Le 6 avril 1994, à 20h30, l’avion du président Habyarimana fut abattu par un missile. À ce jour, on ignore toujours qui sont les auteurs de l’attentat. L’identité du commanditaire et des tireurs fait l’objet de polémiques très vives. Deux hypothèses sont envisageables : le FPR et les extrémistes hutu. Dans le premier cas, Paul Kagame aurait fait abattre le président Habyarimana afin de renverser le régime et de s’emparer du pouvoir ; dans le second, les génocidaires se seraient débarrassés d’un homme qu’ils considéraient comme un traître, puisqu’il avait accepté les accords d’Arusha, et pour trouver un prétexte au déclenchement du projet génocidaire. Quoi qu’il en soit, cet attentat fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres : il marquait le début de trois mois épouvantables pour les Tutsi et les Hutu considérés comme des traîtres.
Lâcheté et impuissance de la communauté internationale
L’avion fut donc abattu vers 20h30. Les premiers barrages, tenus par des gendarmes, des membres de l’Armée ou des Interahamwe, furent dressés à Kigali dès 21h15, preuve que les tueurs et leurs responsables attendaient un signal pour mettre à exécution leur projet. D’ailleurs, ce laps de temps très court entre l’attentat et les premières mesures de génocide fit écrire à Gérard Prunier : « Les organisateurs de la « solution finale » pourraient-ils agir si rapidement avec une telle efficacité s’ils ne connaissaient pas le sort réservé à l’avion du Président ? » [1].
Dès les premières heures du 7 avril, la mécanique génocidaire s’enclenche : à Kigali, à Nyundo (au nord-ouest), à Gikongoro (au sud-ouest), à Kibungo (au sud-est), par exemple, les massacres de Tutsi débutèrent au même moment : la préméditation du crime saute aux yeux. Dans la capitale, la garde présidentielle ainsi que des militaires, aidés par des Interahamwe, assassinèrent en priorité les membres du gouvernement ainsi que des opposants hutu : Agathe Uwilingiyimana, le Premier ministre, fut massacrée et, un peu plus tard, les dix Casques bleus belges qui l’escortaient ; Faustin Rucogoza, ministre de l’Information, fut tué ; Joseph Kavaruganda, président de la Cour constitutionnelle, fut assassiné également ; Charles Shamukiga, un homme d’affaires et militant des droits civiques, fut lui aussi victime des génocidaires. Le colonel Théoneste Bagosora forma un comité de salut public avec les militaires extrémistes puis remit le pouvoir, le 9 avril, à un nouveau gouvernement exclusivement composé de membres « Hutu power » des différents partis politiques (MRND-D, MDR, PDC et PL). Les postes de président et de Premier ministres échurent respectivement à Théodore Sindikubwabo et à Jean Kambanda. La veille, le 8, le FPR reprit les combats. Des affrontements à Kigali contraignirent le gouvernement génocidaire à s’enfuir à Gitarama.
De son côté, la communauté internationale s’illustra par son impuissance et sa lâcheté. La Belgique évacua ses troupes et ses ressortissants. Les grandes puissances occidentales envoyèrent, du 9 au 15 avril, des troupes non pour tenter de s’opposer aux massacres mais pour évacuer leurs ressortissants. Ainsi, la France déclencha l’opération Amaryllis qui avait pour but d’extrader des Français et des étrangers… dont des Rwandais. Or, parmi les Rwandais extradés figuraient des personnes de l’entourage d’Habyarimana tandis que des employés tutsi, promis à une mort certaine, ne bénéficièrent pas de cette aide. Par ailleurs, la France ne demanda jamais la jonction de ses troupes avec celles de la MINUAR qui aurait pu permettre d’arrêter le carnage — à condition toutefois que les hommes composant ces forces eussent un mandat approprié… Quant à l’ONU, elle décida, le 21 avril, de réduire à une peau de chagrin les effectifs de sa mission : la MINUAR passa donc de 2 539 hommes à 270. Les massacreurs avaient quartier libre.
L’organisation étatique du crime
À Kigali, le 7 avril, les militaires investirent le couvent des Pères Jésuites où ils massacrèrent tous les membres de la communauté qui étaient tutsi. Le 9 avril, à la paroisse de Gikondo (toujours à Kigali), des militaires toujours, assistés de miliciens Interahamwe, pénétrèrent dans l’église où avaient trouvé refuge de nombreux Tutsi ainsi que des Hutu. Après avoir été séparés des Hutu, tous les Tutsi — ils étaient 110 — furent exterminés et leurs cartes d’identité brûlées. Le lendemain, les tueurs revinrent sur les lieux pour assassiner les blessés qui s’étaient réfugiés dans une chapelle. Pas question d’en laisser un seul vivant.
