Fiche du document numéro 26180

Num
26180
Date
1966
Amj
Auteur
Fichier
Taille
21011880
Pages
487
Titre
Le Rwanda et la civilisation interlacustre
Sous titre
Etudes d'anthropologie historique et structurale
Source
ULB
Type
Livre
Langue
FR
Citation
UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES, UNIVERSITÉ D'EUROPE

DIGITHÈQUE
Université libre de Bruxelles
___________________________

HEUSCH Luc de, Le Rwanda et la civilisation interlacustre, études
d'anthropologie historique et structurale, Bruxelles, Institut de sociologie,
1966.
___________________________

Cette œuvre littéraire est soumise à la législation belge en
matière de droit d’auteur.
Elle a été publiée par les
Editions de l’Université de Bruxelles
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Le Rwanda
et la civilisation
interlacustre

DANS LA MEME COLLECTION

Essais sur le symbolisme de l'inceste royal en Afrique, par
Luc de Heusch, 1958, in-S", 224 pages.
A la découverte des Tsiganes, par Luc de Heusch, 1966,
In-Sv, 208 pages.

A paraître 1

Anthropologie physique de l'Afrique noire en 1963, par Jean
Hiernaux.

1966

Luc de Heusch
Professeur à l'Université Libre de Bruxelles

ct la civilisation
intcrlacustrc
Etudes d'anthropologie historique et structurale

Université Libre de Bruxelles

Institut de Sociologie

publié avec le concours du Centre national d'étude
des problèmes sociaux de l'industrialisation en Afrique noire

D/1966/0171/13

© 1966 by Ed, de l'Institut de Sociologie de l'Université Libre de Bruxelles.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Introduction

L'ethnologue détient rarement le privilège de saisir l'évolution des sociétés sans écriture. La plupart des hypothèses
diffusionnistes se sont avérées stériles, justifiant cette mise
entre parenthèses de l'histoire qui caractérisa la démarche
fructueuse de la social anthropology de tradition britannique.
De son côté, la nouvelle anthropologie structurale se contente
provisoirement, et non sans raison, de déployer ses analyses au
niveau synchronique. L'extension de ses recherches à la diechronie est largement tributaire du progrès des études ethnohistoriques. Celles-ci ont pris un essor remarquable en Afrique
au cours des dernières années. Pour la première fois, des
chercheurs anglais, français ou belges affirment clairement les
exigences de la critique historique appliquée aux traditions
orales 1.. Le dialogue entre histoire et ethnologie est enfin
amorcé sur les débris d'une ethnologie pseudo-historique qui
consacra tant d'efforts inutiles à la délimitation arbitraire des
« cercles culturels ~ et à la reconstitution hautement conjecturale de prétendues civilisations fondamentales. Cette nouvelle
orientation de l'histoire africaine, et tout particulièrement les
premiers résultats des recherches de Oliver et Vansina dans
la civilisation interlecustre, nous ont incité à étudier le déploie1 Voir notamment VANSINA, MAUNY et THOMAS, 1964.

1

ment diachronique, dans un espace restreint et continu, d'une
religion homogène dont les significations multiples n'ont été
que fort imparfaitement dévoilées: le culte initiatique de pos~
session dit kubandwa. Son insertion dans la société rwanda
constituera notre thème principal. Il nous faudra d'abord considérer l'avènement historique de cette société elle-même, d'un
point de vue à la fois interne et externe. Le cadre général de
l'histoire de la civilisation interlecustre devra être fixé, au
moins à titre provisoire, en réexaminant toutes les données
disponibles.
Plusieurs raisons nous ont amené à choisir le Rwanda
comme terme de références. Sans y avoir mené personnellement des enquêtes approfondies, nous fûmes amené à y effec~
tuer plusieurs brefs séjours, en 1949 d'abord, puis en 1953~54,
enfin en 1963. En 1954 nous réalisâmes à la demande de notre
collègue 1ecques M aquet et en collaboration avec lui, un film
qui illustre les thèses principales de son livre Le Système des
relations sociales dans le Rwanda ancien. Notre dernier
voyage, placé sous les auspices du Fonds Cassel de l'Llnioetsité de Bruxelles, avait plus spécialement pour objet d'étudier la décolonisation et les nouvelles structures politiques
mises en place par la République. L'ethnographie rwandaise,
sans être exhaustive, nous offre un matériel d'une ampleur
considérable et d'une qualité remarquable. Mythes et traditions
historiques ont été soigneusement notés, voire soumis à un
examen critique attentif par nos prédécesseurs. Réexaminant
l'ensemble de ce matériel. nous proposerons certaines rectiiications ou même parfois des changements de perspective.
Mais nous n'apporterons pas, sauf à titre exceptionnel, d'informations nouvelles.
Nous aborderons concrètement le système de trensjormetions qui marque l'avènement historique d'une société à castes
8

à partir d'une société à clans totémiques spécialisée dans
l'élevage. Nous tenterons de cerner l'apparition du phénomène
dit « féodal » en Afrique en le situant dans un modèle plus
général et plus adéquat, qui englobe l'ensemble des structures
de clientèle différenciées de la civilisation interlacustre. Bref,
partout où l'entreprise est possible, nous essaierons de définir
les grandes lignes d'une diachronie réelle, dans l'espoir de
jeter un pont, bien fragile encore, entre l'histoire et I'enthropologie structurale. D'un point de vue plus général, notre propos
risqué pourrait être défini comme une tentative de rendre
compte, à propos d'un exemple particulier, de la naissance des
structures de subordination, dont Lévi-Strauss laissait entrevoir l'extrême complexité. Nous saisissons ici sur le vif la
rupture d'un certain ordre archaïque, l'irruption brutale de
l'histoire et de son processus cumulatif; la passion de la
richesse et la volonté trouble de domination qui l'accompagne
chez les pasteurs se situent très exactement au point de
rupture des structures de réciprocité des sociétés néolithiques.
Les divers systèmes de clientèle que nous passerons en revue
dévoilant tous à quelque titre cette perversion de l'échange
qui n'a cessé de présider à L'évolution historique des « gran~
des » civilisations.
Le mythe et le culte de possession apparaissent, dans un
tel contexte, comme une entreprise désespérée de récupération
de la personnalité humaine aliénée. Lié à l'histoire, surgi de
l'histoire, le mythe de Ryangombe ne s'explique de manière
satisfaisante, encore qu'imparfaite, qu'au terme d'une double
analyse, successivement synchronique et diachronique. Il pro~
cède visiblement d'une chronique légendaire du Bunyoro et de
l'Ankole concernant un peuple disparu, les Cioezi, dont Lexistence historique ne peut plus être mise en doute. Cette chronique, propre aux royaumes septentrionaux de la civilisation
9

interlecustre, est en quelque sorte un mythe impur. Le mythe
pur de Ryangombe se dégage de cet enracinement historique
dans l'aire méridionale, et notamment au Rwanda. La geste
cwezi présente un champ continu de variations dans ensemble
de cette aire. Notre connaissance de thistoire réelle, par d'autres sources, nous permettra de reconstituer jusqu'à un certain
point le profil diachronique du mythe de Ryangombe à partir
de cet étalement dans l'espace et même de dater approximativement son émergence au Rwanda. Il nous est donc donné,
pour une fois, de préciser les circonstances historiee-culturelles
qui président à la naissance et à la diffusion d'une religion
initiatique qu'imprègne la rêverie mythique de l'âge d'or.

r

Cette pensée mythique prend une allure de plus en plus
nettement révolutionnaire lorsque ton s'éloigne de sa source
historique. Nous tenterons de localiser dans le temps et l'espace
ce point de rupture significatif. Le passage historique de la
geste ctoezi à la geste de Ryangombe est patent et la seconde
ne mérite plus d'être considérée comme une simple variante de
la première. Les transformations structurelles du récit, que l'on
peut observer dans taire méridionale de la civilisation interlacustre, modifient sensiblement le sens du message religieux.
Ce phénomène, qui est constant dans les religions écrites par exemple dans le passage du judaïsme au christianisme n'a pas encore été décrit. à notre connaissance, dans les
« civilisations de la parole ». Le cas très précis que nous
envisagerons dans un contexte historique général apporte, nous
semble-t-il, un élément nouveau au débat instauré par l'analyse
structurale, et que son promoteur même développe magnifiquement dans ses Mythologiques 2. La pensée mythique que

2 LÉVI-STRAUSS,

10

1964.

nous analyserons n'est pas immémoriale, en dépit des singulières convergences que fon pourrait déceler entre le mythe de
Ryangombe et le mythe osirien, qui nous avaient d'abord
fallacieusement fasciné 3. Nous nous sommes trouvé confronté
avec une double tâche, risquant parfois le cercle vicieux :
démythifier l'histoire, d'une part (avec l'eide des historiens de
métier) et restituer au mythe sa dimension historique, d'autre
part. Cette seconde démarche nous a mené au cœur d'une
terra incognita de l'ethnologie contemporaine.
Terminons cette brève présentation par une observation
technique. Notre analyse utilise de seconde main des documents ethnographiques dont la valeur linguistique est fort
variable. Il ne nous a dès lors pas été possible de rétablir toujours de manière correcte la graphie phonétique des termes
africains utilisés par les auteurs. Afin d'uniformiser leur présentation nous avons adopté les conventions suivantes, en
négligeant la notation des tons : les noms géographiques sont
notés selon Forthoqrephe communément reçue; les peuples et
les clans sont désignés invariablement par le radical du nom
propre, sans variation de préfixe; les noms communs seront
toujours présentés sous la forme du singulier. Nous dirons, par
exemple, le Burujoro pour désigner le pays occupé par les
N yoro; la grammaire nous obligerait à parler en fait des
Be s Nuoro (sing. : Mu~Nyoro). La seule utilité de ces conventions arbitraires est de faciliter la lecture et l'identification.
Ces recherches ont bénéficié de l'eppui du Centre National
pour l'étude des problèmes sociaux de l'industrialisation en
Afrique noire que nous tenons à remercier bien vivement.

3 Nous confessons ici une erreur de jeunesse (étude publiée sous le
pseudonyme Luc ZANGRIE. dans la revue Jeune Afrique).

11

1

Chapitre 1

Points de repère pour une histoire
des civilisations interlacustres

Une ancienne civilisation pastorale

La région de l'Afrique orientale comprise entre le Lac
Albert, la pointe septentrionale du Tanganyika, et le Victoria
constitue un champ d'investigations sociologiques privilégié.
Depuis une dizaine d'années ethnographes et historiens ont
collaboré, chacun de son point de vue, à une vision cohérente
d'une civilisation relativement homogène au sein de laquelle
divers types de sociétés stratifiées se sont développées. Les
mêmes mouvements historiques, les mêmes problèmes sociaux
et religieux affectent ces sociétés à classes ou à castes. Une
aristocratie d'origine éthiopoïde (Hima, Huma ou Tuutsi)
jouit - ou jouissait - de privilèges socio-politiques variables.
Dans une région de hauts plateaux propices à l'élevage, ces
pasteurs, jadis qualifiés à tort de hamites, vivent en symbiose
avec des agriculteurs (lru ou Hutu) dont ils partagent la
langue bantoue. Des Etats dominés par la royauté sacrée y
apparaissent. Situés aux frontières septentrionales du monde
bantou, ils furent menacés par les invasions nilotiques venues
du nord qui superposèrent parfois une nouvelle aristocratie
foncière, politiquement dominante, aux classes sociales existantes. Ces événements n'intéressent pas le royaume de
Rwanda, objet principal de cette étude. Nous tenterons cepen12

1-'

,
dant de les circonscrire avec exactitude, car ils retentissent
dans les structures religieuses. L'histoire nous offre, pour une
fois, la possibilité de suivre à la trace sa propre métamorphose
en mythe.

La progression nilotique vers le sud pose donc de très

f

1

importants problèmes ethnologiques dans l'ensemble de la civilisation interlacustre. Elle marque profondément le Bunyoro,
l'Ankole, les petits royaumes du Buhaya. Elle contourna le
Rwanda vers l'est et atteignit le Burundi. Les clans dominants
bito (au Bunyoro) et hinda (en Ankole et au Buhaya) sont
d'origine nilotique. Ces faits historiques expliquent l'existence
d'une aire culturelle spécifique englobant du nord au sud le
Bunyoro, le Toro, l'Ankole et les royaumes haya. La société
comporte ici une double aristocratie : éthiopoîdes huma ou
hima. d'une part, descendants des conquérants nilotiques, Bito
ou Hinda, d'autre part. A l'est de cet axe nyoro-haya, il faut
isoler le groupe ganda~soga où l'élément pastoral hima ne
détient aucun privilège socio-économique ou politique, et, au
sud-ouest, le groupe rwanda-rundi-ha où les pasteurs tuutsi
dominent les paysans hutu. Aussi bien les « civilisations interlacustres» furent-elles, à juste titre, décrites en trois volumes
distincts, correspondant à ces trois aires géographiques, dans
l'Ethnographie Survey of Afriea~. Vansina, cependant, propose un autre découpage culturel. Il distingue : le groupe
hunde-vira (au Congo). le groupe qanda-soqa et le groupe
nyoro-ha. Ce dernier engloberait deux sous-groupes : rwandarundi-ha, d'une part, nyoro-toro-nkole-haya, d'autre part 2.
~ FALLERS,

SCHERER,

1960:

1962;

O'HERTEFELT,

Taouwaoasr et

introduction générale à

d'HERTEFELT,

Taouwsoasr et

TAYLOR,

1962.

2 VANSINA,
SCHERER, 1962.

13

Tout laisse croire que ni les Hima-Tuutsi, ni les envahisseurs nilotiques ne furent les premiers à apporter les éléments
de la culture pastorale et la royauté sacrée en milieu bantou.
Ce complexe culturel pénétra à une époque probablement fort
ancienne en Afrique australe. Les ruines énigmatiques de Zimbabwe en Rhodésie du Sud attestent la présence d'une société
d'agriculteurs et d'éleveurs, réunis dans un Etat puissant antérieurement à l'apparition présumée des royautés interlacustres,
dont la plupart ont survécu jusqu'à nos jours. On sait que les
archéologues et les historiens admettent généralement que
Zimbabwe fut construit par des Noirs bantous. Plus d'un
indice (perles d'origine indienne, débris de porcelaine chinoise
découverts dans de site) permet d'affirmer que les habitants de
la cité entretenaient des rapports commerciaux avec les marchands arabes de la côte orientale. La date de la plus ancienne
construction peut être fixée au XIe siècle de notre ère. Lorsque
les Portugais débarquèrent au XVIe siècle sur la côte africaine
de l'Océan Indien, ils entrèrent en contact avec le royaume de
Monomotapa, fondé par les Karanga, section d'un grand
peuple bantou : les Shona. Les Karanga savent parfaitement
bien que leurs ancêtres ont abandonné l'ancienne cité de pierre
il y a plusieurs siècles. Une nouvelle dynastie s'y installa et
procéda à de nouveaux aménagements 8. Déjà en 1926 Schebesta indiqua. après avoir dépouillé les sources portugaises
relatives au Monomotapa. que la structure politique et les pratiques religieuses des Karanga évoquaient la civilisation interlacustre 4. Il compara plus particulièrement les institutions du
Monomotapa et celles du Buqanda, décrites par Roscoe au
début du xx- siècle. Oliver, dont les hypothèses majeures gui1961. chap. 8.
4 SCHEBESTA, 1926.
3 OLIVER,

deront plus d'une fois nos propres recherches, estime que la
similitude des institutions du Monomotapa d'une part, du
Rwanda et de l'Ankole d'autre part, est plus frappante encore.
Dans ces trois Etats, une classe de cultivateurs était subordonnée à des propriétaires de bétail. Le souverain était sacré. Le
bien-être du pays était lié à la parfaite constitution physique
du roi qui devait absorber le poison lorsque sa santé déclinait.
Il accomplissait des rites religieux à la nouvelle June. Les
esprits de ses ancêtres prenaient possession de médiums, sujets
à des crises extatiques. L'administration centrale comprenait
une série de hauts dignitaires aux fonctions précises, parmi
lesquels la Reine-Mère jouait un rôle éminent. Le roi contrôlait des chefs subordonnés qui envoyaient leurs fils à la cour
où ils recevaient une éducation militaire et formaient un corps
de pages.
Il est incontestable que la civilisation de Zimbabwe-Monomotapa s'apparente, comme la civilisation interlacustre, à une
ancienne culture complexe et raffinée, pastorale et agricole,
qui s'est répandue du nord au sud de l'Afrique orientale. Mais
la fondation de Zimbabwe (Xie siècle?) nous ramène bien
au-delà des dates les plus anciennes que l'on peut assigner
aux premiers développements connus de la civilisation interlacustre.

L'empire du Kitara

Les traditions orales semi-léqendaires du Bunyoro et de
l'Ankole attribuent à un peuple prestigieux, les Cwezi " un
grand nombre de traits culturels et notamment l'institution de

• Lire Tchwézi.
15

la royauté sacrée. Avant de disparaître dans des circonstances
énigmatiques, marquées du sceau de la tragédie, les Cwezi
auraient formé un vaste empire dont l'unité ne fut plus jamais
restaurée: le Kitara. Il s'étendait sur la partie occidentale de
l'Ouganda actuel (Bunyoro, Toro, Ankole) et englobait aussi
le pays haya au Tanganyika. La civilisation cwezi est décrite
comme un âge d'or auquel une série d'événements catastrophiques mirent brusquement fin. Les Cwezi fuirent vers le sud
et disparurent dans des lacs ou dans les cratères des grands
volcans.
Oliver accorde, à juste titre, un certain crédit historique à
ces traditions où le merveilleux brouille les pistes. Mais il
s'agit de les interpréter. Oliver estime que l'effondrement
de l'empire Kitara et la disparition des Cwezi furent provoqués par l'invasion d'une population nilotique, les Lwoo, qui
établirent la domination d'un nouveau clan royal, les Bito, sur
le Bunyoro et le Toro 5. La réalité de l'invasion lwoo, démontrée jadis par le Père Crazzolara 6, est admise aujourd'hui par
la plupart des historiens de la civilisation interlacustre. L'existence antérieure d'un empire cwezi ne rallie pas la même
unanimité. Le Père Crazzolara, dans une étude plus récente,
ne nie pas l'historicité de ce peuple; mais il pense que les
Cwezi comme [es Hima doivent être considérés également
comme des Lwoo 7. Selon cet auteur, les Nilotiques auraient
donc déferlé en plusieurs vagues successives sur la région
interlacustre, y apportant l'élément pastoral et guerrier dominant. Sans aller aussi loin, Oliver aperçoit très clairement
l'importance de la poussée nilotique bito sur le Kitara ; analy1955 et 1959.
1950.
7 CRAZZOLARA, 1961.

5 OLIVER.

6 CRAZZOLARA,

16

i

J

sant dans cette perspective les vestiges archéologiques et les
traditions orales de l'Ouganda, il intègre les informations
complémentaires qu'elles fournissent dans une synthèse remarquable de l'histoire cwezi.
Nous commencerons cet exposé en évoquant la critique
négative radicale, formulée par Wrigley 8. Selon cet auteur,
il est vain de rechercher la nature historique des mythiques
Cwezi, qui n'auraient jamais été que ce qu'ils sont aujourd'hui : des dieux honorés dans un culte de possession.
Nous suivrons plutôt Oliver, et nous réserverons un chapitre
particulier à l'étude du phénomène religieux. Car l'historien
apporte ici à l'ethnologue de précieux matériaux qui permettent de déchiffrer la naissance et le développement d'un grand
ensemble religieux dans une société sans écriture. L'essentiel
de l'argumentation d'Oliver en faveur de l'historicité des
Cwezi se situe sur le terrain archéologique. La tradition orale
attribue aux Cwezi les sites de Bigo et N tusi. Les fouilles de
Ntusi indiquent une occupation de plus d'un siècle au sud de
la rivière Katonga, c'est-à-dire dans la partie méridionale de
ce qui fut, selon la tradition orale, l'ancien empire du Kitara.
Au nord de Ntusi, le système de fortifications en terre de
Bigo s'élève sur la rive méridionale de la Katonga; il était
destiné manifestement à protéger le pays cwezi des menaces
nilotiques septentrionales. Ces informations archéologiques
entraînent Oliver à contester la tradition selon laquelle le
centre de rayonnement du Kitara aurait été situé au Bunyoro,
c'est-à-dire bien au-delà du point stratégique de Bigo. Il fait
remarquer que les traditions du Bunyoro ne mentionnent que
deux souverains cwezi : Ndahura et Wamara, succédant à

8

WRIGLEY,

1958.
17

une dynastie antérieure, les Tembuzi. En revanche, en Ankole,
c'est-à-dire dans la partie méridionale du Kitara, les Cwezi
sont considérés comme les fondateurs de l'Etat et les traditions
locales s'étendent plus abondamment sur les origines de la
dynastie. Isimbwa, père de Ndahura, apparaît ici comme le
premier souverain: on connaît aussi le nom de sa mère [Nyamate) et de son grand-père maternel (Ruyonga). Oliver en
conclut que c'est au sud de la Katonga que les Cwezi créèrent
un Etat puissant, soucieux de protéger sa frontière septentrionale. Vraisemblablement, l'ennemi extérieur était représenté
déjà par ces hordes nilotiques qui, bientôt. causeront la perte
des Cwezi. Il n'y a pas de doute. pour Oliver. que le thème
évidemment mythique de la disparition mystérieuse des Cwezi
masque en réalité une écrasante défaite militaire. Une courte
apothéose précède cette fin tragique : les Cwezi réussirent à
conquérir le Bunyoro - où l'on a gardé le souvenir de leurs
deux derniers rois. Ndahura et Wamara. L'expansion vers le
nord (l'hégémonie sur le Toro et le Bunyoro) n'aurait duré
qu'une cinquantaine d'années (deux générations) : J'histoire
cwezi décline alors brusquement. tandis que monte l'étoile
nilotique. Toutes les traditions des royaumes de l'Ouganda
situent de manière concordante les « malheurs » des Cwezi
il y a dix-neuf ou vingt générations. Oliver suggère dès lors
de situer ces événements dans le cours du xv' siècle. entre
1400 et 1500. Alors une dynastie bito (d'origine lwoo) prend
le pouvoir au Bunyoro. Les Cwezi se replient vers le sud : les
traditions d'Ankole rapportent que Wamara quitta N tusi, sa
capitale, disparut mystérieusement avec les siens, tandis qu'une
nouvelle dynastie surgit en Ankole, celle des Hinda.
Fondée sur des données archéologiques et une analyse
critique des traditions orales, la thèse d'Oliver paraît solide.
Nous nous efforcerons d'y apporter quelques arguments corn18

plémentaires et de preciser le rôle final joué par les Hinda
dans le processus de détérioration de l'empire cwezi.
Si la culture cwezi est originaire du sud de l'Ouganda (et
non du nord). Oliver estime encore qu'elle pourrait être rapprochée de la première civilisation tuutsi du Rwanda. Il est
remarquable. sans doute, que les structures politico-sociales du
Rwanda et de l'Ankole offrent le maximum d'analogies dans
la région Interlacustre. Mais. nous le verrons bientôt. le
Rwanda ne surgit pas brusquement dans l'histoire en tant que
royaume puissant: Ies Tuutsi s'infiltrent progressivement dans
le nord-est d'un pays occupé par les agriculteurs hutu. Un
Etat se dessine lentement au cours du xvs siècle, et aucune
tradition historique ne mentionne l'existence des Cwezi. Il
faudra attendre les développements de l'archéologie au
Rwanda pour savoir si Tuutsi et Cwezi dérivent d'une ancienne
culture commune. On aperçoit déjà que la civilisation de Zimbabwe-Monomotapa. qui s'édifie au XIe siècle en Afrique
australe. est antérieure aux développements de la civilisation
cwezi. Celle-ci ne doit guère remonter à une date aussi reculée.
si l'on admet avec Oliver qu'elle disparaît au cours du xv- siècie. si l'on tient compte que Ntusi, leur capitale, a pu être
occupée pendant un bon siècle, et si l'on se souvient que la
plus longue liste dynastique (celle fournie par l' Ankole) mentionne cinq noms. Mais de toute évidence, l'Etat cwezi, dont
l'archéologie atteste la puissance, a dû être préparé par une
période de conquêtes; l'étude de Vansina sur la formation
postérieure de l'Etat rwanda en fournirait. par extrapolation,
une idée assez valable.
Zimbabwe-Monomotapa et le Kitara apparaissent donc.
provisoirement au moins. comme des phénomènes culturels
parallèles. jaillis à quelques siècles d'intervalle sur le terrain
d'une même civilisation fondamentale. Si des Ethiopoïdes l'ont
19

amenée du nord dans la région du Zambèze. il ne peut s'agir
que d'une vague antérieure aux Cwezi. Quoi qu'il en soit, on
ne trouve pas de trace, dans les royaumes actuels de l'Afrique
australe, d'un système de castes analogue à celui qu'imposèrent
ou tentèrent d'imposer les Tuutsi et les Hirna dans la région
interlacustre. Ce phénomène. dont nous aurons à approfondir
les modalités et les variations, constitue la singularité même
de notre propos. Sans nous étendre sur l'histoire des royaumes
bantous d'Afrique australe, signalons que la tradition dynastique des Lovedu (au Transvaal) remonte au Monomotapa 9.
Wainwright a tenté d'établir une parenté entre les fondateurs
de Zimbabwe et les pasteurs Galla de Somalie. Mais sa
démonstration, basée sur la comparaison linguistique d'un
terme royal rapporté par un voyageur arabe du xe siècle, n'est
guère convaincante 10. Il y a lieu de croire que plusieurs vagues
successives de conquérants pastoraux ont répandu du Nil au
Zambèze un type homogène de royauté sacrée. La source
historique est donc commune, mais elle nous échappe. Le
Kitara et Zimbabwe apparaissent comme deux relais historiques distincts. les plus anciens que nous puissions détecter.
Les similitudes institutionnelles entre la culture d'Ankole, issue
du Kitara, et celle du Monomotapa, prolongeant l'œuvre des
constructeurs de Zimbabwe, sont troublantes. Elles suggèrent une étroite parenté culturelle. mais pas nécessairement
ethnique, entre les Cwezi et la dynastie de Zimbabwe. Les
premiers n'édifièrent pas de constructions en pierre, mais ils
entreprirent aussi de grands travaux. L'archéologie a révélé
l'importance des fortifications de Bigo ; les traditions orales du
Bunyoro évoquent d'autres entreprises encore (il faut naturel9 KRIGE,

1943, p. 5.
1949.

10 WAINWRIGHT,

20

j

lement tenir compte de l'emphase épique) : le grand conquérant Ndahura aurait construit à Bwera une énorme maison
munie de dix-huit portes; il aurait aussi édifié des ponts au
Toro 11.
Les invasions nilotiques et le problème hinda

Le déclin des Cwezi pose encore de nombreuses énigmes.
Il faut suivre résolument Oliver lorsqu'il l'impute aux invasions
nilotiques des Lwoo-Bito. Il y aurait lieu d'approfondir ce point
de vue, d'élargir le champ des investigations en regroupant
toutes les sources disponibles. Nous nous contenterons dans
cette introduction de suggérer une perspective d'ensemble, en
tirant notre profit d'une observation capitale faite par Vansina
à propos de la tradition orale du Rwanda: des changements
dynastiques, impliquant en fait des événements violents, voire
la conquête militaire d'un clan étranger, sont masqués dans les
traditions royales de manière à sauver le mythe de la conti- .
nuité héréditaire du pouvoir sacré.
C'est un tel déchiffrement que nous allons risquer d'entreprendre. Il apparaîtra, nous l'espérons, que l'écrasement des
Cwezi s'effectua au moins en deux temps, d'abord au nord
(Bunyoro), ensuite au sud de l'empire du Kitara, en pays haya.
Nous soupçonnons même que c'est là. dans le District de
Bukoba ou au Karaqwe, c'est-à-dire dans le pays qui s'étend
à l'est du Rwanda (en Tanzanie) que les Cwezi subirent
leur défaite définitive. Nous allons développer les argu~
ments qui nous incitent à croire que ce grand combat final
opposa au dernier roi cwezi Wamara, une branche du clan

11 TAYLOR,

1962, p. 18.
21

blto appelée à fournir à l'Ankole, au Karagwe et aux autres
petits royaumes du Buhaya leurs dynasties actuelles : les
Hinda. Le Rwanda, qui avait ignoré l'hégémonie cwezi, sera
cette fois encore préservé de cette invasion qui contourne son
flanc oriental. Mais le Burundi sera menacé quelque temps par
les Hinda. Nous tenterons ultérieurement de rendre compte
de l'isolement relatif des Tuutsi dans ce monde pastoral agité
par les mêmes remous sur de très grandes étendues, du lac
Albert au Victoria. Cet isolement est relatif. II y a lieu de
croire, en effet, qu'un petit Etat tuutsi, le Gisaka qui
e
échappa jusqu'au XIX siècle au pouvoir du Rwanda central fut envahi par un groupe de conquérants apparenté au Hinda,
qui se substitua à l'ancienne dynastie locale. Par ailleurs, aucun
historien du Rwanda n'a mis en doute le péril extrême que
représentèrent les incursions de l'armée nyoro, que la dynastie
rwanda réussit à repousser (début du XVIe siècle, selon la
chronologie Vansina}. Ainsi donc, les poussées nilotiques vers
le sud menacèrent à J'est et au nord le Rwanda. II n'est pas
exclu que la troisième et dernière dynastie rwanda, dont
Vansina a brillamment démontré l'origine karagwe en dépit
des efforts de camouflage déployés par la tradition officielle.
soit elle-même hinda (début du XVIIe siècle). Enfin l'écrasement
des Cwezi par les Hinda, qui est la clé de tous ces événements,
est la source historique d'un important récit mythique rwanda :
la geste tragique de Ryangombe.
Après avoir schématiquement présenté nos hypothèses,
tentons de les étayer, en réservant le commentaire des phénomènes religieux associés.

22

..

La geste cwezi au Bunyoro et en Ankole

Le camouflage d'une défaite infligée à la dynastie précédente par de nouveaux venus est constant dans les traditions
de la région interlacustre. Lorsque le grand conquérant cwezi
Ndahura incorpore à l'empire du Kitara le Bunyoro, détrônant
la dynastie locale des Tembuzi, la tradition orale enregistre
ces faits de la façon suivante : le dernier souverain (Isaza)
disparut sous terre après avoir confié le tambour royal à
Bukuku, le gardien de la porte du palais; Nyinawiru, la fille
de Bukuku, et Isimbwa, le fils d'Isaza, eurent des rapports
sexuels et de leur union naquit Ndahura, le fondateur de la
nouvelle dynastie. Ceci est la version nyoro 12.

La version nkole -- que nous soupçonnons, avec Oliver,
préserver la plus ancienne tradition cwezi -- fait figurer Isimbwa de plein droit parmi les rois cwezi. C'est lui qui aurait
fondé la dynastie 13. On voit que les chroniqueurs nyoro se
sont servis de la figure d'Isimbwa comme d'une charnière,
pour dissimuler J'invasion cwezi qui met fin à la dynastie
tembuzi. Isimbwa, dès lors, est présenté comme le fils du
dernier roi local « disparu ». Le chroniqueur nyoro K.W., qui
rapporte cette version, ajoute un commentaire personnel intéressant : il rejette le trait légendaire de la disparition sous
terre, et précise que le roi Isaza émigra dans le Nord. Si cette
remarque émanait réellement d'une tradition parallèle, elle ne
manquerait pas d'apporter un nouvel argument en faveur de la
thèse d'Oliver selon laquelle les cwezi ont conquis le Bunyoro
à partir d'un premier domaine méridional s'étendant notarnment sur l'Ankole et le Bwera que commande la place-forte

12

K.W.. 1935.
1962, p. 96.

13 TAYLOR,

23

de Bigo. Selon la chronique de K.W., le roi Ndahura associe
à son règne son fils Wamara. Mais Ndahura part guerroyer
ailleurs, agrandissant encore le domaine de son empire, et il
confie à un certain Mulindwa le gouvernement du Bunyoro.
L'absence de Ndahura se poursuivant, le peuple crut que le
souverain était mort. II revint cependant et ne voulut pas
déposer Mulmdwa. Ce récit est étrange, puisque Wamara y
apparaît comme le successeur légitime de Ndahura. Or ce
Mulindwa intervient dans tous les récits légendaires qui expliquent les malheurs préludant à l'exil des cwezi. Tous ces
récits donnent l'impression que des dissensions internes déchiraient les Cwezi, que l'unité du vaste royaume créé par Ndahura était loin d'être solide. Notre auteur nyoro cependant
n'en parle pas. II indique que Mulindwa fut envoyé comme
gouverneur au « Buleqa s [s'aqit-Il du pays lega au
Congo 1), tandis que Ndahura retourne dans la région qu'il
avait quittée (<< to his former country » selon la traduction
anglaise). On peut admettre sans doute, dans la ligne d'Oliver,
que Ndahura est revenu mettre de l'ordre dans une province
nouvellement conquise, directement menacée par les Nilotiques.
II interrompt ses conquêtes. Mais ultérieurement il annexe
le Kiziba et le Karagwe ; il meurt dans les terres méridionales
de son empire, en Ihangiro H Wamara succède à son père et
règne pacifiquement sur cet immense territoire. Mais bientôt
des étrangers venus d'au-delà du Nil prophétisent la fin de
cet âge merveilleux. Ils annoncent que les Cwezi seront chassés. Un fâcheux présage donne du poids à ces menaces : le
corps d'un taureau est trouvé vide d'entrailles, Des désordres
surviennent; le peuple et les femmes désobéissent. Wamara
et les siens décident alors d'abandonner la contrée; « ils
i

H

2i

TAYLOR,

1962. p. 18.

suivirent le chemin qu'avait pris précédemment le roi Ndahura » ; K.W. semble indiquer ici que les Cwezi se replient au
sud de la Katonga, sur leurs positions initiales.
Cheminant, Wamara se prend à penser qu'il a laissé la
royauté vacante et il dépêche un homme de confiance chez les
Lango où vivent les deux fils jumeaux que son frère Kyoma
eut d'une femme nilotique. Wamara ordonne que l'un de ses
neveux, Isingoma, soit installé sur le trône vacant. La ruse
du récit est évidente. Elle dissimule la première défaite militaire qu'infligent aux Cwezi les Nilotiques qui installent une
nouvelle dynastie au Bunyoro. celle des Bito. Le narrateur
établit aussi une continuité fictive entre les anciens maîtres et
les nouveaux, selon un schème que nous avons déjà commenté.
Isingoma, en effet, est le premier roi bito.
Après cette retraite vers le Sud qu'advint-il aux Cwezi?
Consultons les chroniques des régions méridionales. Nous
verrons que Ia comparaison des versions nkole et haya est
pleine d'enseignements.
Commentant les traditions associées par les Nkole aux sites
archéologiques attribués aux Cwezi, Oliver signale que déjà
du vivant de son père Ndahura, Wamara aurait détenu une
espèce d'autorité provinciale sur le pays. Son quartier général
aurait été le site d'Itaba, situé au sommet d'une colline au sud
de Mbarara; mais sa capitale principale était à Ntusi, dans
le Bwera 15. La geste royale d'Ankole relative à l'époque
cwezi, telle que la rapporte Mungonya 16, est, dans l'ensemble,
conforme à la tradition royale nyoro. Mais elle annonce et
prépare la geste haya en centrant les malheurs cwezi sur la
1959.
16 MUNGONYA, 1958.

15 OLIVER,

25

mort d'une vache. Elle préfigure aussi le thème majeur du
prétendu suicide collectif des Cwezi.
Mugenyi, l'un des neveux de Wamara, s'était passionnément attaché à la vache Bihoqo, la plus belle de toutes. II avait
fait le serment de ne pas lui survivre. Or la vache mourut et
Wamara consulta les aruspices. Les devins découvrirent que
le corps de Bihogo était vide d'entrailles; ils n'osèrent révéler
cette terrible nouvelle à Wamara. Mais un étranger, KakaraKashagama s'en chargea après avoir pris la précaution de
conclure un pacte du sang avec Mugenyi pour échapper à la
colère éventuelle des Cwezi. Alors l'étranger prophétisa que
le règne des Cwezi était terminé, qu'ils étaient d'ores et déjà
condamnés à errer éternellement sur la terre; le tambour sacré
serait battu par un sauvage et ses descendants. Les Cwezi
résolurent de mettre à mort ce prophète de malheur. Mais
une femme de Wamara rêva que les pires catastrophes s'abattraient sur eux s'ils accomplissaient ce dessein et ils y renoncèrent. Mugenyi conseilla à l'étranger de fuir. Les Cwezi
organisèrent une grande fête. Mugenyi, qui semblait avoir
oublié son serment de mourir avec la vache Bihogo, y participa.
Ce parjure eut le don d'irriter la propre tante de Mugenyi.
Humilié par les propos désagréables qu'elle lui tint, Mugenyi
prit la décision de quitter ce pays maudit où les femmes osent
se moquer des hommes. Wamara approuva la décision de son
neveu et tous les Cwezi se rallièrent au projet de départ. Ils
rassemblèrent leurs femmes, leurs troupeaux et leurs biens. Ils
s'en allèrent et on ne les revit jamais en Ankole.
Ici encore nous avons affaire à un récit cryptographique
des Nilotiques guerroient dans le pays et capturent une partie
du bétail cwezi, symbolisée par la vache Bihogo. Ce déshonneur (individualisé dans le récit, puisque seul Mugenyi est en
26

cause) est cruellement ressenti par les pasteurs cwezi dont le
prestige et l'autorité sont gravement compromis. Des troubles
éclatent (symbolisés par les moqueries d'une femme). Les
Cwezi sont obligés d'abandonner l'Ankole. Mais à qui? C'est
ce que nous verrons bientôt.
On remarquera que ni la version nyoro, ni la version nkole
ne mentionnent une défaite militaire. ni même plus précisément
la mort de Wamara : les Cwezi s'en vont.
Le thème de l'assassinat figure cependant dans d'autres
traditions nkole, que nous rapporte Oberg 17, Wamara nous
est présenté comme un roi très puissant à qui son père Ndahura
avait confié le gouvernement de l'Ankole. Mais une série de
malheurs surviennent. Le peuple et les femmes mêmes des
Cwezi se révoltent. La vache préférée du troupeau royal et le
taureau principal meurent. Mulindwa, fils aîné de Wamara,
est assassiné. Les Cwezi émigrent alors au Karagwe. Mais,
sollicité par un chef paysan, un Cwezi nommé Ruhinda,
retourne avec sa mère en Ankole : ce fut le début de la
dynastie hinda actuelle.
Nous trouvons ici renforcés des éléments à peine esquissés
dans le récit nyoro. La figure équivoque de Mulindwa réapparaît, directement associée aux troubles singuliers qui préludent à (ou préparent) l'exil. Sa mort violente confirme
l'impression que nous avions précédemment acquise: de graves
discordes politiques déchiraient le royaume cwezi avant l'arrivée des Nilotiques. Gorju, de son côté, rapporte une variante
analogue: Mulindwa. qui nous est présenté cette fois comme le
frère de Ndahura, échappe à une tentative d'assassinat perpétrée par la mère de son demi-frère Mugenyi. Le clan de
17 OBERG.

1940.
27

celle-ci est frappé d'ostracisme. Les malheurs s'acharnent aussi
sur M ugenyi : il perd sa vache préférée Bihogo et tente de se
suicider de désespoir. Les Cwezi guerroient les uns contre les
autres 18. On aperçoit donc à travers ces sinuosités légendaires
que le thème de la désobéissance ou de l'outrecuidance des
femmes, souligné dans les diverses variantes, masque les rivalités qui opposèrent en fait les clans cwezi. H faut se souvenir
en effet, que dans toute la civilisation interlacustre, la royauté
est une institution bicéphale associant étroitement le souverain
et sa mère 19. A une époque toute récente encore, les princes
héritiers d'Ankole, aidés chacun de leurs parents maternels, se
livraient un combat sanglant qui pouvait durer plusieurs mois.
Il est donc à peu près certain que les chroniques cwezi
enregistrent l'écho d'une guerre civile qui affaiblit [e royaume
(peut-être lors de la succession de Ndahura) et le prépara à
être la proie vulnérable des envahisseurs nilotiques. au Bunyoro
d'abord. en Ankole ensuite. L'on pourrait objecter que la
dynastie bito ne s'est pas installée dans cette dernière région.
Nous abordons dès lors de plein front le problème historique
posé par l'apparition des Hinda, ce clan conquérant qui reprend
l'hégémonie aux Cwezi dans toute Ia région méridionale de
l'ancien empire du Kitara.
Comment la tradition enregistre-t-elle l'avènement de cette
nouvelle dynastie en Ankole? La version fournie par Oberg
apporte ici deux éléments significatifs qu'il importe de réinterpréter : les Cwezi seraient partis vers le Karagwe, mais l'un
d'entre eux serait revenu en Ankole pour y perpétuer la tradition royale. Les Hinda seraient donc les continuateurs et
1920, pp. 43-49.
19 DE HEUSCH, 1958, chap. III.

