Fiche du document numéro 26338

Num
26338
Date
Dimanche 12 avril 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
322078
Pages
23
Urlorg
Titre
4- RDC/Rwanda : dans leurs bagages, l’idéologie du génocide
Sous titre
26 ans après le génocide des Tutsi, 10 ans après le rapport « Mapping », les nouveaux visages du négationnisme et de la haine. Afrikarabia publie aujourd’hui le quatrième d’une série d’articles sur les enjeux politiques actuels de la paix dans l’Afrique des Grands Lacs. L’aspiration des peuples à la bonne gouvernance, à la liberté et à la prospérité, reste obérée par les calculs subalternes de politiciens prêts plonger leurs pays dans le chaos pour s’emparer du pouvoir.
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Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
Camp de réfugiés rwandais à Goma © DR

En juillet 1994, poussant devant eux en otage le « Peuple hutu », les théoriciens et les activistes du génocide des Tutsi du Rwanda ont décidé de reformater leur idéologie, pour la rendre plus présentable, tout en conservant le même Storytelling. Il fallait faire oublier aux Occidentaux les émissions haineuses de la RTLM, les caricatures pornographiques et les articles fielleux des journaux extrémistes, tel Kangura. De 1994 à 1996, avant la destruction des anciennes Forces armées Rwandaises (FAR) par l’Armée Patriotique et le retour forcé de la masse des réfugiés, les extrémistes ont réussi à poser les bases d’un discours négationniste supposé politiquement acceptable par l’Occident. Ce « coaching idéologique » encouragé par l’Internationale démocrate chrétienne a aussi donné l’occasion aux principaux « génocidaires » de se préparer à affronter la justice internationale.

Le million et plus de Hutu imprégné de propagande raciste, forcé manu militari à quitter le Rwanda pour se réfugier au Zaïre, connut dès le mois de juillet 1994 une forme d’autopunition collective : l’angoisse de l’avenir, l’épidémie de choléra, la faim, des conditions de vie terribles où même la pudeur – une valeur si importante au Rwanda – n’avait plus cours. « Ils faisaient leurs besoins dans des trous à ciel ouvert […]. Je revois encore ces jeunes filles et ces vieilles mamans obligées de faire leurs besoins en public, en essayant de se cacher le visage, à défaut de cacher leur nudité », raconte Marie-Béatrice Umutesi, une réfugiée qui exprime en termes crus cette détresse, l’humiliation, la peur, et aussi la haine des Tutsi qui continuait à cimenter cette communauté imprégnée de propagande. « Vu le climat de suspicion qui régnait dans les camps à ce moment-là, certains habitants du quartier ne voulaient pas pour voisine une femme qu’ils ne connaissaient pas et qui, de surcroît s’appelait Umutesi, un nom habituellement porté par les Tutsi. Ils soudoyèrent des jeunes gens du quartier qui profitèrent de la nuit pour détruire le « blindé » [surnom ironique donné à une bâche de plastique posée sur une armature de branchages]. » [1]

La détresse, l’humiliation, la peur et aussi la haine des Tutsi



De tous les récits racontant la vie dans les camps au Zaïre, puis la fuite lors de la « Première guerre du Congo », celui de Marie-Béatrice Umutesi est peut-être le plus caractéristique d’une petite bourgeoisie hutu occidentalisée, familière des ONG, suiviste – dans tous les sens du terme – soucieuse de dissimuler ses membres compromis dans le génocide, et qui tentait de tirer son épingle du jeu. Dans l’enfer des camps au Zaïre, la plupart ne cherchaient qu’à sauver leur peau, quelques-uns se projetaient déjà en Europe, et une minorité agissante se voyait reconquérir le Rwanda pour parachever ce qu’elle appelait « le travail », c’est-à-dire l’extermination définitive de la « race » tutsi.
La vie quotidienne était moins désagréable pour les militaires de l’ancienne armée, qui prélevaient une large part de l’aide internationale. Bien que défaites, les Forces armées rwandaises ne baissaient pas les bras. Les officiers avaient réussi à rassembler leurs hommes dans quelques grands camps entre Bukavu, Goma et Mugunga où ils cachèrent leurs armes et commencèrent à reconstituer leurs stocks de munitions.

« Le nombre de Hutu civils tués par l’armée du FPR dépasse de loin les Tutsi »



L’encadrement militaire ne s’estimait pas responsable de la défaite. La faute en incombait selon lui aux politiciens, qui n’avaient pas su galvaniser les civils par une meilleure formation idéologique, ni pourvoir aux fournitures de l’armée. Quand à la masse des civils hutu, condamnée à se débrouiller et à subir le joug des militaires, elle haïssait ces derniers, notamment les officiers, pour avoir protégé puis emmené leurs femmes tutsi au Zaïre. Il restait un certain nombre de Tutsi noyé dans la cohue des réfugiés. S’ils étaient identifiés, c’était presque à coup sûr le lynchage, y compris sous le regard horrifié des humanitaires occidentaux.

A Goma, le 2 août 1994, à l’ombre de l’opération Turquoise, vingt-neuf prêtres rwandais adressèrent au pape Jean Paul II une lettre de six pages qui restera célèbre comme un monument d’exaltation négationniste. [2] Marqueur habituel du déni, on n’y trouve pas une seule fois l’expression « génocide des Tutsi », mais la référence à des « troubles ethniques », désormais sempiternelle : « Tout le monde le sait, – sauf qui ne veut pas le voir ou comprendre -, les massacres qui ont eu lieu au Rwanda sont le résultat de la provocation et du harcèlement du Peuple rwandais[3] par le FPR. Parler de génocide en insinuant que ce sont les seuls HUTU qui ont tué les TUTSI, c’est méconnaître que Hutu et Tutsi ont été tous les bourreaux les uns des autres. Nous osons même affirmer que le nombre de hutu civils tués par l’armée du FPR dépasse de loin les Tutsi victimes des troubles ethniques. »

Pas une seule fois l’expression « génocide des Tutsi »



Conformément à la logomachie négationniste qui s’ébauche alors, la théorie du complot permet de faire passer les bourreaux pour des victimes. Ainsi pour ces prêtres, « tout se passe comme s’il s’agissait d’un complot international bien calculé. »

