la lutte contre le négationnisme français concernant le génocide tutsi et l’aveuglement de notre pays sur le rôle qu’il a joué dans ce drame. Stéphane Audoin-Rouzeau aurait donc tort de pousser trop loin son
autoflagellation, car l’aveuglement fut largement collectif et tout un système, institutionnel et médiatique, a contribué à le maintenir. 6Il faut en effet reconnaître, à la décharge de Stéphane Audoin-Rouzeau, que même une personne soucieuse de s’informer correctement pouvait aisément, à l’époque, se laisser gagner par le fatalisme simpliste des grands médias. Journaux et reportages télévisés tendaient alors à présenter la tragédie rwandaise moins comme un génocide, avec des bourreaux et des victimes clairement désignés, que comme une « guerre civile » entre les Hutu au pouvoir et les Tutsi rebelles, renvoyant dos à dos des protagonistes tous coupables de « massacres » et « d’exactions »23. Exemplaire de cet égarement collectif, l’éditorialiste vedette du Figaro, Jean d’Ormesson, sut désamorcer les comptes rendus lucides et accablants de l’envoyé spécial du quotidien conservateur, Patrick de Saint-Exupéry. Le 21 juillet 1994, l’académicien ponctuait sa série de reportages au Rwanda par un article où sa grandiloquence soignée le hissait à des sommets d’ineptie : « S’il faut tirer une leçon du Rwanda, c’est que les hommes sont tous coupables et qu’ils sont tous innocents »24. 7Dès lors, oui, un historien de la qualité de Stéphane Audoin-Rouzeau a pu se contenter de penser, paresseusement, « comme les journaux, comme les radios, comme les télévisions », intégrant l’idée qu’il s’agissait moins d’un génocide que d’un nouveau « conflit ethnique » fondé sur d’antiques « atavismes tribaux » (p. 13) comme il en existe tant, croit-on, en Afrique. Ces commentateurs ne faisaient pour leur part que reprendre à leur compte le discours que leur servaient les officiers français, voire les agents du Renseignement. Toutefois, comme le note Jean-Pierre Chrétien, « il ne faut pas jeter l’opprobre sur toute la presse française25 ». Dès février-mars 1993, des articles dans Le Monde, Libération ou Le Canard enchaîné alertaient sur l’existence d’une « guerre secrète » de l’Élysée au Rwanda et pointaient l’instrumentalisation des « haines tribales »26. Au moment où le génocide battait son plein, alors que certains quotidiens répugnaient à utiliser le terme pour qualifier les faits, d’autres – bien plus rares, il est vrai – abordaient les événements sans rien dissimuler de l’ampleur des atrocités ni de leurs véritables responsables. C’est le cas, en particulier, de l’Humanité, qui fit preuve d’une grande constance et d’une forte cohérence dans son traitement des massacres, ne cessant de s’interroger sur les motivations de la France. Cette note médiatique discordante est due bien sûr à la ligne éditoriale d’un journal par tradition hostile aux politiques néocoloniales et à l’interventionnisme de la France dans « le pré carré » africain. Elle doit aussi beaucoup à la clairvoyance et au professionnalisme de son correspondant, Jean Châtain, qui appuyait ses témoignages accablants de pénétrantes analyses sur les compromissions françaises avec les assassins, depuis 1991. Quant aux éditoriaux de José Fort, ils mettaient ces informations en perspective, pointant la manipulation médiatique qui s’annonçait avec le déclenchement de l’opération Turquoise27. Bref, il est faux de laisser entendre que tous les médias adoptèrent une grille de lecture ethnique et coloniale pour interpréter la situation au Rwanda. Mais sans doute Stéphane Audoin-Rouzeau ne pouvait-il pas se douter alors que la vérité se nichait dans les pages d’un journal aussi éloigné de ses convictions politiques… Une remise en question radicale 8On l’aura compris, l’effondrement des mécanismes du déni – aussi bien endogènes qu’exogènes – sur un tel sujet ne pouvait qu’aboutir à un choc profond chez une personne douée de sensibilité et corsetée de valeurs non négociables. Il n’est pas indifférent de souligner comment ces mécanismes du déni sont tombés, que ce soit par la parole ou le terrain. La parole d’abord d’un professeur de droit, Charles Ntampaka, lors d’un colloque organisé à Paris : « Ce ne sont donc pas les livres, les articles, les films, mais une parole humaine – parole de témoin, parole de rescapé, et la remarque est d’importance – qui, quelques années après le génocide, m’a permis d’échapper pour la première fois à un ennemi redoutable : l’inconscience. » (p. 14) 9Le terrain ensuite, avec les deux voyages effectués au Rwanda en 2008 et 2009, dont les notes sont la matière originale du livre. Le premier voyage est une rupture (« au retour en France, tout avait changé », p. 15), le début de l’initiation qui donne son titre à l’ouvrage. Audoin-Rouzeau s’immerge dans un pays qui a connu l’indicible, noue des relations amicales avec des rescapés, croise le regard des assassins28 ; tous ses sens et sa raison captent les réminiscences sidérantes de la violence de masse qui s’est déchaînée dans ce tout petit pays, saturé de mémoire douloureuse. Le long courrier vers Kigali fut son chemin de Damas ; il en tire une conclusion que nous ne reprenons pas à notre compte :
« Au moins ai-je appris que tout n’est pas dans les livres, que tout n’était pas dans les archives. J’ai fini par approcher ce qu’un terrain (au sens où l’entendent les anthropologues) pourrait vouloir dire. (…) Jamais je n’ai autant douté qu’une formation historienne, au sens où nous l’entendons à travers nos études académiques et nos parcours français, puisse mener très loin. » (p. 16) 10Les chemins de la compréhension sont multiples. Si nous sommes sensibles au récit de l’initiation de Stéphane Audoin-Rouzeau, nous sommes parvenus – et bien d’autres, engagés ou non dans le mouvement associatif – aux mêmes conclusions, avant lui, sans avoir fait le chemin de Kigali. Interpellés en tant que citoyens et enseignants par les accusations de complicité de génocide, sans cesse réitérées depuis 1994, nous nous sommes penchés sur la documentation disponible. Cette question a absorbé beaucoup de notre énergie parce qu’elle nous semblait cruciale. Elle a modifié nos êtres et nos existences dans des modalités et des proportions qui sont proches de celles décrites par Stéphane Audoin-Rouzeau. Pour ce dernier, le voyage sur le terrain du génocide a été le déclencheur de son initiation. Pour nous, qui n’y avons pas eu recours, nous retenons surtout le lien, si ténu et précieux, noué entre un représentant éminent de la communauté intellectuelle française et les rescapés d’un peuple qui a nourri un sentiment d’abandon d’une profondeur abyssale. 11La rencontre de Stéphane Audoin-Rouzeau avec le Rwanda a également eu des conséquences immédiates sur son activité professionnelle. L’auteur nous dit ainsi qu’au retour de son premier voyage, « tout avait changé – à commencer par les orientations de recherche (…) » (p. 15-16) : l’engagement dans ce parcours initiatique supposait « la démonétisation profonde de [ses] sujets antérieurs, si longuement travaillés, si passionnément labourés en tous sens et qui avaient donné tout de même – et continuaient de donner – leurs moissons ». Les combattants, les morts et les mutilés de la Grande Guerre, dont il était devenu un spécialiste majeur, ont ainsi commencé à s’estomper derrière les rescapés du génocide et leurs témoignages bouleversants. Un transfert d’empathie s’est donc opéré, qui a contribué à orienter l’historien vers d’autres thématiques. Depuis dix ans, donc, Stéphane Audoin-Rouzeau a intégré le génocide des Tutsi à ses axes de réflexion, élargissant parallèlement son champ d’études à « la question du corps guerrier dans les conflictualités contemporaines29 ». L’examen des publications récentes de l’auteur nous montre toutefois qu’à côté de ces nouveaux sujets, il continue à publier, ponctuellement, sur le premier conflit mondial et qu’il reste toujours institutionnellement attaché à la recherche sur cette période de l’histoire, du fait notamment de ses fonctions de président du Centre international de recherche de l’Historial de Péronne. Mais c’est surtout dans la direction de doctorats que cette mutation est très apparente : sur les dix thèses en cours actuellement dirigées par Stéphane Audoin-Rouzeau à l’EHESS30, une seule est spécifiquement consacrée à la guerre 1914-1918, les autres abordent différents contextes de violence, à des périodes généralement beaucoup plus récentes, le Rwanda, bien sûr (deux cas), mais aussi le conflit Iran-Irak, la Colombie des années 1990, ou encore l’Afghanistan du début du 21e siècle. Le choc émotionnel, né de la découverte tardive et quelque peu vergogneuse du génocide, semble donc avoir profondément bousculé la conscience du savant. Comme pour conjurer une forme d’aveuglement passé, Stéphane Audoin-Rouzeau a choisi de déporter son regard et son effort analytique sur la violence des mondes d’aujourd’hui, celle qui se déroule sous nos yeux, celle qui brûle encore, les mémoires comme les chairs. 12Cette rupture en lien avec un événement à la portée traumatique aussi considérable qu’un génocide est d’autant plus brutale que, on y reviendra, les faits restent, malgré leur extrême gravité, toujours assez peu connus et ne bénéficient pas, dans les médias, les programmes scolaires, la recherche universitaire, du même traitement que d’autres épisodes comparables. De fait, Stéphane Audoin-Rouzeau n’est pas le premier à avoir vu sa vie bousculée par le choc d’une rencontre directe et in situ avec celles et ceux qui ont réchappé des atrocités de 1994. C’est aussi ce qui arrive à Jean Hatzfeld, envoyé pour sa part au Rwanda par le journal Libération, trois ans après les massacres, pour une série de reportages sur le génocide. De retour après quelques mois, il réalise l’incapacité du journaliste à rendre compte de l’expérience vécue par les rescapés et décide de suspendre son activité au sein de sa rédaction pour consacrer sa vie à monter les récits de celles et ceux qui ont traversé l’expérience des massacres. Partageant son existence entre Paris et Nyamata, où il se rend régulièrement, il tisse des liens avec les habitants, gagne leur confiance et recueille ces mémoires enfouies qui, trouvant enfin le chemin des mots, s’expriment dans une langue admirable. Et fort de cette longue et patiente intrusion dans le quotidien des survivants des marais rwandais, nourri aussi de l’oeuvre de témoins ou d’analystes de la Shoah (comme Charlotte Delbo, Primo Levi ou Hannah Arendt), Jean Hatzfeld publie en 2000 Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais (éditions du Seuil), le premier opus d’une série comptant aujourd’hui cinq volets et qui marque son entrée en littérature31.