18

28

GORJU,

même les successeurs légitimes des Cwezi. Ce procédé narratif
nous est à présent familier: il est identique, mutatis mutandis,
au schéma nyoro rattachant arbitrairement la dynastie nilotique
usurpatrice aux Cwezi vaincus. La ruse est encore plus éclatante - et rigoureusement conforme à ce schème - dans une
variante de cette tradition : Ruhinda est un fils bâtard de
Wamara et d'une esclave 20. Ne convient-il pas, dès lors, de
poser l'hypothèse d'une seconde défaite militaire infligée à
Wamara après l'abandon du Bunyoro et le repli vers les
positions méridionales? Ces récits ne symbolisent-ils pas rentrée en scène d'une seconde vague de conquérants, les Hinda,
qui arrachent par Ia force le pouvoir royal aux Cwezi en
Ankole? Mais d'abord, qui sont ces Hinda? D'où viennentils ?

Le rôle des Hinda dans la disparition de la civilisation cwesi

Les récits haya peuvent nous guider dans cette recherche.
Ils sont sans équivoque: Ruhinda, ou le pseudo-Ruhinda, chef
du clan conquérant hinda est un Nilotique, un Bito, c'est-à-dire
un membre du clan dynastique récemment installé sur le trône
du Bunyoro. Les Bito proprement dits constituent toujours au
Buhaya un clan distinct mais étroitement apparenté au clan
hinda. Sur cette parenté il n'y a que de légères divergences de
vues. Une première tradition tient que Ruhinda le Bito eut
deux fils, Igaba et Ruhinda. Igaba serait le père de Kibi 1, le
premier roi bito du Kiziba ; Ruhinda, son frère, serait l'ancêtre
commun des diverses dynasties « hinda » qui règnent sur les
autres royaumes du Buhaya. Cette lignée bito modifia son

20 TAYLOR,

1962, p. 96.

29

appellation classique et se désigna elle-même Hinda, du nom
de son fondateur 21. Une seconde tradition présente Igaba le
Bito comme le père du conquérant Ruhinda, fondateur des
nouvelles dynasties du Buhaya 22.
Les Hmda forment donc en réalité un sous-clan bito,
directement apparenté à la dynastie nilotique du Bunyoro, responsable de la première défaite cwezi dans le nord. L'on
pourrait mettre ces traditions haya en parallèle avec la chronique historique du Bunyoro : le quatrième roi bito, Winyi 1
(qui fut le premier à combattre le Buganda) aurait placé un
prince nyoro sur le trône du Kizlba, où ses descendants règnent
toujours 23. II n'est pas exclu que l'expédition de Winyi 1
explique l'arrivée des Bito-Hinda au Buhaya, bien que les
deux phénomènes paraissent indépendants. Quoi qu'il en soit,
le nom de Winyi 1 nous fournit un repère chronologique qui
peut être considéré comme la date la plus tardive assignable
à cette seconde poussée de fièvre nilotique. Winyi 1 est le père
d'Olimi 1 dont le règne est l'une des bases de toute la chronologie de l'histoire interlacustre. Le chroniqueur nyoro K.W.
rapporte qu'il observa une éclipse solaire. Vansina, se fondant
sur une étude de Sykes 24 considère que la date la plus probable de cet événement est 1506 2 5 • L'on peut en déduire que
l'installation d'un prince bito sur le trône du Kîziba par
Wenyi 1 se situe vers la fin du xv- siècle. Or il y a gros à
parier que la pénétration en pays haya de la fraction hinda du
clan bito est antérieure à cette expédition. En effet, les tradi21 CORY et HARTNOLL,

1945, appendice n° 2.
22 CORY et HARTNOLL, 1945, p. 259.
23 K.W., 1936.
24 SYlŒS, 1959.
25 VANSINA, 1962, p. 54.

30

tions légendaires des Hinda, tant en Ankole qu'en pays haya,
raccordent directement leurs diverses dynasties locales à
Wamara, le dernier roi cwezi. Nous avons émis l'hypothèse
que le clan hinda, qui n'est en fait qu'une branche du clan
nilotique bito, est responsable de l'écrasement final des Cwezi
après le repli de ceux-ci sur leurs possessions méridionales.
Bien que la dynastie hinda dAnkole se prétende issue d'un
bâtard de Wamara, le récit précisant cette continuité paraît
bien suspect : Ruhinda, fils illéqitime de Wamara, s'établit
à Ntusi avec son père; il organisa des raids de bétail en
direction du Karagwe. Il guerroyait précisément contre ce pays
au moment où les Cwezi décidèrent de s'exiler. Apprenant
ces nouvelles, il revint à Ntusi, évacua le reste de la population et établit sa capitale plus au sud. à Rukoma. C'est là qu'il
reçut le tambour royal que son père avait placé sous la garde
d'un homme de confiance 26.
Comparons cette version à celle que rapporte Oberg (voir
plus haut) : l'une prétend qu'un pseudo-fils de Wamara
(Ruhinda] revient du Karagwe, où il guerroyait; l'autre, que
Warnara et les siens s'en vont au Karagwe. Que signifie ce
chassé-croisé ? Vansina nous fournit la clé de l'énigme dans
son étude sur le Rwanda où il se trouve confronté au même
schéma pseudo-historique : un fils du souverain est absent au
moment d'un désastre, il vit à l'étranger et revient en triomphateur 27. En fait il s'agit d'un cryptogramme, masquant une
réalité historique non conforme à l'idéal de la continuité et de
la permanence du pouvoir royal lorsqu'une dynastie antérieure.
détentrice de l'autorité sacrée, a été renversée par la force des
armes. La nouvelle dynastie ne peut apparaître destructrice de
1959.
27 VANSINA, 1962, p. 51.
26

OLIVER,

31

l'ordre ancien; elle se prétendra au contraire légataire d'un
héritage prestigieux, La dynastie hinda qui renverse les Cwezi
en Ankole, au Karagwe et dans les autres petits royaumes
haya du District de Bukoba nous est donc présentée avec une
singulière constance par les chroniques locales comme succédant par voie légitime ou illégitime au grand Wamara. II ne
nous paraît pas possible de suivre d'HertefeIt lorsqu'il adopte
le point de vue « officiel» selon lequel les Hinda seraient une
dynastie issue des Cwezi 28. Rien ne permet, par ailleurs,
d'accréditer l'hypothèse d'Oliver et Mathew qui distinguent
les Hinda des envahisseurs nilotiques. Ces historiens estiment
que l'ancêtre éponyme Ruhinda fut plus vraisemblablement le
chef d'une bande de pasteurs hima qui émigra vers le sud pour
fuir les invasions Lwoo 29.
Comme les Bito au Bunyoro, et d'une manière plus radicale
encore, les conquérants hinda ont annexé à leur généalogie la
grande Iiqnèe cwezi en pays haya. On voit se réaliser ici un
compromis entre la réalité historique (la conquête militaire du
pays cwezi) et le mythe de la continuité dynastique. Les
traditions rapportées par le Père Césard sont significatives 30 :
Ruhinda marchait de conquête en conquête venant du Kereqwe; il compte parmi ses ancêtres nyoro Ishaza, Isimbwa.
Ndahura et Wamara. Cette version fut recueillie par Césard
à la cour du roi hinda d'Ihangiro (au Buhaya). II est évident
que ce syncrétisme des traditions dynastiques prend sa source
chez les Nyoro. C'est au Bunyoro en effet que Ishaza (Isaza).
le dernier roi prê-cwezi, fut incorporé à la geste cwezi. C'est là
que fut élaboré. au moment de la conquête cwezi, le mythe
1962, p. 20.
29 OLIVER et MATHEW. 1963, pp. 185-186.
30 CÉSARD, 1927.
28 O'HERTEFELT.

32

de la filiation de Ndahura « fils d'Isimbwa et de Nyina Mwiru,
fille de Rukuku » (texte de Cèsard, p. 447). Souvenons-nous
de la geste royale nyoro : Isaza disparut sous terre après avoir
confié le tambour royal à Bukuku, le gardien de la porte du
palais; Ndahura naquit de l'union de Nyinamwiru, fille de
Bukuku. et d'Isimbwa, le fils d'Isaza (voir p. 23). Ceci confirme encore, s'il était nécessaire. la parenté des Hinda et des
Bito nilotiques: les Hinda comme les Bito ont incorporé dans
leur généalogie les traditions cwezi qui elles-mêmes avaient
déjà absorbé, en les remaniant. les traditions d'une dynastie
pré-cwezi régnant au Bunyoro avant l'arrivée de Ndahura.
Il faut remarquer que les Cwezi occupaient l'immense territoire. au sud de la Katonga, qui deviendra le domaine des
Hinda. Une tradition nyoro affirme même que Ndahura mourut en pays haya, après avoir annexé le Karagwe et le Kiziba.
Il aurait plus précisément trouvé la mort en Ihanqiro, le plus
méridional des petits royaumes hinda actuels du Bukoba 31.
Cwezi et Hinda ont donc nécessairement dû se heurter.
Comment s'est effectuée cette seconde poussée nilotique
qui fo;ce les derniers retranchements des Cwezi au temps de
Wamara? Il nous parait que Ies Hinda ont d'abord envahi
le Bwera et le Buddu, c'est-à-dire la région qui s'étend entre
l'Ankole et le lac Victoria. Elle était défendue par la placeforte de Biqo, sur la rivière Katonga. Aucun récit, naturellement, ne mentionne les batailles qui ont dû se livrer autour
de cette position fortifiée, dont Oliver a montré qu'elle était
la clé de la stratégie cwezi, face à la menace nilotique. Mais
nous trouvons un écho fort adouci de cette première pénétration hinda dans un texte de Gorju, l'un des pionniers des
31 TAYLOR,

1962. p. 18.
33

recherches historiques dans la reg IOn interlacustre 82, Un
informateur du Buddu déclare qu'au temps où les gens du
Buddu étaient les sujets paisibles du roi bito du Bunyoro, les
Hinda nomadisaient dans la contrée à la recherche de pâturages. Si cette tradition reflète une situation historique, il faut
conclure qu'une période d'accalmie succède à la première
expansion nilotique outre-Katonqa. Il y a des raisons de croire
que les Cwezi, délogés du Buddu, se maintenaient encore en
Ankole, à l'est, et en pays haya, au sud. En effet, selon la
même source, Ruhinda et les siens descendent vers le sud,
traversent le Koki, longent l'Ankole sans y pénétrer, Alors
Ruhinda aurait été « appelé» par un forgeron de l'Usinja (le
Buzinza) qui constituera la province [a plus méridionale du
vaste domaine conquis par les Hinda. Il est évidemment impossible de suivre Gorju lorsqu'il en conclut que les royaumes
hinda se sont formés à partir du Buzinza. Il est clair que ce
prétendu appel d'un forgeron lointain, c'est-à-dire d'un fabriquant d'armes, symbolise le début d'une conquête militaire
systématique du pays haya, du nord au sud. Il est fort probable que Ruhinda n'est qu'un nom générique, recouvrant une
période plus ou moins longue de luttes contre ces provinces
méridionales du royaume cwezi. Les traditions du pays haya,
rapportées par Cory et HartnolI, sont claires: Ruhinda pénétra
d'abord dans le Karagwe et l'Ihangiro et devint le roi [mukama) de ces régions. A partir de ce modèle d'autres chefferies
hinda se constituèrent au Buhaya, mais le Karagwe demeura
la plus puissante. Le Kiziba seul fut conquis par le clan originel
des Bito proprement dits 83, Il est certain aussi que des clans
hima accompagnèrent les Hinda nilotiques dans cette expan32

GoRIU. 1920, pp.

83 CORY

3i

147-160.

et HARTNOLL, 1945, pp. 259-269.

sion; plusieurs de ces clans se réclament d'une origine nyoro
en pays haya et, pour quelques-uns d'entre eux au moins. cette
assertion peut être aisément vérifiée en comparant la liste
fournie par Cory et Hartnoll à l'énumération (incomplète) des
clans « huma» du Bunyoro transcrite par Roscoe 84, Nous y
retrouvons les dénominations communes suivantes: Baishanza
(Abaisanza), Batwa (Abatwa), Basingo (Abasingo), Balanzi
(Abalanzi), Baitara (Abaitara). Balisa (Abalisa), Basita
(Abasita). Ni le statut, ni les symboles totémiques de ces clans
ne sont cependant nécessairement identiques chez les Haya
et au Bunyoro.
II est probable que d'autres clans hima sont parvenus avant
les Hinda dans le pays haya. Parmi ces clans pastoraux
anciens, celui qui se désigne lui-même du terme cwezi attire
immédiatement l'attention. Nous verrons qu'un certain nombre
d'arguments laissent entrevoir que ce clan regroupe peut-être
les survivants du peuple prestigieux vaincu définitivement par
les Hinda dans cette région même. Le clan cwezi se retrouve
au Buny~ro: il figure dans la liste de Roscoe.
Le seul examen des traditions légendaires suggère que la
défaite finale des Cwezi se déroula au Karagwe. Alors que
l'épopée nyoro se contente de parler de troubles divers suivis
d'un exil, alors que l'épopée nkole reprend ce thème en précisant la direction prise par Wamara et les siens (le Karagwe),
la geste haya semble avoir conservé, déformé par la dimension
merveilleuse, le souvenir de la mort tragique du dernier souverain et de ses compagnons. Nous devons évoquer ici le récit
capital rapporté par Césard 35. II s'agit manifestement d'une
34 ROSCOE,
35

CÉSARD,

1923. pp. 14-19.
1927, pp. 447-455.

35

chronique historique transformée en mythe. Nous consacrerons
le chapitre IV à la signification plus spécifiquement religieuse
de cette geste qui alimente aujourd'hui encore l'important culte
de possession qui s'est répandu sur toute l'étendue de l'ancien
empire cwezi, et même au-delà. Ce mythe intègre des événements historiques dans le schème légendaire ancien qui fut
déjà utilisé pour rendre compte de la mystérieuse disparition
de Ia dynastie pré-cwezi qui régna au Bunyoro : les Tembuzi.
Le récit qui relate la disparition du dernier roi tembuzi, comme
le récit exposant la fin dramatique du dernier roi cwezi,
Wamara, obéissent à la même thématique: le roi du monde
infernal a offert une vache merveilleusement belle au roi terrestre; celui-ci commet une faute à son égard; le roi du
monde Infernal se venge en rappelant la vache à lui et le roi
terrestre se lance à la poursuite de l'animal dans un gouffre
dont il ne ressortira plus. C'est ce thème mythique, probablement très ancien dans la région des Grands-Lacs, que reprennent les diverses traditions merveilleuses affirmant que les
Cwezi ont disparu dans des lacs ou des cratères. Le même
modèle mythique qui servait à expliquer l'effondrement de la
dynastie tembuzi au Bunyoro. écrasée par les Cwezi, a été
appliqué ultérieurement à la défaite des Cwezi, vaincus de
toute évidence par ceux qui se présentent comme leurs successeurs : les Hinda nilotiques, venus du nord. Pour l'instant
nous nous contenterons de débrouiller le fil de l'histoire sérieusement emmêlé dans cette épopée. Césard en publie une traduction française en face du texte haya récolté par le Père
Samson; il assure avoir pu vérifier l'authenticité de cette
source auprès de nombreux informateurs hinda. En voici le
résumé.
Deux chefs, Irungu (devenu esprit de la chasse) et Muqasha (devenu esprit du lac) vivaient avec Wamara. Un chacal
36

glapit dans la cour à minuit. Wamara décida de le poursuivre
avec ses deux compagnons. Le chacal entraîna les chasseurs
en forêt, puis dans un souterrain conduisant au royaume infernal du roi Kintu (appelé Kintu d'Igaba). Kintu offrit des
cadeaux à Wamara : de la bière de banane, du lait, des vaches
et des chèvres. Ils restèrent neuf jours auprès de Kintu,
Mugasha fit une provision de semences de légumes et ils
retournèrent sur terre nantis de ces présents. Kintu cependant
avait recommandé à Wamara de ne pas oublier son hôte
généreux. En voyant sortir des vaches du souterrain, les hommes de Wamara furent effrayés, puis émerveillés. Wamara
confia le bétail à la garde de son frère aîné Ryangombe. Des
années passèrent et Wamara ne remercia pas Kintu. Au contraire, il fit boucher l'ouverture du souterrain. Alors Kintu
envoya Rufu, la mort, qui réclama les vaches. Wamara, loin
de s'exécuter, fit rouer de coups le messager de Kintu. Rufu
s'enfuit mais réussit plus tard à attirer une vache blanche,
particulièrement précieuse, dans une fosse marécageuse. Or,
jadis, Wamara avait fait le serment de mourir avec elle. Il se
jeta dans le gouffre avec Irungu et tous ses compagnons. Ils
ne réapparurent plus jamais, mais jusqu'à nos jours les fidèles
initiés aux mystères religieux de Wamara sont périodiquement
visités par les esprits des Cwezi disparus.
Césard précise que le gouffre appelé Imara, où ces événements extraordinaires sont censés s'être déroulés, se situerait
« sur les confins du Karagwe ». Or les mêmes Haya prétendent que Ruhinda, le conquérant, serait apparu d'abord au
Karagwe; il marcha de conquête en conquête, tuant divers
chefs locaux avant de déboucher en Ihangiro. Si, de son côté,
la chronique nkole rapporte que Ruhinda, fils illégitime de
\Vamara, guerroyait précisément au Karagwe lorsque les
Cwezi prirent la décision de s'exiler (Oliver) ou bien que
37

Wamara et les siens prirent le chemin du Karagwe (Oberg),
l'hypothèse d'un grand combat ultime opposant Cwezi et
Hinda dans ce pays se confirme. Seule la légende relative au
suicide collectif des Cwezi en garde le souvenir; toute trace en
a été bannie dans la tradition purement historique car les
dynasties hinda qui s'établissent en Ankole, au Karagwe et
dans [es autres royaumes haya du district de Bukoba prétendent être les successeurs légitimes d'un Wamara mystérieusement « disparu » sous terre.
Dans toutes ces traditions le Karagwe apparaît comme une
région critique. Il constitue d'ailleurs la charnière géographique
entre l'Ankole et le pays haya. C'est là que la geste haya situe
la disparition des Cwezi. si l'on suit Césard dans la localisation
du gouffre Imara. C'est là que les Cwezi s'exilent, c'est de là
que Ruhinda, prétendu bâtard de Wamara, revient en Ankole
pour prendre possession du trône, c'est de là que le même
Ruhinda - ou tout autre membre du clan hinda - entreprend
la conquête du pays haya vers le sud. Il y a donc lieu de
croire que c'est à partir du Karagwe que les Hinda venus du
Bunyoro, où leurs frères Bito avaient déjà pris le pouvoir, lancèrent la grande attaque définitive contre les Cwezi. La geste
qui nous conte le suicide de Wamara et des siens ne serait
qu'un récit transposé de ces événements militaires dramatiques.
Nous retrouvons dans ce récit un élément déjà repéré au
Bunyoro : la mort de la vache préférée, symbolisant très probablement la perte massive du bétail à la suite des raids nilotiques. Mais, cette fois, la conclusion épique se présente clairement comme un massacre. Si ce récit n'est pas, comme nous le
supposons, un mythe à l'état pur, il est évident qu'il inverse la
réalité historique : loin d'avoir consenti à ce trépas spectaculaire, les compagnons de Wamara ont subi une défaite. Les
38

envahisseurs nilotiques n'apparaissent pas dans cette mise en
scène (alors qu'un prophète annonçait au moins l'arrivée d'un
peuple barbare dans la geste nyoro). Mais la présence des
Hinda se laisse peut-être déceler ici par un nom : l'on se
souviendra que le narrateur attribue au roi infernal Kintu le
titre Igaba. Césard le commente de la façon suivante: Igaba
désignerait Dieu en tant que donateur 36; il estime qu'il ne
peut s'agir d'Igaba, père de Kibi, le fondateur nilotique de la
dynastie ziba. Mais rien ne justifie cette appréciation si l'on
veut bien suivre notre hypothèse générale : il n'y a d'autre
explication possible à la disparition des Cwezi que l'invasion
des Bito-Hinda. Or Igaba n'est pas seulement le père de Kibi.
roi du Kiziba, il nous est présenté par Cory et Hartnoll tantôt
comme le frère de Ruhinda 37, tantôt comme son père 38. Quoi
qu'il en soit, Igaba est un Bito et l'association de son nom au
roi mythique Kintu, d'abord ami puis adversaire de Wamara,
est peut-être un indice supplémentaire du conflit qui opposa
les envahisseurs nilotiques (Bito-Hinda ) aux derniers Cwezi,
après la période de paix relative qui a pu suivre l'installation
des premiers Hinda dans le Buddu sous l'autorité des rois bito,
comme le suggère une indication de Gorju (voir p. 34).
L'expression Kintu de Igaba signifierait dès lors que la responsabilité de la défaite cwezi est imputée à un ancêtre mythique
du conquérant Igaba : Kintu apparaît au Bunyoro comme le
fondateur de la première dynastie locale 39 et Ruhinda, fils
ou frère d'Iqaba. pénétra le premier au Karagwe 40.
1927. p. 448.
37 CORY et HARTNOLL, 1945, liste clanique n° 2 (in fine).
38 CORY et HARTNOLL, 1945, p. 259.
39 TAYLOR, 1962, p. 18.
40 CORY et HARTNOLL, 1945, p. 259.

36 CÉSARD,

39

Mais la tradition nkole selon laquelle Ruhinda serait un
fils de Wamara se retrouve aussi au Buhaya. Cette version est un commentaire de la légende épique relative à la
disparition des Cwezi. Ruhinda, fils de Wamara, était en
voyage avec sa mère Njunaki au moment où Wamara et les
siens se suicidèrent de désespoir u. C'est ainsi qu'il reprit le
pouvoir. Nous retrouvons le thème de l'absence de l'héritier
abusif, masquant l'usurpation d'un peuple étranger.
Ces recherches appellent une conclusion. Apparentés aux
Bito nilotiques qui enlevèrent, dans le courant du xv' siècle,
le Bunyoro à la dynastie cwezi, les Hinda s'implantèrent dans
le Karagwe après avoir longé l'Ankole où Wamara et les siens
s'étaient repliés, Les Cwezi avaient probablement déjà abandonné le Bwera, défendu par la place-forte de Bigo qui, pendant un siècle au moins, avait barré la route à J'expansion
nilotique vers la rivière Katonga. Cette fois ils se portent audevant des Hlnda qui menacent leur flanc méridional. et
subissent au Karagwe la grande défaite qui met fin à leur
hégémonie tant en Ankole qu'en pays haya. Ces revers successifs qui se précipitent semblent se dérouler au cours du règne
de Wamara. Les gestes héroïques du Bunyoro et d'Ankole
nous parlent d'un départ, c'est-à-dire d'un repli, à la suite d'une
période de troubles et de guerres intestines, qui débute déjà
au temps de Ndahura. La légende épique haya, transmise (et
forgée) par les Hinda eux-mêmes, décrit Ia fin de ce processus
de dégradation : la mort violente du dernier souverain cwezi
et de ses compagnons d'armes. Une enquête historique devrait
pouvoir établir si le clan dit « cwezi » au Bunyoro et en pays
haya groupe les descendants de ceux qui survécurent à ce

U

40

CÉSARD.

1927, p. 454.

massacre camouflé en épopée. Il est remarquable que ce clan
soit localisé actuelIement dans la région la plus septentrionale
du pays haya, le Missenyi 42 qui défend précisément l'accès
du Karagwe, face au Koki que les Hinda auraient traversé en
venant du nord. C'est un homme du clan de l'antilope (bushbuck, tragelaphus) qui aurait reçu en dépôt des Cwezi euxmêmes le tambour sacré Rusama. La colIine de M usaka à
quinze miles au nord de l'ancien site de Ntusi, où il fut conservé jusqu'à la fin du XIX e siècle au centre d'un sanctuaire.
devint un important centre de pèlerinage 43. Or le bushbuck est
précisément en pays haya le totem du clan cwezi 44.

Les Hinda et les autres clans dominants locaux

a) Les Shambo
Les Hinda, d'origine nilotique, constituent indiscutablement le clan dynastique dominant en pays haya et en Ankole.
Un dan purement hima, les Shambo, réussit cependant à
établir son hégémonie sur l'Igara et le Mpororo qui s'étendent
à l'est de l'Ankole. D'abord unies sous un souverain (mukama)
unique, ces deux provinces se séparèrent bientôt. La chronique
officielle rapporte que l'un des fils du roi Kahaya aurait reçu
de son père un tambour royal et qu'il fonda la dynastie d'Igara.
Ce petit royaume sauvegarda son autonomie jusqu'au milieu du
XIX e siècle : il entra alors dans la sphère d'influence des
Nkole 45. Si r on consulte dans l'ouvrage de Cory et Hartnoll

42

CORY et HARTNOLL, 1945, annexe p. 37.

43 LANNING,

1954.

44 CORY et HARTNOLL, 1945, appendice V.
45

TAYLOR.

1962, p. 99.
41

la liste des clans hima établis en pays haya, on y verra mentionné le clan des « Bashambo », fixé au Karagwe 46. Gorju,
qui accepte sans contrôle l'affirmation des Shambo selon
laquelle ils auraient régné jadis sur l'Ankole avant l'arrivée
des Hinda, rapporte que le roi Kahaya du Mpororo aurait en
mourant laissé [e royaume à son neveu utérin Ruhirida, du
clan hinda 41. Ces deux traditions divergentes sont complémentaires. Selon rune, le fils de Kahaya s'affranchit de la
tutelle de son père en Igara; selon l'autre, le pouvoir de
Kahaya passe à son neveu utérin, le célèbre Ruhinda. La
filiation utérine qui relierait Ruhinda à Kahaya nous paraît
éminemment suspecte. Il faut probablement comprendre que le
clan (hima) shambo se Iaissa bientôt arracher par une fraction
du clan nilotique hinda une partie (le Mpororo) du territoire
sur lequel s'exerçait son hégémonie. Ce mouvement s'inscrit
dans le courant de la grande expansion hinda. Le clan nilotique conquérant se heurte non seulement aux Cwezi mais
encore à des dynastes locaux d'origine hi ma qui, tels les
Shambo, avaient pu en divers endroits acquérir une certaine
autorité.
C'est ainsi que dans la partie méridionale du Buhaya deux
clans dominants, les Yango et les Hutu furent aux prises
avant l'arrivée des Hinda.

b) Les Yango
Deux traditions intéressantes concernent les Y ango, respectivement en Ihangiro et au Buzinza. Elles suggèrent que
ces deux régions avaient conservé leur autonomie au temps de

46

42

1945, p. 282 et annexe p. 25.
1920, p. 153.

CORY et HARTNOLL,

41 GoRjU,

1
"

l'empire du Kitara, qui englobait cependant une partie impertante du Buhaya. Voici la première de ces traditions. Un chef
appartenant au clan autochtone des Yango régnait sur l'Ihangiro jusqu'au moment où deux faiseurs de pluie (roitelets
magiciens 1) de la « tribu» des « esclaves» hutu (nous citons
Césard] le détrônèrent 48. Ce récit atteste la lutte que se
livrèrent deux clans dominants, probablement hi ma l'un et
l'autre. Les Hutu forment aujourd'hui encore en Ihangiro un
clan noble dont les représentants à Ia cour du roi hinda sont
spécialisés dans la magie de la pluie 49. Au Buzinza le clan
hutu, de statut noble, est fort honoré; il fournit une épouse au
souverain hinda au moment de son intronisation 50. Ces données corroborent, tout en la corrigeant, la tradition rapportée
par Cësard : le clan hutu dominait la région au moment de
la conquête nilotique et les Hinda durent composer avec eux
en reconnaissant leur fonction magico-religieuse en Ihangiro,
en pratiquant une alliance matrimoniale permanente au
Buzinza. L'équivoque que laisse planer le terme « hutu » et
leur ancien statut d'« esclaves» doit être levée. Le terme hutu
ne désigne pas ici, comme c'est le cas au Rwanda et au
Burundi, l'ensemble de la classe paysanne (iru). Clan hima,
les Hutu étaient simplement dominés par un autre clan hima ;
il est douteux qu'ils aient jamais été leurs « esclaves ». Le
statut même de leurs anciens maîtres, les Yango, est aberrant.
Ils sont considérés aujourd'hui comme de vulgaires Iru. Cependant nous verrons bientôt les raisons qui laissent croire que
les Yango constituaient bien jadis un très ancien clan hima
de haut statut: d'abord alliés aux conquérants hinda, ils entrè1927, p. 455.
49 CORY et HARTNOLL, 1945, appendice, p. 10.
50 VAN THIEL, 1911, p. 500.

48 CÉSARD,

)
1

rent en conflit avec eux et furent ravalés au rang de Iru
(voir pp. 51 ~64). Une ambiguïté complémentaire naît du
fait que les Yango ne figurent ni dans la liste des huit clans
« autochtones» établie par Cory et Hartnoll, ni dans l'ênumération des dans purement hima, originaires du Bunyoro,
parmi lesquels, et contre toute attente, figurent les Hutu 51.

La seconde tradition concernant les Yango provient du
Buzinza. Elle confirme à la fois leur statut d'ancien clan dominant et leur autochtonie. Le récit complexe rapporté par Van
Thiel doit cependant être passé au crible de la critique historique 52, Kayango, qui appartenait au clan yango, était un
puissant forgeron, originaire du Buzinza. Il quitta le pays et
épousa au Koki (dans le Buganda) une esclave nommée
Nzunaki, dont il eut un fils. Ruhinda. Il éprouva un jour la
nostalgie du pays natal et revint seul au Buzinza. Il y mourut
dévoré par un lion. Son fils qui avait grandi au Koki, aux côtés
de sa mère, conquit l'Ankole, le Karagwe, puis l'ensemble du
Buhaya. Il prit enfin possession du Buzinza. Sous une forme
voilée, cette tradition révèle que les Yango étaient les maîtres
du Buzinza. Le départ soudain de Kayango vers l'extrême
nord (le Koki) a toutes les apparences d'un faux historique.
Ce trait légendaire a peut-être quelque rapport avec l'ascension politique du clan hutu rival en Ihangiro, c'est-à-dire au
nord du Buzinza. Mais surtout il tend à établir une connexion
généalogique entre les Yango et les Hinda qui déferlent sur
toute la région. Le schème historique utilisé pour décrire la
mort du chef local et l'installation de son « fils » Ruhinda nous
est familier. En Ihangiro la chronique « passe au bleu » de la

51 CORY

et HARTNOLL. 1945. pp. 258 et 282.
1911.

52 VAN THIEL.

,
même façon la conquête hinda en expliquant que Ruhinda fils
de Wamara était en voyage avec sa mère Njunaki au moment
où les Cwezi se suicidèrent 53. La même femme [Njunaki ou
Nzunaki) entre en scène et dans les deux cas elle joue un
rôle identique. Elle est l'épouse-esclave tantôt du dernier roi
cwezi (Wamara), tantôt du dernier chef yango (Kayango).
Les Hinda, fondateurs d'une nouvelle dynastie en Ihangiro et
au Buzinza, se prétendent chaque fois issus de cette union
bâtarde qui maintient la fiction d'une continuité avec le passé.
On peut en déduire que la domination cwezi ne s'étendait pas
au Buzinza. où le clan yango régnait au moment de l'invasion
hinda. L'Ihanqiro, où une tradition nkole fait mourir Ndahura
ravant-dernier souverain cwezi 54 semble bien avoir été la
marche la plus méridionale de l'empire du Kitara. Mais
Wamara n'y exerçait probablement plus aucun contrôle puisque les traditions locales ne retiennent du passé pré-hinda que
la lutte des clans yango et hutu. Quoi qu'il en soit. on comprend
que les Hinda se réclament directement des Cwezi en Ihangiro,
et non de la lignée des chefs locaux hutu. alors qu'au Buzinza
ils se présentent comme les continuateurs de la lignée yan go.
On trouve enfin dans le récit cryptographique zinza le reflet
très fidèle de l'itinéraire des invasions hinda tel que d'autres
traditions le profilent: partis du Koki, ils s'attaquent d'abord
à rAnkole et au Karagwe, c'est-à-dire au dernier bastion de
l'empire du Kitara. Le Buzinza sera leur dernière conquête
définitive, bien qu'ils s'implantent quelque temps au Buha,
voire au Burundi.

53 CÉSARD,

54 TAYLOR,

1927, p. 454.
1962. p. 18.

Essai de chronologie

On peut dater avec une certaine précision l'expansion hinda
en Ankole et au Buhaya. II nous semble difficile de retenir
les affirmations de Ford et Hall 55 qui estiment que les Hinda
apparaissent à la fin du XVIe siècle au Karagwe. Nous suivrons
encore moins les suggestions de Cory et Hartnoll qui penchent
en faveur du début du XVIIe siècle 56. Nous nous baserons sur
les données fournies par Oliver dans une étude critique de la
chronologie nkole 57. Oliver situe dans le cours du XVIe siècle
le règne du premier souverain attesté de la nouvelle dynastie
hinda : Ntare I. Or deux autres rois, dont le caractère historique est incertain, séparent Ntare du fondateur présumé
Ruhinda. Cet éponyme résume sans doute une période confuse
de conquêtes menées par le clan hinda à partir du Karagwe.
Cette période d'établissement des Hinda correspondrait dès
lors assez bien à la datation qu'Oliver suggère dans une autre
étude pour la disparition des Cwezi : entre 1400 et 1500 58 •
Nous savons qu'en tout cas la dynastie bito du Kiziba, ètroitement apparentée aux dynasties hinda du Buhaya, était en
place à la fin du xv- siècle.
Les investigations archéologiques d'Oliver confrontées aux
traditions orales montrent qu'après l'effondrement du royaume
cwezi, l'Etat nkole fondé par les Hinda ne s'étend guère que
sur un petit territoire, qui s'agrandira vers le début du XVII"
siècle. L'hypothèse d'un grand royaume unifié sous Ruhinda,
puis partagé entre ses fils, que suggèrent les traditions haya 59
55

FORD et HALL,

1947.

1945. p. 259.
1959.
58 OLIVER, 1955.
59 CÉSARD. 1927, p. 462.

46

56

CORY et HARTNOLL.

57

OLIVER.

et nkole 60, est donc sujette à caution comme l'est au Rwanda
- Vansina l'a montré - la légende d'un empire tuutsi originel
fondé par le pseudo-Gihanqa 61.

Les Hinda et le Gisaka (Rwanda oriental) t
essai d'interprétation d'une légende totémique

Anticipant sur le problème tuutsi et la formation du royaume rwanda, notre attention se portera d'abord sur cette
province orientale du pays qui demeura autonome jusqu'au
milieu du XIX· siècle: le Gisaka. Les traditions des Hinda du
pays haya nous y invitent : Ruhinda le conquérant aurait
donné le « Kissaka » à sa fille Nyakakende 62. Cette légende
se retrouve au Rwanda : Kagasera, fondateur de la dynastie
du Gisaka, serait le petit-fils de Ruhinda par sa mère
Rugezo 63. L'appellation Nyakakende qui lui est donnée par
les Haya s'éclaire par l'examen de la chronique gisakienne.
En effet, le singe nkende est I'interdiction alimentaire du clan
royal du Gisaka. les Nyambo Zirankende (les Nyambo du
singe nkende). Le récit gisakien précise comment cette qualification totémique leur fut attribuée. Ruhinda l'ancien, roi du
Karagwe, avait un fils, Matabaro, et une fille, Rugezo. Chacun
d'eux était marié et ils vivaient en harmonie l'un près de l'autre. Mais leurs enfants respectifs se disputèrent la dépouille
d'un singe nkende femelle et s'entretuèrent. Ruhinda entra
dans une vive colère contre les enfants de Rugezo car cet
animal revenait de droit aux enfants de Matabaro. Il déshérita
1962, p. 96.
1962, pp. 44-45.
62 CÉSARO. 1927. p. 462.
63 O'ARIANOFF, 1952. pp. 33-34.

60

TAYLOR,

61

VANSINA,

47

sa fille et la chassa. Elle quitta le Karagwe avec son mari.
leurs serviteurs et leurs troupeaux. Désormais elle porta le
nom de Nyaraqakende. qui est l'appellation même que nous
retrouvons dans la chronique haya. Ruhinda remit cependant
à sa fille un tambour royal pour l'enfant qu'elle portait dans
son sein. La princesse bannie chercha d'abord refuge au
Buqufi, au Nord-Est du Burundi. où naquit et grandit son
fi.ls, Kaqesera. Celui-ci pénétra plus tard au Gisaka et enleva
cette chefferie au clan tuutsi des Zigaaba.
Cette chronique du Gisaka, qui se fait l'écho de l'épopée
hinda, mérite d'être analysée attentivement à la lueur d'un
ensemble de données fournies par l'ethnographie haya. On ne
peut douter que le récit est une réinterprétation de faits historiques déformés. Nous allons tenter de les rétablir dans l'espoir
d'éclairer par un nouvel exemple le processus de formation des
légendes dans ces sociétés guerrières.
Le conflit entre les cousins croisés issus du roi Ruhinda
oppose en fait deux dans patrilinéaires. le clan paternel du
futur héros. qui demeure dans l'ombre. et son clan maternel. le
clan royal hinda du Karagwe. A la suite d'une querelle
entre ces deux factions. le clan paternel, non nommé. doit
chercher refuge à l'étranger. avant de conquérir le Gisaka
occupé par un clan tuutsi. II est tout à fait improbable que le
conquérant fût nanti d'une délégation de pouvoir de son clan
maternel. symbolisée par le tambour royal. Sur le fond. le récit
est formel: la fille du roi et son mari sont bannis. Le déplacement d'accent est curieux: en fait c'est le père du futur héros
qui est chassé avec sa femme. princesse royale, et les siens.
Car enfin, la filiation est patrilinéaire en pays haya. jamais
une princesse royale n'a exercé pour son propre compte une
autorité politique (si nous exceptons les reines-mères}, jamais
le tambour royal ne s'est transmis par les filles. Aussi bien,
4S

lorsque Ruhinda proclame qu'il déshérite sa fille, il profère une
sentence qui n'a aucun sens dans le droit hinda. D'autant plus
qu'il donne tout de même -- et contradictoirement -- un tambour royal à son petit-fils. Ce qui est plus significatif, c'est
qu'il chasse sa fille avec son mari après que leurs enfants et
les enfants de son fils se furent battus. Derrière la fable du
singe se profile très nettement une guerre civile opposant le
clan hinda (les fils du fils du roi) et un clan allié par mariage
(les fils de la fille du roi). Quel est ce clan mystérieux dont le
nom même est passé sous silence au Gisaka ? Les raisons de
cet oubli sont évidentes: il s'agit d'un clan peu glorieux. qui
a dû prendre la fuite. Le terme Nyambo Zirankende qu'il
adopte au Gisaka n'est qu'un nom d'emprunt.
Le système totémique complexe en vigueur chez les Haya
guidera nos recherches. Chaque clan patrilinéaire se caractérise par un ou plusieurs animaux frappés d'interdit : ils ne
peuvent ni être tués. ni être mangés. ni être touchés, ni même.
dans certains cas. être regardés 64. Or le récit gisakien nous
entretient de rétablissement d'un nouvel interdit totémique, le
singe nkende, dans le clan royal hinda. « Maudit soit le nkende
qui a semé la mort dans ma descendance », s'écrie le roi
Ruhinda qui poursuit : « Que dorénavant tous ceux qui seront
de mon sang évitent le nkende et prennent garde de le frapper
ou même de le toucher 65, » Dans un système clanique patrilinéaire, cette mesure vise naturellement les fils de ses fils et
non les fils de sa fille qui sont l'objet d'un traitement particulier, le bannissement : « Quant aux enfants de ma fille. ils
sont bien coupables en ne résistant pas à la tentation. car ils

1945. p. 286.
1952, p. 34.