Analysant la propagande du génocide, l’historien Jean-Pierre Chrétien est frappé que « l’argumentaire négationniste [soit] développé jusque sous la plume de prêtres rwandais : la violence « interethnique » aurait été à la fois naturelle et justifiée par « le courroux » du « peuple majoritaire » ». Dans son ouvrage rédigé en 1996, l’historien observait aussi que « jusqu’à ce jour les responsables, réfugiés au Zaïre ou ailleurs, n’ont pas exprimé le moindre regret. Ils préparent plutôt une revanche. » [4]

Cette revanche, le général Augustin Bizimungu, chef d’Etat-major des FAR, la conçoit déjà. Il convoque un séminaire de travail à Goma du 2 au 8 septembre 1994. Vingt-huit officiers supérieurs du haut commandement s’y présentent. Malgré ses états de service, le colonel Théoneste Bagosora, jugé compromettant, n’est pas invité[5], pas davantage des représentants du « gouvernement en exil » – ni même le ministre de la Défense – signe de premières tensions au sein de la diaspora négationniste. [6]

Le colonel Bagosora trop compromis



Résultat : un rapport « très secret » de 47 pages[7] qui appelle à « un examen de conscience […] pour que les enseignements tirés nous servent de base dans nos actions futures. »

Alors que les FAR manquent d’à peu près tout, c’est la formation idéologique qui figure en tête du rapport : « La formation politique et idéologique de nos militaires dans les Camps des réfugiés doit être intensifiée […] ensuite [il faut] nous proposer des stratégies tendant à trouver une solution, soit politique soit militaire, au problème Rwandais avec l’objectif de retour dans notre Pays. Pour cela, il faudra mettre sur pied une organisation politico-militaire. »

Cette mobilisation idéologique permettrait d’éviter « une rentrée désordonnée, inconditionnelle et désespérée » des réfugiés au Rwanda, en raison de sa phobie des Tutsi, malgré ses conditions misérables d’existence dans les camps.

« Créer des groupes de réflexion sur le patriotisme »



Une sévère répression s’abat déjà sur ceux qui cherchent à retourner au Rwanda. Le colonel Ephrem Rwabalinda, chef d’Etat-major adjoint, est abattu d’une balle dans la tête avant d’atteindre la frontière. Les réfugiés de base sont « seulement » sévèrement battus. Mais rien ne vaut la mobilisation idéologique pour prévenir un mouvement massif de cette population-otage. Le rapport « très secret » édicte que « les responsables militaires doivent demander aux intellectuels rwandais d’aider les autorités politico-administratives à la sensibilisation et l’encadrement des réfugies. Ensuite, leur demander de prendre des initiatives pour créer des groupes de réflexion sur le patriotisme et le retour au Pays. »

C’est peu dire que, malgré l’émotion mondiale provoquée par les images de l’épidémie de choléra à Goma, les exilés et leurs encadrants n’ont pas bonne presse en Occident. L’Etat-major presse les intellectuels rwandais de noyauter les ONG qui s’activent au chevet des réfugiés, et aussi leurs organisations-mères en Occident : « Leur demander d’approcher les organismes étrangers pour leur faire comprendre notre cause et leur demander des aides pour la population. Approcher les intellectuels et leur dire la vérité sur le problème rwandais. Les intellectuels rwandais devraient postuler pour des emplois dans le cadre international pour approcher les étrangers. »

Noyauter les organisations occidentales



De la même façon « les aumôniers […] devraient approcher les religieux sensibles à notre cause pour échange d’Info et leur demander de plaider auprès des Communautés religieuses afin de venir en aide aux réfugiés rwandais. »
Au Kenya et en Tanzanie où se trouvent des centaines de milliers de réfugiés mais où les FAR ne sont pas présentes, le rapport stipule : « Il faut organiser la population rwandaise refugiée là-bas pour essayer d’infiltrer l’appareil politico-administratif de ce pays. Il faut chercher les voies et moyens pour former nos gens en anglais et en swahili pour infiltrer ces milieux. »

« Former nos gens pour infiltrer ces milieux. »



Un mois après la « Lettre au Souverain pontife », exaltée, haineuse et confuse rédigée par vingt-neuf prêtres rwandais, le « document secret » des FAR démontre le sang-froid et l’habileté de ces vingt-neuf officiers supérieurs. Un quart de siècle plus tard, on ne peut qu’être impressionné par la clarté et la précision de leur stratégie de désinformation, d’autant qu’on en mesurera l’efficacité jusqu’aujourd’hui.

Leur objectif est partagé par des civils rôdés à la manipulation d’Occidentaux naïfs. Des Rwandais crédibles car ils ne semblent pas diffuser l’idéologie du génocide. Dans son livre-témoignage, Marie-Béatrice Umutesi éclaire sur les moyens d’apitoyer les ONG occidentales : « Après la création des camps, nous avons commencé à concevoir et à diffuser, via nos partenaires, une publication régulière « La lettre d’information » sous le logo du collectif des ONG rwandaises. Nous avons informé sur les camps, présentés par les médias internationaux comme des repaires de génocidaires, où les anciens dignitaires prenaient en otage les autres réfugiés et les empêchaient de rentrer au Rwanda. Nous avons montré une autre image des camps […]. » [8]

Montrer « une autre image des camps »



L’idée que le « Peuple hutu » a été victime d’une sorte de conspiration des médias occidentaux est un thème récurrent dans la diaspora intellectuelle. Mathieu Ngirumpatse, président du MRND en exil, y reviendra à plusieurs reprises dans un long texte où il présente les Hutu dans leur ensemble comme des victimes de l’Occident. Une affirmation paradoxale au moment où les camps de réfugiés au Zaïre bénéficient d’aides humanitaires internationales massives, mais l’idéologie n’est-elle pas l’art de magiciens du verbe capables de transmuter l’or en plomb ?

