Citation
En plateau :
Marcel Kabanda est historien. Durant 14 ans, et jusqu’en février 2020, il assura la présidence d’Ibuka France, une association représentant les victimes du génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994. Il est l’auteur, avec Jean-Pierre Chrétien, de Racisme et génocide (Belin, 2016).
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé en 1995 et basé à Arusha (Tanzanie), lui confia la rédaction d’un rapport d’expertise sur le rôle des médias dans le déclenchement du génocide des Tutsi. Il témoigna devant le TPIR lors de l’examen par ce dernier de « l’affaire des médias » (2001-2003).
Beata Umubyeyi Mairesse est écrivaine. Née à Butare, la grande ville du sud du Rwanda où elle a grandi, elle est une survivante du génocide des Tutsi. Elle vit en France depuis la fin de l’année 1994. Auteure de deux recueils de nouvelles, Ejo (La Cheminante, 2015) et Lézardes (La Cheminante, 2017), elle a publié en 2019 un premier recueil de poésie, Après le progrès (La Cheminante, 2019), ainsi que son premier roman Tous tes enfants dispersés (Autrement, 2019).
Contexte :
Il y a 26 ans, le 7 avril 1994, débutait le génocide des Tutsi au Rwanda. Durant trois mois, durant cent jours, entre 800 000 à 1 million de Tutsi furent exterminés, la plupart d’entre eux durant le seul mois d’avril. Les autres, ceux qui avaient pu s’enfuir de leurs maisons, des églises ou autres lieux publics dans lesquels ils s’étaient, dans un premier temps, réfugiés, furent pourchassés, traqués jusque dans les marais, les forêts ou les caves dans lesquels ils se cachaient pour échapper à leurs tueurs. Des listes établies comportaient les noms des personnalités et opposants, tutsi ou hutu, à éliminer en premier, car considérés comme des obstacles à la mise en œuvre du génocide.
Ces événements se déroulèrent dans un pays d’où n’étaient absents ni les ambassades étrangères ni les forces de l’ONU, qui choisirent de se retirer plutôt que de tenter d’empêcher le pire. Les alertes en amont ne manquèrent pourtant pas et remontèrent jusque dans les principales capitales, à Paris et ailleurs. D’où sans doute la nécessité de penser d’abord l’abandon, diffèrent de l’ignorance et de l’indifférence.
Pour la communauté internationale, qui sort de la Guerre froide, c’est un cuisant échec. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) n’a pu empêcher la commission du crime de droit international pourtant interdit. Que ce génocide soit qualifié d’agricole, de proximité ou de voisinage, ne change pas la donne. On avait dit : « Plus jamais ça ! », mais , de nouveau, une partie de l’humanité s’octroyait le droit d’en exterminer une autre. Pour le continent africain, qui s’ouvre alors au multipartisme et qui voit Nelson Mandela, Prix Nobel de la paix en 1993, devenir le premier président noir d’Afrique du Sud, le 27 avril 1994, c’est une blessure dont on n’a pas encore fini de mesurer l’ampleur.
Notons toutefois que le TPIR (1995-2015) fut le premier tribunal international à rendre des jugements contre des personnes présumées responsables de génocide, sur le fondement des conventions de 1948 et 1949. Il est également le premier tribunal international à définir le viol en droit pénal international et le reconnaître comme un moyen de perpétrer le génocide. Il rendit également une décision historique dans « l’affaire des médias », en étant la première juridiction internationale à déclarer coupables les membres des médias ayant diffusé des programmes destinés à inciter le public à commettre des actes de génocide.
Comment en 2020, 26 ans plus tard, les cérémonies de commémoration, au Rwanda et dans le monde, se sont-elles déroulées dans le contexte particulier de la pandémie mondiale liée au Covid-19 ?
