Réveil en sursaut, comme dans un cauchemar. Il est 6 h 20, ce samedi 16 mai, lorsque deux fortes détonations résonnent dans un immeuble cossu du centre-ville d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), près de Paris. Les gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH) jouent toujours l’effet de surprise. Parvenus au troisième étage, ils ont défoncé au vérin la porte de l’appartement 237. Ils se méfient de leur proie : Félicien Kabuga, un fugitif recherché par le Mécanisme résiduel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour sa participation présumée au génocide des Tutsi en 1994 (1 million de morts). Un homme qui nargue la justice internationale depuis plus de deux décennies.
Dans le salon du modeste deux-pièces de 50 m
2, les enquêteurs tombent sur un Africain d’une cinquantaine d’années, sous le choc de cette intrusion matinale. Une petite cuisine, vide, puis une chambre, où un vieux monsieur se lève avec lenteur. «
C’est mon père, Félicien Kabuga », dit le premier, répondant au colonel Eric Emeraux, l’officier responsable de l’opération. «
Comment vous appelez-vous ? », demande ce dernier au vieil homme. «
Antoine Tounga », marmonne l’octogénaire encore endormi mais pas vraiment surpris par cette visite.
L’espace d’un instant, les enquêteurs se demandent s’ils ne se sont pas trompés. Un détail les rassure : la longue cicatrice verticale qui barre le cou du suspect sur une dizaine de centimètres en partant de l’oreille droite. C’est bien leur « client ». «
Comme dans tous les autres cas, nous bénéficions de l’effet de surprise, résume le colonel Emeraux,
ce qui provoque une sorte de sidération chez les personnes présumées criminels de guerre lors de leur interpellation, comme si elles avaient été “blastées” par notre apparition. »
Après plus de vingt ans de cavale, celui que la justice internationale considère comme le financier du génocide des Tutsi – accusations qu’il conteste – estime sans doute n’avoir plus rien à perdre : son lourd secret de famille est en train de se fissurer. Il savoure encore quelques minutes de répit avant de décliner sa véritable identité, mais il sait qu’il est trop tard. Les gendarmes ont prélevé sa salive pour la comparer à la trace ADN dont ils disposent. Le temps de procéder à l’analyse, la confirmation tombe : Antoine Tounga est bien Félicien Kabuga. «
Au bout d’une demi-heure, se souvient l’un des enquêteurs, il s’est levé et a commandé une omelette à son fils… On a laissé faire. » A 9 heures, le ballet de la perquisition peut commencer.
A Asnières, un Rwandais bien tranquille
A quoi pense-t-il, Félicien Kabuga, en prenant son dernier petit-déjeuner d’homme libre ? Songe-t-il à son parcours, à ce fils de paysans pauvres, né dans les années 1930 dans l’humide et fertile région des volcans rwandais ? A l’autodidacte qui n’a pas connu l’école mais qui est devenu l’un des premiers propriétaires terriens du pays, avec sa plantation de 350 hectares de thé ? A l’insatiable entrepreneur, avec sa minoterie, ses maisons, son centre commercial et son hôtel flambant neuf érigé au cœur de la capitale, Kigali ? Ou encore à son immense demeure de nouveau riche, sur les hauteurs de Remera, le quartier chic de la ville ? A moins qu’il ne revoie les « Interahamwe de Kabuga », ces terribles miliciens tuant du matin au soir les «
cancrelats tutsi » à coups de machette, au barrage situé juste devant sa résidence ? Ces mêmes machettes achetées et stockées par dizaines de milliers dans les entrepôts des établissements Kabuga les mois précédant ce maudit printemps 1994.
Sans doute a-t-il conscience que l’ultime chapitre de sa vie se referme, celui où il aura échappé à toutes les polices de la planète, malgré les 5 millions de dollars de récompense promis par le département d’Etat américain pour quiconque permettrait de l’arrêter, lui, l’un des cinq fugitifs les plus recherchés au monde. Personne n’a touché les dollars. Les gendarmes sont remontés à lui seuls, sans informateur.