« Avant, pendant et après la guerre, les média hormis quelques rares exceptions, ont présenté les événements du Rwanda à leur façon. Ils n’ont écouté et donné la parole qu’à ceux qui allaient dans leur logique. Seule la voix du FPR et de ses parrains s’est fait entendre et elle n’a pas toujours reflété la réalité, ni dit la vérité, ou du moins, toute la vérité. […] Le peuple rwandais a été victime de la dictature médiatique. » [9]

Dénonciation des médias internationaux



La dénonciation des médias internationaux était déjà une constante de la presse extrémiste d’avant génocide, particulièrement de la RTLM[10]. Pour Mathieu Ngirumpatse, « Au Rwanda une guerre meurtrière a été provoquée, financée et soutenue pour des raisons idéologiques, économiques, géopolitiques et stratégiques. Pour convaincre le monde, les promoteurs de la guerre lancent à travers les médias et les organisations internationales une série d’accusations mensongères. »

Agir sur les médias



Les hauts-gradés rwandais sont conscients de l’indignation de l’opinion publique internationale, de semaine en semaine mieux informée du génocide des Tutsi rwandais et des conditions souvent atroces de sa perpétration. La propagande sera donc indirecte. La commission militaire « propose d’approcher les hommes d’affaires pour l’exploitation des moyens média à notre disposition. Le Comité de préparation de ce dossier devrait être composé de personnes nouvelles, peu connues dans les dossiers antérieurs, non brûlées au niveau de la Communauté Internationale, d’une maturité permettant de prendre une position réfléchie et sage dans une situation aussi délicate. »

Le Comité militaire incite à la création par des civils d’un Comité analogue pour engager des négociations avec le FPR sur le retour au pays dans le cadre d’une sorte d’amnistie générale : « Il nous faut SANS délais de nouvelles figures, NON souillées, crédibles aux yeux de l’extérieur et auprès de la population. Nos amis pourraient être contactés pour pointer du doigt les personnalités qu’ils souhaiteraient avoir comme interlocuteurs et parmi lesquelles on choisirait la nouvelle classe dirigeante. » Une petite révolution en perspective, mais sans tapage…

« On choisirait la nouvelle classe dirigeante »



Cet appel des militaires rwandais à renouveler un personnel politique, définitivement discrédité pour son rôle dans le génocide, trouva immédiatement un écho dans la société civile. Confortablement installés dans des hôtels de Nairobi, le « Gouvernement en exil » et le président Théodore Sindikubwabo étaient devenus des pestiférés. A Bruxelles, l’Internationale démocrate chrétienne était frustrée d’avoir perdu la main au Rwanda. Elle poussa la candidature de François Nzabahimana, un ancien ministre non compromis dans le gouvernement intérimaire, ex- directeur de l’Union des banques populaires du Rwanda. Il prit la tête d’un « Comité Rwandais d’action pour la Démocratie » (CRAD) chargé de créer une direction politique civile des réfugiés.
François Nzabahimana visita les camps, accompagné de quelques députés et sénateurs belges pour asseoir sa légitimité. Il fit adopter à Bukavu le 25 octobre 1994 une « Charte de retour rapide et pacifique des Réfugiés rwandais » qui n ’était qu’un court catalogue de bonnes intentions. Le CRAD végéta plusieurs mois avant de trouver sa véritable dimension politique. Le RDR, « Rassemblement pour le Retour des Réfugiés et la Démocratie au Rwanda » naîtra officiellement le 3 avril 1995 à Mugunga au Nord-Kivu, dans une grande villa située au cœur du principal camp des ex-FAR.

Solide comité d’accueil pour les experts de l’ONU dans l’espoir d’une « amnistie générale »



L’état-major était impatient d’appliquer la stratégie élaborée à Goma à la fin de l’été 1994. La première opportunité survint début septembre 1995 avec la venue d’une mission spéciale d’un groupe d’experts des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR). Mme Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés, viendrait en personne. Le rapport de ces experts devait aborder le problème du retour des réfugiés. Il était donc capital. Le Comité militaire et le Comité civil des réfugiés préparèrent un solide comité d’accueil, chargé de présenter pas moins de quatre mémorandum. [11]

Dans un document intitulé « Rwanda, rapatriement volontaire des réfugiés » signé à Bukavu le 9 septembre 1995, le RDR se présentait comme « l’émanation de la Société Civile Rwandaise en exil ». Le RDR demandait « un retour rapide, volontaire et dans le respect de la dignité de la personne humaine ». On n’y parlait pas du génocide des Tutsi du Rwanda, mais plutôt des militaires et autres autorités du FPR qui « sèment l’insécurité et la terreur dans la population ».

Le « Mémorandum présenté par les églises protestantes du Rwanda installées au Sud-Kivu » était presque un copié-collé. Pour les pasteurs protestants en exil, « étant donné que les crimes ont été commis des deux côtés, une amnistie générale serait un préalable nécessaire à une réconciliation nationale véritable. » [12] Ces pasteurs se gardaient bien d’écrire le mot si chargé de sang, de sens et de honte : « Génocide ».

« Génocide », du bout des lèvres…



La « Communauté rwandaise catholique en exil » avait été à peine mieux avisée pour la rédaction de son Mémorandum : on y trouvait le mot « génocide », sans autre précision. La communauté se disait plutôt « traumatisée par les atrocités perpétrées par le régime en place au Rwanda » [13] quelle énumérait : « Formes de tortures propres au F.P.R. d’une cruauté légendaire (agafuni, akandoya, pendaison, crevaison (sic) des yeux, mutilations, enterrement vivant, etc.). Enfin la « Société Civile Rwandaise en exil au Sud Kivu » y ajoutait sa touche sur « les massacres de populations innocentes et les exécutions sommaires […] les persécutions et harcèlements des personnes de l’ethnie hutu. »
Les auteurs de ces différents textes entendaient démontrer à Mme Sadako Ogata qu’ils ne céderaient rien. Ils forceraient Kigali à un accord politique passant par une amnistie générale. On ne parlerait plus de génocide. Ne tenaient-ils pas sous leur coupe un tiers de la population rwandaise dans d’immenses camps, solidement encadrés et de mieux en mieux ravitaillés et équipés par la communauté internationale ?

Le RDR, marionnette des FAR



C’est au cours d’une longue discussion qui porte pour seul titre « Réunion du 29 mars au 3 avril 1995 », que le haut commandement des ex-Far[14] avait relancé l’aggiornamento politique car « les militaires sont motivés pour affronter le FPR mais il faut au préalable une organisation politique capable de galvaniser les moyens et assurer la cohésion de la population pour une action commune ». Ce nouveau relais politique est, indiquent les militaires, réclamé par « nos interlocuteurs européens [qui] ont tous recommandé une organisation politique crédible représentant les réfugiés […] pour rompre l’isolement diplomatique. » L’Internationale démocrate chrétienne (IDC) belge et ses réseaux avaient visiblement l’oreille de l’ex-armée rwandaise, cependant des militaires occidentaux ont peut-être aussi joué un rôle de conseillers…
C’est bien en avril 1995 qu’est né le RDR, un accouchement raconté par les militaires : « Compte tenu des buts à atteindre, les participants ont retenu après une longue discussion le nom suivant : « Rassemblement pour le retour et la Démocratie au Rwanda, en abrégé RDR », qui devra notamment « contribuer à faire connaître la vérité sur le drame du peuple rwandais ». Le RDR sera dirigé par un Comité de coordination composé notamment de quatre membres du Conseil de commandement des FAR, à savoir le commandant, le commandant en second et les deux commandants de division » mais « pour des raisons stratégiques il n’apparaîtra pas. » [15]

