Fiche du document numéro 26298

Num
26298
Date
Avril 2014
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
380116
Pages
15
Titre
Le génocide des Tutsi rwandais vingt ans après. Réflexions introductives
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS VINGT ANS APRÈS
Réflexions introductives
Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas
Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »
2014/2 N° 122 | pages 3 à 16

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ISSN 0294-1759
ISBN 9782724633856

Le génocide des Tutsi
rwandais vingt ans après
Réflexions introductives

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Rwanda, mi-juillet 1994 : commencé trois mois plus tôt, le génocide des Tutsi
rwandais s’achève sur le bilan de huit cent mille à un million de tués ; on compte
trois cent mille survivants. Cette ultime catastrophe venue s’ajouter au bilan tragique du 20e siècle en constitue désormais un de ses événements majeurs, ce dont
nos sociétés n’ont sans doute pas (pas encore ?) pris pleinement conscience.
Ce défaut d’attention s’explique peut-être par les lectures commodes (en
termes « ethniques ») d’une réalité autrement plus complexe. Les Tutsi n’ont
pas été voués à l’extermination par une haine ancestrale, pas plus qu’ils n’ont été
les victimes indiscriminées d’une folie collective. Le génocide fut le produit du
racisme. Un racisme aux racines coloniales et missionnaires, issu d’une Europe
obsédée de hiérarchie raciale. Les deux républiques du Rwanda indépendant
(1962-1973 et 1973-1994) ont par la suite continué à asseoir leur légitimité sur
la souveraineté d’un « peuple majoritaire », défini racialement. Cette conception de la « démocratie » fondée sur le « majoritarisme 1 » ethnique s’est forgée
dans le sang des civils tutsi au cours d’épisodes de massacres récurrents lors des
années 1960 et 1970, puis entre 1990 et 1994.
La guerre qui s’est ouverte en octobre 1990 après l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR), mouvement politique et militaire composé des descendants des exilés tutsi de la décennie 1960 et de dissidents du régime de
Juvénal Habyarimana, prépare la voie à l’organisation matérielle et idéologique
du génocide. Lorsque les massacres débutent le 7 avril 1994, après l’attentat
contre l’avion présidentiel, les extrémistes hutu s’emparent des leviers du pouvoir : armée, gouvernement, administration, médias. Ils mettent alors un terme
sanglant à toute opposition en assassinant ceux qu’ils considéraient comme autant
de « traîtres » parmi les Hutu. Partout, jusqu’aux échelles les plus réduites, les
Tutsi sont exterminés sous le regard passif de la communauté internationale qui,
le 21 avril, en plein massacre, retire la majorité des troupes des forces onusiennes
alors présentes sur place.
(1) Nous empruntons cette expression à Arjun Appadurai, Fear of Small Numbers : An Essay on the Geography of
Anger, Durham, Duke University Press, 2006 ; trad. fr., id., Géographie de la colère : la violence à l’âge de la globalisation, trad. de l’angl. par Françoise Bouillot, Paris, Payot, « La Petite bibliothèque », 2009, p. 90.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 3-16

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Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas

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La progression militaire du Front patriotique rwandais, qui a repris l’offensive
le 7 avril, met fin aux tueries en juillet. Le pays est alors un charnier à ciel ouvert,
vidé du reste de sa population que les cadres du génocide ont entraînée sur les
chemins de l’exil, au Zaïre. En dépit des efforts de reconstruction économique
et des politiques de « réconciliation nationale », l’expérience de 1994 continue
aujourd’hui de hanter le pays. Le temps du génocide reste donc un temps vivant.
Il est vrai que vingt ans « seulement » se sont écoulés depuis l’immense massacre, commémoré cette année avec une intensité particulière. Ce dossier de
Vingtième Siècle revêt de ce point de vue une signification double. À sa manière,
il s’inscrit dans cette commémoration des « vingt ans » après le génocide. Si nous
en avons volontairement exclu la question du rôle de la France dans les événements de 1994, parce qu’il s’agit d’un dossier en soi et que les polémiques qu’il
suscite obscurcissent la question centrale du génocide lui-même, cette présente
livraison voudrait également, dans un contexte français politiquement peu favorable, contribuer à un processus d’historicisation qui en est encore à ses débuts.
C’est donc d’histoire, mais aussi de sciences sociales entendues au sens large, que
traitera cette introduction.
Précisément, dans le champ des sciences sociales, le génocide des Tutsi rwandais s’est trouvé intégré presque aussitôt. La vitesse avec laquelle politistes, historiens, sociologues, anthropologues et spécialistes de la psyché ont inscrit ce
nouvel objet dans leur programme de recherche est frappante. Assez logiquement, les spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs sont venus en premier 1. Dès
la première année qui suit le massacre, Jean-Pierre Chrétien dirige un important ouvrage sur Les Médias du génocide 2 tout en codirigeant, toujours en 1995,
un ouvrage plus général sur le génocide lui-même 3. La même année, Gérard
Prunier propose quant à lui une des toutes premières synthèses disponibles en
français, sous le titre : Rwanda : le génocide 4. En 1995 encore, Claudine Vidal et
Marc Le Pape publient un numéro des Temps modernes consacré aux « politiques
de la haine » au Rwanda et au Burundi 5, tandis qu’André Guichaoua signe un
ouvrage collectif 6.
Curieusement, dans l’immédiat après-coup, le « grand journalisme » ne
s’est pas montré plus prompt que les chercheurs universitaires pour investir
le terrain du génocide, alors même que ses protocoles d’enquête obéissent à

(1) On s’en tiendra dans ce rapide inventaire aux titres en français et en anglais.
(2) Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda : les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995.
(3) Raymond Verdier, Emmanuel Decaux et Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda : un génocide du vingtième
siècle, Paris, L’Harmattan, 1995.
(4) Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, Paris, Dagorno, 1995, 1999.
(5) « Les politiques de la haine : Rwanda, Burundi, 1994-1995 », Les Temps modernes, numéro spécial dirigé
par Claudine Vidal et Marc Le Pape, 583, juillet-août 1995.
(6) André Guichaoua (dir.), Les Crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994), Lille/Paris, Université
des sciences et technologies de Lille/Karthala, 1995.