Aucun de ses voisins asniérois ne pouvait imaginer que cet octogénaire se déplaçant en tremblotant – «
centimètre par centimètre », selon l’un d’eux – avec une canne, coiffé d’une casquette et portant des lunettes noires en toute saison, puisse être accusé d’être le dernier cerveau du génocide encore en fuite. Ce petit vieillard replet – âgé de 85 ans, comme l’avance le TPIR, ou de 87 comme il le prétend – sortait de sa tanière quasiment tous les jours. Quand on lui disait bonjour, il retournait à peine le salut. Il était si faible qu’il devait attendre une âme charitable pour lui ouvrir la porte principale de l’immeuble, lorsqu’il s’aventurait seul sur le trottoir de la rue du Révérend-Père-Christian-Gilbert. «
Quand je le croisais dans l’ascenseur, il tournait le dos et ne parlait pas vraiment, raconte Olivier Olsen,
le président du syndic de copropriété. Ses propos étaient incompréhensibles. En fait, je pensais qu’il ne parlait pas le français. » Un vrai fantôme, presque invisible, bien qu’il fût très souvent accompagné par un homme ou une femme qui le suivaient respectueusement, quelques pas en arrière, prêts à intervenir à la moindre perte d’équilibre.
Au nez et à la barbe des policiers allemands
«
C’est l’illustration parfaite du principe de survie de tout fugitif, analyse le colonel Eric Emeraux,
la position du “low signal”, rester sous les radars à tout prix. Félicien Kabuga a scrupuleusement respecté ce principe, ce qui explique sans doute la longévité de sa cavale. Il n’apparaît nulle part, s’appuie uniquement sur un cercle de proches en qui il a toute confiance et cloisonne ses contacts le plus possible. C’est pour cela que ses voisins, après l’arrestation, ont tous dit : “Il était très gentil, très discret, vraiment un homme sans histoires.” »
Si les enquêteurs de l’OCLCH ont réussi à confondre cet «
homme sans histoires » maîtrisant à la perfection la science du camouflage, cela tient à un peu de chance et à beaucoup de travail. Leur opération, nom de code « 955 » (le numéro de la résolution de l’ONU ayant créé le Tribunal pénal international pour le Rwanda), a réellement démarré en juillet 2019. Cet été-là, le procureur du Mécanisme résiduel du TPIR, le Belge Serge Brammertz, convoque les chefs d’unités de police concernés par cette affaire : Anglais, Belges, Allemands, Suisses, Luxembourgeois et Français. Il veut relancer cette enquête qui piétine en appliquant la recette ayant conduit à mettre la main sur les chefs serbes Radovan Karadzic et Ratko Mladic, en 2008 et 2011. Sa méthode : repartir du dernier lieu où le fugitif a été localisé et dresser une liste de « personnes d’intérêt », c’est-à-dire d’individus susceptibles d’avoir été directement impliqués dans sa cavale, notamment ses enfants et leurs proches. En tout, une vingtaine de personnes sont ainsi identifiées.
Le dossier Kabuga est douloureux pour les enquêteurs du TPIR basés à La Haye, aux Pays-Bas. En 2007, avec l’appui des policiers allemands, ils avaient raté le fugitif d’un cheveu dans un pavillon de banlieue, à Francfort. Au moment d’arrêter son gendre Augustin Ngirabatware (ancien ministre du plan du gouvernement génocidaire), celui-ci avait tout juste eu le temps d’écraser à coups de talon une clé USB. Une clé en or, car elle contenait un dossier d’admission dans une clinique des environs, où son beau-père, autrement dit Kabuga, s’était fait soigner d’une tumeur bénigne. L’intervention avait abîmé ses cordes vocales, le vieil homme en était sorti avec une longue cicatrice au cou.
Le temps de reconstituer le contenu de la clé USB, il est trop tard, le fugitif a disparu. Mais les enquêteurs du TPIR sont certains qu’il a séjourné dans ce pavillon, témoignages du voisinage et photos à l’appui. Ils récupèrent même son ADN à la clinique. Qui l’a aidé en dehors de son gendre ? «
Par expérience, explique le procureur Brammertz au
Monde,
nous savons qu’au début de leur cavale, ce genre d’individus ont beaucoup d’appuis politiques, sur lesquels ils peuvent compter pour assurer leur fuite. Et puis, au fur et à mesure que le temps passe, ce cercle d’influence se réduit de plus en plus, jusqu’à se concentrer sur l’entourage proche. Petit à petit, il ne reste plus que la famille et quelques amis. C’est alors que la structure de la protection change. »
Le premier faux pas du clan
Douze ans plus tard, en juillet 2019, l’heure de la revanche a sonné. Pas question de répéter l’erreur de l’épisode allemand de 2007 et de pécher par manque de préparation et de réactivité. Géolocalisation en temps réel, téléphones sur écoute, filatures et analyse des flux bancaires… Un vaste dispositif de surveillance est mis en place autour des treize enfants Kabuga. Huit d’entre eux vivent en France, les autres sont en Belgique et au Royaume-Uni.