La main de l’Internationale démocrate chrétienne



Ce scénario a été confirmé par Matthieu Ngirumpatse qui en ressentait une certaine amertume : « Finalement, comme d’habitude, ce fut les gens résidant en Europe qui eurent le dessus. En effet des amis de la démocratie chrétienne belge aidèrent Monsieur François Nzabahimana à s’imposer. L’idée était de mettre en place une équipe non compromise sur le plan international qui pouvait se déplacer à sa guise et utiliser les média étrangers. Les réfugiés et les militaires soutinrent l’idée et le Rassemblement pour le Retour de la Démocratie au Rwanda (R.D.R.), naquit en réalité dans un large consensus. Comme le Gouvernement intérimaire faisait toujours obstruction, les militaires lui exprimèrent leur exigence d’une équipe nouvelle. Je fus obligé de m’investir dans une mission de conciliation en vue d ‘éviter les éclats nuisibles à la cause des réfugiés. » [16]

Officiellement, le RDR sera représenté par une brochette de personnalités résidant pour la plupart en Belgique ou aux Pays-Bas et susceptibles de porter la « bonne parole » auprès d’Européens politiciens et syndicalistes influents, dispensateurs de subsides. François Nzahimana le présidera durant deux ans[17], avec Claver Kanyarushoki, vice-président chargé des relations extérieures[18], Aloys Ngendahimana[19], vice-président chargé des Affaires sociales, etc., [20] et dix conseillers. Au premier rang desquels Jean-Marie-Vianney Ndagijimana, ancien ambassadeur du Rwanda à Paris, éphémère ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement d’après-génocide et plus tard chouchou de l’association France Turquoise. Mais tout ceci devait rester secret : « Les FAR, bien qu’ayant participé activement à la naissance du RDR ne doivent pas pour des raisons stratégiques signer la déclaration de création […]. » Les FAR « seront « la branche armée du RDR », représentées dans le comité de Coordination ».

La création d’un Tribunal international pour le Rwanda



Ces problèmes d’organisation réglés, le Comité des FAR et son satellite le RDR devaient s’atteler au contenu de la propagande destinée au resserrement des liens entre réfugiés en vue de la reconquête du Rwanda, et au retournement d’opinion de la communauté internationale. Plus question d’afficher les messages d’un racisme primaire tels « Les Dix commandements du Muhutu » ou la description de prétendus caractères somatiques liés à la « race », tels la « foncière naïveté » du Hutu et la « duplicité » du Tutsi. Nier abruptement le génocide des Tutsi du Rwanda se révélait tout aussi contre-productif – et même ridicule.
Par une résolution adoptée le 8 novembre 1994, le Conseil de sécurité des Nations-unies avait institué « un tribunal international chargé uniquement de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du Droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. » [21] A l’automne 1995, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) installait ses équipes de magistrats (à Arusha) et d’enquêteurs (à Kigali), devenant une menace tangible pour les « génocidaires ».

« Pas de preuve de préparation du génocide »



Ceux qui rédigent le compte-rendu de la « Réunion du 29 mars au 3 avril 1995 » marquant la création du RDR sont bien conscients de la menace judiciaire. Un petit paragraphe est consacré au « dossier génocide ». Il est expliqué que « on ne peut plus demander à l’ONU de revenir sur la résolution mais plutôt plaider non coupable. Il n’y a pas de preuve de préparation du génocide du côté du peuple rwandais et de ses responsables. Il est vrai que les massacres ont eu lieu et le FPR doit être tenu responsable au premier chef de la tragédie survenue au Rwanda. »

Les cadres fraîchement en exil n’ont rien appris ni rien oublié de l’idéologie et de la propagande aux origines de la tragédie. Dans son mémorandum[22], le RDR répète l’histoire du pays en termes d’antagonismes ethniques : « Le Rwanda, initialement organisé en principautés hutu, fut conquis par les Tutsi qui réduirent (sic) la population Hutu au rang de serfs pendant quatre siècles. C’est grâce à la révolution sociale de 1959 et par le coup d’Etat de Gitarama du 28/1/1961 que le pouvoir féodo-monarchique fut renversé et même aboli […]. L’assassinat en date du 6 avril 1994 des deux Présidents hutu du Rwanda et du Burundi et leur suite dans le ciel de l’aéroport de Kanombe [fut] suivi immédiatement des affrontements inter-ethniques meurtriers et des massacres de centaines de milliers de personnes innocentes dans les deux camps antagonistes. »

Le Rwanda, rien qu’une histoire d’antagonismes ethniques ?



Le mot « Mémorandum » est alors à la mode dans l’Est du Zaïre. « Mémorandum au comité de coordination et au comité exécutif » est le titre d’un long document de travail. Il a été mis au point « une année après la naissance du RDR » (donc vers mars 1996) et il aurait dû rester confidentiel, chacun des participants étant invité à le restituer à la fin de la réunion de travail. [23] Ce document est rédigé quelque temps avant la prise des camps par l’Armée patriotique rwandaise (APR), alors que les ex-FAR, rééquipées par Paris, comptent déjà les semaines avant leur grande offensive. Il s’agit de « raccourcir les malheurs des réfugiés et les faire rentrer dans les meilleurs délais ». Les idéologues du RDR y reconnaissent des difficultés à se constituer et à finaliser ce document en raison de « l’obstructionnisme (sic) des forces conservatrices », c’est à dire du « Gouvernement en exil » qui s’efforce de survivre politiquement à Nairobi. Le RDR travaillera avec deux autres groupements de réfugiés qui lui font concurrence, « Rwanda pour tous » et les Forces de résistance de la démocratie (FRD). Il se donne pour tâche de marginaliser le régionalisme, qui n’a pas tardé à fracturer les organisations de réfugiés, et de reléguer au second plan des leaders éclaboussés par le génocide. Rien de plus que le programme assigné par le Comité des ex-FAR.