Marcel Kabanda souligne que les circonstances exceptionnelles et le confinement marquèrent cette année l’ensemble des commémorations d’avril, mois des génocides. Le 7 avril, date de commémoration du génocide des Tutsi ; le 21 avril, la Journée du souvenir de la Shoah, la destruction des juifs d’Europe par les nazis ; le 24 avril, date de la commémoration du génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman. Pas de rassemblement. Pas de possibilité de se recueillir ensemble. Pas de manifestation publique. Pour autant, les gens se sont souvenus ensemble, en ayant notamment recours aux médias, aux réseaux sociaux, grâce auxquels ils ont pu réaffirmer les liens de fraternité et de solidarité les unissant.
Beata Umubyeyi Mairesse dit l’effet de sidération produit dans un premier temps par la prise de conscience que, cette année, il n’y aura pas de possibilité de se réunir, de se souvenir ensemble, de se soutenir les uns les autres. Et puis, chacun comprit que cela n’empêchera pas le recueillement. Plus intime. Dans le repli de sa conscience, s’efforcer de penser aux victimes non pas comme un tout, mais à chacune d’entre elles en tant que personne. De fait, il y a dans tout recueillement cette part intime et cette part collective qui coexistent. On ne se souvient pas qu’une fois par an, on survit, on vit, chaque jour, avec et malgré le souvenir.
S’agissant du contexte historique, Marcel Kabanda rappelle que le génocide a débuté au lendemain de l’attentat du 6 avril 1994 à Kigali qui tue dans la soirée le président rwandais Juvénal Habyarimana ainsi que son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira. Celui dont l’avion est abattu par un tir de missile appartient au noyau dur de l’État rwandais refusant de réintégrer les réfugiés Tutsi, bloqués aux frontières du pays, et d’appliquer tous les termes des accords d’Arusha, conclus pour mettre fin à la guerre de 1990-1993. Le génocide s’achève le 17 juillet 1994, après l’entrée dans la capitale des troupes du Front patriotique rwandais (FPR) et la constitution d’un gouvernement issu des accords d’Arusha et dominé par le FPR.
Un génocide ne survient pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein où personne n’aurait vu passer un seul nuage. Hutu et Tutsi partageant la même langue, le kinyarwanda, la même religion, la même culture, il faut chercher l’origine d’une fracture entre les uns et les autres, dans la construction d’une idéologie opposant de supposés vrais Africains à de supposés faux Africains, par une anthropologie africaniste de la fin du 19ème siècle en Europe, et dans la logique de la politique coloniale en Afrique. L’élaboration d’un schéma racialisant les trois principaux groupes sociaux du pays (Hutu, Tutsi, Twa), durant deux siècles, et bien en amont de la crise des années 1990, n’est pas sans incidence sur la possibilité de transformer l’histoire d’une haine programmée en projet génocidaire. À cela s’ajoutera le soutien de l’État rwandais, de 1990 à 1994, aux réseaux des médias extrémistes (dont la tristement célèbre Radio-Télévision libre des mille collines) faisant l’apologie de la haine et de l’intégrisme ethnique, dénonçant les Tutsi comme un péril et les qualifiant de « cancrelats », de « serpents », de « vermines », dans un processus de déshumanisation. Jouent un rôle moteur dans l’exécution du génocide sur le territoire rwandais, non pas tant les Forces armées rwandaises (FAR) que les milices Interahamwe créées en 1992 par le parti du président Habyarimana. Elles se déploient dans chaque région pour encadrer la population civile, contrainte d’aller « travailler », c’est-à-dire de tuer ses voisins, à l’aide des machettes, des houes et des gourdins cloutés, les « outils de travail » ayant pu faire auparavant l’objet d’acheminement, si besoin, et de distributions locales.