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STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU ET HÉLÈNE DUMAS

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des exigences généralement moins pesantes que la recherche dite « savante » 1.
Dans le champ, il installe sa domination plus tardivement, au prix de nombreux effets induits que nous n’aborderons pas ici : c’est seulement à partir des
années 2000 qu’une telle supériorité s’affirme avec le succès indiscutable, massif parfois, de reportages souvent remarquables, dont un des mérites est d’avoir
empêché que le génocide des Tutsi rwandais tombe dans l’oubli du plus grand
nombre 2.
Pour autant, si les sciences sociales se sont vues distancées par d’autres formes
de discours sur le génocide des Tutsi, le moins que l’on puisse dire est que, depuis
vingt ans, elles ne sont pas restées silencieuses sur le sujet. En dépit des obstacles de toute sorte à l’enquête sur place (notamment au travail sur archives), en
dépit surtout du barrage linguistique du kinyarwanda, langue sans la maîtrise de
laquelle il paraît difficile de pousser très loin les investigations sur le terrain, une
recherche très active s’est déployée sur le sujet du génocide, modifiant progressivement l’approche scientifique de l’événement.
On ne peut que s’en féliciter. Pourtant, cette introduction voudrait tenter
de questionner la manière dont les sciences sociales ont réagi à cet objet nouveau apparu soudainement à leur horizon. La terminologie (le terme de « génocide » lui-même, d’une légitimité d’ailleurs incontestable ici) a justifié du même
coup, et immédiatement, la comparaison. Le tropisme des ressemblances s’est
dès lors imposé largement. L’ouvrage de Jacques Sémelin, publié une décennie après le génocide de 1994, en fournit un bon exemple 3. L’auteur est trop
averti pour ne pas sentir les pièges que recèle son effort comparatif entre Shoah,
Bosnie et Rwanda et, dès l’introduction, il prend soin de préciser : « la comparaison ne revient évidemment pas à affirmer que les cas sont équivalents, mais bien
plutôt en quoi, à partir de questions communes, ils possèdent une histoire sin(1) À notre connaissance, le seul chercheur à l’avoir fait est Fergal Keane, Season of Blood : A Rwandan Journey, Londres, Penguin, 1995, 1996. On notera en revanche que les organisations humanitaires, obéissant à un
agenda de l’urgence, furent très réactives. Citons ici les deux enquêtes d’African Rights, Rwanda : Death, Despair
and Defiance, Londres, 1994 et 1995.
(2) Sans chercher à être exhaustifs, citons ici : Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que,
demain, nous serons tués avec nos familles : chroniques rwandaises, Paris, Denoël, « Impacts », 1998, 1999 ; Jean
Hatzfeld, Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000 ; id., Une saison de machettes, Paris, Seuil,
2003 ; id., La Stratégie des antilopes, Paris, Seuil, 2007 ; Linda Melvern, A People Betrayed : The Role of the West in
the Rwanda’s Genocide, Londres, Zed Books, 2000 ; Patrick de Saint-Exupery, L’Inavouable : la France au Rwanda,
Paris, Les Arènes, 2004 ; Laure de Vulpian, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Bruxelles, Éd.
Complexe, 2004. Dans cette même chronologie s’inscrivent également la publication de témoignages de survivants et d’acteurs majeurs (Roméo Dallaire, J’ai serré la main du Diable : la faillite de l’humanité au Rwanda,
Montréal, Éd. Libre expression, 2003), et la sortie de documentaires dont certains sont d’une qualité exceptionnelle (ainsi, celui d’Anne Aghion, Mon voisin, mon tueur, Paris, Gacaca production, couleurs, 80 mn, 2009). De ce
point de vue, il nous paraît vain de critiquer de tels travaux, écrits ou visuels, au nom d’une supériorité supposée
des sciences sociales. Réalisateurs, acteurs sociaux et journalistes obéissent évidemment à des calendriers et à des
normes professionnelles spécifiques, nécessairement distincts de ceux de la recherche universitaire. Toutefois,
nous ne citons pas ici les enquêtes médiocres, plus ou moins négationnistes, écrites de surcroît par des auteurs
ne s’étant jamais rendus au Rwanda.
(3) Jacques Sémelin, Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides, Paris, Éd. du Seuil, « La couleur des idées », 2005.

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LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS VINGT ANS APRÈS

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gulière. Comparer, c’est différencier 1 ». Mais la logique profonde de cette même
comparaison (« l’analyse comparative est plus que nécessaire : comprendre, c’est
aussi comparer 2 », rappelle l’auteur) ne peut pas ne pas conduire à la tentation de
« rabattre au même ». Du même coup, sans être absentes, un certain nombre de
spécificités du massacre de masse au Rwanda, bien qu’absolument centrales selon
nous, ont du mal à trouver leur place exacte dans le récit comme dans l’analyse :
elles tendent à devenir des « à-côtés », au titre d’éléments mentionnés « en passant » 3. Le but de cette introduction est justement de tenter l’opération inverse
et de les mettre en exergue.
Il ne s’agit évidemment pas de remettre en question la légitimité de la comparaison dans le domaine des massacres de masse, moins encore de contester les gains d’intelligibilité qui peuvent en résulter 4. Mais bien plutôt de nous
interroger un instant sur la perte que pourrait avoir occasionnée cette intégration si rapide du génocide des Tutsi rwandais dans l’effort comparatif mené par
les sciences sociales au cours des vingt dernières années. Celles-ci ne se sontelles pas montrées un peu trop assurées de leurs méthodes et de leurs outils
d’analyse face à ce nouvel objet ? N’ont-elles pas fait comme si elles avaient su
très vite l’essentiel de ce qui s’était joué au Rwanda entre avril et juillet 1994 ?
Du même coup, et à leur insu, n’auraient-elles pas « euphémisé » certains des
aspects les plus intolérables du massacre ? Pour notre part, lors de nos « terrains » successifs au Rwanda entre 2004 et 2013, nous avons été frappés non
par la ressemblance entre le génocide de 1994 et d’autres configurations initialement mieux connues, mais par l’écart entre le premier et les secondes, un
écart particulièrement impressionnant, nous a-t-il semblé, en termes de pratiques. C’est précisément sur cet écart que nous souhaiterions revenir ici, tout
en insistant précisément sur cette notion de « terrain », car c’est du seul contact
avec lui que procèdent les questionnements évoqués dans la suite de cette
présentation.
Ainsi voudrions-nous attirer l’attention sur trois aspects qui nous paraissent
résister efficacement aux outils des sciences sociales, et tout particulièrement
à leur effort comparatif : le rôle de relais joué par la famille et par les voisins

