Citation
Sauveur des Tutsi dans le biopic controversé « Hôtel Rwanda », opposant
virulent à Paul Kagame, Paul Rusesabagina a été arrêté fin août à Kigali.
Retour sur l’itinéraire sinueux de ce personnage complexe.
Toute sa vie, Paul Rusesabagina a semblé emprunter des chemins sans savoir
où ceux-ci le mèneraient. Ce 28 août, lorsqu’il prend place à bord d’un
Challenger 605 de la compagnie Gainjet à destination de Bujumbura, il ne
peut se douter que moins de six heures plus tard il atterrira sur le tarmac
de l’aéroport de Kigali. Comment pourrait-il imaginer, en cet instant,
qu’il y sera arrêté pour répondre d’accusations de terrorisme ?
De San Antonio à Kigali en passant par Dubaï émergent les contours d’un
piège digne d’un film d’espionnage. Un puzzle encore incomplet pour un
personnage complexe, devenu en quinze ans l’un des détracteurs les plus
virulents du régime de Paul Kagame. Rien ne semblait pourtant l’y destiner.
La « saga » Rusesabagina débute au lendemain du génocide des Tutsi. «
Lorsque nous nous sommes rencontrés, il ne m’est pas apparu comme quelqu’un
qui souhaitait être reconnu », raconte à JA le journaliste américain Philip
Gourevitch, qui a fait sa connaissance en 1996 et qui a, le premier,
raconté l’histoire de l’hôtel des Mille Collines dans son livre We Wish to Inform You That Tomorrow We Will Be Killed With Our Families (Nous avons le
plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles),
publié en 1998. « Il avait l’air d’avoir une grande estime pour lui-même,
mais il n’a pas essayé de se faire passer pour un héros. Il semblait se
souvenir de cette période non pas comme de son moment de gloire, mais
plutôt comme d’une épreuve qu’il avait traversée », ajoute le journaliste
au New Yorker.
Un héros à Hollywood
À l’époque, Rusesabagina a repris du service derrière le comptoir de
l’hôtel des Diplomates. Il a rejoint l’établissement en 1993, après neuf
années de bons et loyaux services au sein du prestigieux Mille Collines.
C’est là qu’il a noué des liens avec certains des plus influents militaires
du pays, auxquels il n’hésitait pas à offrir quelques verres.
Ce sont ces relations qui lui auraient permis de protéger les 1 268
personnes réfugiées dans l’établissement, dont il reprend les rênes le 12
avril 1994, après la fuite de ses managers. C’est tout du moins la version
retenue dans le long-métrage que le réalisateur irlandais Terry George lui
consacre en 2004. L’histoire, celle d’un héros ordinaire, séduit Hollywood.
Rusesabagina collaborera à l’écriture du scénario d’Hôtel Rwanda.
Lorsque le cinéma frappe à sa porte, il a déjà pris la route de l’exil
depuis 1996. Direction la Belgique, où il a obtenu le statut de réfugié
puis la nationalité du pays, en 2000. Lui qui gagnait sa vie comme
chauffeur de taxi à Bruxelles se retrouve à arpenter les tapis rouges du
monde entier. Pour la première d’Hôtel Rwanda, à Beverly Hills,
Rusesabagina pose tout sourires aux côtés du gratin hollywoodien. Les
acteurs Ryan Gosling, Angelina Jolie et Matt Damon sont présents. Jouissant
d’une notoriété nouvelle, il publiera deux ans plus tard son autobiographie
: Un homme ordinaire.
Version tronquée ?
De fait, ce qualificatif lui correspond de moins en moins. Le film connaît
un succès mondial et les États-Unis le décorent de la prestigieuse Medal of
Freedom.
Paul Rusesabagina décoré par l'ancien président américain George W. Bush,
en 2005.Au Rwanda, nombreux sont pourtant ceux qui dénoncent une version «
tronquée » du récit. Plusieurs rescapés des Mille Collines ont pris la
parole ces dernières années, n’hésitant pas à présenter l’ancien manager
comme un « opportuniste » ou un « traître » qui sympathisait avec les
militaires et exigeait que les réfugiés payent leur chambre. Rusesabagina,
lui, fustige une cabale de la part d’un régime qu’il critique depuis
plusieurs années. Le jour de la première à Kigali, en présence de Paul
Kagame, son siège reste vide.