64 CORY et HARTNOLL,
65

O'ARIANOFF,

49

savaient que ce nkende devait appartenir .- par droit de
chasse .- aux enfants de mon fils ». Le roi marque donc son
propre clan de l'interdiction du nkende et attribue un sobriquet
en rapport avec cet événement à sa fille, membre de droit de
ce dan. Mais normalement ni ce surnom ni cette interdiction
clanique n'auraient dû se transmettre aux descendants de

celle-ci.
Or les descendants de la princesse bannie, nés du mari
inconnu qui raccompagne, se désignent au Gisaka du terme
Nyambo Zirankende, c'est-à-dire : les Nyambo qui observent
l'interdiction du singe nkende. Le terme Nyambo peut être
éclairci immédiatement. Il désigne au Karagwe l'ensemble de la
nation 66, et non, comme le suppose d'Arianoff « les gens de
l'Occident» 67. L'expression Nyambo Zirankende signifie donc
« les gens venus du Karagwe dont l'interdit est le singe
nkende ». D'Arianoff soutient que ce clan ne peut être luimême hinda, Il a raison sur le fond, nous le verrons, mais son
argumentation est spécieuse. Il pense à tort qu'une fille hinda
ne peut épouser un homme hinda. Or notre meilleure source,
l'ouvrage de Cory et Hartnoll, mentionne que le clan hinda est
le seul à ne pas pratiquer une exogamie aussi rigoureuse que
les autres clans : les Hinda peuvent épouser une parente de
clan à condition que la relation de parenté ne soit pas trop
rapprochée 68. La thèse de l'abbé Kagame selon laquelle les
Nyambo Zirankende seraient des Hinda demeure donc théoriquement plausible 69. L'exégèse de la fable totémique du singe
nkende nous amènera cependant à l'infirmer.
et HARTNOLL, 1945, p. 262.
67 O'ARIANOFF, 1952. p. 29.
68 CORY et HARTNOLL, 1945, p. 283.
69 KAGAME, vol. I, 1959, p. 45, cité par O'ARIANOFF, 1952, p. 31.

66 CORY

50

Totem et histoire

Le singe nkende, en fait, n'est pas l'animal totémique du
clan hinda au Buhaya. Celui-ci partage le même interdit que
le clan yango : le singe turnbili 70. Le terme nkende n'apparaît
pas dans la liste des attributs totémiques établie par Cory et
Hartno1l pour l'ensemble du monde haya. Mais, curieusement,
une tradition de l'Ihangiro, rapportée par le père Césard,
affirme que le clan yango, qui détenait le pouvoir dans ce
pays avant l'arrivée des Hinda. observait jadis l'interdit du
singe nkende 71. Dès lors nous sommes amené à nous demander si le clan X qui, selon la légende gisakienne, n'avait pas
le droit de s'emparer de la dépouille du nkende, ne doit pas
être identifié à cet ancien clan dominant, allié par [e mariage
aux conquérants hinda. Nous nous trouvons en présence d'une
équation simple. Pour les gens du Gisaka. leur propre clan
royal comme le clan hinda du Karagwe, ont le même interdit,
le singe nkende. Les Hinda partagent effectivement une interdiction totémique voisine (le singe tumbili) avec le clan yango
qui, jadis, respectait le singe nkende. L'on passe aisément
d'une version à l'autre par permutation : la version du clan
royal du Gisaka consiste à dire que le clan hinda adopta sa
propre interdiction clanique (le nkende) ; les faits haya suggèrent que les Hinda imposèrent leur propre interdiction totémique (le tumbili) à un ancien clan dominant, les Yango, qui,
jadis, respectait le nkende. Entre ces deux singes l'écart est
faible et tout laisse supposer que le clan royal du Gisaka est
bien issu du clan yango.

70 CORY et HARTNOLL,

1945, annexe, pp. 30-31.
71 CÉSARD, 1927, p. 455.
51

L'examen attentif du système clanique haya confirme cette
hypothèse. Les Haya connaissent une institution curieuse, le
jumelage de deux ou plusieurs clans antagonistes formant
ensemble un groupe exogamique élargi. Les clans ainsi jumelés
possèdent ou non en commun le même totem. Le premier cas
requiert immédiatement notre attention car les Hinda et les
Yan go, dont l'interdit commun est le singe tumbili, sont précisément associés dans un groupe exogamique de ce type. Les
Hinda ne peuvent épouser de femmes yango et réciproquement 72. Les clans jumelés ne sont pas nécessairement de même
rang. C'est ainsi que les Hlnda forment la plus haute aristocratie du pays alors que les Yango ne sont même pas considérés
comme des Hima : ils sont qualifiés de Iru, ils sont donc censés
appartenir à Ia classe paysanne inférieure. Cory et Hartnoll
nous proposent une explication historique de cette institution
dont ils n'approfondissent pas la signification sociologique :
les clans ainsi appariés l'ont été soit parce qu'ils ont une origine
commune, soit parce qu'ils se sont querellés 73. Les auteurs ne
commentent malheureusement pas le cas particulier des HindaYan go, mais ils donnent plusieurs autres exemples instructifs.
C'est ainsi que l'autre clan nilotique du pays haya, les Bito
du Kiziba - qui ont d'ailleurs le même interdit que les Hinda,
le singe tumbili - sont associés au sein d'un groupe exoqamique au clan bale, de statut iru. Les Intêressés expliquent
que ces deux clans, jadis unis par une amitié étroite, sont
associés aujourd'hui dans une relation institutionnelle d'hostilité à la suite d'un incident. Un chef bito du royaume de
Kiztba avait un grand ami, membre du clan bale. Malheureu-

72 CORY et HARTNOLL,
73

CaRY et HARTNOLL.

1945, p. 283.
1945, pp. 283-286.

52

J

sement le chef bito insista trop vivement pour que le fils
unique de son ami parte à la guerre et celui-ci mourut au
combat. Le père affligé de la victime décida que désormais les
Bito et les BaIe seraient ennemis. Ce très curieux récit étiologique ne révèle, comme d'habitude, qu'une part de la vérité
historique. II indique probablement qu'un conflit armé opposa,
à un moment donné, les deux clans, bito et bale. La solution
sociologique apportée à ce conflit appelle quelques réflexions.
Le jumelage d'anciens amis devenus ennemis au sein d'un
groupe exogamique n'a rien à voir avec le système classique
des relations à plaisanteries. Les deux clans décident de ne
plus établir entre eux d'alliances matrimoniales pour marquer
un état endémique d'hostilité.
Un second exemple montre clairement que le phénomène
doit être interprété de la même façon dans le cas où le jumelage s'opère entre clans de même origine. Dans le cas particulier que nous évoquerons, la distanciation s'est créée à la
suite d'une infraction de caractère totémique, ce qui nous rapproche, d'une certaine façon, de Bango, les Nkango et les Shaga formaient jadis un seul clan,
respectant le même interdit totémique, le poisson. Les ancêtres
des Bango furent expulsés du clan parce qu'ils mangèrent du
poisson; en outre ils furent dégradés du rang de Hima à celui
d'Ira. La légende du Gisaka est évidemment un récit du même
type, à cette différence près que les deux clans en présence ne
sont pas de même origine mais alliés par le mariage. On comprend mieux aussi que les Yango, ancien clan dominant allié
aux nouveaux maîtres hinda, fassent figure aujourd'hui de
vulgaires Iru : il y a lieu de croire qu'ils constituent, à l'instar
des Bango, un clan hirna dégradé à la suite d'un conflit avec
les Hinda. II existe en Ihangiro une tradition relatant que les
53

Yango régnaient. avant l'arrivée de Ruhlnda, sur des « esclaves :. qualifiés de Hutu 74.
Cory et Hartnoll nous donnent un autre exemple de clan
hima ravalé au rang de Ïru, associé à un clan hi ma dans la
relation institutionnelle d'hostilité caractérisée par J'interdiction
réciproque de mariage. Ce cas se rapproche par un autre
aspect de la légende gisakienne évoquant de manière voilée
le conflit qui surgit entre les Hinda et les Yango. Le clan
dominant bito, qui règne au Kiziba (comme les Hinda règnent
au Karagwe et en Ihangiro) est associé dans un groupe
exogamique au clan dégradé des Shamulo qui. à l'origine.
étaient aussi des Bito. II est clair cette fois qu'un conflit politique Ies opposa les uns aux autres. Kibi I. roi du Kiziba et
chef du clan nilotique bito, fut tourmenté par l'esprit d'un
certain Ntumwa qui fut de son vivant le chef du clan dominant
du Kiziba, C'est à ce clan que les Bito arrachèrent le pouvoir.
Les devins de Kibt 1 conseillèrent au roi de consacrer l'un de
ses fils au culte de l'esprit de Ntumwa ; Mushamulo, l'ancêtre
éponyme du clan des Shamulo, fut désigné pour remplir cette
fonction. Ses descendants furent écartés du clan bito avec le
statut inférieur de lru. L'interprétation de cette tradition singulière est aisée: il semble bien qu'en réalité un fils de Kibi
entra en conflit avec son père et qu'il s'appuya sur l'ancien
clan dominant de la région. symbolisé par Ntumwa. La chronique n'a pas retenu l'attitude sacrilège du fils. sa révolte,
voire sa trahison; mais il est évident que l'exclusion du clan
bito, aggravée par la dégradation sociale, est un châtiment
pour une faute présentée abusivement comme un dévouement.
II y aurait lieu de commenter à ce propos le processus dinver-

74

CÉSARD,

1927, p. 455.

Si

--------"

sion des thèmes historiques dans la transformation légendaire.
Nous y reviendrons dans le chapitre consacré au passage de
l'histoire au mythe.
Ces exemples appartiennent à deux catégories distinctes.
La première est représentée par les Banqo-Nkanqo-Shaqa
d'une part, les Bito-Sharnulo d'autre part. Les composants de
ces groupes exogamiques formaient déjà jadis un seul et même
clan exogame. La scission qui survient transforme les frères
de clans en étrangers et l'interdiction de mariage est proclamée
entre les fractions ennemies pour empêcher qu'elles ne se
muent en alliés. Les Bito-Bale appartiennent à la seconde catégorie de groupes exogamiques. Ils ont toujours formé des clans
distincts. Les intermariages étaient donc possibles entre eux.
Un conflit les sépare et, dès lors, ces alliances matrimoniales
cessent. Bien que la situation initiale soit différente, la constitution d'un groupe exogamique élargi traduit toujours l'inimitié.
Cette analyse apporte un argument nouveau en faveur de
notre exégèse de la léqende gisakienne. Un clan X est allié
par mariage au clan royal hinda. Un conflit de chasse les
oppose brusquement après une période d'harmonie et d'entente
réciproque. Ils se séparent. Chez les Haya, ces conflits historiques entre clans alliés ou apparentés se retrouvent à l'origine
même de la formation des groupes exogamiques à composantes
antagonistes. Or le seul clan auquel les Hinda sont ainsi
« jumelés» est celui des Y ango dont le totem ancien était précisément le singe nkende, objet de la rupture selon les Gisakiens.
Les raisons d'identifier le clan X, fondateur du clan royal du
Gisaka, aux Yango se précisent donc.
Mais cette conclusion historique nous renvoie à un problème ethnologique plus général: les relations du totémisme et
du système clanique chez les Haya. Il est peu vraisemblable
qu'un prétexte aussi futile qu'un singe soit à l'origine du con-

ss

nit qui oppose les Hinda et les Yango, ou qu'un poisson ait
provoqué da scission des Banqo-Nkanqo-Shaqa. Les événements réels ont été transformés en fable, reflet totémique se
substituant à la cause historique. Dans le récit gisakien l'on
voit clairement que les cousins croisés représentant les deux
clans en présence se disputent pour une question litigieuse.
tranchée en faveur des Hinda (le singe nkende leur appartenait). Quoi qu'il en soit le récit s'inscrit parfaitement bien
dans un schème symbolique proprement haya : il suggère que
la faute commise par les adversaires du clan royal est une
infraction de caractère totémique. Il reste à comprendre le
sens de cette réinterprétation de l'histoire.
Il est frappant que la légende gisakienne présente une structure homologue mais inverse de celle du récit étiologique haya
expliquant comment les Bango ont été séparés des Nkango et
des Shaga à la suite de la violation d'un interdit alimentaire.
Dans le récit gisakien, le clan hinda et le clan X (yango)
sont alliés. Ils n'ont pas le même interdit (seuls les Yango
devaient s'abstenir de tuer le nkende). Le récit concernant les
Banqo-Nkanqo-Shaqa précise, au contraire, que ces trois clans
n'en formaient qu'un, respectant le même interdit. Les ruptures de l'alliance dans un cas, de l'unité clanique dans l'autre,
sont également dues à une infraction totémique. Celle-ci est
clairement affirmée pour les Bango coupables d'avoir mangé
le poisson; elle est simplement suggérée pour les Yango
devenus les ennemis des Hinda : « Quant aux enfants de ma
fille, ils sont bien coupables en ne résistant pas à la tentation.
car ils savaient que ce nkende devait appartenir - par droit
de chasse - aux enfants de mon fils »). Cette « raison totémique » a été symboliquement substituée, dans les deux cas, à
une lutte entre clans alliés (Hinda-Y ango) ou entre fractions
56

J

d'un même clan (Bango-Nkango-Shaga), liquidée par la victoire d'un clan ou d'une fraction sur l'autre.
II n'en reste pas moins vrai que ces conflits ont eu pour
effet de jumeler dans un groupe exogamique des clans antagonistes qui adoptèrent la même interdiction totémique lorsqu'ils n'étaient pas de même origine clanique ou, au contraire.
se différencièrent en adoptant des totems autonomes alors
qu'ils étaient issus du même clan. Le premier cas est représenté
par les Hinda-Yanqo, le second. beaucoup plus fréquent. nous
le verrons. est illustré par les Nkanqo-Banqo-Shaqa.

1. Adoption du même totem par des clans alliés devenus
ennemis
Actuellement les Hinda et les Yango. séparés par une
barrière matrimoniale dont nous avons examiné la signification
générale dans le contexte haya, partagent le même interdit :
le singe turnbili. Le clan royal du Gîsaka. issu du clan yango
ravalé au rang de Iru.Tnterprète cette communauté totémique
ambiguë dans un sens favorable à ses ancêtres : le clan hinda
aurait adopté l'interdit du nkende qui. Césard nous l'apprend,
était en propre celui des Yango au temps de son ancienne
domination.

2. Adoption de totems différents par des clans de même origine entrant en conflit
Les Nkango et les Shaqa, qui ont conservé le statut hima.
ont en commun de nouveaux interdits. alors que les Bango
ravalés au rang de Iru, responsables de l'éclatement de la
communauté totémique du poisson. ont adopté un symbole
distinct. Le récit étiologique commentant leur « association »
57

dans un groupe exogamique ne precise pas ces faits mais on
peut aisément s'en assurer en consultant la liste des clans haya
dans la monographie de Cory et Hartnoll.
Avant de commenter ces cas difficiles, il y a lieu d'analyser
[a fonction générale du totémisme chez les Haya. Le totem
n'a pas nécessairement une fonction exoqamique, Un même
clan exogamique peut être caractérisé, selon les régions. par
des totems différents. L'on constate parfois qu'il se compose
d'éléments venus d'horizons différents. C'est ainsi que les
[ubu du Bugabo et du Kiziba ont pour totem l'hippopotame et
déclarent venir de l'Ihangiro, tandis que les Jubu des autres
chefferies. qui sont originaires du Buzinza ou de I'Ibona, ont
pour totem le millet. En outre. plusieurs clans exogames distincts peuvent avoir le même totem. La reconnaissance du
même interdit n'implique donc pas nécessairement la solidarité
clanique ou l'exogamie. Cory et Hartnoll le soulignent : le
totem est source de confusions et il est nécessaire de vérifier
le nom du clan lorsqu'un problème matrimonial surgit 75.

Idéalement cependant, le totémisme a pour fonction de
marquer les clans, de les distinguer les uns des autres. symbolisant à la fois et corrélativement la parenté clanique et l'exogamie. Mais ces deux aspects peuvent se dissocier dans la
mesure où le champ de J'exogamie est plus vaste que celui de
la parenté clanique. Les cas de jumelage de clans antagonistes
nous ont précisément révélé cette disjonction entre système
clanique et système exogamique. Dès lors le totem peut servir
à marquer aussi bien l'exogamie de clan, impliquant la solidarité positive des membres, que l'exogamie d'un groupe de clans,
impliquant la tension entre les groupes composants,
75 CORY

58

et HARTNOLL, 1945, p. 60.

L'adoption du totem d'un clan rival ne signifie donc pas
la fusion de deux groupes mais au contraire - et paradoxalement - le passage de l'alliance matrimoniale à la distanciation.
L'animal totémique n'est pas la cause mais bien la conséquence
du conflit. Il faut inverser la perspective proposée par les
légendes pour retrouver la vérité historique. C'est pour se
séparer, du point de vue matrimonial. des Yanqo, ancien clan
hima dominant. rival et allié. que les Hinda décident d'adopter
[a même interdiction totémique qu'eux. L'exogamie est sousentendue dans cette démarche. Cette décision entraîne l'apparente association des Hinda et des Yango dans un groupe exogamique à totem identique. La dégradation des Yango au
rang de Iru marque la distanciation sociale nouvelle. tandis
que la participation au même totem marque. dans ce cas particulier la distanciation matrimoniale. Les traditions dlhangiro
nous invitent à admettre que Hinda et Yango formaient deux
clans distincts : les premiers sont les nouveaux maîtres. les
seconds les anciens. Ils concluent des alliances matrimoniales
(symbolisées par le mariage de [a fille de Ruhinda avec un
homme tenu de respecter le singe nkende}, que des tensions
politiques rompent bientôt. Le schéma est inversé lorsque les
clans qui se séparent étaient apparentés en vertu d'une origine
commune. Dans ce cas ils partageaient au départ le même
symbole totémique. Le clan qui expulse l'autre et le dégrade
modifie le système totémique pour marquer la rupture de
l'unité clanique ancienne. L'exogamie dès lors doit être proclamée comme mesure complémentaire de distanciation. puisqu'en principe I'appartenance à des groupes totémiques différents autorise les intermariages.
Selon la conjoncture historique. l'accent est mis sur l'un
ou l'autre aspect du symbole totémique. Tantôt l'on s'en sert
pour différencier des groupes de frères devenus ennemis. tan59

\

tôt l'on utilise sa fonction exogamique (implicite et imparfaite) pour marquer l'interdiction de mariage entre des clans
non apparentés et qui pratiquaient jadis l'échange des femmes.
Nous ne sommes malheureusement pas en mesure d'apprécier
la fréquence absolue de ces options car Cory et Hartnoll ne
donnent pas les interdictions totémiques de tous les clans qui
composent des groupes exogamiques fondés sur l'hostilité. Ils
signalent l'existence de dix-neuf groupes exogames liant deux
ou trois clans. Pour treize d'entre eux nous connaissons les
totems des composants. On constate que dans quatre groupes
les clans jumelés ont le même interdit:
1. Shaigi (clan hima) et Giri (clan iru) : le cœur de tous
les animaux.
2. Hinda (clan royal) et Yango (clan iru) : le singe tumbili.
3. Mbwi (clan iru) et Zirambogo (clan iru) : le buffle.
4. Saizi (clan iru anobli), Sita (idem) et Gwe (clan iru)
l'antilope bushbuck.
Dans ce dernier cas on observe en certaines reg IOns une
différenciation totémique : les Sita ont parfois adopté comme
totem un arbre épineux et les Gwe le cuivre. Pour aucun de
ces groupes nous ne connaissons les circonstances du conflit
qui a conduit à l'identification totémique des clans et à la
prohibition des intermariages. Seule la légende gisakienne
éclaire indirectement l'histoire des Hinda et des Yango. En
nous fondant sur ce cas précis l'on peut conjecturer que ce
mode d'association conflictuelle réunit au sein d'un groupe
totémique exogame des clans distincts mais jadis alliés. C'est
probablement dans ce sens qu'il faut interpréter l'affirmation
ambiguë de Cory et Hartnoll selon laquelle les groupes 2, 3. 4
réuniraient des clans apparentés.
60

Examinons les neuf autres groupes, où les clans associés
au sein de groupes exogames se distinguent par des symboles
totémiques différents.
5. Nkango (clan hi ma ) : bananes jointes et « senene » (?).
Shaga (clan hima) : idem.
Bango (clan iru) : les intestins des animaux.
6. Gombe (clan iru) : le bushbuck.
Gesho (clan iru) : reg arder un panier vide.
7. Ganga (clan iru) : la loutre, la vache rayée, le bushbuck.
Simba (clan iru) : une espèce de banane appelée maamba
et le poumon des poissons (désigné du même terme).
8. Shambo (clan hima) : la maison brûlée, la fille enceinte
non mariée.
Lenge (clan iru anobli) : la vache aveugle. le bushbuck.
Shasha (clan iru] : le cœur des animaux (et parfois le
bushbuck).
9. Sigu (clan iru) : le bushbuck.
Hugi (clan iru) : le millet sortant du roc, les intestins de
la vache.

la. Miro (clan iru anobli) : la vache tachetée.
Gabo (clan iru) : la vache noire rayée. le beurre provenant
d'une vache qui a été saillie. le lait frais, le cœur des animaux. [a vache sans queue.
11. Tundu (clan hima) : la proie du léopard, r eau de pluie,
la loutre.
Hugi (clan iru) : le millet sortant du roc, les intestins de
la vache.

12. Singo (clan hima) : la vache dont l' épine dorsale est marquée par une ligne. le poisson.
Hembe (clan iru) : le bushbuck.
61

13. Jubu (clan iru anobli) : l'hippopotame. le millet sortant du
roc.
Kiyama (clan iru) : un fruit sauvage (mobana).
L'étude du premier de ces cas nous a montré qu'il y avait
lieu de croire cette fois que les clans jumelés avaient une
origine commune. Mais ceci ne serait vrai que pour SIX 9rou~
pes selon Cory et Hartnoll : Nkanqo-Shaqa-Banqo : Gombe~
Gesho; Miro-Gabo; Jubu-Kiyama; Hembe-Sinqo : ShamboLenge-Shasha. Il faut noter cependant que nous n'avons pas
tenu compte du groupe formé par les Bito-Shamulo-Bale, car
nous ne connaissons pas l'interdit de ces derniers. Nous pouvons au moins prendre en considération les deux premiers de
ces clans dont l'histoire est connue (voir p. 53). Les Shamulo
étaient originellement des Bito. Leurs totems actuels sont
différents (Bito : Ie singe tumbili ; Shamulo : l'antilope bushbuck). Cet exemple confirme la tendance des clans de même
origine à se différencier par l'adoption de totems distincts
après conflit, tout en refusant les intermariaqes.
Cory et Hartnoll ont tort d'opposer trop radicalement les
clans jumelés dans un groupe exogame parce qu'ils ont une
origine commune et les clans jumelés parce qu'ils se sont disputés. Il y a toujours un antagonisme dans la relation. L'exemple des Bango-Nkango-Shaga cumule sans équivoque les deux
propriétés : ces trois clans ont une origine commune et deux
d'entre eux se sont disputés avec le troisième parce qu'il aurait
rompu l'interdit totémique. Nous les voyons alors adopter.
pour se différencier - mais non pour marquer l'exogamie des totems nouveaux. L'opposition structurelle doit être située
à un autre niveau: d'une part il y a les groupes exogamiques
composés de clans de même origine changeant de totem pour
se différencier après la scission; d'autre part les groupes exo62

gamiques composés de clans d'origine différente adoptant le
même totem après le conflit. Dans le premier cas il faut encore
ajouter la distanciation matrimoniale, l'exogamie; dans le
second cas l'exogamie est implicite.
Mais l'on peut concevoir aussi des groupes exogamiques
formés de clans de même origine conservant le totem commun
après la scission car la communauté totémique suffit à garantir
l'exogamie. II n'est pas exclu qu'il faille ranger dans cette catégorie les Mbwi-Zirambogo et les Saizi-Sita-Gwe (clans apparentés, selon Cory et HartnoIl, voir groupes 3 et '1). L'on peut
imaginer enfin une quatrième possibilité: des groupes exogamiques formés de clans d'origine différente conservant des
totems distincts après la dispute et décrétant seulement l'exogamie. Cette dernière catégorie serait représentée par les
Ganga-Simba et les Tundu-Huqi, que Cory et Hartnoll nous
présentent expressément comme des clans non apparentés
(voir groupes 7 et Il).
Nous obtenons alors un tableau à quatre volets

Origine commune

Origine différente

Mbwi-Zirambogo (?)
Saïzi-Sita-Gwe (?)

Hinda-Yanqo

Même totem

Totems différents :

Bito-Shamulo
Nkanqo-Shaqa-Bango

Tundu-Hugi
Ganga-Simba

Gombe-Gesho
Miro-Gabo
Hembe-Sinqo
Shambo-Lenqe-Shasha
Jubu-Kiyama
63

Sur le plan historique ces recherches nous ont permis d'apporter une réponse à l'énigme posée par la légende gisakienne :
la dynastie originaire du Karagwe qui s'imposa aux Tuutsi du
Gisaka est l'ancien clan allié des Hinda, les Yango, dont une
fraction émigra à la suite du conflit qui entraîna leur dégradation au rang de Iru. Ceux qui préférèrent la grandeur de l'exil
à cette déchéance effacèrent le souvenir de cette origine et se
désignèrent eux-mêmes Nyambo Zirankende : les gens respectant l'interdit du nkende, venus du Karaqwe.
Cette dynastie étrangère, étroitement liée à l'histoire hinda,
qui s'impose en milieu tuutsi, pose encore bien d'autres problèmes. Car, ayant perdu le leur, ils empruntèrent un nom clanique tuutsi : ils se présentent au Gisaka comme les fondateurs
du clan gesera qui jouera un rôle important au Rwanda. Mais
l'appréciation de cette situation relève de l'histoire interne de
ce pays. Nous l'aborderons bientôt. La conquête du Gisaka
par une fraction du dan hima yango est de toute évidence
postérieure à la première installation des Hinda au Karagwe
(fin du xv- siècle î}. Il y a lieu de croire que l'installation
au Gisaka d'un clan hi ma allié aux Hinda date de la fin du
siècle suivant. En effet, nous savons de source gisakienne que
le premier souverain Kimenyi 1 fut contemporain du roi rwandais Cyaamatare, dont Vansina situe la mort vers 1600 76,
Les Hinda au Burundi et au Buha

Une tradition rundi affirme que les Hinda fondèrent la
royauté au cours de leur expansion méridionale 77, Un récit

1933, p. 613 ; VANSINA, 1962, p. 56.
77 SIMON S, 1944, p. 144.
76 PAGÈS,

64

récolté récemment par Coupez en fait état 78. Ntare, [e premier
roi rundi, serait un Hinda (mais on ignore le nom de son
père). Élevé chez sa tante paternelle, qui avait épousé le roi
Ruhaga du Buha, Ntare aurait d'abord régné sur ce pays
après avoir tué le mari de sa tante. De là il pénétra au
Burundi. Il fut accueilli par un certain Kiraanga et entreprit la
conquête du pays. Ce récit appelle des réserves. Kiraanga est
identique au héros mythique Ryangombe qui est honoré dans
un culte de possession au Rwanda et dans une partie de
l'aire interlacustre. Aucun doute n'est possible à ce sujet. Le
dialogue qui s'engage entre Ntare et Kiraanga est très siqnificatif. « Toi, qui es-tu? », demande Kiraanga. « Un roi n'artaque pas un autre ». répond Ntare. Et l'informateur de Coupez
commente: voilà pourquoi les rois ne consultent pas les esprits
et ne leur rendent pas de culte.
Ntare est effectivement le premier souverain du Burundi.
Mais l'enquête historique minutieuse menée dans ce pays par
Vansina - et dont seuls les premiers résultats sont connus infirme la thèse de son origine hinda. Il est incontestable cependant que les Hinda sont mêlés à l'histoire du Burundi. Gorju
l'avait déjà signalé 79. Vansina éclaire le problème d'un jour
nouveau. Selon cet auteur, un embryon de royaume tuutsi
s'était constitué autour du massif du Nkoma; il contrôlait
une partie du Buha méridional 80. Les Tuutsi se sont répandus
du Rwanda au Burundi à une époque très ancienne 81. Ce
premier royaume tuutsi du Burundi fut conquis par Ruhinda.
Cette hégémonie hinda fut de courte durée car un chef tuutsi
1957.
1920, p. 148.
80 VANSINA, 1961.
81 VANSINA, in D'HERTEFELT, TROUWBORST et SCHERER, 1962, p. 4.
78

COUPEZ,

79

GORIU,

65

du Buha établit son autorité sur le Nkoma après avoir lutté
contre Ruhinda dans son pays d'origine, Sous le nom de
Ntare, il fonda la dynastie tuutsi actuelle du Burundi. qui
compte huit souverains. Vansina estime que l'avènement de
Ntare remonte à ± 1675.
Les Hinda n'auraient donc joué qu'un rôle épisodique au
Burundi à une époque relativement tardive si l'on admet que
leur expansion au Buhaya remonte au XVIe siècle. Le Ruhinda
dont parlent les traditions rundi ne peut donc être le conquérant éponyme plus ou moins légendaire que mentionnent les
chroniques haya et nkole. Il est probable qu'au cours du XVIIe s.
une fraction du clan hinda poursuivit vers le sud la grande
expansion nilotique qui bouleversa les structures politiques de
la région interlacustre dès le siècle précédent. Ces Hinda se
sont-ils maintenus au Buha ? Selon Scherer, les dynasties locales du Buha sont d'origine tuutsi. Elles appartiennent à trois
clans: les Kimbiri, les [iji et les Humbi 82. Vansina présente
cependant Ruhinda comme le « fondateur des dynasties actuelles du Buha »83. Cet auteur évoque probablement ici l'héqëmonie hinda antérieure aux actuelles dynasties tuutsi. Scherer,
qui travailla sur le terrain. précise encore que les Tuutsi
seraient entrés il y a deux cents ans environ au Buha, imposant
leur domination politique aux lignages autochtones 84, Il faudrait vraisemblablement ajouter un siècle à cette estimation
puisqu'au milieu du XVIIe s. déjà Ntare lutte contre les Hinda
au Buha. Des informations conjointes de Vansina et Scherer
on peut donc conclure. provisoirement. qu'il y a trois cents ans

1959, p. 849.
83 VANSINA, 1961, p. 5.
84 SCHERER, in RICHARDS, 1959, pp. 212-228.
82

66

SCHERER,

une expansion tuutsi chassa les Hinda qui avaient déjà envahi
une partie du Burundi à partir du pays ha. Vansina cependant
suggère que les Tuutsi, venus du Burundi, se seraient installés
très anciennement dans le Buha 85. Ntare le Tuutsi était peutêtre, selon le même auteur, un descendant d'une dynastie ha
antérieure à Ruhinda 86.
Conclusions

La civilisation cwezi, attestée par l'archéologie et les traditions orales, quelle que soit la part du merveilleux, subit au
cours du xv- siècle les assauts d'un clan nilotique, les Bito,
Ceux-ci s'attaquent d'abord au Bunyoro; la geste des Cwezi
décrit sous une forme mi-historique, mi-lêqendaire les remous
sociaux qui précèdent la conquête militaire de ce pays et
l'installation d'une nouvelle dynastie. Les Cwezi se replient
vers le sud; la partie méridionale de I'empire du Kitara (sans
doute la plus ancienne) était défendue depuis longtemps par la
place forte de Bigo : elle protège pendant un certain temps le
Bwera et l'Ankole des invasions nilotiques. Les Bito forcent
cependant cette résistance, à travers le Buddu, atteignent le
lac Victoria; ils conquièrent le Kiziba et y installent une
dynastie qui se réclame ouvertement du clan royal nyoro.
Sensiblement à la même époque, un sous-clan bito, les Hinda,
accentue la poussée nilotique vers le sud. Ils s'attaquent à
l'Ankole à partir de Karagwe. Selon toute vraisemblance ce
sont les Hinda qui sont responsables de la grande défaite finale
de Wamara, qu'invoque en termes mythiques une importante
légende du pays haya. Ruhinda, ancêtre éponyme des Hinda.
est rattaché directement au dernier roi cwezi par une fiction
85 VANSINA,
86 VANSINA,

in O'HERTEFELT, TROUWBORST et SCHERER, 1962, p. 4.
1961, p. 5.

61

généalogique dont la fonction est de garantir la continuité
dynastique de la royauté sacrée. Les Cwezi vaincus disparaissent dans le brouillard du mythe: les hommes communiquent
encore aujourd'hui avec eux par le truchement d'un culte de
possession dont les formes sont comparables à travers toute
la civilisation interlacustre. Tant du point de vue culturel que
du point de vue religieux, l'empreinte des Cwezi est ineffaçable.
Des dynasties hinda locales s'installent en Ankole et dans
les petits royaumes du pays haya. Au Tanganyika, les conquêtes hinda sont attestées jusqu'au Buzinza (sud-ouest du
lac Victoria) ; les Hinda constituent ici comme ailleurs les
membres du clan royal. Vers l'est, ils ne peuvent s'attaquer
aux puissantes chefferies tuutsi du Rwanda, qui se dessinent
au cours du xv- siècle, tantôt rivales l'une de l'autre, tantôt
alliées. La chefferie du Gisaka cependant, voisine du Karaqwe,
est envahie par un clan hima, Nous avons cru pouvoir J'identifier au clan yango du Karagwe qui constitua l'un des groupes
dominants dans le sud du pays haya (Ihangiro et Buzinza)
avant l'arrivée des Hinda. Au cours de leur expansion méridionale ces conquérants nilotiques s'imposeront quelque
temps (XVII" Siècle) au Buha et au Burundi. Mais ils se heurteront à la résistance d'un chef tuutsi qui fonde la dynastie
actuelle du Burundi sous le nom de Ntare 1. vers 1675. Les
Hinda ne se maintiendront pas plus au Buha qu'au Burundi.
Le Buzinza constitue la région la plus méridionale de leur
implantation définitive. Cette conclusion revêt une grande
importance pour la compréhension historique des variations de
la geste cwezi que nous examinerons ultérieurement. Histoire,
sociologie et analyse structurale sont étroitement imbriquées
dans cette mythologie complexe qui n'a jamais encore, à notre
connaissance, été étudiée dans son ensemble.
68

Chapitre II

Constitution et expansion du royaume rwanda

Tuutsi, Hutu et les origines de la royauté sacrée

Dans un petit livre très important, Vansina nous propose
une vision nouvelle de l'histoire du Rwanda 1. II soumet la
version officielle du passé dynastique, telle qu'elle s'est élaborée à la cour, à une critique sévère. II confronte la généalogie
royale. conservée par des spécialistes « qui forgent le savoir»
(le Gotha du Rwanda) aux généalogies familiales et aux
autres traditions orales disponibles : récits historiques généraux, familiaux ou populaires, code ésotérique de la royauté,
poèmes dynastiques, poèmes pastoraux, chansons de louange.
notes éparses. II observe ainsi que la tradition officielle, chargée d'accréditer le mythe de la continuité dynastique des
origines à nos jours, falsifie la réalité historique chaque fois
qu'une nouvelle maison royale s'emparait du pouvoir.

La chronologie que Vansina nous propose, enfin, diffère
sensiblement de celle que l'abbé Kagame, gardien du « credo
officiel » avait suggérée 2, Vansina salue l'importance des
1962.
2 KAGAME. 1958 et 1959.

1 VA:-;;SINA,

69

de Kagame mais reproche à l'auteur d'/ngangi
Karinga 8 d'avoir « souvent oublié que le premier devoir de
l'historien est de savoir résister à ses enthousiasmes », tout
en lui attribuant le mérite « d'avoir ouvert la voie à l'utilisation
de nouvelles sources ». Vansina situe [es débuts de l'histoire
rwandaise au règne de Ndahiro Ruyange (seconde moitié du
XIV" siècle), mais admet que la naissance du petit Etat que
fonde ce premier souverain ne s'explique que par un siècle
au moins de présence tuutsi. Vansina récuse l' existence historique du héros civilisateur Gihanga (<< celui qui a inventé »)
dont l'abbé Kagame fixait le règne au xe siècle. Ndahiro
Ruyange apparaissait dans cette perspective traditionnelle
comme le huitième souverain d'un Rwanda déjà puissant
(1180-1213 selon Kagame). Dépouillant la personnalité de
Gihanga de son halo mythique, Vansina dévoile la situation
historique que cache ce nom symbolique. Les récits qui concernent Gihanga « reflètent simplement l'immigration d'un groupe
tuutsi parmi d'autres et leur installation au Rwanda» 4. Il faut
reconnaître que l'abbé Kagame lui-même estimait avec circonspection que Gihanga se trouvait à la tête « d'un empire
plutôt symbolique et nominal» 5.

travaux

Il est incontestable que les cIans tuutsi, dont la culture
pastorale est étroitement apparentée à celle des Hima, ont
occupé d'abord la région orientale du Rwanda. Gihanga, en
effet, nous est présenté comme un descendant de l'ancêtre
Kigwa qui serait tombé du ciel dans le Mubari. La tradition
assigne au pseudo-Gihanqa une reine-mère appartenant au clan

1943 et 1947, nouvelle édition 1959.
1962, p. 47.
5 KAGAME, 1959, p. 23.
8 KAGAME,

4 VANSINA,

70

Zigaaba, qui fut le premier à occuper le Mubari 6. L'ancêtre
Kigwa aurait été bien accueilli par le chef de ce clan 7. Il est
non moins certain que les Tuutsi séjournèrent dans le Nord du
pays haya, probablement avant l'arrivée des Hima qu'ils précédaient. Le Mubari s'étend immédiatement à l'ouest du
Karagwe. Vansina n'explore pas cette préhistoire qui échappe
aux traditions orales du Rwanda et du Karagwe. La pénétration tuutsi (XIII·~Xlv<' siècles) serait légèrement antérieure à la
formation de l'empire cwezi (Xlv<'~XV· siècles). Très siqnificativement les Cwezi ne sont jamais mentionnés dans les
traditions historiques du Rwanda. Ils n'apparaissent que
tardivement dans le système religieux du kubandwa (voir
chapitre III). Il est donc impossible de vérifier l'hypothèse
de Oliver suggérant une parenté ethnique entre les Tuutsi et
les Cwezi, dont la civilisation s'élabore au nord du Rwanda.
Il est significatif aussi que la royauté sacrée, qui est portée
au crédit des Cwezi dans les Etats traditionnels de l'Ouganda,
n'apparaisse pas dans les sources tuutsi les plus anciennes.
Vansina apporte ici un élément d'information important :
le code maqico-reliqieux de la royauté (ubwiiru) était inconnu
des premiers rois. Il fut adopté seulement par les premiers
souverains de la seconde dynastie après la conquête tardive
d'une région centrale, le Bumboqo-Rukoma. La légende de
Gihanga, instaurateur du tambour royal et du feu sacré, appartient en propre au clan tsoobe établi dans cette région. et non
à la première dynastie nyiginya 8. L'Etat rwandais se forme
lentement à partir du Buganza, autour du lac Mohasi, où le
clan nyiginya (ou sindi) établit son hégémonie. Vansina rejette
1959, p. 22.
1962, p. 10.
8 VANSINA, 1962, pp. 4~47.