(1) Ibid., p. 18-19.
(2) Ibid., p. 18.
(3) C’est ainsi que, dans l’intéressant quatrième chapitre consacré aux « dynamiques du meurtre de masse »,
l’auteur a cette phrase : « Dans le cas présent, ce travail d’intérêt collectif, cette cause nationale urgente, devient
l’élimination de l’ennemi tutsi, y compris le voisin [souligné par nous] » (p. 228). La même phrase revient deux
pages plus loin à propos de la Radio télévision libre des mille collines (RTLM) : « Elle se fait encore prescriptrice, quand elle donne aux auditeurs Hutu des consignes […] qui, en ce cas, sont de véritables appels publics au
meurtre, y compris des voisins [souligné par nous]. » (p. 230) Il nous semble qu’il y a là une facilité de plume, tant
la question des voisins est centrale en 1994.
(4) Pour une autre tentative comparatiste, très volontariste : Yves Ternon, « Légitimité et intérêt scientifique
d’une approche comparatiste des génocides au xxe siècle », Revue d’histoire de la Shoah, 190, janvier-juin 2009,
p. 201-224.

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STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU ET HÉLÈNE DUMAS

LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS VINGT ANS APRÈS

dans la logique génocide 1 ; la dimension spécifiquement religieuse de la violence
extrême ; la question de « l’après-coup » commémoratif enfin, autour du phénomène des « crises traumatiques » provoquées par les cérémonies. Plusieurs de
ces thèmes seront l’objet d’approfondissements spécifiques dans le dossier d’articles qui suivra : il s’agira ici d’une réflexion générale, d’ordre avant tout épistémologique.

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Évoquer les massacres intra-familiaux dans le cadre du génocide de 1994 revient
à aborder le pire. Dans la gamme des violences extrêmes, c’est commencer en
outre par un phénomène inouï au sens plein du terme. En effet, toute logique
génocide, qui vise évidemment une éradication susceptible de ne laisser aucun
survivant et qui donc n’épargne pas, au sein des familles, les plus jeunes de ses
membres (qui les cible même avec une énergie meurtrière particulière, tant ils
incarnent une filiation qu’il s’agit précisément d’interrompre à jamais), bute en
même temps sur le noyau familial, qui met en œuvre tous les moyens en son pouvoir pour protéger ses membres, à commencer par les enfants. Or, comme on
le sait (mais on le sait en général assez peu, tant la raison semble se refuser ici à
admettre simplement les faits), le génocide des Tutsi rwandais a vu les pratiques
de mise à mort pénétrer les sphères familiales, devenues dans toute une série de
cas les relais d’un massacre d’autant plus efficace que les victimes ne pouvaient
prévoir un tel retournement. Dans le cas de familles mixtes, parfois très nombreuses localement, des membres hutu du cercle familial en ont assassiné les
membres d’origine tutsi ; ces assassinats ont touché jusqu’au couple lui-même,
le plus souvent au détriment des femmes tutsi ; ils ont concerné également des
enfants issus de couples « mixtes », tués parfois par l’un de leurs deux parents.
Ce type de violence, prioritairement déployée par des hommes, a pu l’être également par des femmes, ainsi devenues les tueuses de leurs proches. Ajoutons
que toute lecture en termes de pathologie, si elle ne peut être exclue dans tel ou
tel cas, ne saurait être sérieusement mise en œuvre tant est attestée la récurrence
du phénomène. Parallèlement, la cellule familiale a dynamisé l’agrégation meurtrière des bandes (les ibitero), parents et enfants s’engageant ensemble dans les
expéditions sanglantes 2. Il n’a pas été rare de voir des jeunes gens, adolescents
en avril 1994, dénoncer leurs pères, leurs oncles ou parrains religieux dans les
(1) Le terme génocide étant un néologisme, nous l’employons sous la même forme comme adjectif selon
l’usage établi dans l’historiographie de la Shoah par Christian Ingrao dans Croire et détruire : les intellectuels dans
la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010.
(2) Les politistes Lee Ann Fujii et Emmanuel Viret ont relevé dans leurs travaux ce phénomène de recrutement au sein des familles, s’en tenant toutefois à leurs membres adultes. Voir Lee Ann Fujii, Killing Neighbors :
Webs of Violence in Rwanda, Ithaca, Cornell University Press, 2009, p. 150 ; Emmanuel Viret, « Les habits de la
foule : techniques de gouvernement, clientèles sociales et violence au Rwanda (1963-1994) », thèse de doctorat
en sciences politiques, Paris, Institut d’études politiques, 2011, p. 397-398.