Beata Umubyeyi Mairesse se souvient de cette période qui suivit la conclusion des accords d’Arusha et l’instauration du multipartisme. Malgré la peur, il y avait aussi l’espoir, en particulier dans la région de Butare, qui semblait résister à la fanatisation des esprits contre les Tutsi. La crainte que se reproduisent les massacres de 1959 et du début des années 1960, étaient tempérées par la perspective d’un retour à la paix, avec un accord politique pouvant mettre fin à la guerre et à l’insécurité. Dans Ejo, son premier recueil de nouvelles, elle raconte l’avant et l’après. Avant et après le génocide, à travers des voix de femmes. En écrivant des nouvelles, des poèmes, un roman, elle a choisi de ne pas témoigner, du moins directement, sur elle et son histoire personnelle. Mais, de réunir par le biais de la fiction romanesque, ceux qui ont besoin d’être dérangés, qui bien souvent ne veulent ni voir ni entendre, et ceux qui ont besoin de réconfort, car dans la littérature, les vivants, les survivants et les morts peuvent se côtoyer, mais les discours de haine et la déshumanisation de l’autre sont hors-champ.
Instituée en avril 2019, la commission Rwanda a pour mission d’étudier les archives diplomatiques, militaires et présidentielles de la France concernant la période allant de 1990 à 1994.
L’enjeu est de faire toute la lumière sur la politique française au Rwanda durant cette période. De quelle nature fut le soutien de la France à l’armée rwandaise et à ses forces de sécurité ? La France est-elle impliquée directement ou indirectement dans le génocide des Tutsi ? Le rapport de la commission, prévu pour avril 2021, est très attendu. Dans un souci de vérité que tout État démocratique doit à ses citoyens.
À l’oreille :
Bonhomme (nom d’artiste de Jean de Dieu Rwamihare) – Twibuke Imfura z’Itumba na Cyarwa (« Souvenons-nous des innocents de Tumba et de Cyarwa »). Une chanson composée dans la région du sud du Rwanda (Butare), à l’occasion de la 26ème commémoration du génocide des Tutsi. Depuis quelques années, des chansons sont ainsi composées localement rappelant la vie des victimes et citant parfois leurs noms (Extrait).
Grace Mukankusi – Mfite ibinga. La chanteuse évoque la mort de sa mère et le message d’humanité qu’elle lui demande de transmettre au monde si elle survit (Extrait).
Grace Mukankusi – Icyizere. La chanson est un message d’espérance et de foi en la vie
Pour aller plus loin :
Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Racisme et génocide, l’idéologie hamitique, Belin, 2016.
Ouvrage collectif sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Rwanda, les médias du génocide, Karthala, 2002. Avec une contribution de Marcel Kabanda.
Beata Umubyeyi Mairesse, Ejo, recueil de nouvelles, éditions La Cheminante, 2015. Prix François Augiéras, 2016.
Beata Umubyeyi Mairesse, Lézardes, recueil de nouvelles, éditions La Cheminante, 2017. Prix de l’Estuaire- Prix du Livre Ailleurs, 2017.
Beata Umubyeyi Mairesse, Après le progrès, 45 poèmes en prose, éditions La Cheminante, 2019.
Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants réunis, Autrement, 2019. Le livre fut nominé pour plusieurs prix littéraires (Prix Wepler, Prix André Malraux, Prix Jean Giono, Prix du premier roman de la SGDL).
ET
Jean Hatzfeld, Récits des marais rwandais, Seuil, 2014. Cet ouvrage regroupe en un volume les trois livres que l’auteur a consacrés au génocide des Tutsi perpétré au Rwanda. Le premier des livres de ce triptyque, Dans le nu de la vie, paru en 2000, s’intéresse aux rescapés tutsi ; le deuxième, Une saison de machettes, paru en 2003, s’intéresse aux tueurs hutu, et le troisième, La stratégie des antilopes, paru en 2007, raconte le vertigineux voisinage, aujourd’hui, des uns et des autres revenus sur leurs collines. Ces trois livres sont issus de nombreux séjours de l’auteur, effectués au cours d’une dizaine d’années, dans une seule et même bourgade, Nyamata, et ses hameaux bordés de marais et de forêts, lieux des massacres.
Radio Cause commune, Le monde en questions, émission n°3, Avril, mois des génocides, avec Yves Ternon.