Une propagande nourrie d’éléments de langage plus réalistes



Une nouvelle propagande est élaborée, prenant en compte les événements survenus depuis septembre 1994 qui nécessitent des éléments de langage plus réalistes. D’abord pour « définir la position commune sur les questions sensibles comme le génocide, les milices, l’escadron de la mort, l’implication des FAR, particulièrement la Garde présidentielle, dans les massacres […]. Et « élaborer les approches appropriées des organes de presse et des personnalités influentes dans la presse internationale (les faiseurs d’opinion) [pour] « présenter une image vendable à l’extérieur et crédible parmi les réfugiés. »
Dans les deux années qui ont suivi le génocide, le scénario de l’assassinat du président Habyarimana n’était toujours pas clair pour ces leaders des réfugiés. Ainsi Matthieu Ngirumpatse reconnaît dans son document de l’été 1996 que « au stade actuel et compte tenu du manque de moyens de recherche, je ne peux prétendre désigner l’auteur de l’attentat contre les Présidents NTARYAMIRA du BURUNDI et HABYARIMANA du Rwanda. Par contre, on peut connaître à qui profitait le crime et qui a fourni au FPR les moyens décisifs pour s’emparer du pouvoir. » [24] Une incertitude étonnante au regard de la suite : les négationnistes affirmeront que la responsabilité du FPR dans l’attentat n’est plus à démontrer.

L’attentat du 6 avril 1994, encore jugé mystérieux



Pour le moment, la Commission affaires juridiques du RDR se voit assigner pour tâche de « rassembler les éléments utiles pour la mise en accusation des responsables de l’assassinat du Président Habyarimana Juvénal ». Elle devra aussi « collecter les informations pour la mise en accusation des membres du FPR qui ont commis des massacres des innocents, des crimes contre l’humanité et des violations graves des droits de la personne ». Il n’est donc pas encore d’actualité de parler de « double génocide ». La stratégie militaire de reconquête du Rwanda est l’objectif ultime : « Rechercher les renseignements à l’intérieur et à l’extérieur ; former les intervenants pour les opérations spéciales ; […] déstabiliser et saboter l’économie de l’ennemi ; provoquer la subversion à l’intérieur […] conquérir du terrain à l’intérieur […]. Le problème principal de ces interventions est la restructuration des FAR pour les adapter aux nouvelles conditions de l’armée de libération. »

Pas encore question de « double génocide »



Tous les cadres réfugiés à l’étranger ne sont pas d’accord sur la propagande nouvelle, même si la base idéologique fait consensus. Notamment les principaux intellectuels et officiers qui se retrouvent à Yaoundé pour créer la « Section Cameroun du RDR ». En juin 1996, ils cosignent un document d’une quarantaine de pages intitulé « Le Conseil de Sécurité de l’ONU induit en erreur sur le prétendu « génocide tutsi » au Rwanda ». La plupart d’entre eux sont des enragés qui se savent déjà visés par des mandats d’arrêt internationaux. Aucun des officiers supérieurs ayant participé un an plus tôt à la création du RDR ne figure parmi les signataires de ce nouveau document, aux antipodes du précédent. Une preuve que la création du Rassemblement pour le retour des réfugiés n’a pas apaisé le clivage entre radicaux et modérés (ce dernier qualificatif étant à relativiser).

« L’utilisation du mot « génocide » procède d’une campagne médiatique »



Au Cameroun, c’est un groupe d’adversaires de tout compromis qui s’affiche autour du colonel Bagosora, considéré comme l’architecte du génocide. Il s’est installé à Yaoundé depuis juillet 1995 avec son demi-frère Pasteur Musabe et y a attiré sa petite cour : Michel Bakuzakundi, [25] Jean-Bosco Barayagwiza, [26] Télesphore Bizimungu, [27] Jean-Baptiste Butera, [28] Félicien Muberuka, [29] Ferdinand Nahimana, Anatole Nsengiyumva, André Ntagerura, Augustin Ruzindana et Laurent Semanza. A peu près tous ces hommes représentent un noyau de « durs » qui pourrait résumer l’état-major secret du génocide des Tutsi : des fondateurs, des dirigeants et des actionnaires de la RTLM, des membres allégués du comité militaire secret AMASASU, des officiers sans pitié, sanguinaires. On est aux antipodes du « gentil » François Nzabahimana, le président présentable du RDR. La plupart de ces hommes feront figure d’accusés dans des procès retentissants au Tribunal pénal international pour le Rwanda. En 1996, leur texte ne fait pas dans la nuance : « L’utilisation du mot « génocide » procède d’une campagne médiatique savamment conçue par le FPR et ses alliés ». Et ils enfoncent le clou : « Le « génocide Tutsi » au Rwanda était un alibi ou une carte utilisée pour la conquête finale du pouvoir, cautionnée par la Communauté Internationale ». Démonter les observations de René Degni Segui, rapporteur spécial du Secrétaire général de l’ONU – à l’origine de la décision de créer le TPIR – est une priorité. Plusieurs thèses décisives dans la structuration de l’idéologie négationnistes sont avancées à cette occasion.

La thèse de la légitime défense



Pour les animateurs de la Section Cameroun du RDR, le génocide des Tutsi du Rwanda s’écrira toujours avec des guillemets. Ils considèrent que les Tutsi sont les seuls artisans de leurs souffrances car « ces massacres ont toujours eu pour origine l’extrémisme, l’arrogance et les provocations meurtrières de quelques membres du groupe ethnique Tutsi [et] dénoncer le danger que constituait le retour des Tutsi au pouvoir par les armes ne doit pas être assimilé à l’incitation à la haine ethnique et à la violence ».

Les « preuves de non-planification des massacres »



Cette dernière remarque vise à innocenter la RTLM de ses appels au massacre et plus encore, d’avoir été – selon ses propres termes – « l’état-major de la guerre des mots ». Les membres de la Section camerounaise du RDR ont sans doute à l’esprit la parution fin 1995 du livre dirigé par l’historien Jean-Pierre Chrétien « Les Médias du génocide » qui documente le rôle de la RTLM dans la préparation de l’extermination des Tutsi et « l’animation » des tueries. [30] Aussi les signataires se préoccupent d’apporter les « preuves de non-planification des massacres », à commencer par « la campagne d’exhortation à la haine ethnique et à la violence sur Radio Rwanda et la RTLM », « la distribution d’armes à la population », « l’existence d’une liste de personnes à exécuter », etc. Et évidemment l’identité de ceux qui ont abattu l’avion du chef de l’Etat, qui a donné le signal du génocide.