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Les voisins, la famille, en relais du génocide

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procès. Les enfants, pas plus que les femmes, n’ont pas été exclus du spectacle
des mises à mort, ni même de l’exécution directe de celles-ci.
La violence des voisins doit sans doute être reliée à cette violence intra-familiale. La mettre en exergue dans le cadre de cette introduction ne signifie nullement que nous cédons ici à une lecture du génocide en termes de colère populaire spontanée, lecture qui vise trop évidemment à dédouaner les dirigeants et
leurs multiples exécutants de l’accusation de préparation du massacre. De ce
point de vue, la critique du topos occidental d’un « génocide à la machette 1 »
paraît largement justifiée, et on ne peut que souscrire à ce qui a été très largement établi par l’historiographie : le génocide a été planifié, préparé et exécuté
par un État disposant de relais locaux de pouvoir au plan politique et administratif, et de moyens militaires et paramilitaires qui en furent les instruments 2.
Cela étant dit, la violence des voisins n’en a pas moins joué un rôle déterminant dans le rythme imprimé au processus de violence de masse, et dans une efficacité qui n’a laissé le plus souvent aucune échappatoire aux victimes. Il ne suffit pas d’affirmer que la violence extrême déployée par les paysans hutu contre
leurs voisins tutsi a été suscitée, encadrée, encouragée, et dans certains cas forcée, par les autorités civiles, intellectuelles et spirituelles, de même que par les
militaires, les gendarmes, les militants « hutu power » et les miliciens. Parce
que le meilleur voisinage a fait le meilleur repérage 3, la transformation subite
des voisins en assassins a laissé d’autant moins de chances aux victimes que
les relations étaient bonnes, voire chaleureuses, et organisées de longue date.
On connaît, en effet, le rôle joué par les voisins lors de la meurtrière déportation des Arméniens en 1915, ou dans le processus d’extermination des juifs
d’Europe orientale 4. Le retournement des voisins au Rwanda, lui, ne s’est pas
opéré sur la base d’une hostilité préalable ou d’une quelconque méfiance, mais
d’une osmose, voire d’une amitié préexistante. En outre, le génocide de 1994 a
d’évidence porté cette violence du voisinage à des seuils inusités, tout en suscitant une créativité meurtrière également exceptionnelle en termes de découpe
et de profanation des corps. Pourquoi ne pas reconnaître que l’intelligibilité
complète d’un tel phénomène reste pour l’instant hors de portée des sciences
sociales ?
Semble toutefois s’être présenté non le jeu de la « différence mineure », si bien
mise au jour par Sigmund Freud dès 1917, mais une situation tout à fait inédite
de différence inexistante. C’est elle qui, de manière générale, intéresse l’anthro(1) Claudine Vidal, « Un génocide à la machette », in Marc Le Pape, Johanna Siméant et Claudine Vidal
(dir.), Crises extrêmes : face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p. 21-35.
(2) Citons ici l’une des études historiques les plus abouties à ce jour, réalisée sous la direction d’Alison Des
Forges, Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.
(3) Sur cette question appliquée au cas de la Bosnie, voir Elisabeth Claverie, « Techniques de la menace »,
Terrain, 43, septembre 2004, p. 15-30.
(4) Jan T. Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002.

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pologue Arjun Appadurai 1, qui voit dans « le nouvel ordre d’incertitude dans la vie
sociale 2 » une des raisons de l’affirmation de la violence ethnocidaire à l’échelle
mondiale. À ses yeux, le corps ethnique de l’autre devient « le théâtre d’enclenchement de l’incertitude 3 » et l’objet même d’une violence ayant précisément
pour but non de souligner et d’accroître une différence existante, mais de créer,
littéralement, une différence inexistante à l’origine. Les pratiques de découpe des
corps des voisins sur leurs voisins, au prix d’une créativité meurtrière spectaculaire, ont le sens d’une recherche de l’ennemi invisible au-dedans de son corps, à
la recherche des « marques somatiques de l’altérité 4 ». À travers ce qu’on fait à
l’Autre, à son corps, on lui prouve et on se prouve qu’il est décidément l’ennemi.
Peut-être faut-il suggérer qu’au cours de l’événement 1994, deux logiques
habituellement distinctes (mais jamais totalement étanches il est vrai) se sont
trouvées associées jusqu’à la symbiose. À une pratique génocide basée sur la planification et l’organisation du massacre par un État doté de tous les moyens
de coercition, s’est jointe une pratique de pogrom fondée au premier chef sur
le déploiement d’une violence populaire. Au Rwanda, ces deux logiques ont
conflué en avril 1994, puis, une fois liées, leur association meurtrière s’est montrée tragiquement agissante jusqu’à ce que le massacre se trouve, in fine, arrêté
par des moyens militaires. Resterait à examiner finement le partage entre ces
deux logiques, de même qu’entre le suscité et le spontané. Resterait aussi à nuancer selon l’espace et le temps : en certains lieux, la confluence s’est produite très
vite, en quelques heures parfois, et dès le 7 avril. C’est le cas dans les préfectures de Kigali et de Gisenyi ; en d’autres endroits, comme dans les préfectures
de Gitarama ou de Butare, deux à trois semaines ont parfois été nécessaires pour
que s’enclenche pleinement la dynamique meurtrière de confluence 5. Il n’empêche : cette spécificité de la configuration rwandaise de 1994 se doit d’être intégrée à toute réflexion sur la dynamique particulière du massacre. Rappelons ici
que les deux tiers des victimes ont été tuées au cours des cinq premières semaines
du génocide. La fulgurance du génocide représente un objet d’investigation en
soi pour les sciences sociales. Comment comprendre qu’un nombre aussi élevé
de personnes aient pu être exterminées en si peu de temps ? Les effectifs considérables de tueurs ne suffisent pas à y répondre 6. Il faudrait être en mesure de
(1) Nous suivons ici une contribution particulièrement éclairante pour notre sujet : Arjun Appadurai, « Dead
Certainty : Ethnic Violence in the Era of Globalization », in Alexander L. Hinton (dir.), Genocide : An Anthropological Reader, Londres, Blackwell, 2002, p. 286-303.
(2) Ibid., p. 288.
(3) Ibid., p. 287.
(4) Ibid., p. 297.
(5) Sur la chronologie différenciée des massacres dans la préfecture de Butare, on lira avec intérêt l’étude du
politiste Jean-Paul Kimonyo, Rwanda, un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008.
(6) À partir d’un calcul contestable sur bien des points, en particulier sa définition restrictive de la participation au génocide, le politiste Scott Straus estime la proportion de tueurs entre 14 et 17 % (soit deux cent dix
mille) de la population masculine hutu adulte (ce qui exclut d’emblée les femmes et les enfants). Voir Scott Straus,
The Order of Genocide : War, Power and Race in Rwanda, Ithaca, Cornell University Press, 2006, p. 116-118. Les

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LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS VINGT ANS APRÈS

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décrire leurs multiples stratégies, élaborées à l’échelle micro-locale afin d’accroître l’efficacité de l’extermination de leurs voisins.