13Dans la série des trajectoires professionnelles irréversiblement déroutées par le Rwanda, il faudrait aussi inclure celle du photographe Sebastião Salgado qui, après avoir séjourné au Rwanda au moment du génocide, est happé par la vanité de ses images de mort en suivant la route de Kigali, jonchée de cadavres : « Je me suis retiré d’ici en ne croyant plus en rien. J’avais tant croisé la mort que je me sentais moi-même mourir32 ». Salgado dut arrêter quelque temps de photographier avant de reprendre son appareil, mais cette fois pour saisir la beauté sauvage des dernières parcelles terrestres de nature inviolée. Stéphane Audoin-Rouzeau nous confirme donc, à son tour, que s’immerger dans cette histoire ténébreuse, en se rendant sur place et en côtoyant celles et ceux qui sont parvenus à s’extraire du trou noir, c’est prendre le risque d’être à son tour avalé par un tourbillon d’émotions et de questionnements radicaux, dont on peut difficilement prédire sur quel rivage il nous déposera… 14On le comprend, la réorientation des priorités professionnelles est le symptôme d’une crise plus grave, d’une perte des repères qui fondaient une existence. Parmi les cadres effondrés, il y a également le sentiment que le système de valeurs qui structure notre vie collective est une mascarade : « La découverte du génocide a achevé de me convaincre que le “plus jamais ça” sur lequel repose le pacte moral et politique des sociétés occidentales n’était qu’un masque, une formule purement incantatoire » (p. 17). Non seulement la communauté internationale a abandonné les Tutsi, mais un de ses représentants, détenteur d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité – la France – s’est rendu complice des forces génocidaires33 et nourrit depuis un négationnisme aux formes multiples. Le dégoût exprimé par l’auteur en entendant le discours d’investiture de Manuel Valls le 8 avril 201434 fait écho à celui ressenti par Patrick de Saint-Exupéry face aux propos ambigus tenus par Dominique de Villepin dix ans plus tôt, et qui lui inspirèrent son livre, Inavouable, la France au Rwanda35. Pour un intellectuel comme Stéphane Audoin-Rouzeau, dont toute la vie professionnelle, mais au-delà la fonction sociale, se trouve à l’intersection de la recherche historique et de l’élaboration d’une mémoire collective36, on mesure combien la prise de conscience de ce négationnisme, odieux pour tous les citoyens avertis, a pu être une source de remise en cause fondamentale. « Mascarade », « imposture », les mots sont forts et frappent juste, mais il est difficile de savoir jusqu’où porte sa pensée, car le seul constat de l’imposture ne dit rien des motivations de l’imposteur. L’imposteur est-il un mythomane qui croit en ses fables, ou un cynique rompu à toutes les manoeuvres pour arriver à ses fins37 ? Dans quelle mesure les acteurs du drame des années 1990-1994 sont-ils des menteurs pathologiques ou des manipulateurs patentés ? Voire les deux à la fois, selon les circonstances38 ? Jusqu’où l’histoire coloniale et les valeurs traditionnelles de l’état-major éclairent-elles les agissements et l’influence de l’armée dans les événements en question39 ? Seule une mise en perspective plus large de la politique française en Afrique pourrait amener des éléments de réponse, mais sur ce point comme sur bien d’autres – nous le verrons plus loin – la réflexion de l’auteur semble en être à ses balbutiements. Il en tire un sentiment d’impuissance, la conclusion d’une certaine inutilité des sciences sociales, incapables de prévenir les violences de masse qui se répètent inlassablement : « L’exemple rwandais fournissant à cet égard un impitoyable cas d’école : l’accumulation d’un immense savoir sur les génocides et les massacres de masse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a-t-elle pas été d’aucune utilité pour prévenir et empêcher la catastrophe de 1994 – catastrophe annoncée pourtant –, et tellement prévisible ? » (p. 161). 15À ce constat amer, nous préférons rappeler la posture d’un Bourdieu, sans illusion mais sans faiblesse : les sciences sociales sont un sport de combat40. 16Si l’on revient à la désillusion de Stéphane Audoin-Rouzeau, se pose fatalement la question : à quoi bon écrire quand le mal est fait et que, comme le rappelle Jeannette, une des témoins de Jean Hatzfeld, il n’y a pas lieu de croire « ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois41 » ? Face au découragement qui pourrait s’emparer de l’historien transformé en Sisyphe de la « leçon des événements », maintes fois répétée, jamais entendue, Stéphane Audoin-Rouzeau nous offre toutefois aussi des réponses réconfortantes. Le premier motif du livre est sans doute d’éviter aux massacrés « la seconde mort », celle de l’oubli, du désintérêt, de l’ignorance… Et de répondre aux souhaits des survivants qui, bien souvent, ont besoin de multiplier les porte-voix de leur expérience. Car, comme l’auteur le souligne, « les rescapés expriment le désir que leur histoire soit écrite, expliquée, interprétée, enseignée et débattue » (p. 161). En l’espèce, l’historien peut aller, grâce à son outillage intellectuel, bien au-delà de la simple transmission mémorielle : ce que les interlocuteurs rwandais attendent de lui, c’est aussi un travail d’analyse qui, dans un contexte médiatique où le déni et la falsification ont pignon sur rue, prend inexorablement les formes d’une « lutte ».