Le premier fil de la toile remonte à Séraphine, l’une des huit filles du vieil homme, qui effectue de fréquents allers-retours au volant de sa luxueuse Jeep Cherokee bleue entre son domicile de Londres et le continent. Direction Waterloo, en Belgique, où réside l’aîné de ses frères, Donatien, ou bien la région parisienne, où une bonne moitié de la famille s’est établie. Elle s’y rend souvent, le week-end, pour les fêtes de Pâques et même pour Noël. Mais à chaque fois – le détail fait tiquer les enquêteurs –, au lieu de passer la nuit dans l’un des domiciles de ses frères et sœurs à Paris, Séraphine prend le chemin d’Asnières, où son smartphone « borne » dans le centre-ville. Exactement au même endroit que ceux des autres enfants qui, à tour de rôle, passent dans ce lieu qui n’est pas répertorié par les enquêteurs comme un domicile de la famille. C’est le premier faux pas du clan Kabuga.
Séraphine, 49 ans, et Donatien, 47 ans, occupent une place particulière dans la famille. En 2003, ils sont allés au Rwanda, à l’invitation du régime de Paul Kagame, pour négocier avec les autorités la restitution de leurs biens, évalués au minimum à 20 millions de dollars par la justice internationale. En réalité, le montant de la fortune amassée par Kabuga pourrait même être supérieur, car le vieil homme n’avait pas cessé de faire du business durant ses premières années d’exil. Au Kenya, où il s’était réfugié après le génocide de 1994, il avait bénéficié de la protection du président de l’époque, Daniel arap Moi, dont il aurait financé la campagne électorale et a pu ainsi continuer à s’enrichir, notamment dans le commerce du café.
Les deux émissaires de la famille Kabuga finissent par repartir du Rwanda les mains vides au terme de six mois de vaines tractations avec les autorités. Après cet échec, le clan va subir un second revers sur le front bancaire, cette fois en 2007. Félicien Kabuga entretient d’excellentes relations avec plusieurs banques françaises, dont il est un client de longue date, riche et donc précieux. Il détient notamment des avoirs conséquents chez BNP Paribas et au Crédit agricole Indosuez. Mais, après l’épisode de l’arrestation ratée en Allemagne, le TPIR parvient à geler ses comptes bancaires et ceux de ses enfants. Comme sa santé décline de plus en plus, le clan décide alors de l’installer là où il sait pouvoir le prendre en charge : la France.
Le financier rattrapé par l’argent
Aujourd’hui, le procureur Brammertz dit avoir des preuves du passage du fugitif en Belgique et au Luxembourg, avant de gagner l’Hexagone. De leur côté, les enquêteurs français ont la certitude que leur homme n’a jamais plus quitté l’Europe après la fameuse étape allemande, le risque étant trop grand de se faire arrêter aux portes de l’espace Schengen. Une chose est sûre : Félicien Kabuga est présent sur le territoire français depuis plus de dix ans. Une décennie à changer de planque tous les deux ou trois ans, dans des locations, à Paris, dans le quartier de Montmartre, et en proche banlieue ouest, sous la fausse identité d’Antoine Tounga. Ainsi, entre 2009 et 2012, il a vécu dans un meublé à Clamart (Hauts-de-Seine), un deux-pièces banal dans une belle maison de meulière partagée en plusieurs appartements et entourée d’un jardin. «
C’était un vieux monsieur, se souvient l’ancienne propriétaire des lieux.
Il s’est présenté comme patron d’une laiterie en Afrique, venu en France pour soigner un problème de cordes vocales par de l’orthophonie. Il devait rester deux ou trois mois, finalement, il a passé trois ans. »
Comme ce sera le cas par la suite à Asnières, ses voisins ne le remarquent pas : personne ne le voit, personne ne l’entend. Il sort peu, sauf pour faire quelques courses dans les magasins du centre-ville. Chaque trimestre, une femme qui se présente comme sa nièce vient payer le loyer en espèces. En réalité, c’est l’une de ses filles. «
Un jour, il est parti sans que je ne le revoie, poursuit la propriétaire.