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La vicinité ne fut pas le seul espace atteint par cette réversibilité meurtrière.
Les relations forgées dans la pratique religieuse firent également l’objet d’une
telle transgression : à commencer par les lieux de culte eux-mêmes. Il n’a pas
échappé aux chercheurs que ces derniers avaient aussi été des lieux de massacre,
et parmi les plus importants 1 : on estime ainsi que près de 40 % des victimes du
génocide ont été tuées dans les églises catholiques et les temples protestants 2.
Mais la recherche a peu pris en compte la dimension religieuse de la violence
extrême qui se déploya alors dans ces lieux spécifiques. En avril 1994, à Kibeho,
Kibuye, Ntarama, Nyamata, Nyange ou encore Nyarubuye, les Tutsi pourchassés ont cherché refuge dans les édifices religieux non par hasard, mais parce que
ces mêmes édifices les avaient effectivement protégés lors des massacres précédents, tout particulièrement en 1959, 1963 et 1973 : la protection recherchée
est donc bien, et dès l’origine, de nature religieuse, adossée à l’espoir que les
tueurs n’oseraient pas commettre le sacrilège d’assassiner dans des lieux consacrés. C’est l’inverse qui s’est produit, et tous les lieux que nous avons cités, parmi
tant d’autres, se sont mués en emplacements privilégiés des massacres de masse.
Dans la grande église de Kibuye, le 17 avril, plusieurs milliers de Tutsi sont massacrés avec deux prêtres de la paroisse. Des milliers l’ont été à Nyamata, dans et
autour de l’église (depuis non rendue au culte et devenue mémorial). À Kibeho,
épicentre du prophétisme des années 1980, dix mille Tutsi se regroupèrent
le 11 avril dans le périmètre et au sein l’église paroissiale, autour du curé qui
refusa de chasser les fidèles 3. Dans l’après-midi du 12, une première attaque des
miliciens, quoique meurtrière, échoua devant une grêle de pierres. Mais après
l’arrivée de soldats en renfort, l’attaque reprend le 14 en début d’après-midi :
des percements sont effectués dans les murs de brique, permettant des jets de
chiffres des institutions judiciaires rwandaises font apparaître un chiffre bien plus élevé : huit cent mille personnes
ont été condamnées pour leur participation aux massacres à l’issue du processus gacaca (Service national des juridictions gacaca, Rapport final, Kigali, juin 2012). Les tribunaux gacaca, mis en place à partir de la loi du 26 janvier 2001, ont instruit et jugé l’ensemble du contentieux lié au génocide jusqu’à la date de leur clôture officielle
le 18 juin 2012. Composés de juges élus au sein de la population, ces tribunaux ont exercé une justice de proximité, au plus près des lieux et des acteurs des massacres. Près de deux millions de dossiers ont été examinés par
la dizaine de milliers de gacaca à travers tout le pays.
(1) Carol Rittner, John K. Roth et Wendy Whitworth, Genocide in Rwanda : Complicity of Churches ?, SaintPaul, Paragon House, 2004.
(2) Selon un chiffre officiel du gouvernement rwandais datant de 2004 (République du Rwanda, Ministère de
l’administration locale, du développement communautaire et des affaires sociales (MINALOC), Recensement des
victimes du génocide d’avril : rapport final, Kigali, avril 2004, p. 39).
(3) Nous nous adossons ici à l’analyse détaillée de Jean-Pierre Chrétien et Rafiki Ubaldo, « L’église de Kibeho
au Rwanda, lieu de culte ou lieu de mémoire du génocide de 1994 ? », Revue d’histoire de la Shoah, 181, avril
2004, p. 277-290.

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Violence extrême, violence religieuse

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grenades et d’essence. Puis la tuerie se déploie au sein même du bâtiment, dont
l’incendie provoque l’effondrement du toit sur les cadavres. Les rares rescapés
sont poursuivis au cours des journées du 15 et du 16, les massacres se diffusant
avec une intensité particulière dans tout le diocèse de Gikongoro 1.
Qu’une telle violence recèle une dimension spécifiquement religieuse est l’évidence. Tout d’abord, le fait de tuer dans un lieu sacré constitue un acte de profanation ; le fait de tuer les prêtres en constitue évidemment un autre 2 ; l’incendie
volontaire du bâtiment, comme à Kibeho encore, ou bien sa destruction complète au bulldozer, comme à Nyange, est également profanatoire. Ce sont autant
de pratiques qui, en creux, se déploient dans l’ordre du religieux. En outre, les
victimes eussent pu être extirpées des bâtiments pour y être massacrées à l’extérieur plus « aisément » ; partout au contraire, les massacres ont lieu à l’intérieur même des églises, et ils s’accompagnent d’actes de profanation spécifiques,
qui méritent de retenir l’attention : les tabernacles sont forcés, les ciboires brûlés comme à Gikondo 3 et à Nyamata, où les linges d’autel sont également souillés de sang. Des pratiques iconoclastes se déploient parallèlement. À Kibuye, la
statue de la Vierge a le nez coupé par les tueurs (qui répliquent ici une gestuelle
infligée à beaucoup de victimes tutsi), ainsi que plusieurs de ses doigts, dont la
« finesse » l’avait désignée aux tueurs. Depuis, celle-ci est intégrée au processus commémoratif en tant que symbole des victimes du génocide et reçoit des
dévotions spécifiques aux cérémonies du souvenir. De même, dans l’église de
Nyarubuye, les paroissiens qui ont participé au massacre pillent la sacristie et
décapitent les statues de la crèche 4. Cet ensemble d’indices, dont il faudrait évidemment établir une liste exhaustive, ne semble pas avoir beaucoup attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales. Ils sont pourtant essentiels à une
compréhension profonde de ce qui s’est joué dans l’immense massacre. Faut-il
incriminer l’enclavement de l’étude du fait religieux, aussi bien dans le champ
du social que dans celui des sciences sociales, particulièrement préjudiciable à la
compréhension de la société rwandaise, chrétienne à plus de 90 % et catholique
pour plus des deux tiers en 1994 ? Il s’agit peut-être d’autre chose encore : si les
(1) Le cas du diocèse de Gikongoro, marqué par les massacres dans les églises de Kibeho les 14 et 15 avril
puis de celles de Cyahinda les 18 et 20 avril et de Kaduha le 21 avril, plaide pour l’intégration d’une éventuelle
dynamique diocésaine dans le rythme imprimé à l’exécution du génocide et renforce par là même la nécessité
de considérer la question religieuse. L’organisation non gouvernementale African Rights a documenté ces massacres, notamment dans un fascicule consacré au cas du sous-préfet de Munini : Damien Biniga, Un génocide sans
frontière, Londres, African Rights, « Témoins du génocide », 1999.
(2) En dehors du cas cité de Kibuye, trente-deux prêtres furent assassinés lors des massacres perpétrés dans la
cathédrale de Nyundo (Gisenyi) les 7 et 9 avril, puis le 1er mai 1994. L’évêque, conduit au bord d’une fosse commune, fut épargné de justesse (archives de la Commission nationale pour la lutte contre le génocide (CNLG),
Wenceslas Kalibushi, lettre adressée au ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique,
« Invitation à la cérémonie de purification de la cathédrale de Nyundo le 16 mai 1996 », Nyundo, le 6 mai 1996).
(3) C’est ici une chapelle qui fut le lieu du massacre, où une mission de médecine légale espagnole, réalisée en
novembre 1994, a su relever cette particularité (Ministère de la Justice, José Maria Abenza Rojo et Emilio Perez
Pujol, Mision en Rwanda : informe medico Forense, Madrid, 22 novembre 1994, p. 5).
(4) Constatation consignée dans le rapport des légistes espagnols, ibid., p. 34.