6 KAGAME,

7 VANSINA,

71

la tradition officielle qui soutient que le pseudo-Gihanqa aurait
créé un empire englobant l'ensemble du Rwanda actuel qui
fut partagé entre ses fils après sa mort. Aux XlIIe~XIVe siècles,
plusieurs dynasties locales entretiennent leur propre armée. Les
premiers « souverains », chefs du clan nyiginya, ne possèdent
pas encore une véritable idéologie royale, contrairement aux
Cwezi, L'élaboration de la royauté sacrée, à partir des éléments
repris au clan tsoobe, sera l'œuvre de Mukobanya, le premier
souverain de la seconde dynastie, au début du XVIe siècle, c'està-dire quelques années après l'anéantissement des Cwezi par
les conquérants nilotiques en Ouganda.
Comment expliquer dès lors que les traits religieux de la
royauté rwanda appartiennent à la symbolique générale de la
civilisation interlacustre? Tout porte à croire que le clan
tsoobe, qui ne jouera qu'un rôle politique secondaire, conservait un héritage culturel très ancien, que partageaient aussi les
Cwezi et, plus anciennement, les fondateurs de ZimbabweMonomotapa. II est frappant de constater que certains groupes
hutu possédaient déjà un embryon de royauté sacrée avant la
colonisation tuutsi. Cette royauté mérite même d'être considérée comme le modèle archaïque des institutions que nous
avons analysées dans nos Essais sur le symbolisme de l'inceste
royal 9. Nous avons particulièrement insisté sur la signification
maqico-reliqieuse de l'association roi-reine mère. Or ce thème
se retrouve dans les petits Etats que les paysans hutu avaient
fondés au Rwanda. Le roi hutu (appelé umuhinza ou umwami
comme le souverain tuutsi du Rwanda) régnait avec sa mère;
son pouvoir était absolu; il était responsable de la fertilité; il
possédait un tambour sacré; son cadavre était desséché à petit

9

72

de HEUSCH. 1958.

feu dans une hutte funéraire à laquelle était attaché un
gardien perpétuel. L'une de ces monarchies paysannes très
anciennes subsistait encore au début du xx- siècle au Busozo,
aux confins sud-ouest du pays, bien que son chef fût vassal
du souverain tuutsi. Cette dynastie hutu locale s'éteignit en
1925 et le Busozo devint une province du royaume unifié. Le
caractère sacré du roi du Busozo était très accusé : H vivait
retiré dans la hutte royale, quasi invisible. II ne parlait à ses
ministres que dissimulé derrière un paravent 10. Or il est rernarquable que ce dernier trait se retrouve seulement dans les
royaumes non chrétiens du sud de I'Ethiopie. Au royaume de
Kafa le roi donnait ses audiences caché derrière un rideau
car l'éclat de ses yeux était dangereux 11. Au royaume de
[anjero, le roi sacré n'apparaissait en public qu'une fois par
semaine; le reste du temps il est confiné dans son palais car
deux soleils ne peuvent briller en même temps 12. II est vraisemblable que le royaume paysan du Busozo et le Kafa-janjero
ont longtemps conservé des traits archaïques particulièrement
significatifs. Par ailleurs la succession du roi hutu du Busozo
se rapproche considérablement du modèle théorique de la
royauté magique tel que nous l'avons esquissé: J'héritier doit
être de préférence un jeune enfant, régnant avec sa mère. Le
roi du Busozo était affranchi de ses nombreux interdits magicoreligieux dès que son fils avait atteint sa septième année.
L'enfant accomplissait alors Ies devoirs rituels de la royauté
sacrée et sa mère gouvernait pendant sa minorité avec ses
frères 13. Le chanoine de Lacger, à qui nous devons ces inté10 de LACGER,

1939, pp. 75-81.
1955, p. 116.
12 HUNTINGPORD, p. 140.
13 de LACGER, 1939, p. 80.
11 HUNTINGPORD,

73

ressantes precisions. pose très correctement le problème :
« Autant qu'on peut s'en rendre compte, la monarchie muhutu
n'apparaît pas autre en sa constitution que la monarchie
mututsi : elle en semble même le prototype» H.
Vansina, de son côté, confirme l'existence d'un code rituel
de la royauté dans les principautés hutu antérieures à la pénêtration tuutsi. Le « roi divin », responsable de la fertilité du
pays, organisait des rites de prémices, possédait un tambour
dynastique et était enterré dans une peau de taureau comme les
rois tuutsi 15, Ceci indique très clairement que les Hutu possédaient déjà du bétail avant la pénétration tuutsi. D'autres
groupes Hutu ne connaissaient que le système politique plus
fruste des lignages autonomes. Ces éléments d'organisation
royale très anciens apportent un argument inattendu en faveur
de la dernière hypothèse de Oliver: la culture commune dont
dérivent la civilisation interlacustre et Zimbabwe-Monomotapa
s'est élaborée quelque part près de la frontière méridionale de
I'Ethiopie : les royaumes de Kafa et de Janjero pourraient en
être le berceau, Au Kafa l'association roi-reine mère réalise
dans toute sa pureté la hiérogamie symbolique que nous avions
suggérée pour l'ensemble de la civilisation des Grands Lacs:
la mère du souverain est expressément considérée ici comme
l'épouse principale de son fils bien qu'elle n'ait pas de relations sexuelles avec lui 16.
Au [anjero le cadavre du roi est enveloppé dans une peau
de vache 17 ; ce trait, qui s'est diffusé dans toute l'aire de la

14 de LAC GER,

p. 76.
1962, pp. 77-78.
16 HUNTINGPORD, 1955, p. 121.
17 HUNTINGFORD, 1955, p. 141.
15 VANSINA,

royauté pastorale, semble lui aussi antérieur à la civilisation
cwezi. Nous le retrouvons dans les royautés hutu du Rwanda,
en Ankole 18 et, en Afrique du Sud, chez les Swazi 19. Les
rois tuutsi, à leur tour, adopteront cet usage 20. L'idéologie
royale des petits Etats hutu remonte donc probablement à
une source très ancienne, antérieure aux Cwezi, qui échappe
actuellement à nos investigations. Les traditions orales ont
seulement conservé le souvenir d'une population disparue, les
Renge, agriculteurs et chasseurs, qui auraient occupé le pays
avant l'arrivée des Hutu et des Tuutsi 21. L'abbé Kagame fait
état, à cet égard, d'une information fort intéressante. Le souvenir des Renge fut toujours fort vivace à la Cour du Rwanda.
Après avoir conquis le Butembo à la fin du XIX· siècle, le roi
Rwaabugiri se fit tailler dans cette province un tambour qui
reçut le nom de Mhatsibihugu en mémoire du palladium de
la dynastie renge. « Il entendait s'emparer ainsi magiquement,
écrit Kagame, de l'Empire des Abarenge, qui débordait largement le territoire du Rwanda :t 22.
Selon l'ancien chef de province Kavijuka, interviewé par
Hiernaux, les Renge n'auraient laissé ni contes, ni légendes
épiques. L'information transmise récemment par Kagame Iaisse
cependant entendre que les Renge auraient pu être les initiateurs de la royauté sacrée au Rwanda. Certains groupes hutu
comme certains groupes tuutsi (les Tsoobe) ont pu hériter de
ces premiers occupants les éléments maqlco-reliqieux de l'idéologie royale, typique de la civilisation interlacustre. Bien des

1929, p. 53.
1947, p. 86.
20 BOURGEOIS, 1956, t. III, p. 46.
21 HIERNAUX, 1956.
22 KAGAME, 1963, pp. 20 et 31.
18

ROSCOE,

19

KUPER,

7S

rites des premières royautés hutu. qui furent incorporés dans le
code ésotérique (ubwiiru) du Rwanda historique 23. pourraient
ainsi dériver de cette source lointaine. Mais la légende de
Gihanga le fondateur. taillant le premier tambour royal et
installant le premier feu sacré. est répandue « depuis le Nkole
et le Gishari jusqu'au Rukoma et fut probablement importée
du nord par les Abatsoobe du Rukoma » 24. Le Gihanga rwandais est en effet identique à l'ancêtre mythique Ruhanga de la
dynastie nkole. C'est en milieu hi ma que cette légende particulière semble s'être élaborée. On notera. dans cette perspective, que le même terme « Nyiginya » désigne Ies princes de
sang au Rwanda et en Ankole 25 et que le terme umugabe qui
désigne le roi d'Ankole s'applique aussi dans certaines circonstances au souverain du Rwanda, appelé plus communément umwami 26. Les royautés nilotiques du Bunyoro et du
Buhaya utilisent un terme distinct (mukama). II est évident
dès lors que des liens culturels étroits unissent l'institution
royale rwandaise et celle des régions septentrionales voisines.
notamment l'Ankole. Ces sources hima de la royauté sacrée
tuutsi sont cependant elles aussi antérieures aux Cwezi. En
effet, la chronique mi-historique, mi-légendaire des Cwezi.
successeurs présumés de Ruhanga en Ankole, ne figure pas
dans la tradition royale du Rwanda reprise aux Tsoobe. La
migration du clan tsoobe vers le sud, à partir d'une région
voisine de l'Ankole, aurait donc eu lieu avant la constitution de
l'empire du Kitara. Aussi bien trouvera-t-on ici une confirmation indirecte de la chronologie proposée par Vansina : l'arri-

23

VANSINA,

24 VANSINA,
25 VANSINA.
26

76

KAGAME.

1962. p. 78.
1962, p. 47.
p. 43.

1959, p. 15.

vêe des clans tuutsi au Rwanda, par le nord d'une part, le
nord-est d'autre part, peut être située au XIIIe siècle. le premier
souverain historique émergeant dans la seconde moitié du
xIV" siècle.
Les sources hutu (ou même renge) et hima sont donc
inextricablement mêlées dans la formation de la royauté sacrée
tuutsi qui est déjà attestée chez les Tsoobe au moment où les
Hinda reprennent l'hégémonie aux Cwezi en Ankole et au
Buhaya (fin du xvs, début du XVIe siècle). Les Hinda reprennent en charge la culture et l'histoire prestigieuses des Cwezi ;
les divers clans tuutsi qui se sont disputé la prééminence au
cours du siècle précédent ignorent cette histoire et cette culture
externes. La légende de Gihanga, véhiculée du nord au sud
par le clan tsoobe appartient plus précisément à la culture
hima pré-cwezi.
La pénétration tuutsi au Rwanda l clans dominants et premiers Etats

Alors qu'en Ankole et au Buhaya un seul clan dominant,
les Hinda nilotiques, impose sa domination aux pasteurs hima
et aux paysans iru, divers clans tuutsi érigent, un ou deux
siècles plus tôt, de petits Etats rivaux dans la partie orientale
et centrale du Rwanda. Nous discuterons ici la thèse Vansina.
Selon cet auteur, le clan zigaaba est le premier à s'installer au
Mubari. Les Gesera règnent au Gisaka, les Hoondogo au
Buqesera, les Nyiginya (ou Sindi) au Buganza 27, Ces derniers
jouent un rôle éminent car le Buganza est considéré comme le
berceau du Rwanda historique et tous les souverains se rêclameront, à tort ou à raison, de la dynastie nyiginya. Les sources
s'accordent à reconnaître dans les roitelets nyiginya du
27 VANSINA.

1962, p. 61.
77

Buqanza, les premiers « rois du Rwanda ». Les raisons et la
nature exactes de cette prééminence honorifique nous échappent. La tradition officielle de cour affirme que la dynastie du
Buganza était la branche aînée des Iamilles dirigeantes issues
de Gihanqa. mais nous savons que cette interprétation est
suspecte.
L'abbé Kagame accepte dans la liste généalogique des premiers rois nyiginya le nom de Kanyarwanda, successeur présumé de Gihanga. Mais VansinaIe récuse. Il faut adopter cette
position critique. Gihanga et Kanyarwanda sont des termes
purement symboliques. Le nom dynastique de ce pseudoKanyarwanda est Gahima. c'est-à-dire le « Hima ». Ceci
pourrait être un indice - bien que Vansina ne le signale
pas - de l'origine hima du clan tsoobe à qui appartient. nous
l'avons vu, la légende de Gihanga. Il y aurait lieu de vérifier
également si le nom même du clan dynastique nyiginya ou
sindi) qui intégrera plus tard cette légende dans son patrimoine, ne peut être rapproché du clan hima « sindi » mentionné
en Ihangiro par Cory et Hartnoll. Signalons aussi que l'appellation Zigaaba désignant le premier clan tuutsi établi au
Mubari se retrouve au Karagwe. Les « Basindi » et les « Bazigaba » seraient, en pays haya, des clans anoblis par le roi 28.
Nous signalons ces rapprochements patronymiques avec toute
la réserve qui s'impose.
Le successeur du pseudo Kanyarwanda-Gahima est Musindi. Si Vansina s'accorde avec l'abbé Kagame pour reconnaître
dans ce personnage le fondateur éponyme du clan royal sindi,
il précise que rien ne nous indique « qu'il fut roi ou bénéficia
d'un statut spécial »29. Les noms suivants, jusqu'à Ndahiro

28 CORY

et HARTNOLL, 1945, p. 282.
1962, p. 48.

29 VANSINA,

78

Ruyange, poursuit Vansina, semblent fictifs. En revanche l'on
trouve le nom de Ndahiro Ruyange et de ses successeurs dans
les généalogies familiales. Ces premiers « rois du Rwanda »
ne furent sans doute que des « chefs de famille qui se créèrent
petit à petit une chefferie autour du lac Mohasi ». Le point
de vue de l'abbé Kagame n'est pas absolument irréductible à
cette thèse prudente. Cet historien traditionaliste précise que
le « poème généalogique de la dynastie » range tous les successeurs présumés de Gihanga jusqu'à Ruganzu Bwimba
dans la catégorie des « Rois de la Ceinture », dont on ne
connaît rien de précis sinon qu'ils ont dû fournir un effort
extraordinaire pour créer le territoire initial du Rwanda 30.
Vansina situe le règne de Ndahiro Ruyange dans la seconde
moitié du XIV· siècle; il fait figurer dans la liste dynastique
trois successeurs de Ndahiro (Ndoba. Samembe, Nsoro Samukondo), puis Ruganzu Bwimba (fin du xv- siècle). Tous les
auteurs sont d'accord pour constater qu'à partir de ce souverain les sources deviennent plus nombreuses, Selon Kagame,
Ruganzu Bwimba inaugure, dans le poème généalogique de
la dynastie, « la section des rois historiques ». Pour le chanoine
de Lacger, Bwimba est le véritable fondateur de la dynastie
nyiginya. Mais il fait remonter son règne à une date exagérément reculée, le début du XIV· siècle 31. Cette estimation sera
reprise par l'abbé Kagame. Ruganzu Bwimba est connu notamment par une chanson de geste célèbre qui décrit sa mort
héroïque au cours d'une campagne contre le Gisaka (voir
p. 99).
Le tableau historique du Rwanda initial que présente rapidement Vansina se compose de deux fragments malheureuse1959, pp. 22-23.
31 de LACGER, 1939, t, I. p. 87.
30 KAGAME,

79

ment séparés J'un de l'autre et situés dans des contextes
différents, ce qui enlève de la clarté et de la cohérence à
l'exposé (pp. 61-62 et 81-82). La première note nous décrit
un processus de scissiparité. Une dynastie gesera régnant au
Gisaka se serait détachée de la dynastie zigaaba du Mubari.
La famille hoondogo se serait séparée des Gesera du Gisaka
pour fonder le royaume du Bugesera. La dynastie du Rwanda
ne serait qu'une branche cadette du clan gesera. La seconde
note de Vansina énumère les petits Etats tuutsi qui se sont
constitués dans le Rwanda oriental et central pendant les premiers développements du Rwanda originel dans la région du
lac Mohasi. Au Mubari, au Gisaka et au Buqesera, Vansina
ajoute cette fois le Ndorwa, le Nduga, [e Rukoma-Bumbogo
(occupé par le clan tsoobe), le Bufundu, le Busanza et le
Bungwe (tous trois occupés par le clan enengwe). le Burwi
(occupé par les Renge). L'existence de ces petits royaumes
autonomes est attestée aux XVe_XVle siècles 32. Ces deux hypothèses complémentaires appellent une série de remarques critiques. Nous commencerons par la seconde, qui énumère les
chefferies tuutsi autonomes entourant le Rwanda initial confiné
au Buganza. C'est sans doute par inadvertance que le Ndorwa,
le Burwi et Ie Nduga figurent dans cette liste.
L'origine des clans dominants du Ndorwa et du Burwi
peut être élucidée. Ni l'un ni l'autre ne sont tuutsi, contrairement à l'affirmation implicite de Vansina. Voisin septentrional
du Rwanda, le Ndorwa ne sera jamais tout à fait soumis au
pouvoir central. Annexé sous le règne de Ndabarasa (fin du
XVIIIe siècle), il se révolte contre le Rwanda sous Seentabyo,
son successeur. et à la fin du XIX e siècle encore sous Rwaabu-

32 VANSINA,

80

1962, pp. 81-82.

giri 33. La dynastie ndorwa appartient au clan shambo que nous
avons déjà rencontré en commentant l'histoire du Mpororo et
de l'Igara (voir p. 41). II s'agit d'un clan hima. Sandrart
aperçoit très clairement que les Shambo exercent leur hégémonie à la fois sur le Ndorwa et l'Igara 34. Nous avons vu que
l'Igara sauvegarda son indépendance jusqu'au milieu du
XIX e siècle, c'est-à-dire un peu plus longtemps que le Ndorwa.
Une fraction des Shambo est établie au Karagwe où Cory et
Hartnoll la mentionnent parmi les clans hima. Le fondateur
présumé du royaume de Mpororo-Iqara porte le nom significatif de Kahaya (le Haya). Selon de Lacger, le dernier souverain indépendant du Ndorwa portait le même nom :
Gahaya 35. Cet auteur envisage l'origine hi ma du clan shambo,
mais cédant aux séductions de la légende de Gihanga, pseudoancêtre commun des dynasties ndorwa et rwanda, il croit
pouvoir affirmer que le souverain shambo est un « parent» du
roi tuutsi.
Quant au clan renge qui occupait le Burwi, selon Vansina, nous avons déjà évoqué sa présence au Rwanda avant
toute pénétration tuutsi (voir p. 75). Rappelons que les Renge
sont connus comme les premiers occupants du pays, Selon
Hlernaux, ils n'occupaient cependant ni le Mubari ni le
Gisaka où s'infiltreront les premiers dans tuutsi venus du
Karagwe 36. Pagès nous livre d'abondantes informations sur
les Renge (ou Gereka). Ils auraient occupé principalement le
Bwanamukali, c'est-à-dire l'une des régions les plus méridionales du Rwanda central. Ils auraient été décimés par une
1962 .pp. 89-90,
1939, première partie, p. 115.
35 de LACGER, 1939, t, I. p. 100.
36 HIERNAUX, 1956.

33 VANSINA,

34 SANDRART,

81

grande famine du temps de Mashira, roi du Nduga contemporain du souverain rwandais Mutabaazi (c'est-à-dire au début
du XVIe siècle dans la chronologie Vansina). Mashira se serait
débarrassé des Renge par des procédés magiques 37. L'on peut
croire que l'extermination des Renge précéda de peu l'annexion
du Nduga au Rwanda car Mashira sera vaincu à son tour par
l'umwami Mutabaazi 38. Selon Pagès il existe de nombreuses
variantes locales du récit commentant la défaite finale des
Renge. EIIes laissent entendre que cette population, distincte
des Tuutsi et des Hutu, était largement dispersée dans l'ouest
du pays. L'une de ces variantes attribue à Mutabaazi en personne la défaite du dernier chef renge, Kumari. Examinant plus
loin les contacts possibles entre le clan dynastique nyiginya et
les Renge, nous verrons que le dan singa (réputé tuutsi), qui
passe pour avoir fourni les sept premières reines-mères, doit
être considéré comme renge (voir p. 92).
Enfin le royaume du Nduga lui-même, que Vansina
incorpore à son énumération des Etats tuutsi, doit être considéré comme un Etat hutu. De Lacger, reprenant Pagès, cite le
Nduga parmi les seize « toparchies » hutu dont la tradition a
conservé le souvenir 39. Ces auteurs font expressément état de
Mashira comme d'un souverain hutu 40. Du reste sa qualité de
magicien, maître de la pluie, révèle ses origines paysannes.
Nous pouvons conclure que trois au moins des petits Etats
dont l'existence est attestée aux xvs-xvrs siècles au Rwanda
(le Ndorwa, le Burwi et le Nduga) ne sont pas encore contrôlés par les Tuutsi; ils sont respectivement aux mains des
1933, pp. 543-544.
38 VANSINA, 1962, p. 85.
39 de LACGER. 1939, t. I. p. 75.
40 de LACGER. 1939. t. J. p. 75; PAGÈS. 1933, pp. 557-561.
87

82

PAGÈS,

Hima, des Renge et des Hutu. Il nous faut encore examiner
la première hypothèse de Vansina, concernant cette fois la formation du royaume nyiginya lui-même, dans le Rwanda
oriental.

Emergence des Tuutsi au Mubari 1 mythes et réalité

La première histoire des clans tuutsi est obscure. Un mythe
d'origine, dont il existe plusieurs variantes, circulait à la cour.
Il était considéré comme un grand secret, connu seulement des
milieux dirigeants 41. Ce secret est d'autant plus étrange que
la fonction évidente de maints récits étiologiques, bien mise en
valeur par d'Hertefelt, est de dégager des « stéréotypes de
castes» et d'affirmer [a supériorité des Tuutsi sur les deux
autres castes. Mais dHertefelt n'a pas pris la précaution de
distinguer ce mythe authentique d'autres légendes moins cornplexes, qui se limitent en effet à justifier le système des castes.
Aussi bien cette fonction sociologique est-elle secondaire dans
ce récit particulier dont il importe de prendre au sérieux le
contenu manifeste et le contenu latent. Ce sont les recherches
de Lévi-Strauss qui nous ont appris que le mythe ne peut
jamais être considéré comme un simple reflet de la réalité
sociale. Le mythe des origines proprement dit est à [a fois
confidentiel et ésotérique. L'exaltation des Tuutsi y est quelque
peu équivoque puisque leurs ancêtres apparaissent comme des
créatures célestes déchues. projetées dans l'histoire à la suite
d'une faute commise par leur mère. En fait il s'agit d'un mythe
spécifiquement royal. probablement fort ancien. En voici le
résumé, selon d'Hertefelt : « Il y avait au ciel. raconte ce

41

d'HERTEFELT,

1964, pp. 222 et 224.

83

-

mythe, une femme stérile [Gasani] qui implora la pitié
d'Imaana (Dieu) pour obtenir des enfants, Imaana fit naître
miraculeusement deux garçons (Kigwa et Mutuutsi) ainsi
qu'une HIle (Nyirampuundu), mais exigea que la femme gar~
dât le secret le plus absolu sur la manière dont elle avait obtenu
ses enfants. Malheureusement elle dévoila tout à sa sœur. Dieu
punit la mère en expulsant les enfants dans le Mubari, région
orientale du Rwanda. Mais, plus tard. il accorda son pardon à
la mère et aida ses enfants. Nyirampuundu devint la femme de
son frère Kigwa. Les deux hommes devinrent les ancêtres des
Tuutsi 42. » A vrai dire ce mythe céleste comporte un personnage complémentaire, Nkuba la foudre, mari de Gasani. Sa
relation avec Kigwa, héros principal. devra être élucidée.
« Quand l'éclair brille dans la nuit et que la pluie tombe. écrit
de Lacqer, c'est son père qui le (Kigwa) cherche avec sa
torche et sa mère Gasani qui le pleure 43. »
Une version littérale, récemment publiée par Coupez et
Kamanzt, et fournie par C. Gakaniisha. ramène à des propor~
tions plus humaines le mythe des origines célestes. Elle en
est une transposition terrestre, pseudo-historique. Elle débute
par une proposition énigmatique: « L'origine des Abanyiginya
se situe chez Shyerezo 44. » Ce nom n'est l'objet d'aucun
commentaire dans ce contexte. Mais nous le retrouvons au
début de la généalogie royale. parmi les premiers souverains
mythiques « tombés du ciel» (ibimanuka) : « Gihanga est de
Kazi, de Kiriza, de Gisa, de Randa, de Merano, de Kobo, de
Kijuru, de Kimanuka, de Muntu, de Kigwa, de Nkuba, c'est

1964. p. 221.
43 de LACGER, 1939, t, I. p. 85.
44 COUPEZ et KAMANZI. 1962. pp. 60-68.
42 d'HERTEFELT,

8i

lui Shyerezo (nous soulignons) 45. » Le mythe récolté par
Coupez et Kamanzi, comparé à la version précédente, permet
de comprendre que Shyerezo est un autre nom pour Nkuba,
la foudre, pseudo-père céleste de Kiqwa, qui est lui-même le
premier ancêtre « terrien» (tombé du ciel) des rois nyiginya.
La version d'Hertefelt sépare radicalement le mythe en deux
parties: un drame céleste d'une part, des péripéties terrestres
d'autre part. Cette césure n'existe plus dans la version CoupezKamanzi : tout se passe sur terre. II est clair que cette seconde
version, décrivant les aventures de Shyerezo, de son épouse
stérile Gasani et de Sabizeeze, fils de celle-ci, n'est qu'une
transposition, au niveau de l'histoire, du mythe d'origine concernant Nkuba, Gasani son épouse et les trois enfants (Kigwa,
Mutuutsi et Nyarampuundu) qu'elle enfanta miraculeusement.
L'origine céleste de Sabizeeze (alias Kigwa, celui qui est
tombé) transparaît encore puisque ce nom propre comporte le
terme zeeze (étourdi). Toute association entre Shyerezo, mari
de Gasani, et la foudre a disparu cependant et Imaana, l'Etre
suprême, n'est plus le deus ex machina. Gasani était stérile
depuis longtemps. Sa servante observa les animaux utilisés par
les devins préposés à la salive du roi Shyerezo, mari de Gasani.
Un jour que Shyerezo était absent, elle déroba le cœur d'un
animal favorable, dont les devins avaient observé les viscères
« mais non sans leur avoir donné de la salive du roi ». EIIe
déposa le cœur dans un grand pot. Chaque jour pendant neuf
mois, à sa recommandation, Gasani y verse une gorgée de lait.
Au début du dixième mois, Gasani y trouve un bébé. En apprenant que sa femme stérile venait d'avoir un enfant, Shyerezo
se fâche et ordonne que l'enfant soit mis à mort. Mais Gasani
cache le bébé et les gens envoyés par le roi lui rapportent qu'ils
45

Cité par VANSINA, 1962, p. H, d'après KAGAME, 1959, I, IV, n" 33.

85

n'ont pas vu d'enfant chez Gasani, bien que la rumeur publique
parle de son accouchement. L'enfant devient grand et beau.
Il vit chez son frère aîné Mutuutsi; Shyerezo touché par sa
perfection le laisse en paix. Mais un jour Kigwa se querelle
avec d'« autres » qui le traitent de bâtard. Blessé dans son
amour propre. il décide de partir avec son frère. Ils emmènent
une sœur. qui n'est pas autrement nommée. et du bétail. Nous
retrouvons évidemment ici les trois ancêtres classiques des
Tuutsi : Kiqwa, Mutuutsi et Nyirampuundu, êtres célestes
chus ou déchus. Mais on observera que seul Kiqwa, le dernierné. a été conçu grâce à des procédés magiques. Dans cette version terrestre. ces trois héros ne sont pas chassés du royaume
de leur père. ils s'en vont librement. Au lieu de « tomber» au
Mubari, ils y « arrivent» simplement. Ils sont bien accueillis
par Kabeeja, chef d'un groupe autochtone. les Zigaaba.
On notera que Sabizeeze et Mutuutsi se présentent modestement aux hommes de Kabeeja qui leur demandent : « Hé les
hommes! D'où venez-vous, pourquoi êtes-vous venus. que
venez-vous faire? » Ils leur répondent: « Nous sommes des
hommes. nous sommes venus vous trouver notamment pour
vous aider de nos bras. pour augmenter votre famille. Si de
votre côté vous êtes accommodants. vous devez vivre en bons
termes avec nous. » Plus loin. l'informateur de Coupez _et
Kamanzi reprend le même thème: « A tout Umunyiginya qui
s'établit. Kabeeja donne un emplacement. » Sabizeeze s'unit à
sa sœur. engendrant avec elle des filles et des garçons. Mais
Mutuutsi refuse de partager avec son frère cette épouse incestueuse. Sabizeeze lui suggère alors « un bon plan » qui est le
schéma sociologique même de l'exogamie : « Pars d'ici. va
là-bas en face et établis-y toi. Puis donc. quand tu auras
consolidé ton enclos. tu t'en iras de là. tu traverseras cette
vallée-ci et tu viendras me demander une fiancée. en te pré86

sentant donc comme l'Umweqa d'en face. » C'est ainsi que le
clan ega serait né de la scission du clan nyiginya originel au
Mubari.
Avant d'aborder les informations historiques indirectes que
cette variante « terrestre » du mythe d'origine nous fournit,
il faut en élucider la structure mythique. Dans les deux
versions la mère met au monde, sinon ses trois enfants, du
moins son fils Kigwa, l'ancêtre le plus éloigné de la dynastie
nyiginya, sans le secours de son mari. C'est tantôt Dieu luimême, tantôt la magie qui opère. Cette naissance miraculeuse
nous renvoie d'une certaine façon au symbolisme ésotérique de
la royauté sacrée propre à la civilisation interlacustre : relation
mère-fils positive (étroite association) ; relation père-fils ambivalente (antagonisme et complémentarité). La version CoupezKamanzi insiste particulièrement sur cette constellation royale:
Sabizeeze, alias Kigwa, ancêtre de la dynastie, est le personnage central. Il n'y a qu'une filiation fictive (par la salive)
entre ce fils cadet et le mari de sa mère, qui cherche d'abord à
le supprimer. Néanmoins il ne supporte pas qu'on le traite de
bâtard. Cette situation mythique résume toute la contradiction
de la royauté sacrée, dans laquelle le fils héritier, qui est rarement r aîné, apparaît symboliquement, et à la fois comme le
continuateur et le rival de son père. Le récit Coupez-Kamanai
précise que Kigwa se sépare de son père (ou pseudo-père) en
argumentant en ces termes devant son frère Mutuutsi : « Plutôt
que de laisser nier ma filiation paternelle, je ne devrais pas
rester ici. Je devrais quitter ce lieu et m'en aller ailleurs. »
On ne saurait exprimer avec plus de force et de concision la
contradiction de la relation père-Fils au sein de la royauté, ni
mieux résumer une thèse que nous avons jadis défendue. Dans
la version classique (d 'Hertefelt) Kigwa est r objet de la haine
87

de son père spirituel, qui n'est autre que Dieu lui-même,
Il ne lui accordera sa protection qu'après l'avoir chassé du ciel.
Le thème royal de l'inceste ne fait pas défaut : Kiqwa-Sabizeeze est séparé de sa mère (version d'Hertefelt) sur l'ordre de
Dieu - il s'en sépare volontairement dans la version CoupezKamanzi - mais épouse sa sœur. Ainsi la conception mystérieuse de Sabizeeze-Kiqwa comme ses relations sexuelles
portent une double marque; celle de la royauté d'une part,
celle de la nature, ou plus exactement d'un état prèculturel.
d'autre part. On comprend que l'association de ces deux
aspects se trouve réalisée dans le monde d'en haut, domaine de
la souveraineté divine.
Contrairement à ce qu'affirme d'Hertefelt, ce mythe ne se
propose donc nullement d'opposer les Tuutsi, créatures d'en
haut, aux Hutu, créatures d'en bas. D'autres récits se chargent
de proclamer, en termes historiques d'ailleurs, et non cosmogoniques, la prétendue supériorité des premiers sur les seconds
(voir p. 370). La relation légendaire des premiers contacts
entre [es ancêtres des Tuutsi et les autochtones Zigaaba est
significative, Peu importe ici le statut social (hutu ou tuutsi)
de ces premiers occupants : le mythe ne met nullement en
valeur la supériorité des nouveaux venus qui se trouvent plutôt
en position de quémandeurs, à la recherche d'une alliance sur
un pied d'égalité et de réciprocité. Sans doute faut-Il tenir
compte d'une variante de cet épisode terrestre, qui substitue
aux alliés Zigaaba, les deux castes inférieures (Hutu et Twa).
Arrivés au Mubari, Kigwa, Mutuutsi et leur sœur se trouvèrent fort démunis. « Dieu eut pitié d'eux et leur envoya du
feu, des semences, des instruments de forge et des animaux.
Les Hutu et les Twa qui habitaient dans la région s'émerveillèrent à la vue de ces choses, Ils demandèrent de pouvoir y
participer aussi. La réponse (fut) affirmative à la condition
88

que les Hutu voulussent bien aider les Tuutsi à cultiver 45 bi,. »
Mais l'on voit bien que cet appendice. qui est plus fréquemment
rattaché à la légende du héros civilisateur Gihanqa, ne fonde
nullement le « stéréotype de caste» sur l'oriqine céleste des
Tuutsi. Au contraire ceux-ci apparaissent sur terre complètement démunis; ils ne doivent leur supériorité technologique
qu'à une intervention de Dieu.
Le mythe céleste ne cesse de montrer les trois ancêtres en
position d'infériorité. Ce sont des êtres célestes déchus dont la
seule initiative culturelle sur terre est l'instauration de l'exogarnie. C'est à ce seul titre que Kigwa fait figure de héros
culturel. Tout porte à croire que ce mythe s'est élaboré dans
la société tuutsi archaïque antérieurement à tout contact avec
les Hutu. II repose sur les oppositions ciel/terre; mère-fils/
père-fils; endogamie/exogamie. II établit la supériorité magique de Kigwa (qui eut I'audace de fonder la société humaine
sur un inceste primordial) sur Mutuutsi son aîné. c'est-à-dire
la supériorité du clan royal nyiginya sur l'ensemble des autres
clans tuutsi.
Nous pouvons à présent faire la part de l'histoire proprement dite. Toutes les variantes du mythe sont concordantes :
les premiers Tuutsi occupent d'abord le Mubari. Les Zigaaba,
qui occupaient cette région lorsque le clan nyiginya y pénètre,
étaient-ils aussi des Tuutsi ? Sur ce point les historiens divergent. Vansina radicalise le problème : les Zigaaba formaient
le clan tuutsi initial d'où le clan gesera. puis le clan hoondogo,
puis le clan nyiginya, se seraient détachés 46. Mais il rappelle
que Loupias et Kagame décrivent simplement le Mubari initial
comme « un royaume de chasseurs dirigés par un certain
1964. p. 222.
46 VANSINA, 1962, p. 61.

45 bi, d'HERTEFELT,

89

Kabeeja »47. On peut tirer quelques informations précises du
récit Coupez-Kamanzi : les Nyiginya n'imposent nullement
leur suprématie militaire aux Zigaaba. Ils ne se présentent
nullement en créatures célestes. conquérantes: « Nous sommes
des hommes. disent Kigwa et Mutuursi, nous sommes venus
vous trouver notamment pour vous aider de nos bras. pour
augmenter votre famille. » Le chef des Zigaaba leur accorde
l'hospitalité et une espèce d'alliance s'établit entre les deux
peuples. On peut admettre que les Zigaaba étaient les premiers
Tuutsi installés au Rwanda oriental. dans la zone que n'occupaient ni les Renqe, ni les Hutu. Il faudrait voir dans les
Nyiginya un second clan tuutsi minoritaire s'infiltrant pacifiquement avec son bétail parmi ces premiers venus. qui ne sont
ravalés au rang de chasseurs que pour les besoins de la cause
dynastique. Il est trop évident que les chroniqueurs de la
dynastie nyiginya ne pouvaient admettre que d'autres Tuutsi
aient précédé les ancêtres de [eurs maîtres dans le pays, y
détenant l'hégémonie avant eux, Il est de toute façon remarquable que le mythe se taise prudemment sur l'origine ethnique
des Zigaaba. Il n'y a donc aucune raison d'y voir. avec Sandrart et de Lacger des autochtones hutu 48. L'arrivée sans gloire
ni fracas des Nyiginya parmi les Zigaaba est un trait qui
mérite de retenir l'attention de l'historien dans ce contexte
mythique embrouillé. Des alliances matrimoniales ont sans
doute eu lieu entre les deux clans puisque Gihanqa. descendant
présumé de Kiqwa, et fondateur « officiel» de la dynastie. est
doté d'une mère zigaaba 49. On peut estimer dès lors que les
premières alliances matrimoniales entre Nyiginya et Eqa. dont
47 VANSINA. 1962. p. 43.
48 SANDRART, 1939. première partie.

I. p. 85.
49 KAGAME.

90

1959. p. 22.

pp. 1112-113; de LACGER, 1939.

le mythe affirme la haute antiquité (elles succéderaient immêdiatement à l'inceste primordial de Kigwa), sont relativement
récentes. Ce n'est guère qu'à partir de la troisième dynastie
(début du XVII" siècle) que le clan ega fournit un contingent
important de reines-mères à la dynastie. La mère du premier
roi nyiginya historiquement attesté (Ndahiro Ruyange.
seconde moitié du X~ siècle) appartenait au clan singa et la
tradition attribue une reine-mère de même origine à ses six
prédécesseurs plus ou moins mythiques. Ceci laisse croire que
les premiers nyiginya qui s'infiltrèrent au Mubari au XIIIe siècle contractèrent des mariages avec les premiers occupants
zigaaba, puis avec les Singa (nous tenterons d'identifier ce
clan) avant la scission exogamique du clan ega. Mais il n'est
même pas certain qu'il faille suivre le mythe lorsqu'il affirme
la communauté d'origine clanique des Nyiginya (issus de
Kigwa) et des Ega (issus de Mutuutsi). Les Ega eux-mêmes
se seraient scindés ultérieurement en plusieurs clans distincts:
les Kono, les Ha, [es Kongori, les Lejuru 50. Les Kono et les
Ha ont tous deux fourni des reines-mères à la dynastie nyiqinya, La première reine-mère d'origine ha succède à la première
reine-mère ega sous Samembe (première moitié du XV" siècle
dans la chronologie Vansina). Il n'est pas exclu, contrairement à ce qu'affirme la tradition officielle, que le clan ega
initial. loin d'être apparenté aux Nyiginya, représente un
groupe d'immigrants tuutsi distinct. En effet Sandrart rapporte
que les clans ha et kono (qui dérivent des Ega) se disent
originaires du Buha et du Bugufi. Ils seraient donc entrés au
Rwanda par le sud-est alors que Ies Nyiginya viennent du
nord-est 51.
50 SANDRART,
51

SANDRART.

1939. première partie, pp. 117~ 119.
1939. première partie, p. 115.

91

--

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ---

Contacts probables des Tuutsi et des Renge

Quel est ce clan sinqa, qui aurait fourni consécutivement
les reines-mères aux sept successeurs du pseudo Gihanqa. fondateur présumé de la dynastie nyiginya ? Sandrart les considère comme des « autochtones s au même titre que les Zigaaba.
Cette fois la thèse mérite d'être prise en considération. Les
Singa formaient. selon cet auteur. une puissante chefferie dans
la région nord-ouest du Rwanda 52. Ce clan n'est vraisemblablement ni hutu ni tuutsi, mais renge. Les indications fournies
par Sandrart sans idée préconçue à ce sujet nous guideront
dans cette identification. Elles permettent d'établir que le clan
singa appartenait à cette mystérieuse population qui aurait
exercé son hégémonie sur de vastes régions du Rwanda sauf au Rwanda oriental - avant p. 81).
[eni, le chef des Sinqa, nous est présenté par Sandrart
comme « descendant de Lulenqe, ancêtre du groupe abarenge ». La légende de Gihanga nous laisse entendre que les
Renge-Singa furent les premiers alliés des Nyiginya. Elle fait
état d'une rencontre du Fondateur et de « [eni de Rurenge ».
un sinqe, au Gishari (Congo. région de Rutshuru). au nordouest du Rwanda 53. Kimari, le frère de [eni régnait, selon la
même chronique légendaire. sur une partie du Nduga, dans le
Rwanda central. Gihanga aurait épousé une femme du groupe
singa. Nous retrouvons la trace de ces alliances matrimoniales
entre les premiers Tuutsi (symbolisés par Gihanga) et les
Renge dans la généalogie royale mentionnant sept reines-mères
singa. Le clan singa fournira encore deux reines-mères sous
1939. deuxième partie. p. 23.
53 VANSINA, 1962, p. H.

52

92

SANDRART.