A l’état des lieux de sortie, sa nièce m’a dit qu’il avait regagné l’Afrique et qu’elle aussi allait repartir là-bas. » Est-ce le manque de moyens ? La difficulté à rester discret ? Ou encore des protections moins efficaces que dans les premiers temps ? En tout cas, c’est bien l’argent qui va finir par rattraper le fantôme Kabuga.
La deuxième erreur de sa garde rapprochée est un chèque de banque. Depuis son installation à Asnières, début 2016, Félicien Kabuga est un habitué de l’hôpital Beaujon, dont il connaît les urgences par cœur. L’établissement est situé à Clichy, juste de l’autre côté de la Seine, à moins de dix minutes en ambulance. Il y a été admis treize fois, car il souffre de multiples maux. Durant l’hiver 2016, une IRM cérébrale lui diagnostique une leucoaraïose sévère. Cette dégénérescence du cerveau, provoquée par des micro-hémorragies à répétition et liée à de l’hypertension, entraîne une forme de démence sénile assez proche de la maladie d’Alzheimer. Une maladie qui fait alterner moments de lucidité et épisodes de confusion extrême. «
Il lui arrive de confondre le jour et la nuit », témoigne son avocat, M
e Laurent Bayon. L’un de ses médecins décrit des «
épisodes de confusion et de l’orientation temps/espace ».
Comme cela a été évoqué devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, qui doit décider de son transfert au TPIR, son état de santé se détériore tant qu’il doit subir une ablation du colon en mars 2019. Cette opération est coûteuse, 10 206 euros pour une quinzaine de jours d’hospitalisation.
L’administration de l’hôpital se méfie, car ce patient étranger, sans Sécurité sociale, a été enregistré avec un passeport de la République démocratique du Congo pour seul justificatif. Elle exige donc comme mode de paiement un chèque de banque. C’est l’une de ses filles, Bernadette, qui règle la note depuis son propre compte bancaire. Lorsque les gendarmes chargés de la surveillance de la famille Kabuga sur le sol français voient passer ce chèque, ils interrogent l’hôpital. Réponse : ce règlement correspond à un patient nommé… Antoine Tounga, 85 ans, domicilié précisément à l’adresse où les téléphones de la fratrie viennent borner, rue du Révérend-Père-Christian-Gilbert, à Asnières.
Survie quotidienne
Dans ce clan familial gouverné par les femmes, Bernadette peut être considérée comme la régente. Cette quinquagénaire est la veuve de Jean-Pierre Habyarimana, l’un des fils du président rwandais mort dans l’attentat contre son avion, le 6 avril 1994, attentat qui fut le signal de départ du génocide. Cette femme au caractère bien trempé habite un appartement parisien de 105 m
2 acheté par son père à Paris dans les années 1980. Rien de clinquant, mais c’est la base de la famille, qu’elle occupe avec sa fille et deux de ses plus jeunes frères.
Bernadette roule en BMW série 1, mais vit sur un petit salaire d’enquêtrice dans un institut de sondages. Elle est en permanence au chevet de son père, l’accompagne à chaque hospitalisation, lui sert de traductrice avec les médecins et assure son suivi médical, veillant à ce qu’il prenne des médicaments adaptés à son allergie au paracétamol. Bernadette est indispensable à sa survie quotidienne. Deux autres sœurs l’aident. La première, Félicité, 59 ans, travaille elle aussi en région parisienne et se rend régulièrement à Arusha (Tanzanie) où son mari, l’ex-ministre Augustin Ngirabatware, purge une peine de trente ans de prison pour son rôle d’organisateur pendant le génocide. L’autre sœur est Pauline, 58 ans ; elle habite à Paris avec son mari, Fabien Singaye, un ancien espion du régime Habyarimana qui avait pour mission, au début des années 1990, de surveiller depuis la Suisse les milieux d’opposition tutsie partout en Europe. Ces trois femmes forment l’ossature logistique et affective du vieux fugitif.