« L’inexistence du « génocide tutsi »



« Dès lors qu’il n’est pas encore établi que ce sont les « extrémistes » Hutu qui ont assassiné le Président Habyarimana, comment et pourquoi le Rapporteur Spécial ose-t-il accuser les Hutu d’avoir planifié les massacres qui ont découlé de cet assassinat », écrivent, non sans prudence, le colonel Bagosora et ses co-auteurs.

Pour le colonel Bagosora et son groupe, « les massacres n’avaient pas été programmés […] il y a eu donc des actes criminels au Rwanda sans aucune intention de détruire en tout ou en partie le groupe tutsi. Ce qui est arrivé au Rwanda ne peut être qualifié de « génocide » tutsi » mais plutôt de « massacres interethniques ». Et les auteurs du document ajoutent avec ce qui ressemble à un cynique ricanement : « Le gouvernement de coalition dirigé par Mme Agathe Uwilingiyimana ne pouvait pas concevoir le génocide sans que la communauté internationale ne soit au courant. […] la structure de ce gouvernement était tellement hétéroclite qu’il ne pouvait jamais arriver à un consensus sur un sujet aussi grave que la conception du « génocide » […] C’est cette divergence qui rend impossible la planification des massacres ».

A l’appui de cette assertion, le document présente plusieurs tableaux de la composition du gouvernement et des Forces armées pour conclure que « tous les chefs militaires n’étaient pas du courant républicain [NDLR : fidèles au président Habyarimana]. « C’est pourquoi il y a lieu de penser qui si la planification du « génocide Tutsi » avait eu lieu au niveau des Forces Armées, les officiers favorables au FPR l’auraient su, divulgué et même dénoncé. Or rien n’a été fait en ce sens. »

« La vie des Tutsi ne constituait pas la préoccupation prioritaire du FPR »



Dans son opuscule « La Tragédie rwandaise. L’autre face de l’histoire », Matthieu Ngirumpatse développe l’argumentaire qui renverse la responsabilité des « massacres interethniques » vers le Front patriotique qu’il assimile aux Tutsi : « La vie des Tutsi ne constituait pas la préoccupation prioritaire du FPR. Ils pouvaient tous mourir, si c’était cela le prix du pouvoir. Le FPR pouvait même provoquer la population hutu, la provoquer à commettre des actes hautement maladroits pour consolider devant l’opinion internationale l’accusation de massacres ou de génocide. […] Nous allons montrer que la guerre du Rwanda se situe dans la logique du nouvel ordre colonial. » [31]

Ouvrons une parenthèse



Ce thème de Paul Kagame « sacrifiant les Tutsi » dans une stratégie de guerre dont la priorité était l’anéantissement de la force ennemie reviendra de façon récurrente dans le discours négationniste. Il y occupe une place particulière. En soi, l’argument est absurde. La guerre n’est pas une œuvre philanthropique mais la poursuite par la violence d’un objectif politique qui passe par la destruction ou la reddition de l’ennemi. Le débat revient régulièrement concernant l’attitude des Alliés qui connaissaient à la fois Auschwitz et, depuis 1942, les modalités de la « solution finale du problème juif » par les Nazis. Ils pouvaient bombarder les lignes de chemin de fer menant au camp d’extermination. Concentrés sur la destruction de la machine de guerre de Hitler, ils ne l’ont pas fait. Sous l’apparence d’un débat de tactique militaire, les négationnistes tentent d’introduire leur argumentaire d’inversion de responsabilité. Ce débat provoque une grande souffrance chez les rescapés.
C’est d’ailleurs le but recherché par les négationnistes. Tueurs à la machette éclaboussés de sang ou idéologues aux mains propres et au discours pervers, tous éprouvent la même jubilation à infliger de profondes douleurs à ceux qui sont parvenus à survivre. Toujours plus de souffrances pour la cible, toujours plus de jubilation pour les génocidaires… (Fin de parenthèse).

Une jubilation perverse à faire souffrir les rescapés



Pour répondre aux informations choquantes sur l’extermination des Tutsi dans les églises où ils avaient cru trouver refuge aux premiers jours du génocide, le président du MRND affirme : « L’un des bastions les plus denses et les plus efficaces du FPR est l’Église catholique. Beaucoup de religieuses, religieux et prêtres s’impliqueront profondément dans la guerre. […] Des églises et des couvents deviendront des dépôts d’armes et de munitions. […] Le curé détient seul la clé. Lorsque la guerre s’étendra sur tout le pays, les brigades du FPR, logées et entretenus aux frais de ces traîtres de l’Église catholique entreront en action. Se faufilant parmi les fugitifs qui avaient espéré trouver refuge dans les églises, les combattants du FPR attaquent les forces gouvernementale et opèrent des raids dans la population civile. Ils se replient ensuite dans les églises d’où ils continuent à faire usage de leurs armes. » Fin de parenthèse. [32] On croirait du Judi Rever à livre ouvert.
http://afrikarabia.com/wordpress/genocide-des-tutsi-du-rwanda-le-negationnisme-comme-best-seller/

« Le FPR a planifié le génocide des Hutu »



Dans un document intitulé « Contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais » daté de décembre 1995, ses auteurs se livrent à une longue diatribe négationniste qu’ils résument eux-mêmes dès les premières pages :
« Les FAR accusent le FPR d’avoir commis les faits suivants : […] avoir planifié le génocide des HUTUS dans le but d’éliminer l’élite intellectuelle et politique HUTU, réduire la masse pour établir un équilibre politique HUTU-TUTSI […] d’avoir commis des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des crimes contre la paix, […] d’avoir assassiné les présidents Juvénal HABYARIMANA du Rwanda et Cyprien NTARYAMIRA du Burundi […] d’avoir provoqué la catastrophe d’avril 1994 en déclenchant la guerre, les massacres interethniques et l’exode des populations et de les avoir exposées aux épidémies. […] Les FAR accusent également certains éléments de la MINUAR d’avoir le rôle de complices du FPR […] ».

Un document à la fois brutal et sophistiqué de quelque 130 pages sans compter les annexes. Il comporte un volet qui deviendra central dans le discours négationniste : la prétendue « démonstration » que le Front Patriotique a abattu l’avion présidentiel le soir du 6 avril 1994. On retrouvera cet argumentaire sous la plume de tous les négationnistes, car il constitue la martingale des bourreaux.