Au Rwanda, nous avons tous été coupables et victimes », assure-t-il en
2011
Ces critiques prennent un nouvel élan lorsque Privat Rutazibwa, ancien
directeur de l’Agence rwandaise d’information, et Alfred Ndahiro, chercheur
et conseiller du président Kagame, publient en 2005 Hôtel Rwanda ou le
génocide des Tutsi vu par Hollywood. Dans un câble diplomatique daté du
mois de mars 2006, l’ambassadeur américain à Kigali, Michael Arietti,
soutiendra que cette campagne, destinée à « discréditer » Rusesabagina, est
« orchestrée par le gouvernement rwandais ».
Farouche opposant
En réalité, si le régime semble bel et bien avoir tourné le dos à celui que
Paul Kagame qualifie de « héros fabriqué », Rusesabagina va rapidement
s’affirmer comme un farouche opposant. Cette position n’est pas nouvelle.
Dès 2001, lorsque Albert Toch, un enquêteur du Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR), l’approche pour lui proposer un rôle d’informateur
en Belgique, Rusesabagina lui répond ainsi : « Non, jamais. Lorsque ton
tribunal poursuivra les tueurs tutsi, alors je t’aiderai. » En 2006, il
demande au TPIR d’enquêter sur les crimes commis par le Front patriotique
rwandais (FPR) de Paul Kagame.
En parallèle, il écume les universités et multiplie les conférences, où
certains l’accusent de tenir des propos négationnistes. Interpellé sur le
sujet lors dans une conférence tenue dans le Minnesota, en 2011,
Rusesabagina s’était défendu ainsi : « Au Rwanda, en 1994, c’est vrai que
des Hutus ont tué des Tutsis parce qu’ils étaient Tutsis. Depuis, ils
continuent à qualifier cela de génocide. Je suis d’accord avec cela. Mais
au Rwanda, il n’y a pas les coupables d’un côté et les victimes de l’autre.
Nous avons tous été coupables et victimes ».
Depuis 2017, l’opposant en exil prône la lutte armée
La bascule vers la politique s’opère plus tard. « Quand je l’ai rencontré,
il laissait entendre qu’il ne se souciait ni du Hutu Power, ni du FPR, ni
de personne d’autre. Qu’il n’était qu’un homme d’affaires qui aimait
s’occuper de ses affaires », raconte Philip Gourevitch. « Il était l’un des
seuls à avoir une aura internationale qui lui permette d’être écouté par
les décideurs », défend l’un de ses soutiens.
Il devient très vite un élément central de l’opposition rwandaise en exil.
Membre éphémère du Rwanda National Congress (RNC), fondé par d’anciens du
FPR, Rusesabagina crée ensuite son propre parti, le PDR-Ihumure, et
multiplie les tentatives d’alliance avec des partenaires parfois peu
recommandables. En 2010, Kigali le soupçonne de financer les Forces
démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), constituées à l’origine
d’anciens génocidaires, actives dans l’est de la RD Congo. Interrogé par le
Parquet belge, il ne sera pas inquiété.
Mystérieuse arrestation
L’ultime fuite en avant intervient en juillet 2017, lorsqu’il lance le
Mouvement rwandais pour le changement démocratique (MRCD) et prône la lutte
armée. La branche militaire de ce groupe, les Forces de libération
nationale (FLN), revendiquera plusieurs attaques fin 2018.
À cette période, Kigali émet plusieurs mandats d’arrêt internationaux
contre des opposants accusés de terrorisme. Rusesabagina en fait partie,
mais continue de voyager librement. « Nous ne savons pas exactement qui il
allait rencontrer à Dubaï mais ce n’était pas anormal pour nous de le voir
se déplacer autant », explique sa fille, Carine Kanimba, qui dit avoir «
peur pour la sécurité et la santé » de son père.
A-t-il baissé la garde ? Qu’était-il venu chercher à Dubaï ? Qui pensait-il
y trouver ? Près d’un mois après son arrestation, la route qui l’a mené à
Kigali reste pavée de mystères.