L’un de ses plus jeunes fils, un quadragénaire prénommé Alain, sert en quelque sorte de paravent administratif. Officiellement, c’est lui qui est, depuis 2013, le locataire de l’appartement d’Asnières-sur-Seine, pour 1 327 euros par mois. Il paie aussi les factures de gaz, la Freebox, mais pas l’électricité, prise en charge par un autre membre de la famille. Là aussi, le clan fait preuve de la plus grande prudence, en multipliant, d’après les enquêteurs, les écrans financiers. Le compte bancaire d’Alain est alimenté par sa sœur Bernadette pour couvrir le loyer et les frais, elle-même étant soutenue par l’un de ses beaux-frères, le seul à pouvoir vraiment financer la cavale.
Ce beau-frère, jusqu’à présent resté dans l’ombre, joue un rôle essentiel dans le dispositif. En semaine, il est médecin dans le Nord. Mais chaque week-end, il rentre chez lui, en Belgique, pour retrouver sa femme, Winifred, ex-madame Eugène Mbarushimana, l’un des dirigeants des milices Interahamwe. Le médecin, qui n’est en rien concerné par les poursuites judiciaires liées au génocide, verse aussi sa dîme (1 000 euros par mois) à la « régente » Bernadette, mais surtout il est le conseiller médical du patriarche, auquel il rend visite toutes les semaines à Asnières, au volant de sa Porsche Cayenne. Les enquêteurs le soupçonnent d’avoir servi de « blanchisseur » pour masquer l’origine des fonds ayant permis de payer tous les frais liés à l’hébergement et aux soins prodigués. Mais peu importe : a priori, il ne risque rien sur le plan pénal, les autres membres de la famille non plus, dans la mesure où, dans le droit français, le « recel de malfaiteur » ne s’applique pas aux « parents en ligne directe, aux frères et sœurs et à leurs conjoints ». C’est la raison pour laquelle – et pour éviter les fuites – cette « équipe » restreinte de soutien à Félicien Kabuga a pris soin de garder le secret sur sa présence en France. Les petits-enfants n’ont pas vu leur grand-père depuis des années, ils ignorent même s’il est vivant. Sollicités par
Le Monde, les principaux membres du clan familial – auquel la justice internationale n’a rien à reprocher en rapport avec le génocide – n’ont pas donné suite.
Immeuble à double issue
Comment remonter à Félicien Kabuga ? En ce printemps 2020, l’OCLCH s’active mais souffre d’un manque d’effectif chronique. Seuls deux gendarmes, sur une vingtaine, travaillent à temps plein sur les vingt-huit dossiers rwandais en cours d’instruction, dont celui de l’ex-entrepreneur de Kigali. Et il y a tant de choses à vérifier, à croiser… A commencer par le chèque versé à l’hôpital Beaujon, le nom d’Antoine Tounga et l’adresse asniéroise du patient suspect. Pour être sûrs de ne pas se tromper de personne, les enquêteurs demandent un fragment du colon ayant servi à l’examen anatomo-pathologique postopératoire. Cette trace ADN pourra être comparée à celle prélevée par les Allemands en 2007 du côté de Francfort. L’information est capitale… Elle tombe le vendredi 15 mai dans l’après-midi : les deux ADN sont bien identiques. C’est l’ultime indice, celui qui lève tous les doutes. Pourtant, les gendarmes hésitent : faut-il intervenir au plus vite, quitte à essuyer un nouvel échec comme en Allemagne en 2007 ? Ou attendre d’être sûrs de coincer le suspect ?
Les gendarmes ont la quasi-certitude de suivre la bonne piste. Dans le hall de l’immeuble d’Asnières, ils ont repéré un patronyme à la sonorité rwandaise qui détonne sur la boîte aux lettres numéro 31 : Habumukiza Nyiransabumuhire. En kinyarwanda, la langue rwandaise, le premier nom, assez courant, signifie « il y a un sauveur » et le second, moins habituel, veut dire « je prie/j’implore celui qui est béni ». Si ce n’est pas un nom de code, ça y ressemble fortement… Ils hésitent, car plusieurs téléphones des sœurs ont à nouveau borné à Asnières jeudi 14 mai, la veille du test ADN. Ont-elles eu vent des dernières recherches engagées ? En tout cas, les enquêteurs redoutent que le déconfinement ne leur donne l’occasion d’exfiltrer le patriarche.