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LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS VINGT ANS APRÈS

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sciences sociales disposent d’outils pour étudier les violences interreligieuses 1,
en ont-elles à leur disposition pour aborder les massacres intra-religieux ? Or,
ceux qui se produisent au Rwanda en avril 1994 le sont assurément. Comme le
résument Jean-Pierre Chrétien et Rafiki Ubaldo, « des groupes d’adorateurs
du podium de Kibeho [où avaient eu lieu les “conversations” entre la Vierge et
les prophétesses au début des années 1980] se sont mués en bandes d’assassins,
apparemment sans états d’âme 2 », c’est-à-dire en assassins de leurs coréligionnaires et, qui plus est, pour une partie d’entre eux, en assassins de leurs coparoissiens. Les prêtres eux-mêmes, en outre, ont pu faire partie des tueurs, comme à
Nyange où le curé, après avoir encouragé les Tutsi à trouver refuge dans l’église,
s’est retourné contre ses propres paroissiens en aidant l’armée et la milice, en
encourageant à la destruction complète du bâtiment.
Résumons-nous : si l’analyse en un tel domaine semble se situer au-delà des
moyens actuels des sciences sociales, se refuser à voir la dimension spécifiquement religieuse, sinon sacrale, des massacres de masse commis au Rwanda dans
les édifices dédiés au culte revient à esquiver un aspect capital du génocide.
« Crises traumatiques » et commémoration

Venons-en enfin à une interrogation comparable concernant, cette fois, les disciplines de la psyché face au phénomène commémoratif. Les travaux des spécialistes rwandais et non rwandais qui se sont saisis du sujet témoignent-ils
d’une esquive moindre devant la nouveauté que celle manifestée par les sciences
sociales ?
Prenons l’exemple du 7 avril 2008. Ce matin-là, c’est à Nyamata qu’a lieu la
commémoration officielle du génocide, dans cette grande église où furent massacrées deux mille à trois mille personnes le 11 avril 1994, et autour de laquelle
sont regroupés trente-huit mille corps des victimes du Bugesera dans les cryptes
situées derrière le bâtiment. Après la cérémonie qui s’est déroulée à l’extérieur,
une partie de la foule est entrée dans l’église, où tout « visiteur » subit alors un
double choc visuel : celui des vêtements des victimes, posés par milliers sur les
bancs autrefois occupés par les fidèles, et celui des linges d’autel où les traces de
sang sont encore visibles. Il subit dans le même temps un choc olfactif : l’odeur
acide de ces milliers de vêtements qui entouraient les corps des victimes dans les
fosses communes, avant que celles-ci soient déterrées et inhumées « en dignité ».
Cette foule, nombreuse et dense, est absolument silencieuse ; ses membres
déambulent rapidement entre les bancs, presque avec brusquerie ; les visages
sont fermés. Dans ce silence, s’élèvent soudain les hurlements d’une femme ; ils
(1) Pour un modèle du genre : Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu : la violence au temps des guerres de Religion, Paris, Champ Vallon, 1990, 2 t.
(2) Jean-Pierre Chrétien et Rafiki Ubaldo, op. cit., p. 281.

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STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU ET HÉLÈNE DUMAS