17Dès lors, l’action du chercheur engagé au service de la vérité rencontre nécessairement l’exigence de justice. Sur ce plan, il est à remarquer que Stéphane Audoin-Rouzeau ne s’est jamais dérobé à son statut de nouvel expert de l’histoire du Rwanda contemporain, en acceptant de mettre son savoir au service de celles et ceux qui se battent pour faire traduire devant les tribunaux les responsables du génocide, dont beaucoup se sont réfugiés en France. Les pages qu’il consacre à son intervention dans le procès de Pascal Simbikangwa, le tout premier génocidaire jugé dans l’Hexagone, en février-mars 2014, sont parmi les plus impressionnantes du livre (p. 68-73). Stéphane Audoin-Rouzeau y décrit ce que peut être le rôle, « l’utilité » d’un historien dans la cité, par la reconstitution de faits controversés, certes, mais aussi, ce qui est tout aussi important, par l’éclairage de « ce qui les entoure ». À l’adresse de la cour et des jurés, anticipant la ligne de défense des avocats des génocidaires soucieux de présenter les massacres de 1994 comme une poussée incontrôlée (et donc déculpabilisatrice) de violence, l’historien rattache les événements à leur contexte, celui « d’une pensée raciste et racialiste introduite par les Européens dans les Grands Lacs à la fin du 19e siècle, avant d’être intériorisée par les acteurs sociaux locaux tout au long du siècle suivant » (p. 71). En insistant sur le rôle de cette idéologie d’État et sur son activation par les gouvernants et leurs relais (administration, parti présidentiel, médias…), Stéphane Audoin-Rouzeau a voulu sortir le génocide des Tutsi de sa « gangue africaine » pour le relier aux plus tragiques épisodes criminels du 20e siècle. 18La justice, celle du droit, pour les femmes et les hommes qui ont touché le fond de l’abîme, rejoint donc ici celle de la postérité, due à un événement à la portée considérable et pourtant largement « déclassé » par rapport à ses antécédents génocidaires juifs ou même arméniens. Il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel d’histoire de troisième ou de première pour s’en rendre compte : la question du génocide de 1994 n’est quasiment jamais évoquée, ou alors en quelques mots, sans les données contextuelles qui permettraient de le comprendre42. Cette négligence intolérable fait écho à la spectaculaire méconnaissance concernant l’événement dans « les milieux normalement instruits et informés » (p. 160). En plus du racisme inconscient, il est bien difficile de ne pas y voir, tout au moins en France, la volonté de maintenir sous le boisseau cette mémoire et cette connaissance et, avec elle, tout ce qu’elles supposent d’éclaboussures infamantes. Conscient de ce « retard », Stéphane Audoin-Rouzeau s’est donc donné pour tâche de contribuer à redonner au Rwanda sa place dans les annales sanglantes du 20e siècle. On ne peut que l’en louer. Un regard pénétrant 19Stéphane Audoin-Rouzeau se fait l’anthropologue total du processus mémoriel en cours au Rwanda. Ses pas l’ont mené sur de nombreux terrains de massacres qui ont été érigés en lieux de mémoire, de Kisogi à Murambi, de Bisesero à Nyamata… Il a assisté à plusieurs cérémonies commémoratives et se fait le témoin des crises traumatiques43 qui les émaillent (chapitre IV). Ces crises, loin de s’atténuer avec le temps, semblent connaître une recrudescence depuis 2004 et atteindre la génération post-génocide, dans un phénomène de transmission qui participe de la singularité rwandaise44. L’auteur rapporte les signes du traumatisme chez chacun de ses interlocuteurs, aussi bien qu’il guette les graines d’une résilience possible. Les passages sur la relation d’amitié que l’historien a nouée avec Émilienne Mukansoro, rescapée et thérapeute, valent à eux seuls la lecture de cet ouvrage sensible. 20L’auteur se fait également l’observateur curieux de la société rwandaise dans ce qu’elle a de plus actuel et ses notes de terrain sont également intéressantes à cet égard. Jamais avant la lecture de cet ouvrage nous ne nous étions pénétrés aussi fortement de l’idée de la permanence du risque génocidaire dans ce pays : « L’évidence s’impose, absolument inconnue en France, que l’énergie meurtrière du génocide continue de se manifester à bas bruit » (p. 39). Dans ce pays qui a connu la violence de masse et qui reste traversé par des haines profondément enracinées, l’avis de l’auteur sur le pouvoir en place n’est pas sans intérêt : « Jamais je n’ai ressenti en 2008 le climat de dictature quasi totalitaire que l’on évoque parfois en France ; et d’ailleurs, les critiques antigouvernementales de la part des Rwandais n’ont jamais manqué au colloque, c’est-à-dire en public » (p. 45). En effet, la critique de l’actuel pouvoir, du président Kagamé et du FPR, a souvent été instrumentalisée à des fins négationnistes45. Nous ne nous sommes jamais placés sur ce terrain, considérant que rien ne pouvait justifier la complicité des autorités françaises avec le régime génocidaire rwandais46. Il est intéressant, cependant, de remarquer encore une fois l’hypocrisie de l’État sur cette question, compromis avec tout ce que la Françafrique compte de brutes dictatoriales corrompues47, et qui a longtemps dénié à Kagamé tout point positif à son bilan, sous prétexte qu’il ne satisferait pas à tous les critères d’une démocratie moderne… Le préjugé anti-Kagamé remonte à loin, comme l’explique Bernard Kouchner qui fut un acteur des événements de 1994 :
« L’entourage de Mitterrand avait une analyse simplette. Ils ont d’abord vu une opportunité pour prendre la place des Belges dans cette ancienne colonie. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient animés et structurés par une forme de néo-impérialisme qui se traduisait par ces formules : “Nous sommes la France, quoi ! Nous sommes un grand pays africain”. C’est ce qui a présidé au soutien au président Habyarimana, dont François Mitterrand me disait qu’il le connaissait à peine, ne l’ayant vu que deux fois. Ensuite, la montée en puissance de l’Ouganda anglo-saxonne est apparue comme une menace. Soutenir le Rwanda hutu, c’était contenir l’expansion anglo-saxonne. Enfin, Kagamé avait été entraîné par les Américains, il était donc forcément notre ennemi. Cette succession d’arguments politiques a conduit l’Élysée à s’allier au gouvernement hutu, à former l’armée hutue et à désigner le FPR comme le méchant dans cette histoire. »48 21L’expertise de Stéphane Audoin-Rouzeau sur les violences de masse dans l’histoire éclaire le modus operandi des massacres génocidaires de 1994, avec des éléments qui manquent souvent dans la littérature testimoniale ou associative. Ainsi la violence de voisinage fait-elle l’objet de pistes de réflexion comparative intéressantes (chapitre V) qui s’appuient sur une connaissance sans faille de la bibliographie du sujet. L’oeil de l’historien anthropologue perçoit immédiatement que les marques de cruauté qui ont accompagné les tueries doivent se lire comme les signes d’un langage de la haine, qu’il faut traduire pour essayer de comprendre ce qui s’est passé. Stéphane Audoin-Rouzeau offre également les prémices d’une analyse de la dimension religieuse des violences, qui se donne crûment à voir dans les églises qui furent des lieux d’exécution du génocide. Là encore, son regard d’historien anthropologue ouvre des pistes qui font reculer la sidération provoquée par la simple relation des faits : « C’est le religieux qui a donné au massacre son surcroît d’énergie : il faut être aveugle pour ne pas le voir. » (p. 111). L’auteur mobilise alors tout son savoir universitaire, sur le Rwanda mais également sur la guerre civile en Yougoslavie ou les guerres de religion en France49, pour comprendre comment les églises, qui furent des lieux de refuge lors des épisodes de violence précédents, sont devenues des lieux d’exécution en 1994. Ces apports ne sont pas mineurs, mais ne sont pas les plus importants à nos yeux. C’est sur le terrain de la responsabilité des autorités françaises que Stéphane Audoin-Rouzeau fournit un apport précieux. 22Pour se forger son point de vue, Stéphane Audoin-Rouzeau que, on l’aura compris, rien ne prédisposait à accepter l’idée d’une responsabilité des institutions françaises dans le génocide des Tutsi, a tenu à soumettre les arguments des accusateurs à la plus rigoureuse analyse critique. En bon historien refusant de se contenter des dénégations offusquées des militaires et des politiques, mais espérant peut-être y découvrir les failles qui lui auraient permis de le disqualifier, il entreprend la lecture systématique du « rapport Mucyo » et consacre « une semaine de travail à temps plein, plume en main » à l’étude de ses 331 pages. Ce document est le fruit du travail d’une commission d’enquête, nommée par le président rwandais Paul Kagamé et présidée par l’ancien procureur général Jean de Dieu Mucyo. En novembre 2007, au terme de plus d’un an de recherche documentaire et d’auditions de témoins, la commission a rendu des conclusions implacables pour l’État français. Celles-ci reprenaient des accusations déjà bien connues sur son implication aux côtés du président Habyarimana avant le génocide, à un moment où personne « ne pouvait ignorer [ses] signes précurseurs » (p. 50), mais surtout elles apportaient des éléments nouveaux et très embarrassants concernant « la passivité des soldats français face à des meurtres de Tutsi commis sous leurs yeux par des miliciens », voire des viols perpétrés par des militaires français sur des jeunes femmes rescapées tutsi que leur livraient les génocidaires (p. 52-53). 23Comme il l’avait déjà fait dans un article proposant une « lecture historienne » de la commission Mucyo50, Audoin-Rouzeau estime que le travail des enquêteurs rwandais fut « sérieux » (p. 50) et que leurs conclusions « ne peuvent être balayées d’un revers de main » (p. 54). La conviction de l’historien, en revanche, semble bien avoir évolué. Le Stéphane Audoin-Rouzeau de 2010 s’émouvait encore d’une logique essentiellement dénonciatrice, refusant par exemple de cautionner les explications « intentionnalistes » de l’opération Turquoise (c’est-à-dire l’idée d’un abandon intentionnel des survivants) ou considérant comme hypothétique le discours d’inversion du rapport victime/bourreau tenu par l’encadrement aux militaires français pour justifier l’aide apportée aux extrémistes hutu51. En 2017, ces doutes ne sont plus formulés. Il faut dire qu’entre-temps l’historien a eu accès à de nouvelles informations, par exemple le témoignage de l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, qui confirme la mystification présente dans les propos que tenaient les officiers français durant les briefings pré-opérationnels : « des rebelles tutsi venant d’Ouganda envahissent le pays par le nord et zigouillent tous les autres52 ». Ce que mesure avec effroi Stéphane Audoin-Rouzeau, c’est que les « pratiques » graves dont sont accusés les militaires français de Turquoise ne sont pas que des dérapages, répétés et ignobles, d’éléments mal encadrés ou mal préparés à affronter la « situation de complète anomie » d’un génocide. Ils s’intègrent dans une ligne stratégique qui, en dépit de la vitrine humanitaire officielle, n’a pas évolué depuis les missions de soutien aux FAR des années 1990-1993 : le FPR et, plus généralement, les populations tutsi (où peuvent se cacher des