Spéciose Mukayiranga raconte son expérience :
«
Le 9 avril, on a eu une attaque à la maison. […] On a vu alors qu’on était entouré par des militaires rwandais qui braquaient des armes sur nous. Ils nous ont fait faire des kilomètres et des kilomètres de calvaire, il y avait des miliciens Interahamwe et des militaires. Et on courait, on courait. Je connais une maman qui avait un enfant au dos de sept jours seulement ; c’était toute une population d’enfants, de vieux. […] Les soldats ont commencé à dire : « Si vous êtes Hutu, montrez vos cartes d’identité et sortez du rang. » L’opération a été rapide. Les Hutu sont partis. Ils ont alors tiré sur nous, puis ils ont dit aux miliciens : »Vous allez ‘travailler’ avec les armes traditionnelles. » Je ne sais pas vous dire ce que j’ai vu, parce que je n’ai rien vu. […] Mais j’ai tout entendu : tous les cris qu’on pouvait imaginer. Après les tirs, j’étais couchée par terre avec des cadavres couchés sur mes genoux. […] Pendant que les miliciens tuaient, on entendait seulement des slogans de haine et le bruit des armes, aucun gémissement d’enfant, aucun pleur. On a entendu les plaintes, les pleurs et les appels au secours quand les miliciens sont partis. […] Le lendemain, ils sont revenus, ils ont tué encore une fois. Et ils ont encore assommé mon mari, le mardi 12. Et c’est comme ça qu’il est mort, dans des circonstances aussi atroces que possible. » [2]
Ce témoignage illustre bien quelques aspects du génocide : la rationalité avec laquelle on procède aux massacres (sélection grâce aux cartes d’identité, escorte jusque sur le lieu d’exécution, retour sur les lieux pour être sûr de ne pas en avoir laissé un seul vivant, participation des militaires alors que le pays est en guerre) prouve l’évidente planification du meurtre. Ensuite, un terme employé est significatif : les tueurs ne « tuent » pas, ils « travaillent ». Durant le génocide, les responsables et les meurtriers disaient qu’ils « travaillaient » ou qu’ils allaient « défricher ». « Arracher les mauvaises herbes à la racine » signifiait tuer femmes et enfants. Comme pour le génocide perpétré par les nazis, tout un vocabulaire spécifique était employé pour désigner la sombre besogne.
La rationalité des tueries se voit encore aux horaires réservés au « travail ». Ainsi, à Nyamata, au sud du pays, 50 000 Tutsi furent anéantis entre le 11 avril et le 14 mai tous les jours de la semaine entre 9h30 et 16 heures. Cette rationalité se vérifie aussi dans l’existence des très nombreux barrages parsemant le pays : ils étaient le lieu où se vérifiaient les cartes d’identité. Tous ceux reconnus comme tutsi étaient liquidés sur place.
Dans tout le pays, le même type de scène se répétait. Les Tutsi étaient invités à se regrouper dans des lieux publics pour, prétendument, les « protéger » : cela pouvait être des églises, des stades, des écoles… Dans un second temps, militaires et miliciens encerclaient le site qu’ils arrosaient de grenades et de rafales de mitraillette. Enfin, ils attendaient la sortie des rescapés et là, le « travail » s’achevait à l’arme blanche (machettes, gourdins, marteaux cloutés…) — à moins que le lieu ne fût incendié, comme à Kibeho où, le 15 avril, les survivants furent brûlés vifs dans l’église. Les autorités locales (préfets, bourgmestres, conseillers de secteurs) exhortaient les civils à participer au « travail » et cautionnaient, par leur présence, les actes de génocide. D’ailleurs, un rescapé des massacres s’étant déroulés à Kibuye (ouest du Rwanda), déclara que « quand les autorités ne venaient pas, les paysans ne venaient pas » [3]. C’était donc un massacre très organisé qui avait lieu au Rwanda, à des années lumières d’un soi-disant « génocide spontané », oxymore inventé par Bernard Lugan.
Un autre exemple de l’organisation administrative des massacres est donné par Gérard Prunier. À Kigali, cinq mille personnes avaient trouvé refuge dans l’église Saint-Paul et Sainte-Famille. Lorsque les miliciens arrivèrent pour effectuer leur « travail », ils étaient en possession d’autorisations signées par les fonctionnaires de chaque échelon administratif jusqu’au ministère de la Défense !
L’organisation étatique du carnage se traduisait également par la mise à disposition des miliciens des transports publics : l’acheminement des tueurs se faisait ainsi plus facilement. Débarrasser le Rwanda du fléau tutsi était un service public. D’autre part, les préfets réquisitionnaient tractopelles et camions-bennes pour évacuer les cadavres, preuve, encore une fois, du caractère administratif du génocide. Par exemple, dans la capitale, à la fin du mois d’avril — donc après seulement trois semaines de massacres —, 67 000 corps furent rassemblés en vingt-quatre heures.