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s’accompagnent de convulsions et de gestes de résistance aux soignants qui, de
force, l’évacuent du bâtiment.
Le phénomène se répète le soir, mais à une tout autre échelle, lors de la cérémonie nocturne organisée dans le stade Amahoro de Kigali. Ce sont cette fois
les témoignages (sous la forme de récits extrêmement durs énoncés par des survivants) qui déclenchent non une seule mais plusieurs crises du même type que
celle du matin : de nombreuses femmes émettent des hurlements accompagnés
de convulsions et doivent être évacuées de force avant d’être regroupées dans
des salles prévues à cet effet. Quatre jours plus tard, le 11 avril au soir, lors d’une
veillée à Nyanza, tout près de l’École technique officielle (ETO) où se déroula
la dernière marche de la mort du 20e siècle après que les forces belges de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) eussent abandonné les Tutsi qu’ils avaient protégés jusque-là, le même processus se répète au
moment de l’énoncé des témoignages. Avec une différence cependant : des hurlements d’hommes se mêlent, cette fois, à ceux des femmes 1. La durée de sédation, ensuite, varie de quelques heures à quelques jours, exigeant alors un placement en milieu hospitalier. Dans quelques cas, la durée d’hospitalisation peut
s’étendre sur plusieurs semaines.
La « clinique postgénocide » au Rwanda a élaboré la notion de « crise traumatique » pour évoquer ces manifestations qui se produisent de manière récurrente lors du processus commémoratif. Une telle terminologie est d’autant plus
intéressante qu’elle n’apparaît pas dans la nosographie actuelle (voir le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, DSM IV) : face à la nouveauté du
phénomène, une innovation sémantique s’est produite. Comme le notent deux
spécialistes du sujet, la notion pose pourtant toute une série de problèmes terminologiques : est-ce la crise qui importe ou bien le trauma ? Est-ce que la crise
devient traumatique du fait de son déclenchement même 2 ? Pour compliquer
l’analyse, est parallèlement apparue une terminologie populaire rwandaise avec
le verbe « guhahamuka » et le substantif « ihahamuka », termes qui signifient littéralement : « avoir ses poumons hors de soi ». Ils mettent l’accent sur la sortie
à l’extérieur de ce qui doit rester à l’intérieur, et sur le bruit, dans une société où
l’expression bruyante des affects, précisément, est proscrite.
Avant de tenter d’aller plus loin, il est important d’examiner ici le contexte. La
commémoration, étalée sur une semaine à partir du 7 avril, arrête la vie normale
(1) L’année suivante, Emmanuel Laurentin et son équipe de l’émission « La Fabrique de l’histoire » se sont
rendus au Rwanda à l’occasion du quinzième anniversaire du génocide. Le son de crises semblables a été enregistré et donné à entendre aux auditeurs de France Culture le 10 avril 2009.
(2) Darius Gishoma et Jean-Luc Brackelaire, « Quand le corps abrite l’inconcevable : comment dire le bouleversement dont témoignent les corps au Rwanda ? », Cahiers de psychologie clinique, 30, 2008, p. 161-183. Nous
nous appuyons aussi sur la très intéressante étude de Caroline Dingeon, « Répétition, remémoration et commémoration au Rwanda », in Marie-Odile Godard et Philippe Spoljar, Le Génocide des Tutsi au Rwanda : études cliniques, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2011, p. 29-45.

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et, dans tout le pays, la couleur violette s’impose 1. Se mêlent alors rassemblements nationaux et locaux, cérémonies de deuil associant parole publique, témoignages, chants, projections de films (documentaires ou fictions), émissions de
radio et de télévision, inhumations « en dignité » des corps récemment découverts. Un point capital est à noter ici : le phénomène commémoratif se veut non
pas dénonciateur mais unifiant, reconstructeur, réconciliateur.
Lorsqu’ils abordent le phénomène, les spécialistes de la psyché soulignent
que la crise traumatique est phénomène de reviviscence des événements vécus
par les victimes/survivants lors des massacres de 1994. Ainsi les victimes enregistrées en avril 2009 hurlaient-elles distinctement « Mon Dieu ! » et « Pardonnez-moi ! » Le 7 avril 2012, au stade Amahoro de Kigali, les victimes
criaient cette fois : « Ils arrivent ! », ou encore, rejouant le chant des tueurs,
« Nous arrivons, nous arrivons, nous allons les exterminer ». Ces mêmes
spécialistes soulignent en outre le rôle déclenchant des témoignages pendant les commémorations, rôle lié à l’extrême dureté du dire public sur l’expérience individuelle, même si la tendance récente semble être à davantage
de modération discursive. Mais ils notent aussi que des crises du même type
sont possibles en dehors du phénomène commémoratif. Ils pointent le rôle
clé du corps, « cette forme de présence du corporel dans la clinique postgénocide au Rwanda 2 », cette « prédominance du vécu somatique 3 » : dans les
corps se rejouerait donc le génocide, corps qui donneraient à voir « la partie émergée du traumatisme 4 ». Enfin, les crises semblent s’inscrire dans un
processus de généralisation pouvant confiner à la panique collective. Cette
« contagion émotionnelle 5 » provoque ainsi un dépassement des structures
de prise en charge. À lire la littérature spécialisée, on serait donc confronté
à un phénomène spectaculaire mais simple : les spécialistes disent tous que
les victimes, dans un contexte précis, celui de la commémoration, revivent,
en public, le traumatisme subi en 1994 au moment du récit, lui aussi public,
des traumatismes d’autrui. Face à cet « empire du traumatisme 6 » qui semble
régner sans partage, il semble qu’un historien doive s’intéresser à la question
du changement.

(1) La commémoration de 2013 a bouleversé la « tradition » chromatique commémorative en introduisant
désormais le gris, couleur des cendres liée au rituel de deuil rwandais, non catholique.
(2) Darius Gishoma et Jean-Luc Brackelaire, op. cit., p. 166.
(3) Il s’agit ici d’une étude réalisée au Rwanda en 2003 par la Harvard Medical School et le Massachusetts
General Hospital, citée dans ibid., p. 166.
(4) Diran Donabedian, « Stress et traumatisme en psychosomatique : le stress, partie émergée du traumatisme », Revue française de psychosomatique, 28 (2), 2005, p. 91-104, cité dans ibid., p. 180.
(5) L’expression a été forgée là encore par des psychothérapeutes rwandais cités par Caroline Dingeon, op. cit.,
p. 31, n. 1.
(6) Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris,
Flammarion, 2011.