La « démonstration » que le Front Patriotique a abattu l’avion présidentiel



Dans un pamphlet titré « Paul Kagame a sacrifié les Tutsi », le politicien négationniste Jean-Marie-Vianney Ndagijimana brassera toutes les rumeurs et les arguments d’autorité pour reporter sur le Front patriotique la responsabilité du génocide des Tutsi : « Tous les rapports dont j’ai eu connaissance mais qui ont été maintenus sous embargo pour ne pas créer une crise majeure avec le régime actuel de Kigali ont abouti à la même conclusion : les présidents Hutu du Rwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, leurs suites et les trois membres d’équipage français de l’avion présidentiel rwandais ont été assassinés sur ordre du général Paul Kagame qui voulait prendre le pouvoir par les armes au lieu de se conformer aux accords de paix d’Arusha que son mouvement avait signés. Cet assassinat provoqua, comme on le sait, un chaos et une colère populaire généralisés à travers le pays. » [33] Comme si l’idéologie et la propagande ayant conduit au génocide étaient une vue de l’esprit…[34] Par ailleurs le TPIR a clairement documenté que le génocide n’était pas un « chaos » ni le fruit d’une « colère populaire ». Mais à quoi sert d’argumenter avec les négationnistes…

Comme le note l’historienne Hélène Dumas, « depuis les camps du Zaïre ou depuis leurs exils africains, les caciques de l’armée en déroute et du gouvernement intérimaire (GIR) ont produit une littérature visant à s’exonérer de toute responsabilité au moment où la justice pénale internationale mettait au point sa stratégie de poursuite. » [35]

Complot international contre le Rwanda, bourreaux déguisés en victimes, victimes responsables de leur propre malheur, « colère populaire spontanée incontrôlable », etc.. Deux ans après leur fuite du Rwanda, les « génocidaires » ont habillé l’idéologie du génocide d’un parement négationniste dans lequel n’auront qu’à piocher tous ceux qui voudront exploiter ce « filon » provocateur, le Français Pierre Péan, le Canadien Robin Philpot, sa consœur Judi Rever, le Camerounais-Italo-Français Auguste-Charles Onana, et bien sûr de nombreux Rwandais de la diaspora. Tout est là. Pierre Péan en 2005 comme Jean-Marie-Vianney Ndagijimana en 2009, n’aura à peu près rien apporté de nouveau.

Peu après la mise au point du nouveau corpus de propagande négationniste commenceront les arrestations des principaux suspects de génocide. Pour leur défense, les « éléments de langage » du discours du déni étaient posés. Avant d’être traduits devant le TPIR, les accusés avaient eu le temps d’apprendre comment les utiliser dans les prétoires.

Prochain article : Une campagne négationniste aux frais de l’ONU

Notes



1 Marie-Béatrice Umutesi, Fuir ou mourir au Zaïre, le récit d’une réfugiée rwandaise, préface de Catherine Newbury, Ed. L’Harmattan, Paris, 2000.

2 Lettre des prêtres des diocèses du Rwanda réfugiés à Goma (Zaire) adressée au très Saint Père, le pape Jean Paul II , 2 août 1994. Accessible sur :
http://francegenocidetutsi.org/LettreJP2Goma2aout1994.pdf

3 Dans cette citation comme celles qui suivent nous respectons l’orthographe du document, y compris l’utilisation de lettres capitales.

4 Jean-Pierre Chrétien, Le Défi de l’ethnisme, Rwanda et Burundi, Ed. Karthala, Paris, 1997, 2e Ed., p. 50.

5 Dans le Rapport, il est précisé que concernant le choix d’un nouveau ministre de la Défense [du gouvernement en exil], « seuls les Officiers supérieurs des FAR encore en activité peuvent prétendre à ce poste. » Une formulation destinée à exclure Théoneste Bagosora qui convoitait ce maroquin.

6 La commission politique des FAR juge sévèrement l’action du gouvernement : « Certains Ministres ont été malhonnêtes et ont dilapidé les biens et le patrimoine du peuple rwandais. D’autres auraient détourné des fonds. Certains autres encore se sont installés très loin de la population rwandaise réfugiée. Le Gouvernement n’a JAMAIS eu d’audience sur la scène internationale. Il y a absence d’encadrement de la population de la part de ce Gouvernement malgré la confiance que cette dernière garde encore envers lui. »

7 Rapport de la réunion du haut commandement des Forces armées rwandaises et des membres des commissions tenue à Goma du 2 au 8 septembre 1994. « Très secret ».

8 Marie-Béatrice Umutesi, op. Cit.

9 Matthieu Ngirumpatse, La Tragédie rwandaise. L’autre face de l’histoire, texte ronéoté, rédigé en exil, sans date (vraisemblablement à l’automne 1996), p. 9.

10 Cf. Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda, les médias du génocide, Ed. Karthala, Paris, 1995.

11 Mémorandum des Eglises Protestantes du Rwanda installées au Sud Kivu, Mémorandum de la Communauté Rwandaise Catholique œuvrant auprès des Réfugiés dans l’Archidiocèse de Bukavu, Mémorandum de la Société Civile Rwandaise en exil et Mémorandum du Rassemblement pour le Retour des Réfugiés et la Démocratie au Rwanda (RDR)

12 Mémorandum présenté par les Églises protestantes du Rwanda installées au Sud Kivu à l’occasion de la visite dans la région des Grands Lacs de son Excellence madame Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés

13 Bukavu, 5 septembre 1995, « Mémorandum présenté par la communaute rwandaise catholique œuvrant auprès des réfugiés dans l’archidiocèse de Bukavu, à l’occasion de la visite dans la région des Grands Lacs de son excellence madame Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. »

14 Etaient présents le général-major Augustin Bizimungu, le général de brigade Gratien Kabiligi, les officiers Claver Kanyarushoki, Charles Nderehehe, Aloïs Nsengiyumva, Aloys Rukebesha, Joseph Murasampongo, Jean-Marie-Vianney Bagezaho, Juvénal Bahufite et le major Aloys Ntabakuze, rapporteur de la réunion. Document TPIR K0239670 à K0239678.

15 Il s’agit du général-major Augustin Bizimungu, du général de brigade Gratien Kabiligi, du colonel Tharcisse Renzaho et du colonel Aloys Ntiwiragabo.