A propos des tueurs : « Ces gens-là n’étaient plus des êtres humains »
La spécificité de ce génocide fut la participation de la population civile aux massacres. On estime à 800 000 le nombre de personnes, parmi lesquelles des enfants, ayant participé, d’une façon ou d’une autre, aux tueries. L’extermination des Tutsi fut un génocide de proximité. Cet aspect est d’ailleurs admirablement bien analysé dans le livre d’Hélène Dumas, Le génocide au village, paru cette année [4]. Elle y montre que l’intimité entre les tueurs et les victimes, ainsi que la connaissance parfaite du terrain permirent de rendre les massacres affreusement efficaces. Un exemple saisissant nous montre une femme qui prépare à manger aux enfants tutsi que lui a confié son voisin avant de les accompagner elle-même, tranquillement, jusqu’à la fosse septique où ils furent assassinés. Un autre exemple nous est donné par Gérard Prunier : un enseignant hutu avoua avoir éliminé lui-même ses élèves tutsi : sur une classe de 80, il ne lui en resta plus que 25… On pourrait multiplier les exemples de ces médecins qui liquidèrent leurs patients, de ces prêtres qui tuèrent leurs ouailles, de ces enseignants qui assassinèrent leurs élèves… et, comble de l’horreur, de ces mères qui mirent à mort leurs propres enfants, et pas toujours sous la contrainte.
Comment expliquer une telle participation des masses aux massacres ? Le lavage de cerveau effectué depuis 1990 par la presse extrémiste et raciste, surtout la radio, est un élément essentiel à la compréhension du génocide. Dans un contexte de guerre, la propagande faisait de tous les Tutsi des complices du FPR et justifiait les massacres par la nécessité de « l’autodéfense » : on ne voit pas bien contre qui se défendaient les tueurs lorsqu’ils assassinaient des femmes, des vieillards ou des enfants… Durant l’extermination, la RTLM guidait et accompagnait les massacreurs. Elle donnait les noms et les lieux où se cachaient les Tutsi : ainsi était menée la « guerre défensive » contre les inkotanyi. Cette assimilation du Tutsi au FPR se vérifie dans cet exemple [5] : dans la nuit du 17 avril, un témoin, Ignace Nsegimana, entendit les cris d’une bande de tueurs qui venait d’une localité voisine. Ils criaient : « Les voilà ces Inkotanyi, restez aux aguets ! ». Ils se nommaient entre eux par des grades, comme s’ils étaient des militaires. Toute personne tuée était considérée comme un inkotanyi, donc comme un ennemi.
Ensuite, la propagande, assimilait les Tutsi à des animaux, donc à des êtres qui n’étaient plus humains. Nous avons relevé déjà plusieurs fois le qualificatif de « cafard » employé pour désigner l’« ennemi ». La métaphore de l’hyène était aussi très employée. Cette animalisation de l’Autre explique ainsi que, pendant le génocide, on pratiquait une véritable chasse au Tutsi, avec des chiens lancés à la poursuite des victimes pour aider les tueurs à faire leur « travail ». Ceux-ci se déplaçaient en groupes assez importants — entre 10 et 50 personnes, voire plus —, formant ainsi ce qu’on appelait les ibitero. Beaucoup de tueurs étaient exaltés : le « travail » était une fête, c’était le « grand soir ». Le témoignage d’Anne-Marie Nyampuza, témoin du génocide, est à ce titre éloquent :
«
Les gens étaient devenus comme fous. […] Il y avait un ami à nous, mon mari lui a dit : « Tu es mon ami, vraiment quel intérêt trouves-tu dans ces tueries ? Regarde, tu viens de tuer beaucoup de personnes. » Quand cet homme croisait un enfant tutsi, il tuait ; une vieille femme, il tuait. [Le] jour suivant, nous avons appris qu’il avait tué encore deux enfants. Et pourtant, ces enfants qu’il venait de tuer appartenaient à un certain Kabilira qui était lui aussi son ami. Ils se fréquentaient, ils partageaient, mais il a tué ses enfants. Alors nous nous sommes dit que ces gens-là n’avaient plus de cœur humain. Ces gens-là n’étaient plus des êtres humains. » [6]
La cruauté accompagna l’entreprise d’élimination. Le simple emploi de la machette en témoigne : avec cet instrument, les victimes ne mouraient pas sur le coup. Elles étaient tailladées, mutilées à plusieurs endroits et agonisaient des heures avant de rendre l’âme. Il est des cas où des victimes payaient leur assassin pour qu’il les tue d’une balle dans la tête afin d’éviter d’endurer des souffrances. Des enfants furent tués sous les yeux de leurs parents, des bébés fracassés contre des rochers ou jetés dans des latrines. Et il y eut les viols, 200 000 environ. Ils furent commis dans l’intention d’infecter les victimes par le VIH.