Nsoro Samukondo et son successeur Ruganzu Bwimba, au
xv- siècle 54.
Examinant précédemment le problème renge, nous avions
admis que cette ancienne population autochtone aurait été
anéantie vers la fin du xv' siècle par un roitelet hutu du Nduga,
Mashura, célèbre magicien. Les faits dont nous venons de faire
état indiquent que les Tuutsi entretinrent, au contraire, des
relations pacifiques avec les Renge dont le souvenir demeura
prestigieux à la cour. Il faut se souvenir aussi que la légende
de Gihanga appartient en propre au clan tuutsi tsoobe qui
occupait le Rwanda central. Ce n'est qu'au début du XVIe siècle
que ces traditions, sur lesquelles s'appuie l'idéologie de la
royauté sacrée, seront incorporées au patrimoine des Nyiginya.
Il est donc fort vraisemblable que ce sont les Tsoobe et non les
Nyiginya qui nouèrent initialement des alliances matrimoniales
avec les Renge-Singa. Les Nyiginya, longtemps confinés dans
l'est du pays (dans la région du lac Mohasi). ne progresseront que tardivement vers le nord-ouest où la légende de
Gihanga situe la rencontre du héros et de Jeni le Renge. En
revanche les Tsoobe qui s'infiltrèrent au Rwanda à partir du
Gishari (ou d'une région voisine), ont nécessairement eu des
contacts avec le peuple de Jeni et de Kimari qui régnaient respectivement sur le nord-ouest et le centre du pays. Ceci
n'exclut naturellement pas que quelques rois nyiginya n'aient
pu effectivement épouser des princesses renge, comme le suggère la généalogie royale. Il est intéressant de noter que le clan
singa cesse de fournir des reines-mères à la mort de Ruganzu
Bwimba, à la fin du xvs siècle, précisément à l'époque où le
peuple renge disparaît de l'horizon historique, anéanti par le
roitelet hutu Mashura. La liste des reines-mères singa (qu'elle
54

KAGAME,

1959, p. 22.
93

-.

concerne les Nyiginya ou les Tsoobe) est donc cohérente avec
les traditions concernant les Renge. A partir de la fin du
xv- siècle d'autres clans, authentiquement tuutsi cette fois
(ega, ha, kono) , se substitueront aux Renge dans l'importante
fonction dynastique qu'ils avaient remplie. On se souviendra
aussi que les Renge ont vraisemblablement joué également un
rôle décisif dans la transmission aux Tsoobe et aux Nyiginya
des traditions maqico-reliqieuses de la royauté sacrée.

Genèse des royaumes rwanda et gisaka

Réexaminons, à partir de l'hypothèse nouvelle proposée
par Vansina, la formation des premiers Etats tuutsi dans la
partie orientale du Rwanda. Notre auteur croit pouvoir affirmer que divers clans dynastiques se détachent successivement,
par scission, du clan zigaaba originel: « Le premier royaume
fondé fut celui des Abazigaaba au Mubari. Le Gisaka avec une
dynastie abagesera s'en détacha. Ensuite la famille des Abahoondogo se sépara du Gisaka et fonda dans la région encore
appelée Bugesera, le royaume de ce nom 55. » Le Rwanda
initial (Buganza) n'aurait été qu'une chefferie dépendante du
Bugesera, gouvernée par une branche cadette des Hoondogo.
Cette proposition fondamentale, accompagnée de peu de
commentaires, mérite d'être étudiée attentivement. Nous avons
conclu, au cours du chapitre précédent consacré aux régions
périphériques, qu'un puissant clan hima jadis allié aux Hinda
du Karagwe s'était imposé au Gisaka. Un conquérant étranger
y Jutte contre les Zigaaba, et fonde la dynastie gesera. On le
désigne du terme éponyme Kagesera. Or, selon Vansina, cette

55

94

VANSINA,

1962, p. 61.

dynastie gesera se serait détachée du clan zigaaba. Il faut tirer
au clair cette apparente contradiction des débuts de l'histoire
rwandaise.

La thèse de Vansina s'inspire notamment de l'exemple des
clans tuutsi dans le pays ha au Tanganyika. Dans ces petites
chefferies Scherer a noté des « scissions de provinces, dirigées
par un même clan ». Selon Vansina, le Buha constitua jadis
une unité politique, mais les chefs appartenant aux différents
lignages d'un même clan firent sécession. Ce schéma s'applique
assez bien aux dynasties hinda, et peut-être même aux royaumes ha créés par des envahisseurs tuutsi, mais rien ne justifie
son extension a priori à [a première histoire du Rwanda. Celleci laisse entrevoir l'affrontement de trois clans tuutsi distincts
dans la partie orientale du pays: les Zigaaba, les Nyiginya et
les Gesera. Nous montrerons que la dynastie Nyambo Zirankende du Gisaka est tardive et doit être distinguée du vieux
clan gesera auquel elle prétend se rattacher. Toutes les traditions nous présentent les Zigaaba comme les premiers occupants du Mubari et du Gisaka. La légende de Kigwa et
Mutuutsi nous décrit l'arrivée des Nyiginya au Mubari : on
les voit composer avec les Zigaaba. L'origine du clan gesera
est manifestement Ia plus énigmatique. Rien ne suggère, à notre
connaissance, que les gesera soient un rameau détaché du clan
zigaaba comme l'affirme Vansina. Nous voyons mal pourquoi
il faudrait rejeter sur ce point précis la tradition du Gisaka.
telle que la rapporte d'Arianoff. Cette source affirme que les
Gesera enlevèrent le Gisaka aux Zigaaba 56,
Nous n'adopterons cependant pas intégralement le point de
vue de d'Arianoff. Nous nous efforcerons de montrer qu'il faut
56 d'ARIANOFF,

1952.

95

distinguer deux niveaux dans l'histoire des Gesera, souverains
du Gisaka : le clan dominant Nyambo Zirankende, d'origine
hima, s'est imposé à la fin du XVI· siècle à une ancienne dynastie gesera, qui plusieurs siècles auparavant avait déjà enlevé
le Gisaka aux Zigaaba. Telle sera notre première thèse.
Perspectives nouvelles pour une histoire du Gisaka et du Bugesera

Selon d'Arianoff le terme gesera désigne un important
clan tuutsi largement répandu au Rwanda, Un clan dérivé,
les Gesera Nyambo, dits Zirankende (respectant l'interdit du
singe nkende}, aurait créé au xv- siècle le royaume du Gisaka.
L'ancêtre Kagesera serait le fondateur de ce sous-clan royal.
Par son ascendance paternelle il appartient au « vieux clan »
gesera, mais par sa mère Rugezo-Nyiragakende il est le petitfils du roi Ruhinda du Karagwe. Kagesera enlève le Gisaka
aux Zigaaba, repoussant au Mubari ceux qui ne voulaient pas
se soumettre. Les autres contractèrent des alliances matrimoniales avec les nouveaux venus. Dix souverains, dont le premier
fut Kimenyi I. succédèrent à Kagesera. Le dernier roi, Kimenyi IV, mourut vers 1800. Le Gisaka se scinda alors en trois
principautés qui seront annexées au Rwanda au milieu du
XIX· siècle. Kimenyi 1 serait contemporain du souverain rwandais Bwimba Ruganzu qui lui donna sa sœur Robwa en
mariage. Un devin avait prédit à Kimenyi qu'il serait le maître
du Rwanda si Robwa mettait un enfant au monde. Celle-ci se
suicida lorsqu'elle était enceinte et Ruganzu de son côté
s'exposa aux coups des guerriers gisakiens au cours d'une
partie de chasse: il se sacrifia ainsi pour son peuple, le sauvant
rituellement. C'est pourquoi Bwimba figure parmi les « libérateurs » mystiques (umutaabazi) du Rwanda.
L'interprétation de d'Arianoff appelle de nombreuses critiques. Nous avons déjà commenté longuement, à la lueur de
96

l'ethnographie haya, la geste gisakienne concernant l'origine
maternelle et paternelle du fondateur de la dynastie. Il est
clair que le nom Kagesera que la chronique attribue au petitfils de Ruhinda est purement symbolique : il indique que les
conquérants hima venus du Karagwe entendent se rattacher
pour des raisons de prestige au clan tu ut si gesera qui occupait
le pays bien avant eux. La légende confond deux niveaux
historiques: les Gesera (dont l'ancêtre éponyme est Kagesera)
ont enlevé le Gisaka au Mubari dès les débuts de l'occupation
tuutsi, bien avant les invasions hinda. Ces événements sont
symbolisés par la guerre, suivie d'alliances matrimoniales, que
le pseudo-Kaqesera livre aux premiers occupants, les Zigaaba.
Sur ce point il y a lieu de suivre la tradition du Gisaka. contre
Vansina. Celle-ci est d'ailleurs accréditée au Rwanda: l'informateur tuutsi de Hiernaux affirme expressément que le
Mubari et le Gisaka appartenaient aux Zigaaba tandis que les
Renge occupaient le reste du pays. Dans le contexte de cette
information, les Gesera apparaissent implicitement comme le
second clan tuutsi pénétrant au Rwanda: les Renqe, dit Kavijuka, occupaient le pays avant l'arrivée des Tuutsi et des
Hutu, avant l'arrivée des Gesera et des Zigaaba 57. Nous
admettrons donc ce premier point avec d'Arianoff : le clan
tuutsi gesera enlève le Gisaka aux Zigaaba. Par la suite des
alliances matrimoniales s'établissent entre les deux clans.
Mais nous nous séparerons de d'Arianoff lorsqu'il essaie de
rattacher le « sous-clan » gesera, dit Nyambo Zirankende,
dont Kagesera serait le fondateur, aux « vieux Gesera ». Les
Nyambo Zirankende. nous l'avons montré (voir p. 47) sont
un clan hima jadis allié aux Hinda; ils s'exilèrent à la suite
d'un conflit qui les opposa à eux; nous avons cru pouvoir
57

HIERNAUX,

1956.
97

les identifier aux Yango du Karagwe et de I1hangiro. Ils ne
peuvent en aucune façon être considérés comme un sous-clan
gesera. Il semble plutôt qu'ils aient combattu une première
dynastie authentiquement gesera et qu'ils se soient insérés dans
sa généalogie conformément à un schéma historique courant.
Ce processus fut sans doute facilité par la dégradation dont
Ruhinda frappa le clan yan go du Karagwe. La conquête du
Gisaka par les Nyambo Zirankende n'a pu avoir lieu qu'après
l'installation des dynasties hinda en pays haya, c'est-à-dire
au cours du XVIe siècle. Or le clan gesera est signalé dès les
débuts de l'histoire rwandaise, c'est-à-dire, selon la chronologie de Vansina que nous adoptons ici. aux XIIIe_XIVe siècles.
Ce décalage chronologique révèle bien les deux niveaux de
l'histoire du Gisaka. La date que nous assignons à l'arrivée
des Nyambo Zirankende, fondateurs de la seconde dynastie
du Gisaka. est corroborée par l'examen critique de la généalogie royale. Selon les estimations mêmes de d'Arianoff. cette
dynastie d'origine étrangère ne compte que dix rois après le
mythique Kaqesera, depuis Kimenyi 1 jusqu'à Kimenyi IV qui
mourut au début du XIX e siècle. Si nous mettons cette liste en
parallèle avec la dynastie rwandaise, nous obtenons une première approximation mécanique : Kimenyi 1 devrait être contemporain de l'umwami Cyaamatare, qui régna à la fin du
XVIe siècle. Il n'y a donc pas lieu de retenir l'hypothèse (qui
se réduit à une pure affirmation) de d'Arianoff selon laquelle
le petit-fils de Ruhinda aurait pris possession du Gisaka au
début du xv- siècle.
Mais les chroniques historiques du Rwanda nous confrontent avec Une singulière difficulté. Elles indiquent que Kimenyi 1 ne serait pas contemporain de Cyaamatare, mais bien du
roi Bwimba Ruganzu, qui aurait été son beau-frère. La tradition officielle du Rwanda s'étend longuement sur le mariage
98

de Kimenyi avec Robwa, la sœur de Bwimba Ruganzu, et la
guerre qui en résulta 58. Robwa se serait suicidée, sacrifiant à
son frère l'enfant qu'elle portait dans son sein, car un devin
avait prédit que cet héritier annexerait le Rwanda au Gisaka.
Bwimba lui-même se fit tuer par les Gisakiens. s'offrant en
holocauste pour sauver le pays. Ce récit infirme apparemment
notre chronologie car Bwimba Ruganzu régna dans la seconde
moitié du xv' siècle (selon Vansina}. D'Arianoff retient le
début de ce siècle. Pour justifier le décalage existant entre la
dynastie courte du Gisaka (la rois) et la dynastie longue du
Rwanda (16 rois depuis Bwimba jusqu'au début du xx' siècle)
d'Arianoff invoque arbitrairement la longévité proverbiale des
souverains du Gisaka et la coutume spécifiquement rwandaise
de la mise à mort rituelle des rois décrépits.
Un examen plus attentif montre que la guerre que Bwimba
Ruganzu livra au Gisaka est attribuée par extrapolation à
Kimenyi 1 alors qu'elle concerne vraisemblablement un roi
antérieur. authentiquement gesera. Selon d'Arianoff, une première version en aurait été confiée jadis au père Pagès par
un informateur qualifié, Joseph Rukamba, descendant de la
famille royale gisakienne 59. Cette première version embarrasse fort d'Arianoff car elle laisse subsister. de l'aveu même
de cet auteur. « un doute sérieux sur l'époque à laquelle se
sont déroulés les faits relatés en plaçant Robwa et son époux
Kimenyi 1 - tantôt à l'époque de Ruganzu 1 - tantôt à
l'époque de Ruganzu II. souverains du Rwanda que plus d'un
siècle sépare :. 60. En fait il n'y a pas d'hésitation dans la
pensée de Joseph Rukamba. Il affirme seulement que Kime1962. pp. 10-11,
1933. pp. 114-120. 87 et 613.
60 d'ARIANOFF, 1952, p, 50.

58 VANSINA.
59 PAGÈS.

99

nyi 1 régnait du temps de Ndahiro Cyaamatare, le père de
Ruganzu II dont la légende guerrière est particulièrement
riche 61. En revanche le récit concernant Robwa, Bwimba
Ruganzu 1 et le pseudo Kimenyi n'a pas été fourni à Pagès
par Joseph Rukamba. Pagès dit expressément qu'il résume les
faits « d'après le récit populaire ». II s'agit donc d'une source
rwandaise et non gisakienne 62. Seule la première information
mérite d'être prise en considération dans cette reconstitution
du passé gisakien. Elle confirme rigoureusement nos estimations : Kimenyi régnait à la fin du XVIe siècle, il ne peut être
contemporain de Bwimba Ruganzu I. Ceci ne signifie pas que
le récit rwandais attribuant à Bwimba une guerre contre le
Gisaka soit faux. « Le Rwanda, écrit Vansina, vivait en état
d'hostilité avec le Gisaka et des razzias s'effectuaient de part
et d'autre sous Bwimba et Rugwe »63, L'évidence chronoloqique nous oblige à considérer que le récit mettant en scène le
suicide rituel de Bwimba et de sa sœur Robwa a pour protagoniste du côté gisakien un roi authentiquement gesera, antêrieur à Kimenyi 1 le Hima. Son nom a été oublié car l'histoire
dynastique du Gisaka n'a retenu que les souverains de la
seconde dynastie, fondée un siècle plus tard par les Nyambo
Zirankende. Entre l'éponyme Kaqesera, auquel la dynastie des
Nyambo Zirankende prétend se rattacher directement, et
Kimenyi 1, il Y a manifestement un vide historique. D'une
manière générale d'ailleurs la chronique historique gisakienne
est beaucoup plus pauvre que celle du Rwanda et l'informateur
du père Pagès déclare siqnificativement que l'on ne se souvient
d'aucun fait notable relatif aux règnes de Kimenyi 1 et de ses
1933, p. 613.
1933, p. 114.
63 VANSINA, 1962, p. 84.
61 PAGÈS,
62

100

PAGÈS,

sept successeurs. Du côté gisakien donc, il n'est pas question
d'une guerre entre Kimenyi 1 et Bwimba Ruganzu. On cornprend que Kimenyi 1 ait pu être mal situé dans la chronologie
rwandaise et apparaître contemporain de Bwimba. C'est ce
point de vue rwandais que d'Arianoff adopte à la suite de
l'abbé Kagame dont il reproduit purement et simplement le
texte publié dans Inganji Karinga 64. Mais dans l'optique gisa~
kienne le point de vue est différent.
Quoi qu'il en soit, [a version rwandaise de cette légende
a un fondement historique lorsqu'elle affirme que Bwimba
Ruganzu 1 mena une guerre contre le Gisaka. Mais il est
faux que l'adversaire gisakien fût Kimenyi I. Il faut en conclure que les événements décrits emphatiquement dans la geste
rwandaise remontent à un roi authentiquement gesera dont le
nom s'est effacé au profit de Kimenyi L fondateur de la tardive dynastie nyambo zirankende.
Il y a lieu de s'interroger sur les origines et le rôle historique de ces authentiques Gesera qui, rivaux des Zigaaba
et des Nyiginya, régnèrent au Gisaka pendant les deux
siècles précédant l'arrivée de la dynastie étrangère qui continuera leur œuvre en reprenant leur nom clanique. Nous
sommes arrivé à la conviction que la prétendue « dynastie
gesera » qui règne depuis Kimenyi 1 sur le Gisaka. n'appartient ni en ligne paternelle ni en ligne maternelle au très ancien
clan tuutsi du Rwanda oriental. En un sens d'Arianoff a raison
d'écrire que le clan royal du Gisaka historique n'a rien à voir
avec le clan « originel» des Gesera, autochtones au Rwanda
depuis Ionqtemps 65. Le fait que les Nyambo Zirankende se
1947, t, II, pp. 32-42.
65 d'ARIANOFF, 1952, p. 27.
64 KAGAME,

101

qualifient néanmoins eux-mêmes de Gesera a embarrassé cet
auteur. Il essaie d'expliquer cette ambiguïté en présentant les
nouveaux venus comme un sous-clan dérivé. Sur ce point précis nous ne l'avons pas suivi. Il est clair que l'ancêtre éponyme
Kagesera ne peut appartenir en propre à un sous-clan. ni
a fortiori à un clan étranger. Ce nom résume symboliquement
la longue période de domination du véritable clan gesera que
le règne ultérieur des Nyambo Zirankende a reléguée dans
l'ombre.
Pour jeter quelque lumière sur ce passé obscur. il faut
éclaircir d'abord les rapports du Gisaka et du Bugesera. La
toponymie nous invite en effet à voir dans cette dernière
région le foyer d'expansion du clan gesera, avant qu'il n'arrache le Gisaka aux Zigaaba. Sandrart et Pagès adoptent ce
point de vue traditionnel. qui sera aussi le nôtre 66. Mais
d'Arianoff et Vansina le récusent. D'Arianoff se fonde sur
la tradition dynastique des Nyambo Zirankende; celle-ci
comble abusivement le vide historique que nous évoquions en
affirmant que Kagesera, fils de la princesse hinda exilée,
séjourna au Bugufi avant d'envahir le Gisaka. II note cependant que le clan gesera était anciennement représenté au
Bugesera 67. Vansina, quant à lui, s'étonne que la dynastie
gesera règne au Gisaka et non au Bugesera « comme on
aurait pu s'y attendre »; il en conclut curieusement que le
clan hoondogo, qui exerça son hégémonie sur le Bugesera se
serait détaché de la dynastie gesera du Gisaka 68. Cette
argumentation nous paraît spécieuse. On comprend mal pourquoi le clan hoondogo, à supposer qu'il se fût détaché du clan
66 SANDRART, 1939, première partie, pp. 117-119; PAGÈS, 1933, p. 554.

1952, p. 26.
68 VANSINA, 1962, p. 61.
67

102

d'ARIANOFP.

gesera établi au Gisaka, n'eût pas baptisé Buhoondogo le
royaume indépendant qu'il fonde, plutôt que Bugesera. Les
faits deviennent plus cohérents si l'on admet que le clan gesera
dominait initialement le Buqesera, auquel il donna son nom, et
s'installa ensuite au Gîsaka, d'où il délogea les Zigaaba. Au
Bugesera même il fut bientôt supplanté par le clan hoondogo.
Ce nouveau clan est-il issu du clan gesera comme Vansina le
prétend? Il y aurait lieu de croire plutôt, nous allons le montrer, que les Hoondogo constituent une branche du clan nyiqinya, artisan de l'unité rwandaise. Nous proposons donc d'Inverser radicalement la perspective proposée par Vansina, pour
qui la dynastie nyiginya du Rwanda n'est qu'une branche
cadette de la dynastie hoondogo du Buqesera, qui dérive de la
dynastie gesera du Gisaka, qui elle-même s'est séparée de la
dynastie zigaaba du Mubari.
Certes Vansina apporte des preuves convaincantes que
des liens familiaux ont existé entre les Nyiginya (ou Sindi)
_ dont le domaine se confinait au temps de Bwimba Ruganzu
au Buganza - et les Hoondogo régnant sur le Buqesera.
A cet égard, le récit (voir p. 99) décrivant le conflit qui
opposa le roi du Rwanda Bwimba Ruganzu et (le pseudo)
Kimenyi 1, souverain du Gisaka qui avait épousé la sœur
de celui-ci, lui parait particulièrement révélateur. Le roi du
Buqesera, Nsoro, n'avait pas soutenu le Rwanda à cette occasion et Rugwe, fils et successeur de Bwimba, qui avait trouvé
la mort au Gisaka, lui reproche de s'être dérobé à un devoir
familial en ne vengeant pas la mort de son « frère » Bwimba.
Nsoro donne raison à Rugwe et lui offre en compensation la
colline de Kigali 69. Vansina en conclut, à juste titre, que les
69 VANSINA, 1962, p. 61, d'après KAGAME, 1959 (nouvelle édition de
1943 et 1947), VI, n° 26.

103

lignées royales du Bugesera et du Rwanda (Buganza) étaient
apparentées à cette époque. Bwimba était un frère réel ou
classificatoire de Nsoro. Vansina observe encore que le nom
Nsoro, qui sera traditionnel dans la dynastie hoondoqo, Indépendante jusqu'au XVIIIe siècle. était porté par le père de
Bwimba (Nsoro Samukondo). II se fait aussi que la tradition
du Bugesera ne semble avoir retenu que deux noms de rois
antérieurs à Nsoro. Pagès mentionne Sankunda et Nsangano 10. Dans un autre passage il y ajoute le nom de Nyabalega 11. En revanche. quatre rois nyiginya [Nsoro Samukondo,
Samembe, Ndoba et Ndahiro Ruyange) précèdent. dans la
généalogie du Rwanda, Ruganzu Bwimba, « frère» de Nsoro
roi du Bugesera 12. En outre. le clan nyiginya (sindi) est plus
anciennement attesté puisque Vansina admet l' existence historique de l'ancêtre éponyme Musindi. On peut donc en conclure que le clan hoondogo s'est détaché du clan nyiginya peu
après la fondation par Ndahiro Ruyange du petit royaume
rwandais initial dans la région du Buganza. Bwimba Ruganzu,
cinquième roi du Rwanda, et Nsoro, troisième roi hoondogo
du Bugesera étaient probablement des cousins au troisième
degré. Le schéma suivant présente une certaine probabilité :

1933, p. 336.
11 PAGÈS, 1933, p. 124.
12 VANSINA. 1962, p.56.

10

104

PAGÈS,

Ndahiro Ruyange
dynastie du Rwanda
(nyiginya)

1

N doba

dynastie du Bugesera
(hoondogo)

1
1

Samembe
Nsoro Samukondo
Ruganzu Bwimba

1

Sankunda
Nsangano
Nsoro

La dynastie hoondogo manque par trop de profondeur historique pour que l'on puisse admettre la thèse inverse de Vansina selon laquelle la dynastie nyiginya se serait détachée de la
première, dont elle serait une branche cadette, et même vassale. Vansina se fonde sur le fait que « les récits historiques
concernant les rois, depuis Bwimba jusqu'à Mutabaazi, indiquent que le Rwanda vivait dans l'orbite du Bugesera »73.
Les reproches que Rugwe adresse à son parent Nsoro à
propos du conflit avec [e Gisaka signifieraient, selon cet
auteur, « que le Bugesera avait le devoir de protéger le
Rwanda» H. Cette interprétation ne nous paraît pas couvaincante. Certes la puissance de la dynastie hoondogo est croissante au Bugesera au point d'éclipser bientôt celle de la
dynastie nyiginya qu'elle supplantera au Rwanda même après
le règne de Rugwe. Nous commenterons ultérieurement cette
découverte majeure de Vansina. Mais nous n'en sommes pas
là à l'époque de Bwimba et de Rugwe. Le fait que le roi du
Bugesera a le devoir de porter assistance au roi du Rwanda
parce qu'ils sont étroitement apparentés n'implique pas nêces-

73 VANSINA,

H

VANSINA,

1962, p. 61.
1962, p. 62.

105

sairernent que [e premier soit l'aîné et le suzerain du second.
L'inverse nous paraît bien plus vraisemblable étant donné la
plus grande antiquité de la lignée nyiginya par rapport à la
lignée hoondogo. Si Rugwe est en droit d'adresser des reproches à son « père » classificatoire Nsoro, c'est sans doute
parce que le Bugesera devait allégeance et assistance militaire
au Rwanda-Buqanza. Si l'interprétation de Vansina était
juste, si la dynastie nyiginya n'était qu'une branche cadette
de la dynastie hoondogo du Buqesera, l'on comprend mal
pourquoi la nouvelle dynastie. effectivement originaire du
Buqesere, qui s'impose au Rwanda après Rugwe. prétend
continuer la lignée nyiginya. Vansina montre de manière
convaincante que Mukobanya, le successeur de Rugwe n'est
pas son fils comme l'affirme la tradition officielle, mais un
descendant du roi du Buqesera, donc un prince hoondogo.
Le fait que les chroniqueurs camouflent cette origine (voir
p. 110) et présentent Mukonabya comme le fils de Rugwe le
Nyiginya montre assez que la lignée nyiginya du Rwanda
était plus prestigieuse que la lignée hoondogo du Buqesera.
Il est donc vraisemblable, à l'inverse de ce qu 'affirme Vansina,
que la dynastie du Bugesera au temps de Bwimba était une
branche cadette de la dynastie du Rwanda-Buganza.
Le raisonnement de Vansina découle de l'application
arbitraire d'un schème mécanique de scissiparité. depuis les
Zigaaba jusqu'aux Nyiginya. Il croit à la parenté originelle
de tous les clans tuutsi dominants, fondateurs d'Etats indépendants aux XIV"-XV" siècles. Dans cette perspective chaque
nouvelle dynastie appartient à un royaume précédent dont
elle s'est détachée 15. Descendant des Zigaaba jusqu'aux Nyi-

15 VANSINA,

106

1962, p. 61.

ginya en application de cette hypothèse, on en arrive naturellement à conclure (mais à tort) que ces derniers sont une
branche cadette des Hoondogo du Bugesera, qui sont euxmêmes une branche cadette des Gesera du Gisaka. Nous
avons vu que nous ignorons tout des véritables Gesera qui
enlevèrent le Gisaka aux Zigaaba. Les traditions qui les concernent ont été oblitérées par la chronique d'une dynastie onginaire du Karagwe, les Nyambo Zirankende, qui se rattachent indûment aux anciens Gesera. Probablement originaires
du Bugesera, les Gesera ont conquis le Gisaka bien avant
l'arrivée de Kimenyi 1 le pseudo-fils de Kagesera. C'est le
chef (inconnu) de ces authentiques Gesera (et non Kimenyi 1)
qui entre en conflit avec Bwimba, roi nyiginya du Rwanda,
parent de Nsoro, roi hoondogo du Bugesera. A cette époque
donc, et probablement depuis trois ou quatre générations, les
Hoondogo avaient déjà supplanté au Bugesera les authentiques Gesera qui règnent encore au Gisaka. Aucune parenté
ne peut être affirmée entre ces Gesera et les HoondoqoNyiginya. Sinon Nsoro, roi hoondogo du Bugesera, aurait eu
quelque raison de refuser son assistance à un « frère » cadet
(Bwimba) contre un « frère» aîné (le roi gesera du Gisaka).
Or le reproche de Rugwa paraît fondé à Nsoro puisqu'il lui
offre une compensation territoriale. Par ce geste même il
reconnaît la parenté des Hoondogo avec les Nyiginya, mais
nie celle des Gesera avec les Nyiginya-Hoondogo.
En fait les événements majeurs de ce xv- siècle sont constitués par l'affrontement du clan nyiginya, dont le clan hoondogo s'est détaché, et du clan gesera. L'histoire des Gesera
nous semble marquée par deux grandes défaites. Au Bugesera
d'abord, où les Hoondogo les supplantent deux ou trois géné~
rations avant Bwimba, probablement du temps de Ndoba (voir
p. 105) au début du xv- siècle. Au Glsaka ensuite, où un clan
107

hima, apparenté aux Hinda, fonde la dynastie des Nyambo
Zlrankende. du temps de Cyaarnatare (fin du XVI· siècle). On
peut en conclure que les authentiques Gesera se sont maintenus
deux siècles au Gisaka. Mais seul le nom de Kagesera, l'ancêtre éponyme du clan, résume cette époque de domination.
Ce nom devait être bien prestigieux puisque le conquérant
hima Kimenyi 1 prétend se rattacher directement à lui. La
mort de Bwimba en terre gisakienne n'est probablement qu'un
épisode des luttes que tout au long du xvs siècle [es Nyiginya
menèrent contre les Gesera ; ils les délogent d'abord du Buqesera et y installent la branche hocndoqo, qui devient une
dynastie indépendante. Ils tentent une alliance dynastique avec
eux au Gisaka : le roi du Gisaka (le pseudo Kimenyi) épouse
Robwa. la sœur de Bwimba. Mais les razzias reprennent et
Bwimba meurt au cours de rune de ces expéditions. Vansina
a le mérite de proposer une explication fonctionnelle de I'institution des rois « libérateurs :. (umutabaazi) qui se seraient
suicidés rituellement pour sauver le pays d'un grave péril; il
s'agit. écrit-il, d'une « belle technique d'interprétation après
coup, expliquant de manière glorieuse et rassurante la mort de
personnages importants sur le champ de bataille 16 ». La défaite
du Rwanda au Gisaka - facilitée par la non-intervention des
Hoondogo - est camouflée en victoire symbolique. Robwa
se suicide pour éviter que le fils du roi gesera qu'elle porte
dans son sein ne puisse annexer le Rwanda. Elëqante façon
de minimiser les dégâts militaires. Les forces sont désormais
équilibrées entre le Rwanda-Buqanza, allié et apparenté au
Bugesera, et le Gisaka encore aux mains des authentiques
Gesera à cette époque. Une crise dynastique cependant intervient au Rwanda après la mort de Rugwe. à la fin du XV· siè76 VANSINA.

lOS

1962. p. Il.

cle : la branche cadette hoondogo régnant déjà au Bugesera
renverse la branche aînée nyiginya. à la faveur d'une invasion
étrangère.
La crise dynastique du Rwanda 1 émergence d'une nouvelle dynastie et
invasion nyoro

Si l'on suit l'hypothèse que nous venons de développer.
l'expansion nyiqinya, marquée par l'apparition au Bugesera
d'une dynastie apparentée. aurait commencé deux ou trois
générations avant Bwimba Ruganzu. Il faut bien reconnaître
que cette conclusion repose sur un édifice de déductions conjecturales. qui nous paraissent simplement probables. Ce n'est
guère qu'à partir de Bwimba Ruqanzu, cinquième souverain
nyiginya dans la liste dynastique retenue par Vansina, que les
sources deviennent nombreuses. Tous les historiens du
Rwanda s'accordent sur ce point .7. Adoptant la chronologie
Vansina qui nous semble établie de manière plus critique que
celle de Kaqame, nous retiendrons comme date probable du
décès de Bwimba : 1482 (± 12 ans). Nous nous trouvons
cependant en désaccord avec Vansina (qui ne cite pas ses
sources externes) lorsqu'il indique que l'émergence du Rwanda
« comme chefferie importante » sous le règne de Bwimba se
situerait deux ou trois générations après l'apparition des
structures étatiques hinda au Karagwe et en Ankole 78. Nous
avons admis précédemment que la conquête hinda commence
vraisemblablement à la fin du xv: siècle. c'est-à-dire à une
époque légèrement postérieure à la formation du Rwanda
historique sous l'égide de la dynastie nyiginya (voir p. 46).
71 VANSINA,

78 VANSINA.

1962, p. 10; KAGAME. 1959. pp. 25 et 33.
1962, p. 55.

109

On peut estimer que la puissance militaire des premières chefferies tuutsi retiendra précisément les Hinda de se répandre
au Rwanda alors qu'ils s'imposent sans difficulté au monde
hima (Buhaya et Ankole) après l'écrasement des Cwezi. La
chefferie gesera au Gisaka constitua sans doute un bouclier
efficace contre .]'expansion hinda sur le flanc oriental du
Rwanda. Cependant la pression nilotique s'exercera sur la
frontière septentrionale du pays: les conquérants bito, établis
depuis peu au Bunyoro, menacent sérieusement les Etats tuutsi
peu après Bwimba. Sous le règne des trois rois suivants
(Rugwe. Mukobanya et Mutabaazi) les invasions nyoro ravagent le Rwanda, le Bugesera et la partie orientale du Gisaka
sous la conduite du roi Cwa .9. Selon Pagès ces invasions
débuteraient sous Mukobanya SO. L'histoire intérieure du
Rwanda est très agitée au Rwanda à cette époque.
En effet, Vansina enregistre au début du XVIe siècle la
montée politique du Bugesera et une crise dynastique au
Rwanda. II suggère une hypothèse féconde : Rugwe. fils de
Bwimba, serait le dernier roi de Ia première dynastie nyiginya.
Avec Kigeri Mukobanya c'est une lignée issue de la dynastie
hoondogo du Bugesera qui s'empare du pouvoir au Rwanda
même (c'est-à-dire. à cette époque. au Buganza). Aux yeux
des chroniqueurs. Mukobanya ne fonde pas une nouvelle
maison royale : ils le présentent comme le fils et le successeur
légitime de Rugwe.
Que s'est-il passé? Selon la tradition. dont la fonction est
d'accréditer le mythe de la parfaite continuité dynastique des
souverains du Rwanda. Rugwe aurait engendré Kigeri Mukobanya d'une assez singulière façon. Nsoro Bihembe, roi du
79

110

1959. p. 25; d'ARIANOFF. 1952. p. 54.
1933, p. 558.

KAGAME,

so PAGÈS,

i
1
1

1

1

J

1

\

Bugesera, célébrait son mariage avec Nyankuge, la fille d'un
roi du Buha. Pendant les noces, Rugwe se serait rendu chez
Nyankuqe, avant que Nsoro n'ait pu rapprocher, et il engendra avec elle Kigeri Mukobanya. Vansina dévoile la ruse de
la chronique: il est clair que Mukobanya est le fils de Nsoro,
roi du Bugesera. La lignée nyiginya est interrompue au
Rwanda. Mukobanya d'ailleurs eut à combattre Kirimbi, fils
de Rugwe, qui se présentait comme son successeur légitime 81.
Une branche de la maison royale du Bugesera s'impose donc
au Rwanda. Mukobanya est un grand guerrier. II aurait été
intronisé comme co-souverain du Rwanda au cours d'une
expédition militaire, alors que Rugwe se cachait. Ne serait-il
pas plus logique d'admettre, se demande à juste titre
Vansina, qu'il évinça Rugwe à ce moment? Rugwe, qui
menait campagne contre le Buriza, le Bumbogo et le Rukoma,
aurait demandé raide de la maison royale apparentée du Bugesera et Nsoro Bihembe lui aurait envoyé ses deux fils Mukobanya et Mutabaazi. A la mort de Rugwe ceux-ci reprirent en
main la chefferie du Rwanda. Vansina récuse donc la tradition officielle qui fait de Mutabaazi le fils de Mukobanya.
Il suit les sources populaires, répandues dans tout le Rwanda,
affirmant que ces deux souverains successifs étaient frères.
Au début du XVIe siècle donc, la réalité historique inflige
un démenti au poème généalogique proclamant, selon les
propres termes de l'abbé Kagame, « la règle religieusement
observée, qui établissait que Dieu créa un roi unique par génération 82 ~. Cette interprétation à la Bossuet ne peut évidemment être retenue. Mukobanya le Hoondogo établit son

81

VANSINA,

82 KAGAME,

1962, pp. 49-50.
1959, p. 45.

111

autorité sur le Rwanda à la suite des victoires qu'il réalisa
pour le compte du dernier souverain authentiquement nyiqinya, Rugwe. Si la nouvelle dynastie fondée par Mukobanya
est issue du Bugesera, il semble bien que les deux royaumes
demeurent distincts. En effet, la famille royale du Bugesera
possédera son propre tambour et conservera son autonomie
jusqu'à l'annexion de ce territoire par le Rwanda sous Mibambwe Seentabyo à la fin du XVIIIe siècle 83. Il est difficile de
suivre Pagès qui affirme que Nsoro fut le dernier roi du
Bugesera, vaincu par Mutabaazi 84. En fait celui-ci est, comme
Mukobanya, le propre fils de Nsoro, roi du Bugesera. Mais
Pagès se borne à enregistrer fidèlement la tradition officielle
qui falsifie à plus d'une reprise la réalité historique. Dans cette
perspective, ce n'est évidemment pas le Bugesera qui aurait
pu conquérir le Rwanda. Les desseins de Dieu n'admettaient
que la situation inverse. De Lacger reprend cette thèse :
Mutabaazi « passe pour avoir réuni à Kalinga [le tambour
royal du Rwanda] le tambour du Bugesera ». Cet auteur
admet comme Pagès que Nsoro fut le dernier souverain
hoondogo 85. L'on comprend d'où vient Ia confusion. Une
branche de la dynastie hoondogo établit son hégémonie au
Rwanda avec Mukobanya et il faut supposer qu'un autre
descendant de Nsoro Bihembe poursuivit la lignée autonome
des rois du Bugesera. Mais ce point n'est pas éclairci dans
J'exposé de Vansina qui évoque seulement les campagnes de
Mutabaazi « avec ses alliés du Bugesera »86.

83 VANSINA, 1962, p. 89; d'ARIANoFP,

1933, pp. 336-337.
de LACGER, 1939, t. I, p. 96.
86 VANSINA, 1962. p. 85.
84 PAGÈS,
85

112

1952, p. 49.

Issue du clan hoondoqo, branche apparentée du clan nyiginya, la nouvelle dynastie rwandaise se présente dans la tradition comme purement nyiginya selon un schème d'interprêtation bien connu dans l'ensemble de la civilisation interlacustre, II faut donc reconnaître aux Nyiginya le prestige de
l'aînesse, contrairement à l'interprétation précédente de Vansina. Mukobanya consolidera la puissance du Rwanda. II
annexe le Bumbogo et le nord du Rukoma et s'y approprie
le mythe de Gihanga et les traditions, probablement d'origine
hima, relatives à la royauté sacrée (ubwiiru), que détient le
clan tsoobe (voir p. 72). « II est instructif de constater, écrit
Vansina, que tous Ies offices importants de l'ubwiiru remontent, soit à Gihanga, soit à Rugwe ou Mukobanya. De plus,
les deux charges instaurées par Rugwe correspondent bien
aux deux fonctions instaurées par Gihanga. On notera encore
que, quoiqu'il soit dit que Gihanga avait comme insigne
originel le marteau, ce fut Mukobanya qui l'introduisit dans
l'ubwiiru »81. On peut admettre que Rugwe adopta les premiers éléments de l'idéologie royale après la première campagne qu'il mena contre le petit Etat tsoobe du Rukoma où
se trouve le tombeau présumé du pseudo-Gihanqa. En possession de cet héritage culturel prestigieux, Mukobaya l'usurpateur jouit d'une autorité considérable. La cour royale
s'agrandit. Cependant I'orqanisation militaire reste déficiente.
« Le roi combattait avec ses vassaux, mais il n'avait pas le
pouvoir de fusionner ou de scinder des armées et il n'est pas
certain qu'il en créait de nouvelles 88. »
Or l'invasion nyoro est de plus en plus menaçante. Selon
Kaqame. les nilotiques opèrent leurs premières incursions du
1962, pp. 63-64 et 84.
88 VANSINA. 1962, p. 65.