rebelles infiltrés) restent les ennemis de la France. L’agenda caché de Turquoise est bien de repousser la rébellion pour remettre en selle le gouvernement et les troupes génocidaires en difficulté, comme le confirment les ordres reçus par le capitaine Ancel dans un sidérant récit que Stéphane Audoin-Rouzeau a d’ailleurs préfacé53. Cette continuité est d’abord celle des hommes : le pouvoir présidentiel, l’état-major et les cadres des unités françaises présentes sur le terrain lors de l’opération Turquoise sont les mêmes que ceux qui décidèrent de soutenir le régime d’Habyarimana contre le FPR en 1990. Avec le déclenchement d’un génocide pourtant prévisible, ils n’ont absolument pas modifié leur grille de lecture des conflits politiques et sociaux dans la région des Grands Lacs : un racialisme manichéen hérité de l’époque coloniale sur fond de compétition avec l’influence anglo-saxonne54. Le bilan que l’historien fait de l’opération Turquoise n’est ainsi pas très éloigné de ce qu’en dit le rapport Mucyo : « une certaine forme de passivité face aux ultimes barrages miliciens », « la liberté de mouvement laissée aux responsables (…) du génocide », « l’exode massif final des forces gouvernementales » vaincues vers le Zaïre, la livraison d’armes par la France à ces assassins fugitifs dans les camps constitués de l’autre côté de la frontière (p. 63-64)... 24Il serait malhonnête d’imaginer que Stéphane Audoin-Rouzeau impute toute la responsabilité des turpitudes françaises au Rwanda à la « politique honteuse » des dirigeants d’alors, au tout premier chef de François Mitterrand et de son cercle étroit de collaborateurs. Sans tabou, il mène aussi une attaque frontale contre l’armée ou, du moins, une partie de son haut commandement. Dans sa ligne de mire, on trouve principalement le colonel Didier Tauzin, qui commanda le 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine (1er RPIMA) durant l’opération Turquoise. L’homme, promu général et aujourd’hui retraité, n’a depuis pas ménagé ses efforts pour défendre l’action militaire française, dans des ouvrages hagiographiques où le cynisme le dispute à la naïveté. Un long passage du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau est notamment réservé au récit que Didier Tauzin livre de la très peu connue opération Chimère qui, entre février et mars 1993, consista de facto à placer sous son commandement, durant plus d’un mois, les forces armées rwandaises en guerre contre la rébellion (p. 58-61). Une fois l’ennemi stoppé et Kigali « sauvé », l’officier confesse qu’il aurait souhaité lancer une contre-offensive pour parachever ce qu’il considère comme une revanche historique des Hutu sur les Tutsi. Espoir cependant déçu, comme d’ailleurs le sera celui d’un parachutage de son régiment sur Kigali, menacé par l’avancée du FPR, après le 6 avril 1994. La fidélité de Tauzin à ses compagnons d’armes rwandais, transformés en génocidaires, comme la pseudo-logique historico-ethnique qui sert à la justifier, révulse manifestement Stéphane Audoin-Rouzeau. Et, même si ce dernier ne le dit pas, ce témoignage confondant démontre que des militaires comme Tauzin étaient prêts à aller bien au-delà de ce que les politiques leur enjoignirent de faire, jusqu’à « regretter d’avoir été aussi disciplinés55 ». Le mythe d’une armée qui serait purement la victime des prises de décisions politiques, idée que défend par ailleurs – et paradoxalement – le même Audoin-Rouzeau dans sa préface au témoignage de Guillaume Ancel56, en sort singulièrement écorné. 25Sans doute Stéphane Audoin-Rouzeau aurait-il pu dire, explicitement, que les théories exprimées, ouvertement et maladroitement, par le général Tauzin, sont défendues de manière plus discrète par d’autres gradés, parfois très haut placés dans la hiérarchie militaire. En privé, le général Christian Quesnot, ancien chef d’état-major particulier de François Mitterrand, affichait lui aussi avec aplomb, dès 2003, ses certitudes sur ces Tutsi « menteurs-nés » qui auraient massacré bien plus de Hutu que l’inverse57. Un négationnisme qui se nourrit du racisme anti-tutsi que, comme l’a bien démontré François Graner, les officiers français ont fini par partager avec leurs protégés hutu58. La critique de la hiérarchie militaire par Stéphane Audoin-Rouzeau ne va donc pas jusqu’au bout, éludant notamment la question de l’imaginaire colonial qui l’imprègne encore aujourd’hui. Peut-être voulait-il s’épargner un reniement douloureux de ce qu’il appelle ses convictions « militaristes ». Ce sont, malgré tout, ces dernières qui animent sa démarche critique. De même qu’il n’est pas incongru qu’un intellectuel libéral et « patriote » comme Raymond Aron ait pu dénoncer la colonisation en Algérie en se fondant sur un droit à l’existence nationale que la France n’a cessé de revendiquer pour elle-même59, de même l’historien conservateur demande-t-il des comptes aux militaires au nom de ses attentes trahies, au nom de ces « valeurs d’honneur et de courage maintenues par ceux qui font du port des armes leur métier » (p. 54). Il retrouve sur ce terrain de l’honneur la figure de Guillaume Ancel, l’officier de la Force d’action rapide qui contribua dès 2014 à briser la culture du silence des militaires en dénonçant les mensonges de Turquoise. C’est l’historien qui convainc le militaire d’écrire un témoignage plutôt qu’un roman. Ancel, le soldat qui sauve des vies, qui conteste les ordres absurdes, qui parle quand tout le monde se tait pour dénoncer un scandale d’État, devient de fait l’anti-Tauzin. Aux yeux de Stéphane Audoin-Rouzeau, il rachète un peu de l’honneur perdu de la France et de son armée.
Une initiation inachevée 26Ce goût d’inachevé que nous laisse la critique du rôle de l’armée se retrouve ailleurs dans le livre. Sur bien d’autres points, l’auteur, malgré tout le chemin parcouru, s’arrête au milieu du gué. On s’étonne ainsi de son attachement à la thèse des deux opérations Turquoise. La première, qu’il baptise « Turquoise 1 » s’étend du 22 au 30 juin et ne répond en rien aux objectifs « humanitaires » que lui assignait le mandat de l’ONU : il s’agissait en réalité d’ « une opération de cobelligérance avec le gouvernement intérimaire responsable du génocide ». S’appuyant sur le témoignage de Guillaume Ancel, Stéphane Audoin-Rouzeau date le point de bascule de la nuit du 30 juin au 1er juillet, lorsque l’ordre est donné à l’aviation française d’interrompre l’opération programmée de bombardement des lignes de l’APR. À ce moment, l’Élysée renonce à sauver le gouvernement génocidaire et l’on évoluerait vers « Turquoise 2 », c’est-à-dire une « opération protectrice des survivants du génocide grâce à la mise en place d’une “zone humanitaire sûre” [ZHS] dans le sud-ouest du pays » (p. 63-64). Cette distinction, reprise par nombre de commentateurs du livre, aboutit de fait à ne pas rejeter en bloc Turquoise en lui reconnaissant une dimension humanitaire conforme au droit international. Elle nous paraît pourtant totalement fallacieuse, dans la mesure où, comme l’auteur l’admet d’ailleurs lui-même, « la première version de Turquoise a (…) continué de cheminer sous la seconde » (p. 63). C’est en effet durant la soi-disant Turquoise 2 que se produit l’exfiltration des FAR et des miliciens de l’autre côté de la frontière. C’est en plein mois de juillet que, comme l’a constaté Guillaume Ancel, la France continue de livrer des armes, en violation de l’embargo, aux forces qui venaient de commettre un génocide60. La création de cette dichotomie artificielle suscite donc bien plus de malentendus que de clarifications. Il n’y a en effet qu’une seule opération Turquoise, de la première à la dernière heure, opération d’assistance à une armée amie, maquillée en mission humanitaire. Car si la ZHS protège les ultimes survivants du carnage, elle sauve aussi la mise aux bourreaux qui n’ont plus à craindre les représailles de la rébellion, bloquée par le dispositif français. C’est donc bien la même logique de complicité avec les génocidaires qui conduit les dirigeants français, une fois le rapport des forces sur le terrain et le coût moral de son action de soutien direct évalués, à passer d’une stratégie offensive à une manoeuvre de repli sécurisé de ses alliés. 