75 % de la population tutsi furent anéantis
Dans cet enfer émergeaient encore quelques îlots de dignité et de sens moral. Les Hutu qui protégèrent des Tutsi ou tentèrent de le faire, furent qualifiés de « sauveteurs », à l’image de ce jeune homme qui abrita et nourrit pendant des semaines un instituteur tutsi caché dans le faux plafond de son école. À Gisenyi, Félicité Niyitegeka aida tous ceux qu’elle pouvait à traverser la frontière zaïroise. Quand des miliciens se présentèrent chez elle, trente réfugiés se trouvaient alors hébergés. Les assassins lui promirent de lui laisser la vie sauve mais elle leur rétorqua que, si ces gens devaient mourir, alors elle voulait mourir avec eux. Pour tenter de la faire changer d’avis, les tueurs éliminèrent les réfugiés un par un sous ses yeux. À la fin du massacre, elle demanda à être tuée également.
D’avril à juillet 1994, c’est, selon les estimations, entre 800 000 et un million de personnes qui furent assassinées. En moyenne, donc, entre 8 000 et 10 000 personnes furent tuées chaque jour. Mais c’est une moyenne : la grande majorité des personnes furent exterminées dans les trois premières semaines. Pour situer l’ampleur et l’efficacité de ce massacre d’État, on peut comparer ce bilan avec celui d’Auschwitz, centre industriel de mise à mort nazi, où en près de cinq ans, entre 1940 et 1945, 1 100 000 personnes trouvèrent la mort. Les trois quarts de la population tutsi furent anéantis. Des milliers de Hutu, considérés comme des traîtres, furent également massacrés.
Durant ces trois mois d’horreur, la guerre se poursuivit. Le FPR s’empara de Kigali le 4 juillet. L’armée rwandaise tenta bien une contre-offensive le 6 juin mais elle fut rapidement stoppée.
La communauté internationale, qui s’était dans un premier temps illustrée par sa lâcheté, réagit tardivement. Il fallut attendre le 8 juin pour que l’ONU reconnaisse les « actes de génocide ». Le 22, sous son égide, la France se lança dans une troisième opération, l’opération Turquoise, perçue par les autorités rwandaises comme le retour de leur allié. Les autorités génocidaires et les milices Interahamwe acclamèrent les militaires français. Parmi ces derniers, l’un d’eux confia d’ailleurs : « J’en ai marre d’être acclamé par des assassins » [7]. Et, de plus, la France n’avait-elle pas reçu les représentants du gouvernement génocidaire le 27 avril ?
Turquoise eut pour effet de mettre sur pied une « Zone humanitaire sûre » (ZHS) censée protéger les populations. Mais les Français n’arrêtèrent pas les membres du gouvernement génocidaire et laissèrent massacrer, à Bisesero, plusieurs centaines de Tutsi qu’ils avaient pourtant localisés trois jours plus tôt dans le dénuement le plus total. Par ailleurs, la progression du FPR ainsi que la fuite des cadres politiques et militaires du génocide, poussèrent des milliers de Rwandais vers le Zaïre ou vers le sud pour se placer sous la protection des Français dans la ZHS. Or, parmi tous ces réfugiés, se trouvaient bon nombre de criminels, de simples paysans, mais aussi des représentants des autorités locales.
Le 19 juillet, un nouveau gouvernement, issu de la victoire du FPR, fut mis sur pied à Kigali. Le génocide prenait fin. L’opération Turquoise se termina le 22 août et le relais fut pris par la MINUAR 2. Le Rwanda était devenu un « charnier à ciel ouvert » [8].
Notes
[1] PRUNIER, Gérard, Rwanda : le génocide, Dagorno, 1997, p. 270.
[2] Cité par DE VULPIAN, Laure, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Complexe, 2004, pp. 130-131.
[3] Cité par CHRÉTIEN, Jean-Pierre, et KABANDA, Marcel, Rwanda. Racisme et génocide, Paris, Belin, 2013, p. 217.
[4] DUMAS, Hélène, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, « L’Univers historique », préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, 365 pages.
[5] Cité par KIMONYO, Jean-Paul, in Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008, pp. 335-336.
[6] Ibid., p. 466.
[7] PRUNIER, Gérard, Op. cit., p. 347.
[8] DUMAS, Hélène, « Le génocide des voisins », in L’Histoire, février 2014, n° 396, p. 57.