Comme le bâtiment comporte deux entrées, donnant sur deux rues distinctes, qui communiquent par un parking souterrain, il est très facile d’entrer et de sortir discrètement de la résidence. Pour compliquer la tâche de l’OCLCH, l’épidémie due au coronavirus a tout perturbé. Le temps a manqué pour monter un « sous-marin », une voiture banalisée destinée à surveiller les allées et venues. Seule certitude : le téléphone portable de Donatien, l’aîné des garçons de la fratrie, n’a pas bougé durant toute la période du confinement. Après un moment d’hésitation, les gendarmes décident finalement d’intervenir, en gardant secret le tempo de l’opération « 955 », par peur des fuites. Au troisième étage, «
l’homme sans histoires » de l’appartement 237 ignore que son passé va enfin le rattraper.
Vers une extradition aux Pays-Bas ou en Tanzanie ?
Félicien Kabuga a-t-il été l’un des «
plus hauts dirigeants [du génocide des Tutsi]
soupçonnés de porter la responsabilité la plus lourde », comme l’affirment ses accusateurs dans une lettre dont
Le Monde a pu avoir connaissance ? Si telle est la position du procureur du Mécanisme résiduel du TPIR, Serge Brammertz, pour justifier que le fugitif, arrêté en France, le 16 mai soit jugé par la justice internationale, ce point de vue n’est pas partagé par la défense de l’intéressé. «
Félicien Kabuga veut bien se confronter à la justice, mais en France, explique son avocat, M
e Laurent Bayon.
D’une part pour des raisons liées à son état de santé, extrêmement dégradé, qui n’est pas compatible avec un transfert et une détention à Arusha, en Tanzanie, mais aussi parce qu’il estime que le TPIR n’est pas impartial. »
En l’état actuel du dossier, trois éléments sont surtout mis en avant par le procureur pour justifier les sept chefs d’accusation – les principaux étant « génocide », « entente », « incitation » et « complicité » – visant Félicien Kabuga.
Le premier est son degré d’implication dans la création de la Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM), au printemps 1993, « radio de la haine » qui allait, un an plus tard, au printemps 1994, appeler à l’extermination des « cancrelats » tutsi et jouer un rôle capital dans la mobilisation de la population dans les massacres. Si Félicien Kabuga fut au cœur du montage financier de la RTLM (il en est un des actionnaires fondateurs et a beaucoup œuvré au succès de son tour de table), quid de son rôle opérationnel ? La question est complexe. Etait-il une sorte de directeur financier au côté de Ferdinand Nahimana, le vrai patron éditorial, et de Joseph Serugendo, le directeur technique ? Le premier, niant ses responsabilités, a été condamné à une peine de trente ans de prison ; le second, plaidant coupable, à six ans de prison, juste avant de mourir en détention en août 2006.
Des faits accablants
Le deuxième élément contre Félicien Kabuga concerne son soutien au gouvernement génocidaire, et notamment son rôle dans la création du Fonds de défense nationale (FDN), sorte de collecte populaire lancée en avril 1994 afin de financer les achats d’armes et la logistique servant aux milices Interahamwe. Sur ce sujet, le débat est plus clair : Kabuga a participé à tout le processus ; il était le président du FDN et il a signé des lettres incitant à la mise en œuvre de ce fonds partout dans le pays. Ses avocats pourront sans doute rétorquer que le succès de cette initiative fut assez limité (quelques millions de francs rwandais récoltés), mais les faits sont là.
Reste le troisième et dernier volet reproché à l’homme d’affaires : son implication dans le fonctionnement des milices Interahamwe, notamment ceux que l’on surnommait « les Interhamwe de Kabuga », très actifs dans la capitale au plus fort des tueries. Là aussi, les faits sont accablants. Les établissements Kabuga ont commandé au moins 50 tonnes de machettes entre novembre 1993 et mars 1994, machettes stockées dans les entrepôts de la société à Kigali. Le patron est aussi accusé d’avoir participé à des réunions publiques où il appelait au meurtre et il est soupçonné d’avoir donné des directives explicites pour aller massacrer telle ou telle famille.
Tout cela justifie qu’il soit jugé par la justice internationale, si toutefois son état de santé lui permet de répondre à ses juges. Autant d’interrogations qui seront examinées par la Cour de cassation, puisque la défense a formé un pourvoi pour contester la décision d’extrader le fugitif vers le Mécanisme résiduel du TPIR, à La Haye (Pays-Bas) ou à Arusha (Tanzanie). La Cour a deux mois pour se prononcer.
Rwanda, sur les traces des génocidaires. Une enquête en deux volets
Félicien Kabuga, financier en cavale
Dans les mailles du filet
Pierre Lepidi
David Servenay