27De la même façon, l’analyse originale que l’auteur propose de la « dimension religieuse du massacre » aurait gagné à être complétée d’une réflexion sur la portée sociopolitique des tueries dans les lieux de culte. En dépit du soutien qu’elle apporta à la présidence d’Habyarimana, l’Église catholique était perçue par les extrémistes hutu comme un des ultimes bastions de l’influence tutsi au sein de la société rwandaise, « une zone de résistance » leur permettant de « continuer à exercer leur “domination féodale” ». Au moment du génocide, des rumeurs circulèrent assurant que des stocks d’armes étaient cachés dans les églises et qu’elles seraient distribuées par des infiltrés du FPR aux Tutsi qui y avaient trouvé refuge. L’espace sacré de l’église entremêle donc des représentations complexes : il semble que le fait que les Tutsi y cherchent asile conforte les assassins dans l’idée que ce bâtiment constitue à la fois un poste avancé ennemi et un espace profané et qu’à ce double titre, il doit être détruit61. Au-delà de cette lutte fantasmée pour le contrôle d’une institution qui fut un instrument essentiel de l’encadrement de la société rwandaise dans les années 198062, la participation d’un nombre important d’ecclésiastiques aux massacres témoigne de la grande porosité de l’Église catholique (comme des minorités protestantes) à l’idéologie raciste et meurtrière qui entraîna le pays dans le génocide. Du fait de l’étendue de leur maillage territorial, de l’autorité morale de leur clergé, de leurs liens étroits avec l’État, les Églises furent des rouages majeurs d’un mécanisme criminel, aussi bien dans sa préparation (par un conditionnement émotionnel et spirituel) que dans sa réalisation, puisque, loin d’apaiser les tensions, des religieux choisirent d’encourager et de légitimer les pires transgressions de la loi des hommes et des commandements divins. Ces acteurs s’inséraient, en outre, à la base d’une chaîne de responsabilité impliquant la majeure partie de la hiérarchie, restée silencieuse ou tétanisée, à l’exception de quelques figures héroïques qui le payèrent d’ailleurs de leur vie. Aucun des deux archevêques n’accepta, par exemple, de signer l’appel à la fin des « massacres » lancé le 13 mai 1994 par des représentants des différentes confessions chrétiennes, et ce malgré le caractère plutôt insipide de la déclaration, qui ne parlait pas de génocide et se refusait à désigner un coupable63. Comment ne pas voir dans la passivité de responsables majeurs une forme d’encouragement à continuer les massacres ? 28La compréhension de « la dimension religieuse » des massacres nous paraît donc devoir se situer largement autant sur le terrain de l’anthropologie historique (les formes spécifiques de la violence en lien avec la représentation démonisée du Tutsi) que sur celui de l’analyse de l’Église comme système de domination, tout à la fois institution au coeur du pouvoir politique (avec ses élites et leurs liens de clientèle), agent de l’encadrement moral des populations et relais d’un imaginaire social hérité des missions de l’époque coloniale (via les prêches, les médias, les écoles). Le soutien dont
les Églises ont bénéficié dans le cadre de réseaux et d’organisations étrangères ou supranationales (la démocratie chrétienne européenne, le Vatican…) devrait également faire l’objet d’un travail de recherche spécifique qui, nous n’en doutons pas, apporterait son lot de surprises au parfum de scandale. De cela, Stéphane Audoin-Rouzeau ne parle absolument pas. 29Mais la limite la plus criante du travail de Stéphane Audoin-Rouzeau est sans doute le manque de perspective sur la politique française en Afrique depuis les indépendances. Nous en avons fait l’expérience au cours de conférences : expliquer la complicité des autorités françaises dans le génocide tutsi est plus difficile si on ne commence pas par une introduction sur la Françafrique. Alors que si on met en place les rouages du néocolonialisme français et ses méthodes violentes depuis 1960, l’engagement des forces françaises auprès d’un régime génocidaire n’apparaît plus comme une anomalie monstrueuse de la diplomatie de notre pays, mais au contraire comme l’aboutissement inéluctable d’un système corrompu dès son origine. Pour toute personne ignorante des crimes commis par le système françafricain – guerres secrètes, assassinats d’opposants, manoeuvres de déstabilisation économiques, financières, armement des oppositions, etc.64 –, l’accusation de complicité de génocide prend l’allure d’un canular grotesque ou d’une manoeuvre pitoyable des ennemis de la patrie des droits de l’homme ; mais pour tout citoyen informé, elle est la conséquence de l’interventionnisme forcené de la République française sur le continent africain, la part la plus sombre des accords de coopération militaire qui lient notre pays à des régimes dictatoriaux que nous avons mis en place ou contribué à perpétuer65. Ces sept dernières décennies ont montré que la France a utilisé tous les moyens – militaires, économiques, diplomatiques – pour maintenir son influence sur le continent africain et, ce faisant, garder son rang de puissance internationale. L’étude de l’État profond français montre la survivance d’un imaginaire impérialiste66 qui voit les Britanniques et les Américains comme des rivaux ataviques en Afrique de l’Est et place le Rwanda à l’intersection d’enjeux à la fois très concrets – les ressources de l’Afrique des Grands Lacs – et symboliques, réactivant le complexe de Fachoda67. Le Rwanda est une pièce d’un puzzle bien plus vaste, qui aurait les contours de l’Afrique. Un fil en relie tous les bouts, du soleil des indépendances à la nuit rwandaise. La doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR, ou contre-insurrectionnelle), théorisée par l’état-major français après la défaite en Indochine68, a d’abord été appliquée au Cameroun pour briser la résistance de l’UPC (Union des peuples du Cameroun) dès 1955, puis après 1960 pour favoriser l’accession d’Ahmadou Ahidjo au trône françafricain69. Cette guerre secrète, dont le bilan précis reste à faire, aurait fait des dizaines de milliers de victimes et resta longtemps un point aveugle de l’historiographie coloniale. La DGR sera ensuite utilisée – fait mieux connu – en Algérie, avec les résultats que l’on connaît : victoire militaire, mais défaite politique ; ce bilan aurait dû faire réfléchir l’appareil d’État français sur l’efficacité réelle d’une telle doctrine. Cette même DGR sera enseignée aux forces rwandaises, dans le cadre des accords de coopération militaire passés entre Paris et Kigali70. D’où l’on peut conclure que la France a « exporté » son savoir-faire contre-insurrectionnel à un pouvoir dont il était impossible de ne pas voir qu’il dérivait vers des violences de masse, génocidaires, à l’encontre d’un ennemi intérieur fantasmé et désarmé. On l’aura compris sans qu’il soit nécessaire d’aller plus loin dans les explications : il est impossible de comprendre le rôle joué par la France au Rwanda si on n’élargit pas le champ d’observation à l’ensemble de la politique française en Afrique. Stéphane Audoin-Rouzeau donne un témoignage précieux de son initiation rwandaise, mais nous regrettons qu’il ne mette pas – et c’est un comble – cette histoire en perspective, s’interdisant – et interdisant au lecteur non informé – des clés de compréhension qui permettent de dépasser la sidération que peuvent provoquer de telles révélations. Si une mise en perspective en amont est nécessaire, une observation en aval permet de mesurer les mutations et permanences du système françafricain après l’horreur irréparable du Rwanda. L’accusation de complicité de génocide, même si elle fait l’objet de dénégations outragées, pèse lourdement sur la conscience de l’appareil militaro-politique français. La hantise d’un « second Rwanda » envahit les esprits à chaque nouvelle opération extérieure71. Mais la philosophie profonde de l’appareil d’État n’a guère changé et aucune opération extérieure se saurait échapper, peu ou prou, à la grille de lecture de la Françafrique72. À cet égard, l’intervention française en Libye, en 2011, soutient la comparaison avec l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le travail patient et minutieux d’un groupe de journalistes a permis de mettre au jour le pacte de corruption conclu entre la France de Sarkozy et la Libye de Kadhafi73, ainsi que sa fin tragique qui n’est pas sans rappeler la relation ambiguë entretenue entre les États-Unis des Bush et l’Irak de Saddam Hussein. Mais pour s’en persuader, il faut accepter de sortir des lectures universitaires et c’est une autre limite du travail de Stéphane Audoin-Rouzeau. 30S’il semble en effet maîtriser l’immense bibliographie académique sur les violences de masse, il lui manque tout ce que les journalistes et le milieu associatif ont apporté à la question rwandaise. Comme il a été dit, dès le déroulement des événements, des journalistes ont relaté avec beaucoup de lucidité ce qui se passait réellement sur le terrain, à rebours des communiqués de l’armée