81 VANSINA,

113

-----------------

-

temps de Rugwe déjà 89. Vansina signale seulement les défaites qu'ils imposent aux armées de Mukobanya et Mutabaazi.
Ceux-ci reprennent le dessus et les envahisseurs se retirent sur
leurs bases septentrionales. en Ankole et au Ndorwa. Mais ils
reviennent bientôt en force et Mutabaazi se réfugie au Bushi.
Il ne reviendra que lorsque les Nyoro auront évacué le pays
après la mort de leur roi Cwa. Il ne reprend possession que
d'une partie de son domaine car, en son absence, les Gisakiens
ont occupé le Buganza et le Bwanacyambwe. Mutabaazi ne
conserve que des parties du Bumbogo, du Rukoma et du
Buriza. Il conquiert le Nduga sur le clan baanda 90. Il Y a des
raisons de croire (voir p. 82) que les Baanda, dont le roi
était le puissant magicien Mashira, responsable de r écrasement des Renge, formaient un puissant Etat hutu. Selon Paqès,
Mashira aurait été précédemment l'allié de Mukobanya dans
sa lutte contre les Nyoro 91. Mais Vansina estime que Mutabaazi s'était déjà attaqué à Nkuba, père de Mashira, avant
la grande attaque des Nyoro contre le Rwanda, le Bugesera
et le Nduga.
Les deux premiers souverains de la deuxième dynastie ont
donc annexé au moins partiellement l'Etat tuutsi des Tsoobe
[Bomboqo-Rukoma] et l'Etat hutu des Baanda (Nduga).
Mais ils n'ont pu empêcher les vieux adversaires gesera des
Nyiginya d'empiéter considérablement sur le domaine initial
du Rwanda à la faveur des incursions nyoro. Les souverains
ultérieurs sauront tirer la leçon de cette menace. L'attitude de
Mukobanya face aux invasions nilotiques varie selon les
auteurs. Vansina, dont on connaît assez la méfiance à l'égard
1959, p. 25.
90 VANSINA. 1962, pp. 84-85.
91 PAGÈS. 1933. pp. 557 et 561.
89 KAGAME.

tH

des traditions de cour, estime que Mukobanya et Mutabaazi
infligent aux Nyoro « une défaite in extremis :t et que par
après Mutabaazi dut s'enfuir devant une nouvelle invasion à
laquelle « seule la mort du roi nilotique Cwa mettra fin »92.
Le chanoine de Lacger dit de Mukobanya qu'il fut « le Charles
Martel de cette ruée sauvage» 93. Quoi qu'il en soit, l'influence
nyoro sur révolution de l'institution royale est certaine. La
forte organisation politique des Nyoro, écrit l'abbé Kagame.
« semble avoir transformé celle du Rwanda jusque-là féodale,
en son système depuis lors en vigueur de monarchie absolue» 94. Vansina est plus nuancé; toute son étude démontre
que la monarchie absolue ne se réalise pleinement qu'au cours
du XIX· siècle. II estime que la meilleure organisation militaire
des Nyoro incite les Rwandais à perfectionner la leur. « La
défaite écrasante du Rwanda et de tous les pays environnants
par [es Nyoro n'a jamais été expliquée de façon satisfaisante :t,
commente notre auteur. Elle ne s'explique que si on admet
que les Nyoro avaient, soit un armement supérieur, soit un
plus grand nombre de guerriers et un commandement plus
unifié 95. » Seule la seconde hypothèse lui paraît admissible.
Désormais, à partir de Mutaabazi sans doute, le second roi
de la nouvelle dynastie, le souverain disposera de corps d'armées héréditaires. Des lignages entiers seront incorporés dans
les corps traditionnels constitués par les « pages :t royaux. fils
des seigneurs tuutsi. A chaque règne une nouvelle armée sera
créée. Nous commenterons ultérieurement les fonctions sociologiques multiples de cette organisation militaire héréditaire,
92 VANSINA. 1962. pp. Si-85.
93 de LACGER. 1939. t. I. p. 93.
94 KAGAME. 1959, p. 25.
95 VANSINA. 1962, p. 65.
tU

rune des institutions les plus originales du Rwanda (voir
p. 131). On peut croire aussi que l'idéologie de la royauté
sacrée, récemment adoptée, a été vivifiée par l'exemple nyoro :
les souverains bito sont en effet les héritiers de la vieille tradition cwezi. L'influence nyoro se manifeste encore dans le
domaine agricole : les auteurs s'accordent à reconnaître que
les Nyoro ont introduit la culture du bananier au Rwanda 96.
Vansina estime aussi que le culte des esprits cwezi aurait été
importé au Rwanda à cette époque. Cette dernière hypothèse
nous paraît peu vraisemblable, nous la discuterons au cours
du chapitre suivant. Selon Pagès et de Lacqer, Mukobanya
aurait retenu une partie des Nyoro vaincus, les fixant dans
une marche frontière, aux confins du Burundi, leur fournissant
des épouses tuutsi 97.
La seconde dynastie du Rwanda, originaire du Buqesera,
compte quatre souverains dont le règne occupe tout le XVIe
siècle : Kigeri Mukobanya, Mibambwe Mutabaazi, Yuhi
Gahima, Ndahiro Cyaamatare, A vrai dire le royaume rwanda
subit au moins autant de revers qu'il enregistre de succès.
Nous avons déjà vu que le Gisaka profite de I'invasion nyoro
pour annexer le berceau même du Rwanda (le Buganza) et
le Bwanacyarnbwe. Gahima cependant effectue des razzias
dans les régions situées à l'est de la crête Congo-Nil. Il n'est
pas exact d'affirmer qu'il est « le premier roi qui s'attaqua à
des régions non tuutsi » 98 puisque déjà Mutabaazi avait conquis le royaume hutu du Nduga. Le Rwanda connaît des difficultês internes: Mukobanya, Gahima et Cyaarnatare eurent à
combattre des prétendants rivaux. Dans le dernier cas, une
1962, p. 66; KAGAME, 1959, p. 25.
de LACGER, 1939, t. J, p. 93; PAGÈS, 1933, p. 574.
98 VANSINA, 1962. pp. 84-85.
96 VANSINA,

97

116

véritable guerre civile éclata, opposant différentes armées.
C'est à la faveur de ces troubles qu'une troisième dynastie,
d'origine étrangère cette fois, s'imposera 99.
Arguments en faveur de la chronologie Vansina

Les expéditions militaires du roi Cwa au Rwanda ne sont
pas mentionnées, à notre connaissance, dans la chronique historique du Bunyoro, qui énumère plusieurs souverains de
ce nom. Il ne peut y avoir de doute, cependant, sur
l'identification du conquérant qui ravagea le Rwanda. Il s'agit
du Cwa dont le nom dynastique est Nyabongo I. fils du roi
Olimi 1 qui observa une éclipse solaire à Biharwe au début du
XVIe siècle, probablement en 1506 100. Si r on voulait attribuer
à Cwa l, le second souverain à porter ce nom, la paternité
des guerres contre le Rwanda, il faudrait descendre encore
davantage dans la chronologie (et non remonter au début du
xv: siècle comme le fait l'abbé Kagame qui fixe le règne de
Mukobanya, le défenseur du sol national rwandais, de 1378
à 1411). Celui qui porte officiellement au Bunyoro le titre de
Cwa 1 est le fils de Olimi II 101. Fait troublant, il aurait
mené une guerre contre le roi « rebelle» du Rwanda, Kahindirwa. Ce nom est inconnu des traditions rwandaises. Cwa 1
lutta plus vraisemblablement contre I'Ankole ; il est significatif
que le prétendu roi du Rwanda se voie attribuer dans cette
source extérieure le titre omugabe qui désigne en fait le souverain d'Ankole. Deux rois [Winyi II et Olimi II), c'est1962, p. 67.
1962, p. 54, d'après SVKES, 1959. qui prend en considération deux dates très proches: 1492 ou 1506.
101 K.W.• July 1936.
99 VANSINA,

100 VANSINA,

117

à-dire environ un demi-siècle, séparent Cwa 1 du Cwa
intronisé sous le nom de Nyabongo I. Si les incursions militaires au Rwanda devaient être attribuées à Cwa 1 et non à
Cwa Nyabongo, il faudrait conclure en se basant sur la
datation de l'éclipse de Biharwe (1506, règne d'Olimi 1) proposée par Sykes et Vansina. que Mukobanya aurait régné
vers la fin du XVIe siècle, ce qui nous écarte encore davantage
des estimations de Kagame. Personne n'a jamais songé à
défendre un tel rajeunissement de la chronologie rwandaise.
Aussi bien faut-il renoncer à cette position extrême, comme à
celle qu'adopte en sens inverse Kagame. qui semble ignorer
la chronique nyoro.

La conclusion de Vansina nous paraît solide : M ukobanya
lutta contre Cwa, fils d'Olimi 1 qui observa l'éclipse de
Biharwe en 1506 1 0 2 • On peut donc légitimement admettre que
les règnes des trois successeurs de M ukobanya, qui composent avec lui la seconde dynastie, occupent tout le XVIe siècle.
Ruganzu Ndoori, fondateur de la troisième dynastie rwandaise, et les pressions hima-hinda

C'est à Vansina encore que nous devons la découverte
d'un nouvel hiatus dans l'histoire dynastique du Rwanda après
Cyaamatare, c' est-à-dire au début du XVIIe siècle. Selon la
tradition officielle, ce souverain aurait trouvé la mort au cours
d'une guerre civile qui l'opposa à de proches parents. Le pays
resta divisé pendant onze ans. Le successeur légitime, N doori
Ruganzu, se serait réfugié au Karaqwe, d'où il revint avec un
nouveau tambour dynastique. Il aurait réussi à s'imposer avec

102 VANSINA,

liS

1962. p. 54.

l'appui des conseillers Iru, dépositaires du code maqico-religieux de la royauté. Le père Pagès consacre l'ensemble de son
« troisième livre» à Ndoori Ruganzu, « le plus connu des rois
du Rwanda» ]03. Il relate ses hauts faits, l'éclat de son règne,
sa légende; il pense qu'il fonda véritablement le royaume de
Rwanda « sur les ruines des principautés autochtones ». Avec
plus de perspicacité, de Lacger décrit en Ruganzu Ndoori « le
légendaire artisan de l'unité nationale» 104. Si « bovins, aruspices, magiciens, enchanteurs se le donnent pour fondateur »,
il ne peut s'agir que de « galéjades» et il suffit à sa gloire,
écrit de Lacqer, d'avoir annexé au territoire national la zone
occidentale montagneuse. Mais cet auteur épouse curieusement
l'optique coloniale lorsqu'il affirme que Ruganzu Ndoori,
« souda en un seul métal les fragments morcelés de la nationalité » 105.
Ces affirmations sont sans fondements. Vansina bouleverse toutes les données du problème en montrant que
Ruganzu Ndoori est un conquérant étranger. originaire du
Karagwe. La position du Rwanda est considérablement affaiblie par la guerre de succession qui marque la fin du XVIe siècle. Les conquérants nilotiques hinda, en revanche. ont consolidé Ieur pouvoir dans les royaumes du Buhaya où ils sont
installés depuis un siècle. Il faut prendre en considération ce
cadre général pour comprendre la valeur de l'argumentation
de Vansina qui ne tient compte que des données internes. La
tradition officielle rwandaise affirme que le futur Ruganzu se
serait réfugié dans l'un de ces Etats voisins. le Karagwe, après

1933.
104 de LACGER. 1939, t. I. p. 98.
lOS de LACGER, 1939, t. I. p. 99.

103 PAGÈS,

119

l'assassinat de son « père » Ndahiro Cyaamatare. Sa tante
paternelle était la femme du roi du Karagwe et c'est auprès
d'elle qu'il se réfugie à Ia recommandation de ses conseillers.
II serait revenu plusieurs années plus tard pour venger son
père et reprendre le pouvoir qui lui revenait légitimement.
Vansina estime que ce récit a été forgé de toutes pièces pour
masquer la coupure historique entre la deuxième et la troisième
dynastie. Ruganzu Ndoori est purement et simplement un nouveau venu, peut-être apparenté aux Hinda qui constituent le
clan dominant du Karagwe. Nous nous trouvons en présence
d'un cliché historique typique de la région interlacustre.
« Invariablement. écrit Vansina, on décrit comment le successeur fut envoyé à l'étranger chez une tante paternelle qui avait
épousé un roi et comment tous revinrent et conquirent les
terres de leurs pères. Dans chaque cas il est évident que le
cliché s'applique à la conquête du pays par une nouvelle
dynastie 106. » Ruganzu Ndoori apporte significativement un
nouveau tambour dynastique. II est le plus célèbre de tous les
conquérants rwandais. Les exagérations de sa légende sont
évidentes. II est impossible de savoir s'il annexa réellement un
nombre important de petites chefferies hutu. comme l'affirme
la tradition officielle. Mais tout au moins. selon Vansina,
Ruganzu reconstitua-t-il à la fin de sa vie le Rwanda de
Cyaamatare, son prédécesseur. Cette phase historique peut
être considérée comme celle de la « consolidation du Rwanda
central» 107.
C'est du règne du fondateur de cette nouvelle lignée
royale que datent les premiers poèmes dynastiques qui renforcent l'idéologie de la royauté sacrée, héritée de la dynastie
106 VANSINA,
107 VANSINA,

120

1962, p. 51.
1962. pp. 86-87.

précédente. Sur ce point encore Vansina ne rencontre pas la
thèse de l'abbé Kagame pour qui ce genre poétique remonterait « d'une manière certaine à une époque antérieure au
règne de Ruganzu II Ndoli »108, Kagame accorde cependant
qu'à partir de ce monarque la composition même de la poésie
dynastique subit une réforme structurelle, La chronologie du
règne de Ruganzu II proposée par Kagame marque encore un
retard important d'un siècle par rapport à celle de Vansina :
première moitié du XVIe siècle pour l'un, début du XVII" pour
l'autre, Nous nous rallions aux estimations de Vansina qui
concordent mieux avec la chronologie des royaumes voisins.
La fin du XVIe et le début du XVIIe siècle constituent une
époque cruciale car le Rwanda tuutsi subit pour la première
fois dans son histoire des invasions étrangères sur son flanc
oriental. Au cours du XVIe siècle, les Hinda qui se sont rendus
maître du pays haya ne se sont pas risqués à attaquer le
royaume de Rwanda dont la seconde dynastie a consolidé la
puissance militaire après les incursions nyoro. Mais les crises
qui marquent la fin de cette dynastie semblent ouvrir la voie
aux aventuriers étrangers venus du Karaqwe, Ruganzu Ndoori
se rend maître du pays. Vansina ne rejette pas l'hypothèse
qu'il fût lui-même un prince hinda 109. On observera parallèlement que, peu avant ces événements, les Gesera, maîtres du
Gisaka depuis probablement deux siècles. sont renversés par
un clan hi ma également originaire du Karagwe : les Nyambo
Zirankende. Conduits par le pseudo-Kaqesera, les envahisseurs venus du Bugufi imposent l'hégémonie de Kimenyi 1 au
Gisaka (voir p. 100). L'arrivée d'envahisseurs karagwe au
Gisaka d'abord. puis quelques années plus tard au Rwanda
108 KAGAME,
109 VANSINA,

1959, p. 27; VANSINA, 1962, p. 68.
1962, p. 51.
121

même, mérite une explication d'ensemble. On peut supposer
que des remous ont dû marquer à cette époque l'histoire du
Karagwe, incitant diverses factions à chercher fortune ailleurs.
II est curieux de noter que da nouvelle dynastie du Rwanda
-- qui ne cesse de se proclamer nyiginya -- semble tentée de
réaliser une alliance avec la nouvelle dynastie du Gisaka -qui ne cesse de se proclamer gesera. L'on voit le deuxième
successeur de Ruganzu Ndoori, Nyamuheshera, intervenir aux
côtés du Gisaka contre le Ndorwa. Nyamuheshera obtint pour
prix de son aide le retour au Rwanda du Bwanacyambwe.
II est vrai que Vansina conteste cette tradition; il estime que
le Rwanda occupa purement et simplement cette région à la
faveur du conflit qui opposa le Gisaka au Ndorwa 110.

La pression hima, voire hinda, ne s'exerce pas seulement
sur ,le Gisaka et le Rwanda. Au cours du XVIIe siècle, un conquérant hinda envahit le petit royaume tuutsi qui venait de
se former au Burundi dans la région de Nkoma (voir p. 65).
Nous avons vu qu'un chef tuutsi lutte contre ce « Ruhinda »
au Buha, puis s'installe au Burundi où il fonde la dynastie
actuelle sous le nom de Ntare. Cette tradition mérite d'être
réexaminée ici. Ntare, aurait vécu chez sa tante paternelle,
qui avait épousé un roi hinda régnant au Buha. Il le tua et
s'installa au Burundi. Une partie de la tradition soutient que
Ntare était un Hmda, Vansina affirme sa qualité de Tuutsi.
Il est tout de même singulier de retrouver, sensiblement à la
même époque, dans les histoires dynastiques du Rwanda et
du Burundi, le thème du séjour à l'étranger d'un prince glo~
rieux, vivant auprès d'une tante paternelle. La similitude des
deux aventures est telle que l'informateur de Coupez, à qui

110

VANSINA,

1962, p. 87.

122

....

nous devons ce récit, va jusqu'à les confondre. II affirme que
Ntare s'appelait en réalité Ruganzu fils de Ndahiro et qu'il
partit en campagne contre le Rwanda 111, II s'agit évidemment
d'une contamination de la légende prestigieuse du souverain
rwandais qui avait fondé, comme Ntare mais avant lui, une
nouvelle dynastie. Une cinquantaine d'années séparent le
règne de Ruganzu Ndoori, qui se prétend le fils et le vengeur
de Ndahiro Cyaamatare (Rwanda) et le règne de Ntare 1
(Burundi). Vansina fixe le décès du premier en 1624
(± 20 ans) et la fondation du royaume rundi vers 1675 m,
En dépit de cette extrapolation, on peut conjecturer que le
fondateur de la dynastie rundi pourrait être, comme Ruganzu
Ndoori lui-même, un Hinda abusivement présenté comme un
chef tuutsi. Tout au moins l'hypothèse de l'origine hinda de
N tare, rejetée par Vansina, reprend-elle un certain poids.

L'essor de la royauté rwandaise (XVU' siècle)

Les successeurs de Ruganzu Ndoori poursuivent son œuvre
militaire. Seemuqeshi (qui règne de ± 1624 à ± 1648) annexe
au sud les régions contrôlées par Ie clan tuutsi enengwe : le
Bungwe, le Bufundu et le Busanza. Nyamuheshera prend pied
vers l'est au Rusenyi et étend « la zone d'influence du Rwanda
au Kinyaga et partiellement dans le Ndorwa occidental» 113.
L'expansion du Rwanda central se poursuit donc après que
Ruganzu Ndoori eut restauré puis consolidé son unité compromise à la mort de Cyaamatare. Dès Seemuqeshi le proces-

1957.
1962, p. 56 et VANSINA, 1961.
113 VANSINA, 1962, p. 87.
111 COUPEZ,

112 VANSINA,

123

sus de sacralisation du souverain, préparé par la seconde
dynastie qui recueillit auprès du clan tsoobe de très anciennes
traditions, semble arrivé à son terme 114. C'est Seemugeshi
notamment qui instaure la règle de succession cyclique des
noms dynastiques. Dorénavant à un Mutara succédera un
Kigeri, puis un Mibambwe, enfin un Yuhi. Sous Rujugira, le
système sera compliqué. Après un premier cycle, inauguré par
un Mutara, un second cycle commence avec un Cyilima auquel
succèdent comme précédemment un Kigeri, un Mibambwe. un
Yuhi. Le troisième cycle est semblable au premier, le quatrième
au second, et ainsi de suite. Seemugeshi prit lui-même le nom
de Mutara 1 et accorda à ses conseillers appelés Iru le privilège de déterminer pour l'ensemble des rois d'un cycle les
clans qui fourniront les reines-mères 115. Sur ce point nous
notons une légère divergence entre Vansina et Kagame. Ce
dernier affirme que les quatre successeurs d'un Mutara ou
d'un Cyilima sont « obligés par les dépositaires du Code
ésotérique de choisir les mères de leurs héritiers respectifs dans
les clans préétablis ~. En fait il faut lire « les trois successeurs ~ car, en un autre passage, Kagame précise que seuls
les Kiqeri, Mibambwe et Yuhi « ne choisissent pas euxmêmes les femmes qui leur donneront le successeur ~ 116. Ce
« testament de succession au trône» était confié à la garde
d'un fonctionnaire qui portait le titre de roi honoraire 117.
Vansina fait observer que Ie cycle dynastique est lié à une
conception récurrente du devenir historique, contrôlée par les
Iru, Chaque nom requiert de celui qui le porte un comporte1962, pp. 68-69.
1962, pp. 69-70.
116 KAGAME, 1959, p. 11.
111 KAGAME, 1959, p. 11.
114 VANSINA,
115 VANSINA,

12i

ment stéréotypé. réglé. Yuhi est censé être un vacher, Kigeri
un guerrier. etc. Le Roi est tenu de suivre les directives de ses
conseillers religieux car à chaque nom s'attache aussi un certain
type de vicissitudes historiques.
L'on aperçoit que cette conception cyclique se fonde sur le
déterminisme cosmique. Le souverain réalise avec sa mère une
hiérogamie mystique permanente et contrôle magiquement les
rythmes naturels 118. Mais il est lui-même enserré dans les
mailles du devenir historique qui s'impose à [ui et qu'il doit
connaître. Le roi-magicien est prisonnier du temps cyclique.
Le roi vieilli doit boire le poison préparé par les Iru pour
renouveler la royauté. sauver le monde. Changeant de nom.
de comportement rituel, le nouveau souverain est bien, comme
nous avions cru pouvoir rétablir en un autre ouvrage, la
réplique et la négation de son propre père. Le roi prend en
charge l'histoire. en surmonte les pièges aussi longtemps que
ses forces physiques n'ont pas été entamées. Souverain au
plein sens du terme. inaltérable au milieu des mêlées. tel le
décrivent les poètes-courtisans. Cette philosophie rassurante
contraste avec celle des poètes nzakara. ironiques et passionnés. dont Eric de Dampierre vient de décrire magnifiquement
la démarche individualiste. raisonneuse et critique. Ici le poète
jette un regard amer sur la vie et la mort que le mythe de la
royauté salvatrice ne réconcilie plus 119.
Ainsi s'explique le rôle grandissant au Rwanda des Iru,
conseillers héréditaires. dépositaires de l'Ubwiiru, « CodeCérémonial ésotérique de la Dynastie », selon l'expression de
Kagame 120. Le conseil des Iru représentera finalement la seule
118 de

Hsusca, 1958.
de DAMPIERRE, 1963.
120 KAGAME. 1959. p. 10.
119

125

institution de contrôle d'un pouvoir royal qui tend irrésistiblement à l'absolutisme et achèvera cette évolution à Ia fin du
XIX e siècle, On verra se raffermir parallèlement tout au long
des siècles Ie statut politique des dépositaires du Code ésotérique 121. La prédétermination des reines-mères a-t-elle pour
fonction de neutraliser les luttes entre les grandes familles
aristocratiques. comme l'affirme Vansina, chacune d'elles pouvant espérer être désignée « à tour de rôle » pour fournir la
mère du prince-héritier? 122. En consultant la liste des clans
qui ont fourni des reines-mères à la dynastie 123 on découvre
que ces groupes d'intérêt sont bien circonscrits car depuis que
la règle a été établie par Mutara 1 Seemugeshi jusqu'à Mutara III (décédé en 1959), le clan des Eqa, qui avait déjà fourni
antérieurement quatre reines-mères, est honoré huit fois
encore du privilège d'« engendrer les rois avec les Nyiginya »,
alors que le clan kono n'est cité que deux fois. les clans ha et
gesera une seule fois. Le rôle éminent du clan ega saute aux
yeux et la remarque précédente de Vansina a une portée
limitée. Ceci n'avait pas échappé à Sandrart qui écrivait en
1939 : « Nous connaissons dans le pays deux grandes' phratries' dominantes: les (Aba-) nyiginya et les (A-) bega » 124.
La deuxième comme la troisième dynastie continueront à
se réclamer de la première (nyiginya) comme si les Valois et
les Bourbons n'avaient cessé de se considérer comme des
Capétiens. Cette volonté affirmée de masquer les discontinuités dynastiques ne peut s'expliquer que par le défi lancé au
temps et à l'histoire par la royauté sacrée. Vansina a raison
1962, p. 70.
1962, p, 69.
123 KAGAME. 1959. p. 22.
124 SANDRART, 1939, première partie. p. 20.
121 VANSINA.

122 VANSINA.

126

d'insister sur la lente formation historique de 1'« idéologie
royale », D'un point de vue phénoménologique plus général
nous avons nous-même tenté de montrer ailleurs que la sacralité du pouvoir ne pouvait en rien être considérée comme un
phénomène « archaïque »; elle accompagne au contraire le
développement même de l'Etat et traduit sur le plan religieux
son épanouissement organique 125. Vansina apporte à notre
thèse une confirmation importante.
La grande expansion territoriale (XVm e • XIX' siècles)

« La grande expansion », selon l'expression de Vansina,

commence au milieu du XVIIIe siècle avec Rujugira et s'achève
à la fin du XIX· siècle. Les premiers rois de la troisième dynastie n'avaient fait que « consolider» le Rwanda central. Après
avoir vaincu au début de son règne la coalition BurundiGisaka-Ndorwa. Rujugira annexe deux provinces appartenant
au troisième de ces Etats rivaux: le Buyaga et le Mutara 126.
II y établit des chefs d'armées. C'est à Rujugira en effet que
l'on doit une importante réforme institutionnelle. la création
de marches-frontières sous l'autorité exclusive d'un chef militaire. D'importants contingents de soldats y résidaient. Rujugira créa aussi des camps militaires permanents aux points
stratégiques 127. Après cette expansion vers le nord-est, au
détriment d'un Etat gouverné par des Hima, Rujugira étend
son influence vers le nord-ouest. dans une région purement
hutu : le Bugoyi. Des clans hutu indépendants y formaient
une communauté puissante car ils avaient réussi à repousser
de HEUSCH, 1962 A.
126 VANSINA, 1962, p. 88.
127 VANSINA, 1962, p. 69.

125

127

l'invasion d'une population étrangère (des H un de probablement). Aussi bien Rujugira ne parvient-il pas à annexer le
Bugoyi : les clans hutu conservent leur autonomie et leur chef
Macumu devient le représentant local du souverain tuutsi.
Vansina suppose qu'un certain nombre de Tuutsi s'étaient
déjà infiltrés pacifiquement dans la région avant cette mise
en tutelle. Des « colons » tuutsi s'étaient aussi installés dans
le Budaha et le Bukonya. Ici Rujugira usa de la force pour
imposer l'annexion pure et simple. Les Hutu refusèrent de
payer le tribut et deux campagnes militaires furent nécessaires
pour les contraindre à se soumettre à l'autorité des chefs tuutsi
désignés par le roi. La diversité du processus de « colonisation » des régions hutu mérite d'être soulignée. Dans le premier cas Rujugira pratique avant la lettre une administration
indirecte. dans le second il impose une administration directe.
N dabarasa, le successeur de Rujugira (deuxième moitié
du XVIIIe siècle), se tourne vers l'est et annexe le royaume
Mubari, l'un des plus anciens Etats tuutsi : c'est là, en effet
qu'aux XIIIe~Xlye siècles les Nyiginya vécurent quelque temps
pacifiquement aux côtés des Zigaaba avant de se diriger vers
le lac Mohasi (voir p. 83). N dabarasa vient aussi à bout
du royaume ndorwa où régnait la dynastie shambo, d'origine
hirna. Il y établit une capitale où il séjourna, s'attelant luimême à la réorganisation du pays sans réussir à le pacifier 128.
Il envoie aussi des armées conquérir l'extrême sud-ouest du
pays, le Kinyaga.
Seentabyo, dont le très bref règne de cinq ans se situe à
la fin du XVIIIe siècle. s'empare de la partie septentrionale
du royaume tuutsi du Buqesera, tandis que le roi du Burundi
128 VANSINA.

128

1962. p. 89.

Ntare II en annexait la partie méridionale 129. Ces forces
conjuguées mettent ainsi fin à la puissance d'un Etat rival
qui donna au Rwanda sa seconde dynastie au début du
xvr' siècle. Seentabyo dut faire face à une rébellion au
Ndorwa; elle ne sera matée que par son successeur Gahindiro
(premier quart du XIX e siècle), à qui le Burundi impose une
défaite dans la région de Butare (Astrida). Gahindiro poursuit la conquête des zones hutu occidentales encore indépendantes; les habitants du Kingogo et du Bufumbira paient le
tribut pour la première fois à des chefs tuutsi nommés par
le roi. Rwoogera (milieu du XIX e siècle) vient à bout du vieil
adversaire gisakien 130.
Cette période d'intense activité militaire, à laquelle le
Rwanda doit sa tardive unité territoriale, s'achève avec le
règne de Rwaabuqiri qui meurt en 1895, au moment où les
Allemands prennent pied dans le !pays. Rwaabugiri étend la
« zone de contrôle» de [a royauté à l'ensemble de la région
occidentale sans réussir cependant son incorporation adrninistrative totale. Sur la frontière septentrionale, il mène une
guerre en Ankole et intervient au Ndorwa pour y mater une
nouvelle révolte 131. C'est la « politique de terreur» de Rwaa~
bugiri, enfin, qui accéléra révolution du Rwanda précolonial
vers la monarchie absolue.
Elaboration de la monarchie absolue J structures administrative et militaire

Les rois conquérants du XVIIIe siècle ne semblent pas avoir
été des réformateurs. Il faut attendre le règne de Gahindiro
1962, p. 89.
1962, p. 90.
131 VANSINA, 1962, p. 90.

129

VANSINA,

130

VANSINA,

129

(début du XIX e siècle) pour voir se créer le régime administratif
définitif que les ethnologues évoqueront dans leurs travaux.
C'est alors que l'autorité du chef de District. jadis unique, fut
scindée en deux. Désormais un chef du bétail apparaît à côté
du chef du sol. probablement. suggère Vansina, parce que le
problème de la répartition des pâturages commençait à se
poser 132. Rappelons que la densité démographique sera au
xx- siècle, l'une des plus fortes au sud du Sahara. Sur le plan
politique cette division des pouvoirs à I'êchelle locale est Iavorable à l'autorité royale. Chef du bétail et chef du sol se
jalousent. se surveillent mutuellement. Maquer l'a bien indiqué
dans une étude capitale du système des relations sociales dans
le Rwanda prê-colonial r". Le modèle socio-politique que
décrit Maquet s'applique essentiellement au Rwanda central.
où l'implantation tuutsi fut la plus forte et la plus ancienne.
Les méandres de l'évolution historique décrite par Vansina.
la lente progression territoriale des Tuutsi, l'existence de zones
hutu à forte organisation politique plus ou moins rebelles.
nous obligent à considérer que ce modèle était loin d'être réalisé partout de manière uniforme. Moyennant ces réserves.
I'on peut dire que le schéma administratif mis en place au
e
XIX siècle accorde des pouvoirs complémentaires à deux chefs
de district rivaux, appartenant l'un et l'autre. dans l'immense
majorité des cas. à l'aristocratie tuutsi. Le chef du sol exigeait
des Hutu les redevances agricoles. le chef des pâturages rassemblait le lait collecté auprès des Tuutsi. Ces deux fonctionnaires locaux exerçaient leur autorité respective sur une autorité inférieure unique. le chef de colline qui transmettait leurs
ordres respectifs aux différents chefs de lignages, tuutsi et
132 VANSINA,
133 MAQUET,

130

1962, p. 70.
1954 A, pp. 125-130.

hutu. Le plus souvent encore, au Rwanda central, les chefs de
colline étaient des Tuutsi.
Avant Gahindiro il n'existait qu'un chef administratif par
District. L'origine même de cette institution primitive est
obscure. Vansina suppose qu'elle s'est développée à partir
des domaines royaux répandus à travers le pays. Le chef de
District ne fut sans doute initialement que le responsable de
l'approvisionnement de ces centres 134. Unique d'abord, double
ensuite, la fonction de chef local eut tendance à devenir hérêditaire. Aussi bien voyons-nous Rwaabugiri réagir contre cet
état de fait (sinon de droit) à la fin du XIXe siècle : pour
renforcer l'autorité centrale, il n'hésite pas à destituer la
majorité des chefs, résorbant ainsi des foyers politiques échappant encore au contrôle de la cour. Rwaabugiri brise l'opposition (réelle ou potentielle) des lignages puissants. Il porte
à vingt et un le nombre de Districts dont les chefs sont à
sa discrétion 135. Remarquons cependant que cette information
est en contradiction avec d'autres sources puisque d'Hertefelt
estime à quelque quatre-vingts le nombre total des Districts
à la fin du XIX e siècle 136. Rwaabugiri lutte même contre l'influence des lru et va jusqu'à les humilier.
A la structure administrative bicéphale se superpose une
organisation militaire autonome, également soumise au pouvoir
royal. Celle-ci se dessine peu après les invasions nyoro, sous
le règne de Mutabaazi qui commence à incorporer des lignages
tout entiers dans l'armée composée jusque-là de corps de pages
(fils de seigneurs tuutsi). L'organisation des corps d'armée

13~ VANSINA,

1962, p. 71.
135 VANSINA, 1962, p. 72.
136 d'HERTEFELT, 1962, p. 62.

131

héréditaires accompagne et soutient l'expansion territoriale.
Les lignages tuutsi comme Ies lignages hutu (et même les
lignages twa, chasseurs pygmoïdes qui se situent tout au bas
de l'échelle sociale) étaient affiliés à ces régiments permanents.
Maquet a excellement montré que l'influence considérable des
chefs d'armée contrebalançait efficacement le pouvoir des
chefs du sol et des chefs des pâturages 137. Ils avaient notamment pour devoir de protéger les lignages qui dépendaient de
leur juridiction contre les exactions de ces autorités administratives. Cette structure militaire qui s'appuyait directement
sur I'orqanisation familiale relevait directement de l'autorité
du roi. Au début de son règne chaque souverain créait une
nouvelle milice de pages, noyau d'une nouvelle armée, tandis
que les armées anciennes se maintenaient. Selon Kaqame, le
recrutement d'une nouvelle armée se faisait par prélèvement de
lignages sur des armées déjà constituées 138. II faut supposer
que ce processus est relativement récent puisque les conquêtes
successives des rois mettaient à leur disposition de nouvelles
réserves d'hommes qui n'avaient évidemment jamais appartenu
à aucune armée. Chaque régiment comportait deux sections,
celle des guerriers et celle des pasteurs. Seule la première
combattait; elle était formée des pages royaux (intore) et de
leurs dépendants. La section des pasteurs gérait le bétail du
régiment, disposant de pâturages propres. Kagame insiste sur
la fonction complexe du corps d'armée qu'il nous présente
organisé pour la « défense collective de ses intérêts, aussi bien
politiques que sociaux ». Cette vision optimiste de « l'armée
sociale » rwandaise appelle de sérieuses réserves. li semble
plutôt que l'autonomie des corps d'armée par rapport aux
137 MAQUET.
138

132

KAGAME,

1954 A. pp. 130·146.
1959, p. 37.

autorités administratives permettait au souverain de contrôler
la force militaire sur laquelle s'appuie son pouvoir absolu.
Les chefs d'armée dépendaient directement du roi. Fait décisif, ils intervenaient dans le contrôle de l'appareil administratif
puisqu'il leur appartenait de nommer les propres subordonnés
des chefs de District. les chefs de collines. Ils possédaient aussi
le pouvoir judiciaire sur tous les lignages dépendant de leur
armée quel que fût le District où leurs membres étaient
établis 139.
Il est indéniable que la complexité des rapports hiérarchiques assurait certaines garanties tant aux Hutu qu'aux Tuutsi
contre l'arbitraire politique. Dépendant d'au moins deux autorités, administrative et militaire, les sujets pouvaient le cas
échéant jouer de la protection de rune contre l'autre. En particulier la qualité de membre d'une armée créait un lien personnel direct entre le roi et les « militaires » de tout rang.
qui pouvaient interjeter appel auprès de lui contre toute
décision des autorités administratives ou même du chef
d'armée 140. Il n'y a tout de même pas lieu de prendre
au pied de la lettre cette stipulation qui assurait au souverain le contrôle ultime du pays bien plus qu'elle ne
constituât une garantie de bonne justice. Il faut se souvenir que la masse paysanne était asservie socialement et
économiquement à l'aristocratie tuutsi qui détenait l'ensemble
de ces pouvoirs morcelles. concurrentiels. Tout au plus cette
division des pouvoirs permettait-elle aux Hutu comme aux
Tuutsi de rang inférieur une certaine marge de jeu. Ainsi
s'expliquent le sens de l'intrigue, l'esprit courtisan qui carac-

1962, p. 57.
140 d'HERTEFELT, 1962. pp. 66-67.
139

VANSINA.

133

térisaient la société rwandaise classique. Cet astucieux système
politique divisait la classe dirigeante tuutsi au profit du pouvoir central. On peut aussi se demander, avec Helen Codere,
si la multiplication des autorités auxquelles les Hutu étaient
soumis, n'avait pas pour fonction de garantir leur contrôle et
d'extorquer le maximum de surplus agricoles 141. De toute
évidence on ne peut parler sans naïveté ou mauvaise foi des
« intérêts collectifs» des membres hutu et tuutsi d'une armée
entièrement vouée aux conquêtes tuutsi et au maintien de la
domination tuutsi sur les Hutu. Il est remarquable qu'un pamphlétaire tuutsi contemporain s'est efforcé de démontrer
l'excellence des institutions politiques du Rwanda prêcolonial,
afin de justifier l'existence d'une classe dominante quelques
années avant l'indépendance. C'est à I'abbé Mulenzi que l'on
doit ce curieux essai de transposition des valeurs de la royauté
absolue africaine en termes occidentaux 142. Les Hutu ne semblaient pas convaincus au même titre que les Tuutsi de l'excellence de ce système traditionnel et de la prétendue solidarité
de leurs intérêts puisqu'ils se révoltèrent contre la « philosophie d'inégalité naturelle des races humaines» sur laquelle se
fondait la société rwandaise selon l'expression de M. Makuza,
actuellement président de l'Assemblée Nationale de la République rwandaise 143. « La société rwandaise d'avant la Révolution de novembre 1959 se caractérisait - on le sait r < ,
écrit Makuza, par un système de ségrégation raciale à double
étage, destiné à assurer l'asservissement du groupe majoritaire
hutu conquis, par les deux groupes minoritaires conquérants,
Blanc et Tuutsi. Les deux colonialistes, arrivés au Rwanda à
Helen CODERE, 1962, p. 58.
Abbé MULENZI, 1958.
143 MAICUZA, 1963.
141
142

13i

des époques et de reglons différentes. avaient conclu une
alliance tacite de sauvegarde de leurs privilèges coloniaux,
axée sur la politique ségrégationniste de l'époque, que le premier Résident européen traçait en ces termes: ' Notre intérêt
politique et colonial exige le soutien du Roi (Mwaami) et le
maintien de la domination tuutsi qui va de pair avec une forte
dépendance de la grande masse (hutu) du Rwanda' ».
Cet arrière-plan sociologique des institutions rwandaises
traditionnelles a retenu l'attention d'un ethnologue attentif,
Jacques Maquet, quelques années avant que ne se dessine chez
les Hutu une véritable prise de conscience collective. Celle-ci
apparaît pour la première fois clairement dans le « Manifeste
des Bahutu » (24 mars 1957). La révolution paysanne de
1959-1960, le renversement de la monarchie en 1961, en sont
les conséquences directes. Le Rwanda indépendant depuis le
1er juillet 1962 adopta des institutions républicaines et proclama dans sa constitution l'abolition de tous les privilèges
« féodaux ».
La formation d'une société à castes

Maquet, qui décrit la société rwandaise traditionnelle à
une époque (1954) où l'opinion hutu n'était pas encore politisée, n 'est pas victime de l'idéologie que l'aristocratie tuutsi
réussit à faire partager par le colonisateur belge pendant une
trentaine d'années. Il explore pour la première fois [a siqniIication socio-économique du système de clientèle 144. Les
Tuutsi ne réussirent pas à imposer partout ce modèle de domination, qui caractérise le Rwanda central. Ce dernier point

lH MAQUET,

1954 A, pp. 151-183.

135

résulte des recherches historiques plus récentes de Vansina 145.
Il faut souligner que l'étude de Vansina a été élaborée dans
le climat d'agitation sociale qui précède le renversement de la
société traditionnelle, l'élimination brutale des Tuutsi de la
scène politique. L'Administration belge et la hiérarchie cathoIique jouèrent dans cette évolution assez surprenante un rôle
trouble que nous commenterons ultérieurement. Vansina est
peut-être porté à exagérer inconsciement l'importance de la
protestation hutu contre la domination tuutsi avant 1957. Il
n'en est pas moins vrai qu'il apporte un correctif important
à la thèse de Maquet en soulignant que le modèle de soumission qu'il décrit s'applique au Rwanda central (vers 1900),
mais que « chaque chefferie présentait des situations administratives différentes » dues à l'implantation plus ou moins
récente de l'autorité royale.