16 Matthieu Ngirumpatse, La Tragédie… op. cit. , p. 187.

17 François Nzabahimana avait été évacué sur la Belgique dès juillet 1994. En 1998, il cède la place à Charles Ndereyehe qui venait d’arriver en Hollande et qui radicalise le RDR. Il sera lui-même remplacé par Victoire Umuhoza Ingabire, établie elle aussi en Hollande. Le RDR a changé de nom et gardé son sigle pour s’appeler « Rassemblement Républicain pour la Démocratie au Rwanda ». (Source : Le Médiateur-Umuhuza)

18 De 1991 à 1992, Claver Kanyarushoki avait participé, en tant que chef de la délégation du gouvernement rwandais, aux négociations de paix entre le Rwanda et le FPR, puis à celles d’Arusha de juillet 1992 à août 1993, en tant qu’adjoint au chef de la délégation du gouvernement rwandais. Il s’est ensuite trouvé aux Nations unies, après août 1993, pour négocier le déploiement d’une force de maintien de la paix et les discussions auxquelles il a participé ont débouché, le 5 octobre 1993, sur la création de la MINUAR. Il est arrivé en France le 1er septembre 1994 après avoir refusé le poste de ministre du Plan que lui proposait le premier gouvernement du FPR. Il a témoigné devant la « mission Quilès » le 7 juillet 1998 en se présentant comme un observateur impartial, sans mentionner son mandat de vice-président du RDR.

19 Aloys Ngendahimana a par la suite réussi à se faire embaucher en qualité d’enquêteur de la défense pour certains dossiers du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Le 16 juillet 2001, Adama Dieng, greffier du TPIR a annoncé que son contrat d’enquêteur n’était pas renouvelé car il était soupçonné d’avoir participé au génocide commis contre les Tutsi. Il ne demanda pas à être lavé de tout soupçon et ne se vit pas proposer de nouveau contrat.

20 Froduald Gasamunyiga, vice-président aux Affaires économiques, Innocent Butare, Secrétaire exécutif, Denys Ntirugirimbabazi au poste stratégique de Trésorier général, Oscar Murayi président de la commission des Affaires juridiques, Joseph Bukeye, président de la commission Information et Documentation.

21 Résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations Unies.

22 Bukavu, le 31 août 1995, RDR, « MÉMORANDUM PRESENTE PAR LE RASSEMBLEMENT POUR LE RETOUR DES REFUGIES ET LA DEMOCRATIE AU RWANDA A L’OCCASION DE LA VISITE DANS LA REGION DES GRANDS LACS DE SON EXCELLENCE MADAME SADAKO OGATA, HAUT COMMISSAIRE DES NATIONS UNIES POUR LES REFUGIES »

23 Mémorandum au comité de coordination et au comité exécutif, document TPIR n° K0042275 à K0042293.

24 Matthieu Ngirumpatse, op. cit., p. 151.

25 Ancien agent de l’Office du thé du Rwanda, Michel Bakuzakundi, soupçonné de crimes commis au Rwanda lors du génocide de 1994, a été visé par un mandat d’arrêt international émis par Kigali en mars 1996. Arrêté et emprisonné en avril 1996 à Yaoundé, il fut libéré par la cour d’appel du Cameroun et autorisé à demander l’asile politique au Cameroun. Il a ensuite demandé asile au Canada.

26 Ce diplomate rwandais était l’un des membres fondateurs du parti extrémiste CDR et secrétaire du comité exécutif de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM). Il a été condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour incitation au génocide, génocide et crimes contre l’humanité dans le cadre du “Procès des Médias”. Il est mort à Porto-Novo, au Bénin, en 2010, alors qu’il purgeait sa peine.

27 Il fut l’un des cinquante membres fondateurs de la RTLM, mais n’a pas été inquiété après le génocide.

28 Président du parti écologiste PECO, un de satellites du MRND, le Dr Butera aurait été vu à Kigali, en avril ou mai 1994, armé et accompagné de quatre militaires des FAR aux abords du siège du Programme National de Lutte contre le Sida (PNLS) dont il était le directeur à l’époque. Il a été soupçonné d’avoir joué un rôle dans les massacres perpétrés au Centre psychiatrique de Ndera (préfecture de Kigali rural) où il avait travaillé comme médecin auparavant. Ces allégations n’ont jamais été prouvées. Il a fui le Rwanda en juillet 1994 pour se réfugier à Goma, dans le sillage du « gouvernement intérimaire ».
Il est arrivé en Belgique grâce à l’appui d’un membre de la Congrégation des Frères de la Charité de Gand (qui avaient créé le Centre psychiatrique de Ndera et en ont assuré la gestion jusqu’en avril 1994). Il a été très actif au Congo (ex-Zaïre) avant octobre 1996, dans le cadre d’actions visant à préparer la reconquête du pouvoir par l’ancien régime rwandais, à partir des camps de réfugiés rwandais installés au Kivu. Il a participé à la réunion clandestine du Rassemblement pour le Retour de la Démocratie (RDR) organisée à La Marlagne (Namur,Belgique) du 15 au 17 août 1997. Sa demande d’asile en Belgique a été déclarée recevable par le Ministère de l’Intérieur. Il résiderait en France.

29 Selon André Guichaoua (« Rwanda, de la guerre au génocide », pages 512-537), le colonel BEMS Félicien Muberuka avait été nommé à la tête de la gendarmerie comme « une réaffirmation de fermeté dans le combat face à la rébellion ». Il ajoutait que « la nouvelle donne pouvait assurément séduire nombre d’officiers français qui connaissaient bien Félicien Muberuka, formé dans les meilleures filières militaires de l’Hexagone et avec lesquels ils avaient longuement collaboré comme commandant OPS de Kigali alors qu’il se démarquait ouvertement des extrémistes prohutu qui commandaient les unités les mieux équipée de Kigali ». Le colonel Muberuka a vainement tenté d’être auditionné par le juge Trévidic dans l’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994.

30 L’ouvrage « Les Médias du génocide » apporte jusqu’aujourd’hui le volet le mieux documenté de la conspiration de génocide. Aussi Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda et Jean-François Dupaquier, co-auteurs, seront la cible d’une longue campagne de dénigrement des « génocidaires » et de leurs amis.

31 Matthieu Ngirumpatse, op. cit., p. 7.

32 Ibidem, pp. 58-59.

33 J.-M.-V. Ndagijimana, Paul Kagame a sacrifié les Tutsi, Ed. La Pagaïe, p. 83.

34 Cf Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, op. cit. et aussi Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique. Ed. Belin, Paris, 2013.

35 Hélène Dumas, Pas de crime, pas de coupables : une archéologie du négationnisme du génocide des Tutsi. Lire aussi :
Hélène Dumas, L’histoire des vaincus. Négationnisme du génocide des Tutsi au Rwanda, Revue d’Histoire de la Shoah 2009/1 (N° 190), pages 299 à 347
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