française si complaisamment relayés par certains des médias les plus influents de l’époque. Bien avant le déclenchement des massacres, des associations, dont Survie, avaient tenté d’alerter l’opinion publique sur le risque imminent de génocide au « pays des mille collines ». En 1998, François-Xavier Verschave publiait son maître livre qui devait populariser le concept de « Françafrique » en mettant en perspective la complicité française au Rwanda74. Depuis, l’association Survie mène un travail de décryptage de la diplomatie française en Afrique d’une qualité rare, que son militantisme ne devrait pas suffire à disqualifier aux yeux des universitaires, trop enclins à un entre-soi rassurant mais stérile. Être historien, c’est travailler sur tous les matériaux disponibles et exercer sur eux le regard critique qu’ils requièrent. Qu’on le veuille ou non, le travail des militants d’associations comme Survie fait partie de l’histoire du génocide tutsi au Rwanda. Si nous ne pouvons que féliciter Stéphane Audoin-Rouzeau d’avoir eu le courage de plonger dans ses arcanes les plus occultes, nous pouvons regretter que beaucoup de passages trahissent une naïveté persistante, que quelques lectures indispensables en dehors du cercle trop étriqué de la raison universitaire eussent dû corriger. 31Pour finir, il faut pointer la lecture hâtive et fautive que l’auteur propose de l’attitude de l’échiquier politique face aux choix des dirigeants français d’alors. Certes, le fait que le pays soit en 1994 sous le régime dit de « cohabitation » entre un président de gauche (François Mitterrand) et un gouvernement de droite (dirigé par Édouard Balladur) explique en grande partie l’incapacité des héritiers de ces familles politiques à faire amende honorable. Mais, contrairement à ce que laisse penser Stéphane Audoin-Rouzeau, dans un raccourci fort peu rigoureux, l’alternative ne se résume pas à un duel entre une majorité de dénégateurs outrés (la gauche « socialiste » et les « conservateurs ») et une minorité d’accusateurs outranciers qui prétendraient faire porter à la France la « paternité » du génocide (p. 67). Cette vision caricaturale aboutit à discréditer tous ces responsables qui, bien avant Stéphane Audoin-Rouzeau, ont pointé et analysé les ambiguïtés hexagonales, avec constance et avec courage. Il suffit de relire les déclarations de Noël Mamère, les prises de position de partis comme le PCF, la LCR (aujourd’hui NPA) ou Ensemble ! pour se rendre compte qu’une opposition clairvoyante à la politique de compromission de l’État avec les génocidaires a existé, et ce souvent dès 1994. Depuis lors, ces organisations n’ont pas cessé d’exiger des dirigeants français qu’ils mettent tout en oeuvre pour que la lumière soit faite sur le degré d’implication de notre pays dans la tragédie et pour que les conséquences en soient tirées, tant en matière de poursuites judiciaires que de réparations mémorielles. En outre, ces critiques de l’attitude française se gardent bien de dénoncer une quelconque « paternité » du crime, se limitant à l’hypothèse d’une forme de « complicité », de plus en plus évidente à la lueur de la documentation et des témoignages qui s’accumulent75. 32Ce mépris manifeste pour cette partie de la gauche, écologiste ou radicale, est très surprenant venant de quelqu’un qui a la capacité de comprendre l’évidente filiation anticoloniale de ces positionnements. Il vient s’ajouter à celui que nous venons d’évoquer vis-à-vis des travaux pionniers de François-Xavier Verschave et des militants de l’association Survie, qui intègrent le Rwanda dans la longue durée d’une histoire souterraine de la France en Afrique. Si l’on part du principe qu’il ne s’agit pas d’ignorance mais d’un oubli délibéré, il faut en comprendre les motivations. L’auteur n’ayant pas répondu à notre proposition d’interview, nous ne pouvons émettre que des hypothèses. La première pourrait rejoindre la critique sévère formulée par Claudine Vidal dans une note de lecture disponible en ligne76. La sociologue accuse en effet Stéphane Audoin-Rouzeau d’avoir bâti son essai « sur le refoulement des savoirs existants », s’érigeant « en découvreur alors qu’il vient après bien d’autres qui ont longuement enquêté et étudié les travaux précédant les leurs pour élaborer hypothèses et analyses ». Lorsqu’on connaît le rôle de Claudine Vidal, pourtant spécialiste reconnue de l’Afrique des Grands Lacs, dans le brouillage de nos connaissances sur la chronologie du génocide, sa préparation et l’appui apporté par la France à ceux qui l’ont perpétré, on comprend aisément que Stéphane Audoin-Rouzeau ait eu envie de passer outre ce genre de précédents77. Le fait qu’elle préfère apporter son soutien à un ouvrage de type « révisionniste » comme le Que sais-je ? de Filip Reyntjens78 plutôt qu’à l’émouvante et intelligente conversion d’un historien en dit d’ailleurs long sur ses arrière-pensées. La portée d’une telle critique est donc fortement amoindrie par la volonté manifeste de son auteur de disqualifier l’ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau et de désamorcer ses passages les plus dérangeants. Nous pourrions cependant la reprendre à notre compte, s’agissant des thèses et des auteurs que Claudine Vidal s’est employée – et s’emploie toujours – à dénigrer, mais dont Stéphane Audoin-Rouzeau partage les conclusions et qu’il ignore pourtant superbement. Notre hypothèse, au demeurant bienveillante, est qu’il s’agit d’une posture destinée à sensibiliser à la question – sans le braquer – un public qui lui ressemble et qui, comme lui, n’irait pas spontanément apporter du crédit à des enquêtes journalistiques à sensation, sans même parler de littérature militante, voire gauchisante. Même appuyés sur des données factuelles ou des témoignages vérifiables, ces travaux, à la tonalité souvent catilinaire et qui n’arborent pas le sceau de la recherche
universitaire, ont malheureusement peu d’impact sur les milieux intellectuels et scientifiques. Gageons qu’il n’en sera pas de même avec le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, qui allie à merveille fermeté des convictions et modération rhétorique. Cela n’excuse toutefois en rien l’énormité de sa dette non acquittée envers celles et ceux qui ont compris bien avant lui… Conclusion : un livre précieux malgré ses limites. 33Parvenus au terme de notre lecture, nous serions tentés d’envisager l’essai de Stéphane Audoin-Rouzeau comme la première dénonciation « de droite » de la politique menée par la France au Rwanda. Les valeurs que l’auteur revendique (l’honneur du soldat), les références historiques qu’il met en exergue (Pierre Chaunu, Raymond Aron…), les lignes avantageuses qu’il consacre aux déclarations de Nicolas Sarkozy (p. 51), comme le silence sur celles, moins présentables, d’Alain Juppé, tout cela démontre que Stéphane Audoin-Rouzeau exerce son regard critique sur ce nouvel objet d’étude avec l’outillage politico-intellectuel qui a toujours été le sien. L’ébranlement puissant qu’il a subi trouve donc ses limites dans un socle de convictions et de loyautés intimes qui lui permettent sans doute de ne pas sombrer dans la vindicte rageuse ou dans le désenchantement, voire le nihilisme. Mais ce point de vue n’est pas sans faille, qui, comme on l’a vu, épargne aux institutions (étatiques, militaires, religieuses…) une nécessaire et radicale remise en question. Pointer du doigt l’énorme responsabilité de François Mitterrand et de son cénacle élyséen ou encore celle de militaires jusqu’au-boutistes n’épuise en rien la compréhension de théories et de pratiques organiquement installées dans le fonctionnement de la Ve République comme dans l’idéologie des états-majors. En négligeant cette dimension, Stéphane Audoin-Rouzeau prend le risque de s’en tenir à une approche relativement symptomatique de la « question française » au Rwanda et prive – peut-être intentionnellement – la « cause » qu’il entend désormais défendre d’une bonne partie de son énergie subversive, pour ne pas dire « révolutionnaire ». Malgré tout, dans les premières pages de son livre, l’historien confesse que « ce dernier ne pourra aller au bout de son propre chemin » (p. 18). Il revient plus nettement encore sur ce point en conclusion, constatant que son initiation « n’est pas achevée » et « qu’elle demeure un processus continu, une avancée sans fin » (p. 159). Nous espérons donc que son expérience rwandaise l’entraînera sur d’autres pistes, comme celles encore largement inexplorées par la recherche universitaire, du continent « françafricain »... 34De l’inachèvement assumé résulte donc peut-être l’imperfection d’un texte qui, croyons-nous, mérite pourtant notre attention bien plus pour ses pleins que pour ses vides, si gênants soient-ils. On l’aura compris, l’important n’est pas dans son apport historiographique – relativement restreint – que dans la démarche, rare et audacieuse, d’un intellectuel, historien réputé, n’hésitant pas à « basculer dans un autre monde » pour se mettre au service d’une vérité qui, dans ce contexte de déni officiel, est tout sauf anodine. L’essai de Stéphane Audoin-Rouzeau constitue non seulement une contribution de plus à la réévaluation de la place de cette tragédie dans l’histoire du dernier 20e siècle comme dans la mémoire collective de l’humanité ; il est aussi une pierre angulaire, essentielle précisément du fait de la personnalité de son auteur et du type d’historiographie qu’il incarne, apportée au chantier, bien avancé mais jusqu’à présent assez peu visible, de l’examen critique du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsi. Trop critique, sans doute, aux yeux de certains. Lorsqu’il choisit, pour former la commission d’enquête présidée par Vincent Duclert, neuf « novices » sur la question, Emmanuel Macron a-t-il vraiment pour objectif d’assurer la sérénité de leur travail en évitant les positions trop clivantes ? Mais alors, pourquoi exclure quelqu’un comme Stéphane Audoin-Rouzeau qui, avant 2008, était lui aussi un « non-initié » et qui, dix années durant, a parcouru les sentiers tortueux et douloureux du savoir jusqu’à cette révélation ultime et irrémédiable ? Et quelle serait donc cette étrange philosophie qui, tendant à faire passer la virginité cognitive pour un gage d’impartialité, conduirait à ignorer une oeuvre et une expertise déjà existantes, bâties avec sérieux, persévérance et, répétons-le, sans a priori ? La réponse n’en devient que plus évidente : les conclusions auxquelles Stéphane Audoin-Rouzeau est parvenu et dont son livre rend compte ne sont, pour l’heure, pas compatibles avec le point de vue de la hiérarchie militaire, laquelle a probablement joui du privilège de passer au crible de ses exigences la liste des futurs membres de la commission. Sans nul doute, l’éviction de Stéphane Audoin-Rouzeau ou de chercheurs et chercheuses de son entourage (comme Hélène Dumas) constitue une forme de faute originelle de la part du pouvoir présidentiel. Consécutivement, elle pèsera d’un poids supplémentaire sur la responsabilité de l’équipe de Vincent Duclert qui devra faire la preuve, devant l’histoire, qu’elle est capable du même courage et de la même indépendance d’esprit qui ont animé Stéphane Audoin-Rouzeau sur son chemin de Kigali.