Le Rwanda central formait une société à castes. Il n'est
pas sans intérêt, d'un point de vue sociologique général. d'examiner comment la société clanique antérieure a subi cette
métamorphose. Nous utiliserons dès lors les données cornplémentaires fournies par Maquet et Vansina en proposant une
formulation nouvelle. La clé de voûte du système des castes
est l'institution dite ubuheke que l'abbé Kagame traduit lapidairement « contrat de servage pastoral », C'est grâce à
Yubuheke que la minorité tuutsi réussit à transformer en clients
la masse paysanne, sous le couvert d'un échange de services.
L'ubuhake crée un réseau de communications entre la caste
supérieure et la caste inférieure tout en maintenant entre elles
une barrière stricte qui paralyse pratiquement la mobilité
sociale. Il faut noter cependant que Yubuhake existait aussi

145 VANSINA,

136

1962, pp. 74.92.

entre Tuutsi de rangs différents. Mais les prestations du client
tuutsi différaient de celles du client hutu. « L'ubuhake, écrit
Maquet, dénote la relation qui existe entre une personne appelée umu-garagu et une autre appelée shebuja. Cette relation
était créée lorsqu'un individu. Hutu ou Tuutsi, qui occupait
un rang inférieur dans la hiérarchie du prestige social et de la
richesse en bétail. offrait ses services et demandait la protection d'une autre personne dont le statut dans la hiérarchie
sociale était plus élevé 146. » Le protecteur confiait une ou
plusieurs vaches à la garde du client. qui pouvait utiliser le
lait et conserver les futurs taurillons. Le patron conservait la
nue-propriété de la vache; les génisses lui étaient retournées.
Le patron devait aide et protection au client. Il attendait de
lui hommages et services. Le client hutu devait plus précisément fournir des cruches de bière, des vivres, travailler dans
les champs du patron, rendre des services dans l'enclos. Le
client tuutsi ne fournissait pas de prestation agricole. La relation d'ubuhake se prolongeait après la mort des parties. Les
devoirs et obligations se transmettaient aux héritiers respectifs, quoique le patron eût le droit de récuser le successeur de
son client.
Alors qu'elle oppose les Hutu aux Tuutsi dans une fausse
relation de réciprocité dans laquelle les seconds sont privilégiés, l'institution ubuheke soude la solidarité des maîtres du
bétail. Les Tuutsi de condition modeste étaient souvent les
clients de grands propriétaires, chefs politiques ou militaires
influents, qui pouvaient à leur tour être clients du roi. Ainsi
la structure pyramidale de clientèle est parallèle à la structure
politique. Elle « contribuait à l'unité et à la solidarité de la

146

MAQUET,

1954A, p. 151.
137

caste aristocratique », au maintien de ses privilèges, en empêchant les Hutu d'accéder à la pleine propriété du bétail, en
entravant la déchéance des Tuutsi appauvris, en réservant
finalement à l'ensemble des Tuutsi « le contrôle ultime du
bétail, symbole de prestige social et instrument du pouvoir» 147,
en préservant « le dogme de la supériorité innée de la caste
dominante» 148.
Il est frappant de constater que le régime des castes et la
monarchie absolue, également rares en Afrique, vont de pair
au Rwanda. Les auteurs n'ont pas éprouvé, semble-t-Il, la
nécessité d'expliquer en termes sociologiques cette singulière
convergence. La terreur exercée par Rwaabugiri ne suffit pas
à rendre compte à elle seule du phénomène. Tout au long de
l'histoire on ne trouve nulle trace d'un conseil noble susceptible de contrôler le pouvoir royal, sinon le corps des Iru,
dépositaire du Code ésotérique. Les lru exercent des charges
quasi religieuses de caractère héréditaire. On a vu comment
ces prérogatives ont acquis progressivement un certain poids
politique. Les Iru échappaient à l'intégration administrative,
c'est-à-dire à l'arbitraire royal car leurs domaines étaient des
lieux francs 149. La seule restriction à leur autonomie collective
était que le roi pouvait destituer un Iru déloyal. Mais même
dans ce cas il ne pouvait empêcher qu'un de ses fils reprenne
la fonction. Protégés par l'importance rituelle de leur statut,
les lru constituaient donc dans l'Etat la haute aristocratie
héréditaire Ia plus influente à la cour. Le despote Rwaabugiri
ne parvint pas à se débarrasser d'eux. Le sort maqico-reliqieux
de l'Etat est dans leurs mains. Ils se transmettent notamment
1954 A, pp. 161-162.
1954 ft.. p. 172.
149 MAQUET, 1954 A, p. 125.
141

MAQUET,

148 MAQUET,

138

de père en fils le cérémonial de la guerre, les rites de désacralisation du sorgho, le testament royal. Il est même probable
qu'ils décidaient de la fin rituelle du souverain décrépit. Suivant une règle fréquemment appliquée dans les royautés
sacrées africaines, le roi vieilli devait se suicider afin que le
déclin de sa vitalité n'affecte pas les forces vives du royaume,
Les différents fragments du Code ésotérique étaient la propriété de lignages distincts. Selon dHertefelt la connaissance
de l'ensemble du Code était monopolisée par quatre grandes
familles aristocratiques 150. Le corps des Iru ne représente donc
qu'une infime fraction de la caste tuutsi. Son influence est
plutôt de caractère occulte. En revanche le roi réunissait de
temps en temps le « conseil des grands chefs », les abatware
b'intebe, c'est-à-dire Ies chefs pourvus d'un siège. Il s'agit là
d'un organe purement consultatif qui n'avait guère la possibilité de s'opposer aux décisions du roi et de la reine-mère,
Aucune critique directe ne pouvait être adressée au souverain
et le « conseiller favori » jouait le rôle de bouc émissaire 151.
Solidaire en tant que caste, l'aristocratie tuutsi ne s'en
trouvait pas moins largement écartée du pouvoir détenu par
un nombre restreint de lignages. Il y a plus : les diverses
dynasties qui se sont succédé ont bâti et accru leur pouvoir en
détruisant l'hégémonie des clans tuutsi rivaux qui avaient
réussi à imposer, chacun pour son compte, leur propre domination dans des régions particulières. Toute l'histoire du
Rwanda est autant celle des rivalités claniques opposant des
groupes tuutsi hostiles, que celle de la conquête ou de l'asservissement progressif des clans hutu. Le second mouvement est
beaucoup plus obscur que le premier. Il est décisif cependant.
1962, p. 71.
1954 A, p. 150.

150 d'HERTEFELT,
151 MAQUET,

139

_.-........

_--------------------------------

Car on ne peut dissocier la formation de la monarchie absolue
du régime socio-économique sur lequel elle s'appuie. Les premiers rois avaient besoin de clients pour asseoir leur pouvoir
politique : les pages de la cour qui constituaient l'ensemble de
Ieur armée étaient les fils de leurs « vassaux» dont la puissance
elle-même postule l'existence d'une clientèle paysanne. Bref,
derrière l'édifice politique dont nous avons esquissé l'évolution
se profile à tous les niveaux Yubuheke.
A quelle époque et comment cette institution s'est-elle
affirmée? A-t-elle d'abord été pratiquée entre Tuutsi, puis
appliquée sous une autre forme aux Hutu? Il est bien difficile de le savoir car les traditions officielles sont peu éloquentes
à ce sujet. Vansina suggère cependant deux perspectives
susceptibles de nous guider dans cette histoire sociale obscure.

1. Il est vraisemblable que les rapports d'échange purs
et simples, que les Tuutsi serai-nomades du Mutara et du
Bigogwe entretinrent avec les Hutu jusqu'à l'époque contemporaine, représentent la survivance d'une situation archaïque.
Telle a dû être celle des premiers groupes tuutsi entrant en
contact avec les Hutu: peu de relations sociales en dehors de
l'échange des produits vivriers contre les produits d'élevage 152.
2. Le processus de domination se serait amorcé assez rapidement dans les régions où les Tuutsi s'implantèrent. Vansina
estime qu'« un contrat de vasselaqe, similaire à Yubuheke mais
plus clément » semble avoir existé dès la première occupation
du Rwanda oriental et central car on le retrouve dans les
royaumes voisins 153. L'historien n'en apporte cependant pas
de preuves formelles et nous ignorons à quel moment et dans
1962. p. 79.
153 VANSINA, 1962. p. 60.

152

HO

VANSINA.

quelles circonstances l'ubuhake apparut au Rwanda sous ces
modalités spécifiques. aussi exceptionnelles que le régime politico-social qu'il inaugure. C'est au Rwanda seulement que le
pseudo « contrat de vaches» garantit la conservation du bétail
aux mains d'un groupe fermé méritant pleinement d'être qualifié de caste: l'endogamie (rigoureuse en fait), c'est-à-dire le
refus du don de femmes et l'avarice calculée dans le don de
vaches (afin de maintenir les avantages d'une spécialité êconomique) vont ici de pair. Ces deux traits conjugués procèdent d'un mouvement hautain et délibéré de distanciation
sociale, qui, par voie de conséquence. prendra parfois la forme
- que dénonçait M. Makuza - d'une ségrégation raciale.
Il y aurait lieu de se demander si tout racisme ne prend pas
sa source dans un système de castes plus ou moins patent.
bien que Dumont propose de distinguer les deux notions 154.
Selon Vansina toujours, la phase suivante serait celle de
la « colonisation », A vrai dire. il nous décrit sous ce terme
le contrôle politique. par I'autorité royale. des régions à prédominance hutu 155. L'ubuhake doit évidemment être distingué
de la « colonisation » brutale. bien que celle-ci ait pu contribuer à le répandre. L'ubuhake implique un accord réciproque,
une longue coexistence, Perversion d'un échange égalitaire
initial, son avènement est sans doute contemporain de l'hégémonie tuutsi dans les régions les plus anciennement occupées.
C'est pourquoi l'on peut penser que l'institution apparut dans
les petits Etats tuutsi dont l'existence est attestée dès [e xvou le XVI" siècle. Derrière l'ubuhake se profilent un besoin de
protection, l'affaiblissement des cadres claniques anciens.

1961.
155 VANSINA, 1962. pp. 79-81.

154 DuMONT.

Hl

Dépendant, le client se trouvait aussi protégé. « Un chien n'est
pas craint pour ses dents, mais pour son patron », souligne un
proverbe, cité par Maquet.
La naissance et les premiers développements du système de
Yubuheke demeurent donc hypothétiques. Il faut déplorer
d'autant plus l'absence d'une histoire économique africaine que
le structuralisme nous propose une théorie cohérente du système de transformations qui permet d'envisager [e passage
d'une société clanique à une société à castes 156. Nous aurons
à en discuter ultérieurement. En dépit de preuves historiques
sûres, l'histoire rwandaise semble indiquer que les clans tuutsi
furent acceptés à titre de partenaires par les Hutu dans les
régions orientales et centrales de première infiltration, si l'on
excepte le Nduga, premier royaume hutu conquis par Mutabaazi au début du XVIe siècle. La première histoire du Rwanda
n'est que l'écho des luttes qui opposèrent les petits souverains
tuutsi; on n'y trouve pas trace de conflit avec les Hutu;
ceux-ci nous apparaissent plutôt comme des partenaires commerciaux dont le statut se dégradera progressivement. Car les
Tuutsi détiennent le premier capital cumulatif de la société
néolithique (le bétail) et ils prennent très rapidement conscience de son pouvoir d'asservissement, contrairement aux
pasteurs Hima des régions voisines.
Ainsi la première phase de l'histoire rwandaise est marquée
à la fois par les luttes interclaniques des Tuutsi et la lente élaboration d'une conscience commune de leurs pouvoirs socioéconomiques sur les Hutu. De la conjonction de ces deux
rythmes historiques distincts naîtra la monarchie absolue du
XIXe siècle. Dans les régions de forte implantation tuutsi, les

156

142

LÉVI-STRAUSS,

1962.

clans pastoraux incorporeront habilement les anciens clans
hutu à la faveur du système de l'ubuhake. Les Tuutsi euxmêmes affirment qu'il faut chercher dans l'ubuhake l'explication du fait que des membres des deux castes puissent se
trouver réunis au sein d'un même clan. Ce rassemblement
n'abolit en rien la barrière sociale: « Les membres du clan qui
appartenaient à différents groupes socio-raciaux ne montraient
aucune solidarité et se conduisaient les uns vis-à-vis des autres
en purs étrangers 157. »
Tout autre est l'histoire sociale dans les régions occidentales ou septentrionales du Rwanda, plus tardivement conquises. Vansina met bien en valeur l'originalité du processus de
« colonisation» 158. Alors qu'au Rwanda central « la caste
inférieure acceptait son sort et incorporait dans sa vue du
monde la prémisse de l'inégalité décrite par Maquet », les
Tuutsi se heurtèrent à une vive résistance, au cours de leur
progression vers l'ouest. dans les zones de fort peuplement
hutu 159, Les petits Etats hutu étaient localisés principalement,
au début du XIX· siècle, dans les régions montagneuses de la
crête Congo-Nil et du Rukiga, qui constituaient des zones de
refuge; mais ces formations politiques hutu ont existé en
d'autres régions à côté de petites communautés moins structurées, fondées sur le lignage 160. La colonisation tuutsi commence ici par des razzias, préludes à la conquête militaire. Un
gouverneur tuutsi, généralement chef d'armée, désigné par le
roi, imposait le tribut. Parfois cependant le souverain agréait
comme représentant un chef hutu local. Vansina note que la
1954 A, p. 62.
158 VANSINA, 1962, pp. 79-81.
159 VANSINA, 1%2, p. 93.
160 VANSINA, 1962, p. 77.
157 MAQUET,

tH

---.

soumission fut difficile à imposer lorsque les Tuutsi se heurtèrent à la résistance de roitelets hutu, mais plus aisée dans
les zones où les Tuutsi s'étaient déjà infiltrés pacifiquement.
Dans ce dernier cas le roi choisissait généralement comme
gouverneur l'un des immigrants pastoraux. Mais dans les deux
cas l'ubuhake n'avait pu s'implanter aussi solidement que dans
le Rwanda central. Au Mutara, où les pasteurs nomades
n'occupaient que les plaines peu fertiles, les relations entre
Tuutsi et Hutu étaient d'ordre purement commercial. On se
souviendra que le Mutara ne fut annexé par le pouvoir central
qu'au milieu du XVIII" siècle.
Aussi bien l'intégration des Hutu et des Tuutsi dans un
système de castes cohérent, pas plus que l'unité administrative
n'étaient-elles pleinement réalisées dans l'ensemble du Rwanda
au début de la colonisation européenne. La consolidation politique du Rwanda central a exigé trois siècles avant la « grande
expansion » territoriale des XVIII" et XIX" siècles. Au cours de
cette longue phase préliminaire l'organisation sociale hutu a
été patiemment remodelée, transformée en caste par l'implantation systématique de Yubuheke. C'est une société stratifiée
puissante qui affronte dès lors les régions hutu homogènes de
l'ouest. Deux formes de violence radicalement différentes marquent l'histoire sociale du Rwanda. La violence larvée, socioéconomique, de Yubuheke, qui enrichit l'aristocratie tuutsi et la
dégage de toute servitude agricole, la rendant disponible pour
la guerre, s'oppose à la violence toute militaire de la seconde
phase historique (razzias et colonisation). La domination des
Tuutsi dans le Rwanda central se présente comme une structure de réciprocité longuement mûrie, habilement pervertie :
l'ubuhake peut d'une certaine façon passer pour un « contrat ».
La domination tuutsi dans les régions qui n'avaient pas connu
cette phase sociologique préliminaire apparaît purement et
IH

simplement comme une structure de subordination. Vansina
insiste sur les rébellions fréquentes des Hutu « colonisés ».
Il est significatif que la révolution hutu de 1959 est l'œuvre
d'un parti qui exerce son action principalement dans le nord
du pays, le Parmehutu. Selon une intéressante observation du
Centre de recherche et d'information socio-politique (C.R.I.
S.P.) les violences commises par les Hutu furent beaucoup
moins vives dans les territoires de Kigali, Astrida et Nyanza
qui constituent le cœur de Rwanda traditionnel 161.
En dépit de leur caractère fort peu démocratique, les éleetions de 1956 révélèrent clairement pour la première fois la
volonté des Hutu de choisir des représentants de leur propre
caste, Or c'est précisément dans le Nord-Ouest du Rwanda
que « Ies Hutu enregistraient les augmentations les plus sensibles de leur représentation en réduisant parfois de moitié,
par rapport à 1953, la proportion des Tuutsi dans les collèges
électoraux de sous-chefferies »162.
L'histoire sociale du Rwanda précolonial avant la grande
expansion retiendra davantage l'attention de l'ethnologue dans
la mesure où elle atteste la transformation organique d'une
société clanique en une société à castes par l'intrusion du
système de clientèle. L'ubuhake, en tant que modalité particuHère de l'échange des biens et des services, est l'instrument
même de cette transformation, Nous verrons ultérieurement
comment il fit éclater la structure clanique tuutsi, en substituant aux alliances et aux rivalités collectives anciennes un
réseau complexe de liens personnels. Cette nouvelle société
C.R.I.S.P., n" 51, 5 février 1960.
Centre de recherche et d'information socio-politique (C.R.I.S.P.),
Courrier africain, n° 51, 5 février 1960, p. 9, d'après MAQUET et d'HERTEFELT, 1959.
161
162

145

mérite-t-elle d'être appelée « féodale» et le contrat de vaches
« vassalique :t? C'est le point de vue de Maquet, que Helen
Codere a récemment repris sous une forme plus radicale 163.
La discussion qu'il inaugure est complexe; elle nécessite un
matériel comparatif que nous nous proposons d'examiner dans
le dernier chapitre. Nous nous limiterons à souligner ici que
l'esprit féodal est totalement étranger aux structures politiques
et foncières de la royauté rwanda classique.
Les chefs du sol et les chefs des pâturages sont essentiellement des fonctionnaires fiscaux. Ils ne sont pas les possesseurs d'une « seigneurie ». d'une terre reçue à titre de « fief :t.
La royauté rwandaise manifeste une volonté totalitaire, centralisatrice. L'implantation. dès le XVIe siècle. d'un service militaire national basé sur des corps d'armée héréditaires le montre
assez. Seuls les lru possèdent de véritables lieux-francs. Des
fonctionnaires de la cour se virent parfois attribuer le même
privilège. mais il demeura exceptionnel 164. Du point de vue
politique, en tout cas, la société rwandaise classique diffère
profondément de la « féodalité» européenne. La notion d'Etat.
symbolisée par le tambour et l'idéologie royale, prédomine.
Si. à titre de pasteurs. les grands chefs tuutsi sont les clients
du roi, le problème de la possession de la terre se pose en
termes tout à fait originaux.
Pouvoir politique et régime foncier 165

La conquête militaire et la structure socio-économique de
Yubuheke ne sont pas [es seuls facteurs de l'aliénation de la

146

1962.
1962, p. 62.

163

CODERE,

164

VANSINA.

165

MAQUET et NAIGISIKI,

1957.

classe paysanne. Les Tuutsi remanièrent encore profondément
le régime foncier. L'ubuhake détournait déjà au profit de
l'aristocratie une part de la production vivrière. La propriété
même des terres fut remise en question. Dans les zones à prépondérance pastorale, les pâturages étaient généralement
accessibles à tous les éleveurs. Dans les zones peuplées par
les Hutu, les autorités politiques concédèrent aux Tuutsi des
domaines pastoraux privés, appelés igikiingi. Le détenteur d'un
igikiingi n'était pas à vrai dire propriétaire à part entière car il
devait offrir une ou plusieurs génisses à l'autorité concessionnaire; ce don devait être renouvelé lors de l'investiture d'un
nouveau chef. Cependant le détenteur d'un igikiingi avait le
droit exclusif d'y faire paître son bétail; il pouvait aussi mettre
en location des parcelles de ce pacage. Les bêtes du possesseur
du domaine paissaient alors avec celles de ses locataires. En
outre la concession du domaine pastoral était héréditaire; les
descendants mâles du détenteur initial étaient co-titulaires du
droit de pacage, mais l'autorité politique se réservait le droit
de reprendre la concession. L'igikiingi se confondait parfois
avec une circonscription territoriale. une charge administrative.
Dans ce cas la moitié des pacages de la circonscription était
à la disposition du titulaire. L'ubuhake et la concession de
pâturages sont conçus sur le même modèle (lien résiliable,
mais héréditaire).
En maints endroits les Tuutsi ont réussi aussi à démembrer le domaine agraire collectif des groupes de parenté hutu.
Ils intervinrent habilement comme arbitres dans les contestations. Lorsqu'un litige s'élevait entre deux cultivateurs apparentés, ['arbitre tuutsi les désolidarisait du domaine collectif
en leur accordant une parcelle cultivable individuelle (isambu).
Détachés de leur lignage. les plaignants devenaient de nouveaux contribuables autonomes. En fait ils étaient purement et
147

simplement spoliés car la nue-propriété passait aux mains de
l'arbitre tuutsi qui réclamait en outre des usufruitiers une
redevance indéfinie et des corvées. Ainsi se généralisa le système des « clients fonciers », tandis que se développait parallèlement la clientèle pastorale. En cas de déshérence ces
parcelles individuelles ne rentraient pas dans le domaine du
lignage; elles revenaient de plein droit à l'autorité politique.
Beaucoup de domaines collectifs des lignages hutu résistèrent
sans doute à ce démantèlement. Ils pouvaient néanmoins être
saisis par le pouvoir local.
Le pouvoir central s'intéressa vivement au défrichage des
régions forestières où chassaient les Twa. Il aménagea en
faveur des défricheurs, au Bugoyi et au Mulera, un régime plus
libéral. Les chefs de lignages, tenanciers du « domaine forestier de la houe» iubukonde bwïisuka), dépendaient directement du Roi. Ils pouvaient concéder leurs terres à des clients
fonciers (inamovibles) ou à des locataires à vie. Cette relation de clientèle entre Hutu fut favorisée par le pouvoir
central afin d'intégrer dans l'Etat des régions périphériques
qui risquaient d'entrer en dissidence. La projection au sein
même de la classe paysanne du système de dépendance et
d'aliénation, caractéristique de la domination tuutsi à tous les
niveaux, témoigne de nouveau de l'extrême habileté politique
de la caste dominante. Les titulaires de ces domaines [urnzrkonde) avaient maintenu leurs droits fonciers privilégiés sur le
« domaine forestier de la houe» bien après la fin de l'ancien
régime, car l'une des premières mesures législatives de la jeune
République consista à en réglementer l'usage. Des contestations nombreuses en effet avaient surgi; un ubukonde devenait
un isembu lorsque le titulaire quittait son domaine et était remplacé par un autre tenancier désigné par le pouvoir politique.
La même transformation juridique s'était opérée à maintes
148

reprises lorsque des titulaires d'ubukonde étaient passés sous
la dépendance complète d'un patron tuutsi, La révolution
sociale qui marque la naissance de la République se trouva dès
lors confrontée au Bugoyi et au Mulera avec des problèmes
juridiques particulièrement délicats. Si [es privilèges tuutsi
avaient été abolis, il subsistait dans cette région des vestiges
de clientèle hutu. L'édit du 26 mai 1961 s'applique aux Territoires de Kisenyi et de Ruhengeri. Il se limite à imposer des
mesures transitoires: les terres relevant du régime d'ubukonde
qui n'étaient pas mises en valeur au 1er janvier 1961 sont
déclarées propriété communale. L'édit s'efforce aussi de régler
les litiges qui s'élèveraient entre l'umukonde et « les personnes
qui, sans raccord du mukonde, se sont installées ou ont été
installées par une autorité politique sur une terre grevée d'un
droit de bukonde » ; l'arbitrage du conseil communal ou d'une
juridiction compétente est requis,
Ce régime politico-social s'est effondré brutalement. L'émigration de 150.000 Tuutsi a dramatiquement simplifié le problème foncier, Les igikiingi sont devenus propriété communale; les redevances dues aux Tuutsi par les cultivateurs
établis sur un isembu à titre d'usufruitiers aliénés ont été supprimées au même titre que tous les privilèges « féodaux :..
Mais Ies autorités républicaines se semblent pas encore avoir
pris conscience de l'imminence d'un nouveau problème foncier : la démographie explosive du Rwanda et l'érosion des
terres, qui s'est aggravée au cours des dernières années, menacent gravement le fragile équilibre actuel. La Révolution
sociale a seulement débarrassé le pays des servitudes du passé.
elle n'a pas encore affronté la réorganisation de la production
agricole dans une société paysanne désormais maîtresse de
son destin.
149

Conclusion
L'originalité de la société rwandaise à la fin du XIX e siècle
réside moins dans la forme pseudo féodale qu'elle revêt au
niveau des relations pastorales que dans la conjonction sinqulière d'une monarchie absolue et d'un régime de castes. L'une
et l'autre se sont élaborés parallèlement dans le Rwanda
central avant qu'une ère nouvelle de « colonisation » tuutsi
ne s'ouvre.
Les liens de clientèle cimentaient la solidarité de la caste
tuutsi et assuraient sa domination socio-êconomique globale
sur la caste hutu. Le développement de ce régime accompagne
l'ascension de la royauté absolue. Une première comparaison
- qu'il faudra approfondir - avec le système féodal occidental met en relief des différences marquées. La féodalité occidentale naît de l'éclatement de l'Etat carolingien, de l'êrniettement de Yimperium, de l'absorption progressive du pouvoir
politique des fonctionnaires royaux par les grands propriétaires fonciers, seuls capables de constituer la chevalerie, c'està-dire une armée de cavaliers. L'Etat ne sera restauré qu'à la
suite des lentes transformations économiques d'où émerge la
bourgeoisie. L'affermissement du pouvoir royal est en partie
lié. dans l'Europe médiévale, à l'opposition des classes sociales.
Le pouvoir absolu des rois de France est le produit d'une
contradiction, Le mouvement communal s'insère d'abord dans
la société féodale, mais il en mine bientôt la structure. Pardessus la féodalité une entente tacite se dessine entre la
bourgeoisie et le roi qui, cessant d'être suzerain, symbole de
l'ordre ancien, renaîtra comme souverain,
Tout autre est le processus historique rwandais, Deux
sociétés claniques spécialisées respectivement dans l' aqriculture et l'élevage. avares d'échanges matrimoniaux, entrent en
150

contact. Dès le départ le groupe tuutsi se pose en caste par
rapport au groupe hutu qui J'accueille le plus souvent pacifiquement. Il n'apparaîtra comme colonisateur qu'au cours de
la seconde phase de son expansion. Les échanges socio-êconomiques entre ces castes prennent très tôt dans le Rwanda
central la forme de Yubuheke. Cette institution mine sournoisement les relations de réciprocité entre les deux groupes socioéconomiques. Par sérialisation, multiplication des liens personnels, le groupe paysan devient client du groupe pastoral: le
statut des castes s'affirme. Le développement parallèle d'une
clientèle tuutsi, qui fournit des pages-guerriers, renforce la
puissance de quelques grands propriétaires de bétail. Vansina
nous laisse entrevoir ce stade initial: un territoire peu étendu
est partagé entre un certain nombre de chefs héréditaires; le
roi, qui n'est que primus inter pares, entretient comme les chefs
une petite armée personnelle composée des fils de ses « vassaux» 166. De petits Etats tuutsi apparaissent. se combattent.
s'amalgament. Le pouvoir absolu prend son essor. Il est
l'expression d'une société à castes liquidant par le truchement
du système de clientèle le cadre clanique de l'ancienne société
tuutsi. Les premiers rois nyiginya n'affrontent pas une situation féodale car l'empire initial de Gihanga n'a jamais été
qu'un mythe. L'histoire royale rwandaise n'est pas la restauration d'une unité perdue, mais bien l'instauration de l'Etat.
De petits souverains tuutsi indépendants émergent des hasards
de la fortune dans le Rwanda central et oriental au xv: siècle.
Les liens qui les unissent le cas échéant sont déterminés par
la parenté. Ils sont d'ordre clanique comme les oppositions
et les ordres de préséance (Nyiginya du Rwanda, Hoondogo
du Bugesera). Issus de la maison royale du Buqesera, deux
166 VANSINA.

1962. p. 60.
151

hommes d'armes (probablement pourvus de clients nombreux).
Mukobanya et Mutabaazi, s'imposent aux Nyiginya. Ces
aventuriers sont les véritables créateurs de l'ordre royal nouveau. Usurpateurs. ils sacralisent leur autorité en puisant aux
plus anciennes sources magico-reliqieuses conservées par le
clan tsoobe. Les terribles ravages des invasions nyoro leur
apprennent aussi la nécessité d'une organisation militaire plus
solide. Mutabaazi travaille à la mutation politique de la société
clanique en incorporant pour la première fois des lignages
entiers dans une armée dépendant directement du pouvoir
royal. Cette organisation militaire n'est nullement comparable
à l'host féodal comme l'affirme de Lacger 167.
Aussi bien l'avènement de cette « deuxième dynastie »
marque-t-il une rupture sociologique dans l'histoire du
Rwanda. le début de l'intégration du cadre clanique ancien
dans une structure nouvelle. De manière insensible et obscure,
certainement dès les débuts de la première dynastie (XIVe~XVe
siècles). l'extension du système de Yubuheke travaillait à la
transformation de deux sociétés claniques superposées. l'une
paysanne, l'autre pastorale, en une société à castes fondée à la
fois sur la dépendance collective des groupes socio-économiques hiérarchisés et sur la dépendance personnelle du client
(hutu ou tuutsi) envers son patron. Mukobanya et ses successeurs n'ont pas transformé une société féodale préexistante
comme le laisse entendre Kagame 168. Ils entament de manière
systématique la désarticulation d'une organisation clanique
minée progressivement par les relations de dépendance personnelle qu'instaure Yubuheke. Ils engluent les lignages dans une
nouvelle structure politico-militaire, unique en Afrique. Les
167

de LACGER. 1939, J, p. 113.
1959. p. 25.

168 KAGAME.

152

rois du XVIe siècle affermissent l'Etat naissant en affectant
aux groupes de parenté tu ut si et hutu une fonction nouvelle,
en leur assignant une place dans l'armée, instrument de formation d'une véritable nation, Chaque souverain nouveau poursuit ce processus d'enrôlement en créant une armée nouvelle,
possédant sa propre juridiction, ses propres pâturages.
Au début du xx- siècle le clan (ubwoko) aura perdu toute
signification dans le Rwanda central. Il unit désormais dans
une parenté fictive des Tuutsi et leurs clients hutu. Cette
ouverture est le signe même de l'éclatement de la société clanique. Le clan s'est vidé de sa substance. Ses divisions les plus
larges (umuryango) n'ont plus de fonctions très claires 169.
Seul subsiste le patrilignage (inzu) groupant environ six générations. Il devient un rouage de la structure administrative.
Le chef de lignage est chargé de fixer les contributions individuelles à l'impôt exigé par les fonctionnaires royaux. Il désigne aussi ceux qui accompliront le service militaire 170.
Si le XVIe siècle voit s'achever en Occident la renaissance
du pouvoir central démantelé par le système féodal, la même
époque marque véritablement la naissance de l'Etat dans un
moule original au Rwanda. Le pouvoir royal se définit au centre d'un vaste réseau de clients tuutsi, eux-mêmes arrachés à
l'orbite de l'organisation clanique ancienne; il s'appuie sur
la force militaire que suscite la richesse. Il sera centralisateur,
conquérant, unificateur. Né des aventures d'un capitaine hardi
(Mukobanya) qui s'impose au puissant chef de clan nyiginya
et usurpe son titre de « roi ». l'Etat demeure vulnérable
cependant aux rivalités des factions aristocratiques. Une troisième dynastie, d'origine étrangère. s'impose à la faveur de
1954 A, pp. 48-49.
170 MAQUET, 1954 A, p. 50.

169 MAQUET,

153

ces troubles au début du XVII" siècle. Elle accomplit la grande
expansion territoriale des XVIII" et XIX· siècles, entreprend la
colonisation des zones hutu. EIIe veille soigneusement à conserver le contrôle politique de l'administration fiscale. La division en deux fonctions distinctes de la charge de chef de district, décrétée au début du XIX" siècle par Gahindiro, ne s'explique que par la volonté délibérée d'enrayer la constitution d'une
véritable « féodalité ». La politique de Rwaabugiri destituant
un grand nombre de chefs héréditaires à la fin du siècle va
dans le même sens, Rwaabugiri ne fait que reprendre solidement en main un personnel administratif qui, toutes proportions gardées, n'a cessé d'évoquer les « comtes» de l'Etat
carolingien.

II est abusif de parler de féodalité politique puisque l'imperium, loin de se désagréger, s'est consolidé tout au long de
l'histoire rwandaise. Nous discuterons ultérieurement de la
nature exacte du contrat ubuheke (chap. VI). Nous verrons
qu'il est douteux que l'on puisse concevoir une « féodalité»
purement pastorale. En tout cas, même les concessions de
pâturages demeurèrent précaires au Rwanda. EIIes étaient
octroyées par les autorités politiques, délégués du roi agissant
pleinement comme souverain et non comme suzerain. Elles
amorcent cependant parfois le processus féodal lorsque le
domaine concédé se confond avec une circonscription administrative.

Le système de clientèle a donc contribué a créer le réseau
d'échanges des castes hiérarchisées et à façonner la monarchie
absolue au sein de la caste dominante. Institution à double
face, socio-éconornique dans le premier cas, politique dans le
second, Yubuheke instaure l'aliénation du groupe paysan face
au groupe pastoral tout en favorisant J'allégeance de celui-ci

au souverain. Le roi, le plus riche des grands propriétaires de
bétail. convertit une part de sa richesse en puissance militaire :
en cédant du bétail à des clients tuutsi il invite implicitement
les fils de ceux-ci à former le contingent permanent de l'armée
active, soutenue par les ressources économiques de l'ensemble
des lignages enrôlés. Ces liens étroits entre la structure militaire et Ia structure de clientèle n'ont pas été mis suffisamment
en valeur par les sociologues et les historiens du Rwanda.
Le roi se lie à ses courtisans mais il n'aliène jamais sa souveraineté ni sa propriété, pas plus que les patrons tuutsi ne perdent leur bétail en s'entourant de clients hutu. Il ne cède
jamais sous une forme féodale quelconque les terres nouvelles
qu'il conquiert. Elles font partie intégrante, comme le petit
territoire que formait le royaume initial, du domaine fiscal
royal. Le roi garde même la haute main sur les pâturages. Il
domine aisément l'aristocratie tuutsi. Sa richesse rend ses
faveurs désirables. Il sait en jouer. Il résume en lui toute la
politique socio-économique des Tuutsi, bien qu'il soit censé
transcender la structure de castes et se situer au-dessus de
tous les réseaux d'échanges. Le symbolisme de l'inceste royal.
que nous avons étudié dans un autre ouvrage, doit être situé
dans cette perspective mystificatrice.
Ayant accepté le pouvoir absolu de la richesse, préoccupés
d'en tirer le maximum d'avantages, à titre collectif en tant que
caste, à titre individuel en tant que clients des grands propriétaires de bétail, les Tuutsi optaient du même coup pour le
pouvoir absolu du plus riche et du plus puissant d'entre eux
et de ses favoris. Ils étaient solidaires de la monarchie absolue,
quelles que fussent les crises dynastiques. La sacralité du
pouvoir royal affirme symboliquement l'unité d'une société
stratifiée, la solidarité des groupes cloisonnés, hiérarchisés.
Comme le proclame un poète-courtisan, le roi est censé ne
155

-.

construire qu'un seul foyer qui couvre tout le pays 111. En
adoptant pour eux-mêmes et en imposant à la caste paysanne
un système généralisé de clientèle. c'est-à-dire de dépendance.
les Tuutsi s'imposaient dans leurs relations avec le pouvoir.
source de richesse. le statut de courtisans. Ils optaient pour
l'intrigue contre la liberté de parole. L'expression publique
d'une opinion opposée à celle du roi était inconcevable; le
contrôle de sa gestion politique ou de celle de ses fonctionnaires était incompatible avec les devoirs et les espérances de
cette masse de clients que formait l'aristocratie tuutsi.
Cet ordre politique étroitement soudé à l'ordre socio-économique. [e souverain savait le faire respecter le cas échéant par
la force. L'armée sans doute ne semble pas avoir exercé des
fonctions de police. Mais celles-ci étaient dévolues à la troisième caste, la minorité twa, d'origine pygmoïde. Chasseurs.
potiers, danseurs et bouffons au service des riches Tuutsi, un
certain nombre de Twa étaient aussi espions, policiers et
bourreaux à la cour. D'Hertefelt souligne le caractère mystérieux de la relation qui unissait à la dynastie la caste inférieure,
méprisée des Hutu comme des Tuutsi. Il semble que les Twa
relevaient directement du roi 172. En 1959, à la mort de Mutara,
le conseil des Iru appela comme successeur Kiqeri, un demifrère de l'umwami décédé. Ils résolurent de l'imposer à la
sauvette au gouverneur belge qui assistait aux funérailles. Des
Twa en armes assistaient à la cérémonie au cours de laquelle
cette proclamation fut faite par surprise.
Groupés en majorité dans le parti Unac, opposés aux
revendications des partis hutu, les Tuutsi se serrèrent siqnifi-

Hl KAGAME,
172

156

1947. p. 53.
1962. p. 68.

d'HERTEFELT.

cativement autour du nouveau roi Kigeri lorsque la menace
révolutionnaire gronda. Le mythe du souverain, père et protecteur de l'ensemble de la nation, s'effondra dès lors très
rapidement. Lorsqu'il fut devenu clair que le roi tuutsi était
l'expression même d'un ordre social tuutsi incompatible avec
le contrôle populaire, le parti majoritaire Permehutu, vainqueur aux élections communales de 1960, proclama la République. L'évolution dramatique de la situation politique rwandaise depuis ces événements récents ne retiendra pas notre
attention dans cet ouvrage. La structure traditionnelle, que la
colonisation belge avait relativement peu modifiée, s'est désintégrée dans la violence à la veille de l'indépendance. Plus de
150.000 Tuutsi cherchèrent refuge dans les pays africains
voisins. Ceux qui restèrent furent à plusieurs reprises victimes
d'épouvantables massacres. Le dernier en date (hiver 1963-64)
fait figure de génocide. Il déshonore la jeune République
paysanne.
Cette longue introduction nous a permis de revoir un certain nombre de points de vue et de thèses soutenus par les
chercheurs de terrain à qui nous devons nos informations. Ce
cadre historique est indispensable à l'intelligence de la pensée
mythique que nous allons explorer à présent. Nous nous efforcerons plus particulièrement de cerner le genèse et la signification du message religieux que véhicule le culte initiatique
de Ryangombe. Nous y découvrirons, notamment, sous forme
onirique, une contestation radicale de l'ordre royal tuutsi au
profit d'une royauté illusoire mais vivifiante et rassurante.