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Il est important de noter, et de manière contre-intuitive, que le phénomène a
pris au cours des années récentes une ampleur croissante. On doit surtout signaler le tournant du dixième anniversaire du génocide en termes d’affirmation du
phénomène, au plan quantitatif mais aussi « qualitatif ». Lors de la commémoration de 2004, les « crises traumatiques » ont pris une intensité particulière et
un aspect massif qui a alerté les autorités, les crises pouvant conduire à la syncope, obligeant à vider les tribunes du stade de Kigali. Le phénomène s’affirme
depuis, avec des chiffres croissants. En 2005, six cent vingt-sept cas ont été enregistrés par le ministère de la Santé entre le 7 et le 13 avril sur différents lieux de
commémoration 1. En 2010, cent quatre-vingt quatorze personnes sont touchées
en moins de deux heures au stade Amahoro, quatre cents personnes à Kigali pendant la semaine commémorative et trois mille personnes sur tout le territoire 2.
Cette année-là, la veillée doit être interrompue à Kigali, à la suite des coups de
feu présents dans la bande-son d’un film de fiction projeté sur place. En 2011,
un autre film provoque tant de « crises traumatiques » que l’on doit mettre fin à
la cérémonie. En 2012, les crises se généralisent tout au cours de la cérémonie, y
compris pendant le discours du président Kagame, couvert par de nouveaux cris3.
En outre, les « crises traumatiques », identiques seulement en apparence,
pourraient se révéler plus plastiques qu’on aurait pu le penser à l’origine. Ainsi
note-t-on que des spectateurs, après avoir traversé une crise, rejoignent la cérémonie comme si de rien n’était. On relève aussi que ces crises touchent de plus
en plus de jeunes n’ayant été ni victimes ni témoins directs du génocide 4. Autant
de signes de plasticité de ces crises, ténus encore, mais qui pourraient conduire
à poser une question pénible : la « crise traumatique », lors de la période d’avril,
serait-elle en train de devenir un mode de participation, plus ou moins banalisé, à la commémoration du génocide, indépendamment de ce qui y est exprimé
explicitement ? Pourrait-elle même devenir, de manière contradictoire en apparence, une modalité de subversion des cérémonies elles-mêmes, et de tout ce qui
s’y déploie 5 ?
Nous insistons ici sur cette modalité particulière de la participation populaire à la commémoration du génocide, participation qui prend aussi la forme
des crises que nous avons évoquées, parce qu’il s’agit là encore d’un phénomène nouveau, marqué en outre, dans sa dynamique propre, par d’importants
changements récents, quantitatifs aussi bien que qualitatifs. Une fois de plus,
(1) Darius Gishoma et Jean-Luc Brackelaire, op. cit., p. 169.
(2) Nous remercions Darius Gishoma de nous avoir fourni ces données statistiques, qui ne traduisent nécessairement que la partie enregistrée de la réalité.
(3) Observations et notes de terrain d’Hélène Dumas au stade Amahoro, Kigali, 7 avril 2012.
(4) Peut-on parler d’un phénomène de « seconde génération » ? Il est en tout cas confirmé par le psychiatre
rwandais Naasson Munyandamutsa, inquiet du phénomène.
(5) C’est ainsi qu’une crise traumatique « protestataire », dénonciatrice et accusatrice pour le pouvoir en
place, a pu être enregistrée et traduite par nous dans une cérémonie locale, à Butamwa, le 12 avril 2012, au cours
de laquelle plusieurs dizaines de femmes et d’hommes entrèrent en crise ce jour-là.

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LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS VINGT ANS APRÈS

STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU ET HÉLÈNE DUMAS

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Précisément, une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses a poursuivi depuis quelques années un immense effort d’investigation sur le terrain, en
sachant s’affranchir des schémas préconstruits, en partant des pratiques et du discours des acteurs sociaux, en commençant même d’aborder les archives de l’État
rwandais. C’est cette jeune recherche, dont les premiers travaux arrivent ou vont
arriver prochainement à maturité, que ce dossier s’efforce de faire connaître et
d’apprécier. Après un entretien avec un historien de longue date de la région des
Grands Lacs (il s’agit de Jean-Pierre Chrétien qui, comme on le lira, eut l’immense mérite d’alerter sur les risques de génocide au Rwanda un an avant les événements et qui lança de nouveau l’alerte dès le début des massacres), le dossier
que l’on va découvrir donne la parole à quatre jeunes chercheurs belge et français sur la question des autorités locales (Ornella Rovetta), des expériences enfantines du génocide (Hélène Dumas), du rôle des femmes dans la violence extrême
(Violaine Baraduc), sur la question enfin de la politique commémorative instituée
depuis 1995 (Rémi Korman). Il nous a en outre semblé qu’un tel dossier ne pouvait se concevoir sans faire place au travail de chercheurs rwandais nécessairement
mal connus en France, mais avec lesquels des liens de plus en plus étroits doivent
se développer : Paul Rutayisire a donc synthétisé sa monographie sur le génocide
à Nyarubuye, nous offrant par là une approche à l’échelle micro qui constitue
actuellement une des directions les plus fécondes de la recherche sur le génocide.
Et pour conclure, pourquoi ne pas dire que nous sommes particulièrement
heureux, et même fiers, que Vingtième Siècle accueille un tel dossier, sur un tel
sujet, en un tel moment 1 ?
Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, Centre d’études sociologiques
et politiques Raymond Aron (CESPRA), CNRS, 75006, Paris, France.

Stéphane Audoin-Rouzeau est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Spécialiste de la Première Guerre mondiale et, de manière plus générale, de la violence de guerre contemporaine
sur laquelle il a publié Combattre : une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle) (Éd. du Seuil,
2008). Depuis cinq ans, il a étendu ses recherches à la question du génocide desTutsi au Rwanda. (sar@ehess.fr)
Hélène Dumas est ATER à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), au Centre d’études
sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA). Elle a soutenu une thèse de doctorat sur l’histoire du
génocide desTutsi rwandais de 1994, qui s’appuie sur une exploitation des sources des procès gacaca. Son travail s’attache à décrire et à analyser l’exécution des massacres à l’échelle locale, avec un intérêt particulier pour
les pratiques et les imaginaires qui leur présidèrent. Elle a récemment publié Le Génocide au village : le massacre
des Tutsi rwandais en 1994 (Éd. du Seuil, 2014). (helenedumas.uw@gmail.com)
(1) À cet égard, les auteurs voudraient remercier tout particulièrement Hélène Bourguignon : sans son engagement particulier, la publication d’un tel dossier était inenvisageable.

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c’est la différence, si mal prise en compte par les études disponibles sur les génocides et leur après-coup, qu’il s’agit d’intégrer à la réflexion.

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