Notes 1 Francesco Fontemaggi, « Kagamé accuse la France en la regardant dans les yeux », Libération, 8 avril 2004. 2 « Sarkozy au Rwanda : “La France doit réfléchir à ses erreurs” », Le Monde, 25 février 2010. 3 Maria Malagardis, « France Rwanda, le grand réchauffement diplomatique », Libération, 23 mai 2018. 4 Le Monde avec Reuters, « Génocide au Rwanda, des “mitterrandiens” en colère après les propos de Raphaël Glucksmann », 15 mai 2019. 5 « Kwibuka 25 » : « Souviens-toi il y a vingt-cinq ans », en kinyarwanda, la langue communément parlée au Rwanda. 6 Pierre Lepidi et Manon Rescan, « Les dessous de la représentation de la France aux commémorations du génocide », Le Monde, 5 avril 2019. 7 Par exemple : TV5MONDE Info, 4 avril 2019, . 8 Philippe Leymarie, « Malaise dans les rangs », , 29 août 2017. 9 Nathalie Guibert, « Rwanda : le chef d’état-major dénonce les “faiseurs d’opinion” adeptes de “vérité simple” », Le Monde, 14 juin 2019. 10 Vincent Duclert : « La commission sur le Rwanda aura un pouvoir d’investigation dans toutes les archives françaises », propos recueillis par Gaïdz Minassian et David Servenay, Le Monde, 5 avril 2019. L’article permet de lire la lettre de mission du président de la République à Vincent Duclert. 11 David Servenay, « Génocide au Rwanda : la bataille des archives entre historiens et militaires français », Le Monde, 5 avril 2019. 12 Hélène Dumas a fait une thèse sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau, reprise et publiée sous le titre Le Génocide au village, Seuil, 2014, 384 p. 13 Le texte de Christian Ingrao, « Le courage de la vérité », est consultable sur le réseau Medium : . 14 Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016), Paris, Seuil, 2017, 172 p. 15 Les Soldats français pendant la Guerre de 1914-1918 d’après les journaux de tranchées : une étude des mentalités, sous la direction de Jean-Jacques Becker. 16 Beaucoup d’indices le laissent penser, mais l’auteur est très discret sur ce point. Nous nous appuyons sur un article de Béatrice Bouniol, paru le 18 février 2018 sur le site Internet de La Croix : « Stéphane Audoin-Rouzeau, vigie malgré lui », où l’on peut lire : « Le coeur de l’incompréhensible qui le laisse historien, homme, croyant, sidéré. » Dans Une initiation, on peut comprendre que c’est l’auteur qui prononce plusieurs « Je vous salue Marie », pour supporter l’horreur à Murambi (p. 36).
17 « La rencontre avec le génocide des Tutsi rwandais oblige à penser – éventuellement à agir – contre son propre camp. Celui des “conservateurs”, parmi lesquels, tout bien considéré, je me range – avec bien des réserves, il est vrai –, goûte assez peu, par principe, toute mise en cause de la nation et de son armée (…) » (p. 66). 18 Notons que ce tempérament s’est construit en opposition avec le milieu familial dont il est issu. Pour une approche synthétique de ce point, voir « Stéphane Audoin-Rouzeau, vigie malgré lui », article cité plus haut. 19 Le chapitre III est consacré à la « question française ». 20 Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence, Paris, Les Belles Lettres, 2018, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau. Thierry Prungnaud et Laure de Vulpian, Silence Turquoise, Paris, Don Quichotte, 2012. 21 Pour les faits, nous renvoyons à notre synthèse, en deux parties, parue dans cette même revue en 2015 : Alain Gabet et Sébastien Jahan, « Les faits sont têtus : vingt ans de déni sur le rôle de la France au Rwanda (1994-2014) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 128/2015, p. 163-186 et 129/2015, p. 153-173. 22 Expression désormais consacrée par le rapport de la commission d’enquête citoyenne initiée par l’association Survie, dans Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), L’horreur qui nous prend au visage, Paris, Karthala, 2005. 23 Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), op. cit., p. 267 et suivantes. 24 Le Figaro, 21 juillet 1994. 25 Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), op. cit, p. 355. 26 Idem. 27 Ibidem, p. 321. 28 La partie IV du livre est plus particulièrement consacrée à ces rencontres. Les témoignages de rescapés et les relations nouées par l’auteur avec certains d’entre eux donnent des pages d’une grande intensité émotionnelle. 29 . 30 . 31 On peut, par exemple, écouter l’entretien que Jean Hatzfeld a accordé à Laure Adler pour l’émission « Hors-Champ » sur France Culture, le 28 juillet 2016 : . 32 Voir Le Sel de la Terre, film documentaire de Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado, consacré à Salgado (2014). 33 Parmi une bibliographie abondante, citons le remarquable travail d’enquête et de synthèse de David Servenay et Benoît Collombat, Au nom de la France. Guerres secrètes au Rwanda, Paris, La Découverte, 2014, 309 p.
34 Après le renouvellement des accusations portées par le président rwandais, Manuel Valls avait qualifié « d’irréprochable » l’attitude de la France, sous les applaudissements de la représentation nationale, voir Une initiation…, p. 17. Ce discours est un bel exemple de la duplicité de l’appareil d’État français, enfourchant inlassablement le cheval de bataille des droits de l’homme, mais les piétinant allègrement avec la même monture, et s’offusquant des critiques : « Notre voix, celle du chef de l’État, notre diplomatie, nos armées sont respectées. Et je veux, ici, rendre hommage à nos soldats engagés à l’étranger, notamment au Mali, en Centrafrique, pour assurer la paix et la sécurité. Et je n’accepte pas les accusations injustes qui pourraient laisser penser que la France ait pu être complice d’un génocide au Rwanda alors que son honneur, c’est toujours de séparer les belligérants », et plus loin en conclusion : « La France, c’est cette envie de croire que l’on peut pour soi et pour le reste du monde. La France ce n’est pas le nationalisme obscur, c’est la lumière de l’universel. La France, oui, c’est l’arrogance de croire que ce que l’on fait ici vaut pour le reste du monde. Cette fameuse “arrogance française” que nos voisins nous prêtent souvent, c’est en fait cette immense générosité d’un pays qui souhaite se dépasser lui-même. » (discours de politique générale de Manuel Valls, le 8 avril 2014, consultable sur ). 35 Dominique de Villepin avait parlé « des génocides » au Rwanda, relayant un des procédés négationnistes les plus courants s’agissant de l’extermination planifiée des Tutsi. Patrick de Saint-Exupéry, Inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les Arènes, 2004, se présente comme une longue réponse de l’auteur à celui qui était le directeur de cabinet d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères lors du génocide tutsi. 36 Péronne, à la fois lieu de mémoire et centre de recherches que dirige Stéphane Audoin-Rouzeau, en est le symbole évident. 37 Pour une approche de la complexité de François Mitterrand, voir Jean Lacouture, François Mitterrand. Une histoire de Français, tome 1, Les Risques de l’escalade, tome 2, Les Vertiges du sommet, Paris, Seuil, 1998. 38 « Le mot qu’impose à son biographe la personnalité de François Mitterrand, après cinquante années d’observation distanciée, deux années de recherches spécifiques et une dizaine d’entretiens de 1982 à 1995, est celui de multiplicité. Contradiction dans le temps ? Bien sûr oui, mais dans l’instant aussi. Et c’est pourquoi j’ai voulu intituler mon livre Une histoire de Français. De Vichy à la Résistance, de la droite à la gauche, des Croix-de-Feu au socialisme : toujours multiple et dissonant, François Mitterrand a été en guerre avec lui-même. » (Jean Lacouture, entretien accordé à Télérama, 11 septembre 1998, consultable sur télérama.fr). 39 Sur l’imaginaire des officiers engagés au Rwanda, voir le travail remarquable de François Graner, Le Sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi, Mons, Éditions Tribord, 2014, 252 p. 40 Cette phrase devenue un signe de ralliement des chercheurs engagés vient, rappelons-le, du film de Pierre Carles consacré à Pierre Bourdieu, La Sociologie est un sport de combat, sorti en 2001. 41 Jean Hatzfeld, La Stratégie des antilopes, Paris, Seuil, 2007, 312 p. 42 Dans le Belin 3e (programme 2012), dans la partie du programme consacrée au monde depuis le début des années 1990, on trouve cette seule phrase : « En 1994, au Rwanda, un génocide perpétré par les Hutu élimine plus de 800 000 Tutsi » (p. 134). Le Hachette 3e (2012) signale pour sa part, parmi d’autres « tensions territoriales, ethniques ou religieuses », « un génocide (Rwanda 1994) » (p. 168). Sa version 2016 y consacre toutefois un dossier simple mais correctement conçu, bien qu’il ne questionne absolument pas le rôle de la France (p. 120-121). Comme le note Jacques Schaff, au terme de son étude accablante sur la place du génocide des Tutsi dans les manuels scolaires de 1995 à 2016, « il est assez terrifiant de mesurer le nombre d’élèves que ces manuels ont désinformés à ce point au sujet du génocide des Tutsi au Rwanda, depuis les éditions de 1998 jusqu’aux plus récentes, et tout cela au service d’une certaine idée de la France et d’une sacro-sainte raison d’État » (p. 398) : . 43 Lors des cérémonies commémoratives, des rescapés se mettent à revivre les violences subies : « La “clinique” post-génocide rwandaise a élaboré la notion de “crise traumatique” pour évoquer ces
événements récurrents lors des commémorations. Mais une terminologie populaire est apparue parallèlement à travers les mots Guhahamuka et Ihahamuka. Ce qui signifie littéralement : “avoir ses poumons hors de soi” et met l’accent sur la sortie à l’extérieur de ce qui normalement doit rester intérieur, sur le bruit aussi, dans cette société où l’expression bruyante des affects est proscrite » (p. 91). 44 La singularité ne repose pas dans la transmission intergénérationnelle du traumatisme – c’est un sujet où la littérature abonde – mais dans la reproduction de son mode d’expression. 45 Voir notamment Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Paris, Fayard, 2014. Il faut également rappeler comment la justice française a semblé instrumentalisée afin d’accuser le FPR de l’attentat contre le président Habyarimana, lorsque l’instruction était dirigée par le juge Bruguière, contre toute vraisemblance et avant que le juge Trévidic ne prouve la thèse inverse (voir Au nom de la France, op. cit., « Le Naufrage de l’amiral Bruguière », p. 81-111). 46 Alain Gabet et Sébastien Jahan, « Les faits sont têtus… », op. cit. 47 Voir Fabrice Tarrit et Thomas Noirot (dir.), Françafrique. La famille recomposée, Paris, Éditions Syllepses, 2014, 220 p. 48 « Génocide au Rwanda : “Mitterrand m’a dit : Kouchner, vous exagérez” », La Croix, 1er juillet 2018. 49 Par exemple, Stéphane Audoin-Rouzeau voit tout de suite ce que le savoir de Denis Crouzet sur les violences religieuses en France au 16e siècle peut apporter à la compréhension de celles perpétrées au Rwanda en 1994 (Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu, Seyssel, Champ Vallon, 1990, 747 p.). 50 Stéphane Audoin-Rouzeau, « La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne », Esprit, vol. mai, no 5, 2010, p. 122-134. 51 « […] Les militaires français n’en voulaient pas seulement aux combattants réels ou potentiels du FPR. La manipulation des esprits commence lors de l’encadrement et du briefing pré-déploiement, où, par inversement [sic] de la réalité du génocide, on explique aux militaires français de l’opération Turquoise que ce sont les Tutsis qui massacrent les Hutus, afin de désamorcer les problèmes éventuels de conscience que pourrait poser le fait de s’en prendre aux victimes du génocide » (Rapport de la Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994, 15 novembre 2007, p. 281). L’intégralité du rapport est consultable en pdf sur le site : . 52 Thierry Prungnaud et Laure de Vulpian, Silence Turquoise…, op. cit., p. 103. 53 Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français, Paris, les Belles Lettres, 2018, 250 p. 54 Thierry Prungnaud rapporte comment son supérieur, le lieutenant-colonel Denis Roux, lui synthétisa la situation au Rwanda à son arrivée à Kigali, en 1992 : « Les rebelles viennent d’Ouganda, ils parlent anglais et essaient de s’infiltrer dans la capitale. Ils commettent des attentats, veulent déstabiliser le pays et renverser le régime (…) ; la population est divisée en deux ethnies : Hutu et Tutsi. (…) Les grands, minces, avec de petits nez et des traits fins à l’européenne étaient les Tutsi ; les autres, plus petits et râblés avec des gros nez et des traits épais étaient les Hutu (…) » (Thierry Prungnaud et Laure de Vulpian, op. cit., p. 82). Fin juillet 1994, lorsque le capitaine Ancel questionne son état-major sur les soupçons d’espionnage pesant sur un officier américain présent sur la base française de Turquoise, à Cyangugu, il comprend qu’un facteur non négligeable justifiant, aux yeux de ses collègues, l’hostilité de la France aux rebelles tutsi est l’aide dont ces derniers auraient bénéficié de la part des Britanniques et des Américains. Un soutien qui s’insèrerait dans une longue tradition d’opposition aux ambitions françaises en Afrique (l’épisode de Fachoda est évoqué dans la discussion). Le briefing se conclut par cette remarque du lieutenant-colonel « Garoh » : « Il faut se battre contre les Anglo-Saxons pour protéger la “Grande France” » ! (Guillaume Ancel, Rwanda. La fin du silence…, op. cit., p. 155).
55 Le personnage de Didier Tauzin, aujourd’hui converti à la politique, est d’ailleurs toujours aussi inquiétant si l’on en juge par une vidéo qu’il a postée sur le Net au moment de la crise des « gilets jaunes ». Dans ce message au contenu analytique pour le moins indigent, il se montre disposé « avec d’autres officiers généraux » à venir « apprendre à faire de la politique » au président Macron, voire à prendre sa place… (9 décembre 2018, « Le général Tauzin appelle au calme et tacle sévèrement le gouvernement », ). 56 « Seuls les responsables politiques ayant engagé de manière indigne les forces militaires françaises doivent se sentir visés » par le texte de Guillaume Ancel (Stéphane Audoin-Rouzeau, préface à Guillaume Ancel, Rwanda. La fin du silence…, op. cit., p. 10). 57 Thierry Prungnaud et Laure de Vulpian, Silence Turquoise…, op. cit., p. 44. 58 François Graner, Le sabre et la machette…, op. cit., p. 182-186. 59 Lucia Bonfreschi, « Le libéralisme face au processus de décolonisation. Le cas de Raymond Aron », Outre-mers, tome 94, n° 354-355, 1er semestre 2007. 60 Guillaume Ancel, Rwanda. La fin du silence…, op. cit., p. 98-100. 61 Florent Piton, Le génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte, coll. Grands Repères, 2018, p. 114-117. 62 Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs. 2 000 ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 270. 63 Hugh Mc Cullum, Rôle de l’Église dans le génocide commis au Rwanda. Rapport d’expert établi à la demande du tribunal pénal international pour le Rwanda, octobre 2001, p. 30-31. 64 La bibliographie est abondante, nous aurons l’occasion d’y faire référence. Pour le lecteur qui aborderait ce sujet, ou l’enseignant en manque de documents probants, nous conseillons le documentaire de Patrick Benquet, Françafrique, 1- La raison d’État, 2- L’argent roi, Paris, La Compagnie des phares et balises, 2010, où des acteurs bien informés du système témoignent à la fin de leur vie de choses niées pendant des décennies. On peut y voir par exemple un Pierre Messmer matois reconnaître la volonté française d’éliminer par tous les moyens Sékou Touré, le président guinéen ; ou Maurice Delauney, l’assassinat de Félix Moumié, le leader de l’opposition camerounaise, par les services secrets français. 65 Pour un rapide aperçu, militant mais bien informé, des clients françafricains, voir le Petit guide de la Françafrique. Un voyage au coeur du scandale, disponible sur le site de l’association Survie, . 66 François Graner, Le sabre et la machette, op. cit. 67 Complexe instrumentalisé par les autorités rwandaises pour intoxiquer l’exécutif français sur le FPR, selon Jean-François Dupaquier dans Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda. Chronique d’une désinformation, Paris, Karthala, 2014, 478 p. Que le Hutu power ait actionné ce levier ne fait guère de doute, mais qu’il ait réellement pesé sur les décisions françaises est une autre question, indécidable et qui ne saurait exonérer aucune responsabilité. 68 Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), Paris, La Découverte, 2007, 420 p. 69 Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun ! La guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948- 1971, Paris, La Découverte, 2011, 976 p.
70 Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire…, op. cit. 71 Philippe Leymarie, « Le grand malaise de l’armée française », dans la collection Manière de voir du Monde diplomatique, « France Afrique. Domination et émancipation », n° 165/juin-juillet 2019. À lire avec un esprit critique qui semble manquer à l’auteur, lequel paraît compatir avec les généraux mis en cause. Pour se prémunir de ce genre de faiblesses, relire le travail de François Graner, op. cit. Sur le général Quesnot qui est présenté comme une victime, voir son double discours, remarquablement dévoilé par Laure de Vulpian dans Silence Turquoise, op. cit., p. 43-47. 72 Nous renvoyons à l’inlassable travail de vigie réalisé par l’association Survie, notamment par le biais de sa publication mensuelle, Billets d’Afrique, dont les archives sont en libre accès sur le site . 73 Voir les pièces patiemment assemblées par Fabrice Arfi sur le site de Mediapart. Pour une synthèse particulièrement didactique, voir Fabrice Arfi, Benoit Collombat, Thierry Chavant, Michel Despratx, Élodie Gueguen et Geoffrey Le Guilcher, Sarkozy Kadhafi. Des billets et des bombes, Paris, Delcourt, coll. « La revue dessinée », 2018, 240 p. 74 François-Xavier Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la république, Paris, Stock, 1998, 384 p. 75 La position des partis de gauche sur le rôle de l’État français lors du génocide des Tutsi est abordée dans notre étude publiée dans le n° 129 des Cahiers d’Histoire : Alain Gabet, Sébastien Jahan, « Les faits sont têtus… », [deuxième partie], op. cit., p. 158-159. 76 Claudine Vidal, « Les voyages de Stéphane Audoin-Rouzeau au Rwanda », Lectures [En ligne], Les notes critiques, 2018, mis en ligne le 28 janvier 2018, consulté le 27 juin 2019. URL : , . 77 Pour preuve l’énergie déployée par Claudine Vidal (et Marc Lepape) pour discréditer l’action de l’association Survie et de son président d’alors, François-Xavier Verschave, en assimilant à des théories complotistes leurs révélations sur le scandale rwandais (Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier génocide du siècle, Paris, L’esprit frappeur, 2002, p. 377 et suivantes). Claudine Vidal est aussi une des universitaires qui a le plus ouvertement défendu la thèse – aujourd’hui sans consistance – d’une responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril. 78 Alain Gabet, Sébastien Jahan, « Quand la boussole perd le nord. Que sais-je ? sur le génocide des Tutsi du Rwanda », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 139, 2018, p. 171-193.