157

Chapitre III

La royauté sous l'érythrine: le kubandwa

Le kubandwa est un important cuIte de possession largement répandu dans raire interlacustre méridionale, Il est
possible aujourd'hui, en dépit des nombreuses lacunes cie nos
informations, de dessiner la physionomie générale de ce système religieux, à la fois sur le plan synchronique et sur le plan
diachronique. Si l'entreprise est hardie, l'enjeu ethnologique
est capital. Il est très rare, en effet, que le développement des
études ethno-historiques régionales fournisse à l'ethnologue la
possibilité de reconstituer - fût-ce de manière fragmentaire la naissance et les développements d'une mythologie, d'un
rituel. Cette chance nous est offerte par les nombreux chercheurs qui se sont penchés, à des points de vue divers, sur les
récits historiques ou légendaires de la civilisation interlacustre.
En examinant ces travaux, en nous fondant sur les conclusions
qui ont été exposées dans les chapitres précédents, nous nous
efforcerons de cerner et de définir les étapes de la transformation en mythe de l'histoire cwezi. Nous situerons d'abord
le kubandwa dans la société rwanda traditionnelle,
Kubandwa et culte des ancêtres
Le kubandwa est une religion initiatique d'origine étrangère. Elle fut librement adoptée, en marge du culte des ancê158

tres, L'introduction systématique du christianisme au xxsiècle dans cette terre de colonisation catholique intensive que
fut le Rwanda, amorça son déclin sans réussir cependant à
l'extirper,
L'étude de cette pensée religieuse a été quelque peu négligée depuis l'important travail (essentiellement descriptif) du
Père Arnoux qui dut ses informations à des initiés récemment
convertis au christianisme 1, L'approche la plus pénétrante
demeure celle du chanoine de Lacger qui se fonde sur la
description d'Arnoux 2, D'Hertefelt, qui nous fournit les dernières indications après Maquet, semble vouloir minimiser
l'ampleur du kubandwa. Le culte, juxtaposé ou « partiellement
intégré dans le système des croyances traditionnelles », n'aurait guère été pratiqué dans les régions septentrionales du
Rwanda, Là où il s'était solidement implanté (le centre et le
Sud du pays), il n'aurait jamais réussi à s'imposer à la « considération générale» 3, Maquet cependant admet que les héros
honorés dans Je kubandwa forment un groupe d'esprits particulièrement « puissant et important »4, Nous ne disposons
malheureusement d'aucune appréciation précise du nombre des
adeptes, avant ou après le déferlement concerté de l'action
missionnaire européenne. Mais d'Hertefelt devrait au moins
tenir compte de cette dégradation récente. Il est bien vrai que
le culte n'appartient pas à l'ancienne culture rwandaise, qu'elle
soit hutu ou tuutsi. On peut y voir, en effet, l'invasion fantomatique tardive du peuple cwezi. Ignorés des traditions historiques rwandaises, les Cwezi alimentent une geste prestigieuse
1912 et 1913.
de LACGER, 1939, I. chap, XI et XII.
3 d'HERTEFELT, 1962, p. 82.
4 MAQUET, 1954 B, p. 171.
1 ARNOUX,

2

159

dans l'ensemble des reg IOns périphériques, du Bunyoro au
Buzinza et même au-delà.
Quant au « système des croyances traditionnelles » proprement rwandaises, il ne se caractérise guère par une grande
originalité au sein du monde bantou. Nous renvoyons ici le lecteur à une étude pénétrante de Maquet 5 et à l'excellente mise
au point de d'Hertefelt 6. Attitude ambivalente à l'égard des
ancêtres (umuzimu) ; crainte des sorciers malfaisants (umurozi) ; rôle prédominant du devin (umup[umu) chargé de neutraliser les uns et les autres avec l'assistance d'Imaana, l'Etre
suprême bienveillant et lointain dont le nom s'applique aussi
« à certains objets et personnes soustraites à la zone profane» 1 ; pauvreté des spéculations cosmogoniques; rôle rituel
du Roi: tels sont les éléments essentiels de la religion officielle
rwandaise. L'eschatologie n'est guère développée. Grâce à une
intervention d'Imaana, le principe vital (animal et invisible) de
la personnalité humaine (igicuucu, l'ombre), se métamorphose
en « esprit» (umuzimu) et devient J'objet du culte des ancêtres. Les umuzimu séjournent dans le monde inférieur où leur
existence est quelque peu décolorée. Ils s'intéressent vivement
(mais avec hostilité) au sort de leurs parents terrestres. Les
vivants leur rendent hommage dans de petites huttes votives
consacrées aux prières et aux offrandes. Ces demeures miniatures placées dans l'enclos familial sont parfois censées abriter
purement et simplement l'esprit.
Les recherches de l'abbé Kagame sur la « philosophie
bantu-rwandaise de l'Etre » ont connu quelque retentisse-

1954 B, pp. 164-189.
6 d'HERTEFELT, 1962, pp. 78-89.
1 d'HERTEFELT, 1962, p. 78.
5

160

MAQUET,

ment 8. L'essayiste [anheinz [ahn s'est appuyé sur cette étude
- et assez arbitrairement sur quelques autres travaux d'ethnoJogie - pour tracer un portrait abrupt de « l'homme africain :. 9. L'auteur de ce livre brillant a tort assurément de
croire à l'unicité de la « philosophie africaine :.. La philosophie,
au sens strict du mot. est d'ailleurs un type de spéculations
étranger au génie africain. Le mot est utilisé abusivement par
l'abbé Kagame pour résumer un ensemble de représentations
collectives, de caractère indiscutablement religieux. concernant
la personnalité humaine et son destin. Il est pour le moins hardi
de mettre en parallèle. dans une perspective théologique. le
système conceptuel rwandais et une certaine philosophie occidentale. Sans entrer dans les détails de cette analyse. rappelons que l'auteur croit découvrir dans la pensée rwandaise
l'idée de la permanence spirituelle de la vie humaine. Il introduit le concept magara, qui ne figure pas dans les travaux de
ses prédécesseurs. Selon Kaqame, magara désignerait le noyau
indestructible de la vie spirituelle. coexistant dans l'homme
avec le principe de la vie biologique (buzima). C'est ce magara
- et non l'ombre (igicuucu). appartenant à l'être biologique
- qui deviendrait umuzimu après la mort; umuzimu signifierait très précisément « être humain sans vie :..
Kagame s'efforce. dans une perspective chrétienne, d'établir un dualisme ontologique. Maquet, qui semble ignorer le
concept magara, écrit au contraire que les informateurs n'établissent pas de distinction claire entre le corps et l'esprit; ils
préfèrent considérer l'homme comme une entité plutôt que de
spéculer sur la fonction de ses composantes 10. Kagame lui1956.
1958.
10 MAQUE T, 1954 B, p. 174.
8 KAGAME,
9 JAHN,

161

même semble rejoindre partiellement Maquet lorsqu'il précise
à l'intention d'un interlocuteur imaginaire: « L'âme humaine,
aussi longtemps qu'elle vit, ne porte même pas une dénomination à part en notre philosophie. Vous êtes donc dans la vérité
en disant que nos vieux initiateurs n'ont pas disséqué I'homme,
L'existant - d'intelligence - vivant est à leurs yeux un être
composé. indivis dans son actualité. Dès que le principe d'intelligence est séparé du corps. il devient muzimu, existant d'intelligence - privé de vie. Or celui-ci a des besoins qu'il
ne peut satisfaire qu'en s'adressant aux hommes vivants 11 ».
Le concept magara n'est certainement pas populaire car
d'Hertefelt, résumant le point de vue de tous les auteurs
qui ont procédé à des enquêtes sur la religion rwandaise.
ne le signale pas. En fait magara n'est que l'un des trois
termes qui désignent la vie; magara serait plus spécialement la vie humaine. On peut se demander dès lors si
l'abbé Kagame ne réinterprète pas dans le sens de l'idéalisme chrétien une opposition corps-esprit qui est certainement fort atténuée dans la pensée populaire. S'il est clair
pour tous que « les zimu sont des êtres invisibles et immatériels »12. il semble moins évident qu'une « philosophie »
postule le caractère résolument distinct du principe vital spécifiquement humain. « Il n'est pas facile de savoir, écrit d'Hertefelt, si ces dernières (l'intelligence et la volonté) sont des
facultés du cuucu (ombre) humain ou si elles appartiennent à
un principe distinct et propre à l'homme 13. » Il n'est pas impossible évidemment que nous nous trouvions. comme au Dahomey. devant plusieurs systèmes divergents d'interprétation 14.
1956, p. 369.
1962, p. 80.
13 d'HERTEFELT, 1962, p. 80.
14 de HEUSCH, 1962 B.
11 KAGAME,

12 d'HERTEFELT,

162

_ _ _ _ _J

Il est remarquable que les Rwandais n'aient pas élaboré une
doctrine de la réincarnation. contrairement à une conception
africaine assez répandue (mais non générale), Ceci explique
au moins partiellement le peu de cas qu'ils font des spéculations sur les composantes de la personnalité humaine. Il suffit
que l'homme appartienne à un groupe de parenté pour que
son statut ontologique soit clairement défini; il suffit que le
père impose au gré des circonstances un nom qui n'entretient
aucun rapport mystique avec les ancêtres.
L'une des originalités du kubandwa est de proposer une
eschatologie. d'être une religion initiatique de salut. Le héros
mythique Ryangombe instaura en mourant son propre culte en
invitant expressément les trois castes à solliciter son intervention. L'initiation secrète aux mystères du kubandwa assure la
protection générale de Ryangombe et des esprits qui l'entouraient de son vivant. les Imandwa. Mais elle garantit aussi
un sort privilégié après la mort. Les initiés se retrouveront en
compagnie des Imandwa sur les pentes du volcan éteint Karisimbi, où leur existence est beaucoup plus agréable que celle
des umuzimu ordinaires 15. Il est même possible que ceux-ci
soient voués aux tourments des flammes dans le volcan voisin.
toujours en activité. le Nyiragongo 16. L'on peut se demander
cependant si cette dernière croyance n'est pas due à une contamination récente de l'eschatologie catholique. De Lacqer, à
qui nous devons l'information. précise que c'est Ryangombe
lui-même qui précipite dans le Nyiragongo ceux qui ont ignoré
ou dédaigné son culte. Le roi des Imandwa aurait créé lui-

15 MAQUET,
16

1954 A, p. 50.
1962. p. 83.

d'HERTEFELT,

163

même magiquement ce lieu de supplice 17. La tradition ancienne
rapportée par Arnoux (avant 1912) mentionne en tout cas un
jugement : Binego, fils de Ryangombe. est chargé de vérifier
si le défunt a bien été initié avant de l'autoriser à partager la
félicité d'un paradis où l'on passe son temps à fumer et à
boire 18 et, selon Paqès, à chasser 19. Le Père Schumacher
décrit en termes de conflit les destins divergents des umuzimu
initiés et non initiés : les seconds résident au sommet du
Nyiragongo, d'où ils font la guerre aux premiers 20. Nous verrons que cet antagonisme violent, qui paraît sans issue, ne fait
que traduire sur le plan mythique une opposition structurelle
non résolue entre le kubandwa et le système magico-religieux
traditionnel.

Le kubandwa et la cour
Une légende particulièrement intéressante illustre la position sociologique du culte nouveau. Le roi Ruganzu Ndoori se
heurta à la puissance magique du « roi » Ryangombe et dut
s'incliner à contrecœur devant elle. L'opposition latente entre
la royauté sacrée du Rwanda et la royauté mystique de Ryangombe se marque à la cour par une disposition bizarre : une
règle constitutionnelle stricte écartait du trône tout prince initié
au kubandwa. Cette prescription ne s'appliquait cependant pas
à la reine-mère. Un pontife, appelé « roi des Imandwa :.
représentait le souverain au cours des cérémonies religieuses
en rapport avec le culte 21. Celui-ci s'était solidement implanté
1939. I. p. 256.
1912, p. 292.
19 PAGÈS, 1933. p. 368.
20 SCHUMACHER, 1949.
21 PAGÈS. 1933, 'p. 359.
17 de LACGER,
18 ARNOUX,

lM

à la cour. Du temps du roi Musinga (premier quart du xx"
siècle) la Reine-Mère était une fervente adepte 22. Une épouse
du roi Mutara (II 1) « fut crucifiée à même le sol, dans la
cour de son habitation par les Imandwa, pour avoir ridiculisé
leurs cérémonies »23. II semble que Musinga ait tenté de
réduire cette redoutable puissance : le dernier titulaire du
titre de « roi des Imandwa » était un Tuutsi modeste dont
l'emploi était devenu « sans importance» vers 1930. Mais son
prédécesseur était un fils fort prestigieux du roi Rwaabuqiri,
le propre frère de Musinga 24. Le fait que Rwaabugiri confia
cette fonction à l'un de ses enfants s'accorde bien avec la
volonté très nette affichée par ce souverain despote de contrôler l'ensemble de l'appareil administratif. Or le roi des
Imandwa représentait une force politique puisque les initiés
pouvaient lui réclamer aide et protection, sans autre intermédiaire 25.
C'est au XVIIIe siècle que le kubandwa fut officiellement
reconnu à la cour. Selon Vansina, le roi Cyilima Rujugira désigna le premier pontife 26. L'abbé Kagame attribue quant à lui
la création de ce poste à Mutara 1 (première moitié du XVIIe
siècle dans la chronologie Vansina). En ce temps-là une terrible épidémie ravageait le pays et les devins l'imputèrent aux
esprits Imandwa. Sur leur conseil. le roi aurait ordonné à tous
les habitants du Rwanda de se faire initier. C'est à cette occasion qu'il aurait instauré aussi la fonction de roi des Imandwa 27. Si l'on suit cette tradition, la reconnaissance officielle
1912. p. 289.
1933. p. 369.
2. P AGÈS. 1933, p. 359.
25 P AGÈS, 1933, p. 359.
26 VANSINA. 1962, p. 70.
27 KAGAME. 1963. pp. 61-66.
22 ARNOUX.

23 PAGÈS,

16S

du culte se situerait un bon siècle avant la date suggérée par
Vansina. Selon Kagame encore, le « roi des Imandwa » dirigeait deux « corporations » appelées respectivement mâle et
femelle : les Imhara (chantres) et les Amaliza (femmes ou
femelles) . Sous le règne de Mibambwe III (fin du XVIIIe siècle)
le pontife reçut J'ordre de mobiliser les Imhara qui composèrent
sous ce nom une armée nouvelle. Les Iru auraient été mobilisés
en même temps et les deux régiments combattirent les Shi au
Kinyaga. On observera que cette province comprend deux
régions nommées respectivement Imhara et Biru. II faut sans
doute comprendre que les divers lignages auxquels appartenaient les membres des deux corps religieux les plus importants
du pays furent obligés de participer à la guerre (peut-être seulement par leur action rituelle) à l'époque de Mibambwe III.
L'abbé Kagame explique cette curieuse mobilisation d'éminents
pontifes en supposant que les autres milices étaient divisées:
en effet le règne de ce souverain est troublé par des luttes de
succession. Nous noterons surtout le caractère antithétique et
complémentaire de ces deux nouvelles armées. Les Iru sont les
dépositaires des secrets de la royauté sacrée terrestre. Les
Imhara sont les prêtres du roi mystique Ryangombe. Ainsi à
divers niveaux nous surprenons une opposition significative
dont nous aurons l'occasion de multiplier les aspects.
Quant à l'époque de l'implantation officielle du kubandwa
à da cour, il est difficile de prendre parti entre les thèses de
Vansina et de Kagame. Les dates qui nous sont proposées sont
relativement peu éloignées l'une de l'autre : milieu du XvIIIe
siècle d'une part, première moitié du XvIIe d'autre part. Dans
l'un ou l'autre cas, la reconnaissance du culte date de la
troisième dynastie. C'est sous le règne de Ruganzu Ndoori,
fondateur de celle-ci, que la légende situe la célèbre rencontre
du roi du Rwanda et de Ryangombe, roi des Imandwa. Ce
166

récit n'atteste nullement l'existence historique d'un roitelet
tuutsi, rival de la nouvelle dynastie qui s'impose à cette époque.
Il indique seulement qu'au début du XVIIe siècle le culte s'était
déjà implanté au Rwanda. Cependant nous ne suivrons pas
Vansina lorsqu'il suggère que le kubandwa aurait commencé
à se répandre un siècle plus tôt à la faveur des invasions nyoro.
Il est indiscutable que J'origine la plus lointaine du kubandwa
doit être cherchée dans la civilisation nyoro la plus ancienne,
œuvre des Cwezi. Ryangombe, est un pur cwezi. Mais nous
verrons que sa légende, telle qu'elle est racontée au Rwanda,
s'est élaborée au sud du Buhaya et non au Bunyoro.

Structure du kubandwa
Le kubandwa est un culte initiatique de possession. Il se
différencie du système religieux traditionnel (culte des ancêtres - divination - sorcellerie) non seulement par une
eschatologie propre, mais encore et surtout par les techniques
nouvelles d'approche du sacré qu'il instaure. D'Hertefelt a
raison de dire que la conception originale de rau-delà qu'il
propose ne constitue pas l'élément déterminant de son succès 28. Ryangombe est une grande figure médiatrice, un roi
sauveur dont la mort tragique inaugure hic et nunc une ère de
salut. Son rôle dans les structures mentales collectives de la
société rwandaise a toujours été sous-estimé par les observateurs. On atteint au mystère de Ryangombe par un mariage
mystique avec le dieu-roi. L'initié est projeté dans une nouvelle
famille, une zone sacrée où il est à l'abri des umuzimu hostiles
et des sorciers malfaisants. Le succès du culte est à la mesure

28 d'HERTEFELT,

1962, p. 83.

167

de la grande angoisse à laquelle la rigidité de la structure
sociale tout entière et le pessimisme de la pensée religieuse
traditionnelle (lié à celle-ci) vouaient l'ensemble des Hutu et
beaucoup de Tuutsi. Il est significatif que le « message :t du
kubandwa soit destiné à toutes les castes. Il instaure une religion démocratique niant les divisions de la société réelle fondées sur la propriété du bétail, bien que dans l'exercice du culte
les castes demeurent rigoureusement séparées. Si une tradition
(fondée ou non) attribue à Mutara 1 un appel généralisé aux
pouvoirs des Imandwa pour sauver le pays d'une épidémie;
si ses plus hauts représentants figurent armés aux côtés des
Iru, prêtres officiels de la nation, dans la guerre contre les Shi,
à une époque de troubles; si un très grand nombre de Rwandais des trois castes ont adopté ce culte étranger. c'est sans
doute que le kubandwa est apparu très rapidement comme une
véritable planche de salut.
Ce jeu de mots, que nous employons à dessein, définit assez
bien l'ambiguïté du kubandwa comme religion de salut. Le
salut métaphysique de l'âme ne semble guère avoir préoccupé
les Africains. Seuls Je culte dahoméen des vodun et le vaudou
haïtien qui en dérive, méritent à cet égard d'être, mutatis
mutandis. confrontés aux religions initiatiques méditerranéennes 29. Mais ces faits sont exceptionnels en Afrique où les
cultes servent surtout à assurer la protection terrestre des
hommes. Or dans le système maqico-reliqieux traditionnel du
Rwanda. les ancêtres sont essentiellement malveillants. La
coupure est particulièrement radicale entre les morts et les
vivants. On trouverait assez aisément d'autres exemples d'une
telle situation en Afrique. Les Tetela du Kasaï, notamment,

29

168

de HEUSCH, 1962 B.

vont jusqu'à admettre que tout contact avec le monde des
odimu - équivalents des umuzimu rwandais - est impossible : ni prières, ni offrandes. ni sacrifices ne permettent de
communiquer avec les esprits, quelle que soit leur nature. D'où
l'absence singulière. chez les Tetela, de culte des ancêtres. Au
Rwanda le contact avec les ancêtres est maintenu. II est
assuré par les offrandes dédiées aux umuzimu. Mais il est
aléatoire et difficile. Tant bien que mal le devin cherche à
dépister [es désirs, les rancœurs. voire les haines des esprits
afin de les apaiser. Le devin opère sous la protection bienveillante dImaana, l'Etre suprême; mais celui-ci ne semble malheureusement pas toujours être en mesure de concrétiser sa
souveraine sollicitude. L'ensemble de ces traits reflète assez
bien les valeurs sociales. Imaana est l'image même du roi sacré,
bon et magnifique, mais inaccessible, maître insondable et
irréprochable d'un univers de justice, livré en réalité aux félonies et aux exactions; monde de violence et de ruse où la
protection d'un supérieur est toujours aléatoire, et parfois
même un calcul de dupe.
En revanche la personne et le culte de Ryangombe sont
étrangers à cette idéologie pessimiste; ils sont donnés en opposition à celle-ci. Nous ne suivrons pas Maquet lorsqu'il
affirme que la relation entre Imaana et Ryangombe a été conçue sur le même modèle que celle qui existe entre un patron et
un client 30. Sans doute observe-t-on une certaine intégration
du mythe de Ryangombe à la religion traditionnelle. Les
Imandwa sont les « enfants d'Imaana » 31. Ryangombe est protégé par Imaana. Mais il ne lui doit rien, il n'est pas plus son

30
31

MAQUET, 1954 B, p. 171.
de LACGER, 1939, I. p. 286.

169

vassal qu'il ne fut celui du roi Ruganzu. « On entend dire
fréquemment, écrit Arnoux, que le roi et Ryangombe gouvernent le Rwanda de concert par la disposition d'Imaana » 32.
Observons cependant que ni le roi terrestre ni le roi mythique
ne sont dépendants dImaana comme le seraient deux clients
de même statut. D'Hertefelt observe fort bien que dans les
poèmes dynastiques [e roi apparaît « tantôt comme le lieutenant de Dieu, tantôt comme 'l'œil par lequel Imaana contemple le Rwanda' ou comme la face visible de Dieu, tantôt
comme Dieu lui-même (nous soulignons) »33. Imaana n'intervient pratiquement ni dans le cours des affaires humaines ni
dans l'exercice du culte. Imaana ne figure jamais dans les
circuits de réciprocité et par voie de conséquence il ne saurait
être assimilé à un « patron ». Résumant les observations concordantes de divers auteurs, d'Hertefelt justifie judicieusement
l'absence de culte rendu à Imaana par la conception même de
l'offrande: « L'offrande est considérée en effet comme un
moyen d'apaiser des puissances néfastes. Il serait donc illogique, pensent les Rwandais, de présenter des offrandes à Maana (Imaana) qui est essentiellement bon. En outre celui-ci est
comblé et n'a besoin de rien» 34. Ryangombe n'est pas médiateur entre Dieu et les hommes. Imaana ne figure pas dans le
paradis de Ryangombe, n'intervient pas dans sa mythologie.
Ryangombe, dieu-roi, condense dans sa personne les caractéristiques de l'Etre suprême et du souverain terrestre, également
bienveillants. Significativement son paradis se situe à mi-chemin du ciel et de la terre, au sommet d'un volcan, comme si
son règne symbolisait une impossible médiation entre ce qui

1912, p. 289.
1964, p. 223.
34 d'HERTEFELT, 1962, p. 80.
32 ARNOUX,

33 d'HERTEFELT,

170

devrait venir d'en haut et ce qui est en bas. On se souviendra
ici que le séjour des umuzimu ordinaires est un monde inférieur
dans les croyances traditionnelles. L'initiation met à portée de
main un monde privilégié. dans lequel Ryangombe et ses
Imandwa s'interposent entre les vivants et les morts redoutables, comblent le vide que le système traditionnel avait creusé
entre les uns et les autres, protègent les premiers des maléfices
des seconds. C'est à ce niveau que se situe la véritable médiation de Ryangombe. Ceci apparaît clairement au cours du
culte, lorsque J'initié qui incarne le chef des Imandwa répand
sur les parois de l'enceinte domestique le suc recueilli dans
la panse d'un animal sacrifié et profère ces paroles magiques: « Que tous les (umuzimu) soient refrénés et qu'ils ne se
hasardent jamais à violer cette enceinte 35. :.
La liaison qui s'est opérée entre le kubandwa et le cuIte
préexistant des ancêtres est donc essentiellement négative.
Mais il peut arriver qu'elle devienne positive, les défunts
demandant à leurs descendants d'honorer à leur exemple tel
ou tel Imandwa. Le kubandwa cimente alors l'unité et affirme
la solidarité du lignage. Cette fonction sociologique avait déjà
été aperçue par Maquet : le culte s'exerce dans le cadre du
patrilignage (inzu), qui organise l'initiation de ses membres 36.
Les initiés appartenant à un même inzu forment donc une
véritable cellule liturgique, autonome dans l'exercice du
kubandwa comme dans la pratique du culte des ancêtres.
L'on voit clairement cependant que le premier s'oppose structurellement au second, en dépit des interférences, comme la
royauté de Ryangombe, représenté à la cour par le roi des
Imandwa et ses Imhara, s'oppose à la royauté de l'umwami
1956, pp. 91-92.
1954 A, p. 50.

35 BOURGEOIS,
36 MAQUET,

171

entouré de ses Iru. On ne peut donc suivre sans précautions
d'Hertefelt lorsqu'il affirme que le kubandwa et le culte des
umuzimu sont « étroitement liés» 31. Nous verrons que J'initiation est une rupture de l'ordre familial, en dépit du fait que le
cuIte se déroule dans le patrilignage. Nous n'acceptons pas
non plus l'interprétation fonctionnelle proposée par Maquet :
le culte de Ryangombe ne serait qu'un facteur supplémentaire
de cohésion sociale, réunissant dans une même croyance des
hommes et des femmes appartenant aux trois castes 38. Cette
vision masque la structure même du mythe et du rituel qui
reposent sur une négation mystique radicale de l'ordre établi
et maintiennent les adeptes dans l'illusion de cette négation.
En réalité pour les hommes et les femmes de tout rang possédés par reprit d'un Imandwa, le lourd édifice des castes,
l'aliénation socio-économique cessent d'exister dans le kubandwa. Ryangombe incarné par l'un des fidèles est un souverain
pleinement autonome, indifférent aux valeurs pastorales. Le
culte tout entier est un théâtre Iiturqique où les acteurs-initiés
s'identifient à la petite société libre et turbulente que forment
autour du roi des Imandwa ses parents, ses serviteurs et ses
amis. Le kubandwa, largement pratiqué par les Hutu dans le
Rwanda central et méridional où la royauté tuutsi avait
implanté son cadre rigide, aurait pu être une force révolutionnaire. II ne fut qu'un processus de fuite de la réalité. II établit
un contact vivifiant entre ses adeptes et un groupe d'esprits
sans attaches familiales avec les fidèles. Paradoxalement leur
qualité d'étrangers, de nouveaux venus, leur confère la propriété d'être les seuls agents spirituels fondamentalement bénéfiques que connaisse la pensée religieuse rwandaise (si l'on

81
88

172

d'HERTEPELT, 1962, p. 83.
MAQUET, 1954 B, p. 171.

excepte le très lointain et très inutile Imaana). Leur position
dans le système maqico-reliqieux comme leur mode d'action
tranchent sur l'intervention des esprits familiaux. Ceux-ci sont
malveillants et invisibles. Ils ne parlent jamais directement aux
intéressés; on n'accède à la symbolique de leur langage (maladies, malheurs) que par la médiation d'un devin. A l'inverse,
les Imandwa qui n'ont fondé aucun clan, aucun lignage, sont
bienveillants et physiquement présents: ils s'incarnent dans Je
corps des adeptes; ils prennent possession des initiés qui ont
acquis le droit de les appeler. Ils s'adressent familièrement
par leur intermédiaire à ceux qui leur rendent hommage.

Position du kubandwa parmi les cultes africains de possession
Il est relativement peu fréquent que la possession soit valorisée de cette façon dans le monde bantou, Le plus souvent
les esprits étrangers (venus du dehors) qui s'emparent des
hommes, sont maléfiques, Ils infligent des maladies. Cette possession, qui semble très courante chez les Bantous, mérite
d'être appelée inauthentique ou malheureuse, Elle appelle
l'exorcisme et appartient à la possession de type B dans le
tableau des manifestations extatiques que nous avons proposé
jadis 39. On peut illustrer ce type de possession - dont
s'écarte radicalement le kubandwa - par le système thonga.
Les Thonga vivent dans la terreur de voir leur corps envahi
par les esprits ancestraux des populations voisines, les Va
Ndau ou les Zulu. Cette maladie spécifique s'appelle « la folie
des dieux ». Le malade se trouve brusquement dans un état
d'inconscience; il se comporte de manière excentrique; ces

39

de Hsuscn, 1962 B, pp. 127-137.
173

premiers symptômes préludent à une crise d'agressivité accompagnée de tremblements. Le devin consulté désigne un devin
spécialisé dans ce genre d'affections, un exorciste. Celui-ci
cherche à provoquer chez son patient une crise décisive suivant un rituel précis. II se sert de l'attaque nerveuse, comme
d'un électro-choc. II questionne aussi le malade comme un
psychanalyste, s'efforçant de lui arracher le nom de l'esprit
étranger maléfique, source de son mal psychique. Un sacrifice
violent, dionysiaque, est le véhicule de l'exorcisme : au cours
de la possession provoquée par des chants que règle le guéris~
seur, le malade se jette sur l'animal sacrifié et suce avec avidité
le sang de la blessure. En recrachant le sang, le patient expulse
l'esprit maléfique. Soulignons que la transe thonga est à
la fois épiphanie et maladie, maladie et moyen thérapeutique. Le médecin donne une forme culturelle à la crise
nerveuse, il l'intègre à un sacrifice religieux et provoque
une décharge décisive, curative, délivrant le patient
l'exorcisant. Au terme de sa guérison, Ie patient subit une
initiation religieuse; définitivement apaisé, il devient voyant.
magicien. Mais il n'y a plus de lien entre lui et l'esprit dont
le contact désagréable lui a permis d'acquérir ces pouvoirs.
C'est à un tel tableau clinique que nous réservions le terme
possession maléfique, malheureuse ou inauthentique, en l'opposant à la possession authentique, bénéfique (type A) représentée notamment au Dahomey (culte des vodun), chez les Yoruba du Nigeria (culte des orisha), chez les Songhay du Niger.
Cette fois la présence dans le corps de l'homme d'un esprit
venu du dehors et chevauchant le fidèle, cesse d'être ressentie
comme état pathologique, pour n'être plus que pure épiphanie.
Loin d'être refusé comme un mal (possession B), l'esprit est
accepté comme un bien: c'est la possession heureuse, authentiquement religieuse, pleinement assumée par une initiation qui
tH

est edotcisme : le fidèle élu par le dieu (et non incommodé par
lui) apprend sous la conduite d'un prêtre à être habité périodiquement par lui. pour le plus grand bien de Ia communauté
tout entière qui peut ainsi communiquer directement avec le
monde surnaturel incarné.
C'est au second type (A) qu'il faut rattacher le kubandwa
en dépit de ses caractères spécifiques. Le Rwanda est l'une
des rares sociétés bantoues qui aient utilisé dans un sens
positif les techniques de possession dans le cadre d'une société
religieuse initiatique vouée au dialogue avec les dieux, à I'adorcisme et non à l'exorcisme. Le contraste comme l'homologie
sont frappants entre l'attitude des Rwandais et celle des
Thonga. Chez les uns comme chez les autres la possession est
un phénomène relativement récent d'acculturation. greffé sur
le système magico-religieux traditionnel qui l'ignorait. Mais
chez les Thonga la possession se situe dans la zone maléfique
du sacré alors que le culte des ancêtres se situe au pôle bénéfique. Ces rapports sont inversés au Rwanda : les initiés
recherchent par la possession la protection des esprits allogènes (Imandwa), tandis que (et parce que) les ancêtres
(umuzimu) sont essentiellement malveillants. Les Thonga ne
craignent pas les esprits endogènes. familiaux et familiers,
mais bien ceux qui menacent de l'extérieur une société relativement paisible et harmonieuse. Au Rwanda au contraire. c'est
le milieu endogène. la société même, qui est source d'angoisse
et le salut ne peut venir que d'esprits totalement libres d'attaches avec elle, venus d'un autre horizon. Dans la structure
thonga les dieux-ancêtres communiquent avec les vivants par
le rêve ou la divination: certes, ils ne perdent pas le caractère
ambivalent qu'ils présentent quasi universellement en Afrique
(ils peuvent maudire leur descendance). mais l'accent est mis
ici sur l'action bénéfique qu'ils exercent sur l'ensemble de la vie
175

humaine 40. Les urnuzimu rwandais. en revanche, sont essentiellement aigris. dangereux. Les sacrifices et les offrandes
sporadiques sont destinés à apaiser leur courroux ou, tout au
plus, à assurer leur neutralité 41. Sans être radicale. l'opposition des rôles et des valeurs s'affirme donc assez nettement
entre les deux systèmes religieux thonga et rwanda.
Le terme kubandwa est-il identique à la forme passive du
verbe kubanda (faire pression sur)? 42. Coupez se montre
réservé. De toute façon, il ne s'agit pas d'une irruption sauvage, imprévisible, de l'esprit. comme dans la possession
thonga. En fait l'adepte est moins possédé par l'esprit qu'il ne
le possède, l'acquiert grâce à l'initiation qui le consacre à lui.
La relation est plus précisément réciproque: l'initié possède un
Imandwa et peut faire appel à lui, mais l'Imandwa invoqué
s'empare totalement du fidèle, se substitue à sa personnalité.
De Lacger est l'un des rares auteurs qui n'aient pas hésité à
conférer une certaine dignité au kubandwa en le rapprochant
des mystères antiques où l'initiation assimile le myste à la
divinité protectrice. Johanssen avant lui avait esquissé un rapprochement assez hasardeux entre le kubandwa et le culte de
Mithra 43. De Lacger aperçoit très nettement que les Imandwa
garantissent le salut individuel « pour la vie présente et pour
la vie future », un salut païen fait « de joies toutes sensibles ».
Mais en dépit de la précision de son analyse l'auteur demeure
prisonnier de la conception chrétienne de la possession. Il
réduit cette démarche fondamentale du kubandwa à une

1936. T. II. pp. 339 et sq,
41 d'HERTEFELT, 1962, p. 81.
U de LACGER, 1939. I. pp. 253-254.
43 ]OHANSSEN, 1925.
40 ]UNOD.

176

« dêmonopathie vulgaire» 44. Du point de vue structurel seule
la possession de type B (thonga par exemple) pourrait être
rapprochée de la possession satanique car dans les deux cas
les désordres mentaux sont imputés à l'agression d'un esprit
maléfique et appellent l'exorcisme. Rien de semblable dans le
kubandwa. Ici la possession est recherchée délibérément pour
ses effets bénéfiques. Le fidèle du kubandwa ne peut donc en
aucune façon être comparé à un « Saül rendu furieux par un
, mauvais esprit' ».

En dépit de cette erreur de perspective, c'est au chanoine
de Lacger que nous devons les descriptions les plus fines du
mécanisme de la possession rwandaise. Tout esprit umuzimu a
prise sur le principe vital, l'ombre (igicuucu). II peut en faire
son instrument, infliger les maladies mentales et nerveuses.
Les Imandwa détiennent aussi ce pouvoir. Pour les non-initiés
le mode d'action des esprits ancestraux et des dieux du
kubandwa est semblable. Mais l'initiation inverse précisément
cette propriété; elle détache les Imandwa de ce monde surnaturel confus où tout est angoissant. Elle leur confère leur
statut propre d'agents bénéfiques. L'initiation a le privilège
« de rendre toute visite d'Imandwa pacifique et amicale» 45.
Ce système de représentation est parfaitement typique de toute
possession authentique, du type A. Les esprits Imandwa se
signalent à l'attention de la même manière que les umuzimu par une maladie, un trouble quelconque - et parfois même à
leur intervention. C'est au devin qu'incombe la tâche délicate
de porter un diagnostic sur l'origine du mal, de distinguer
l'action radicalement néfaste de l'umuzimu de rappel d'un

44

45

de LACGER, 1939, J, pp. 254 et 285.
de LACGER, 1939, J, p. 284.

177

Imandwa. S'il s'agit d'un umuzimu, une offrande ou un sacrifice écartent l'action maléfique. S'il s'agit d'un Imandwa, une
source de bienfaits futurs se cache derrière le trouble qui est
l'amorce confuse d'un dialogue fécond. Le même signifiant renvoie donc à des signifiés différents, orientant dans des voies
distinctes la recherche de la guérison. Si un Imandwa cherche
à se faire connaître, à s'incarner, il faut lui ménager la possibilité de parler plus clairement par la bouche de celui qu'il a
d'abord frappé. L'initiation réalise cette ouverture, cette métamorphose de la maladie en épiphanie. Dans le cas particulier
où l'Imandwa a été envoyé par un umuzimu qui l'a chargé
d'exercer une vengeance, l'initiation opère une véritable inversion des rôles: ['Ïmandwa sera désormais au service du fidèle
contre les umuzimu. II n'est donc pas exact d'affirmer (de
Lacger) que les services que l'on attend des Imandwa et des
mânes sont les mêmes 46. Au contraire le rituel initiatique a la
propriété de transformer les rapports traditionnels que l'homme
entretient avec le sacré. L'initiation peut être aussi simplement
traditionnelle dans un groupe familial. II est fréquent que tel
ou tel Imandwa fasse figure de dieu-lare et le maître du foyer
n'attendra pas pour faire initier son fils qu'un signe inquiétant
surgisse. Si l'ancêtre du lignage assurait réellement la proteetion de ses descendants, le culte des Imandwa ne serait qu'une
redondance inutile.
La symptomatologie que nous avons décrite mérite d'être
rapprochée, du point de vue typologique, des conceptions des
Ethiopiens de Gondar décrites par Michel Leiris 47. Dans le
culte des génies appelés zar nous trouvons aussi au départ un

46
47

178

de LACGER, 1939, I, p. 291.
LEIRIS, 1958.

homme ou une femme troublés par un mal ou accablés par un
malheur. Une présence étrangère à soi rôde autour de soi,
dans l'ombre. Il faut « parvenir à une entente» avec le persécuteur supposé, ou encore « prendre langue avec lui », comme
dit joliment Leiris. Au Rwanda comme à Gondar, un ensemble très vaste de maux, entamant l'intégrité physique, sociale
ou économique de l'homme. sont considérés comme des atteintes à la personnalité psychique, des maladies de l'ombre. On
pourrait même dire que toute la médecine rwandaise est mentale, que la maladie soit envoyée par un umuzimu, un Imandwa
ou provoquée par l'envoûtement d'un sorcier. Au Rwanda
comme chez les Ethiopiens de Gondar. la possession proprement dite (c'est-à-dire l'intrusion franche de l'esprit au cœur
même de la personnalité psychique) n'intervient qu'à la faveur
de l'initiation qui est aussi une guérison. A Gondar l'intervention de l'initiateur-guérisseur déclenche une véritable crise
nerveuse. L'initiation est une « mise en transe » réglée selon
un rituel précis. Le processus est moins violent et plus complexe au Rwanda. L'initiation présente deux phases distinctes
correspondant à deux grades successifs. La première étape
(kwatura) est une mise à mort rituelle de la personnalité
sociale ancienne, suivie d'un mariage mystique avec Ryangombe, le souverain de cet univers mythique. Au cours de cette
phase on apprend à mimer théâtralement le rôle des divers
Imandwa. L'étape suivante, réservée à un nombre plus limité
d'adeptes, permet à l'initié d'incarner véritablement les
Imandwa au cours des cérémonies. Dans les deux cas la possession est en fait très atténuée : il ne semble pas que les
phénomènes nerveux classiques de la transe extatique se manifestent. L'initié jouant le rôle d'un Imandwa, ou le prêtre
traité comme la personnification même de cet Imandwa, ne
perdent pas conscience de leur personnalité propre. Le prêtre
179

(initié au second degré) est plus exactement un médium. Mais
la mise à mort préalable de ,la personnalité profane indique
sans équivoque que ce médiumnisme théâtral relève de plein
droit des cultes de possession authentiques, requérant un changement de l'être. A ce point de vue, le kubandwa peut encore
être comparé au culte dahoméen des vodun où la personnalité
psychique du néophyte choisi est complètement remodelée
dans le secret d'un « couvent» initiatique; il meurt pour renaltre à une condition nouvelle, comme « épouse du dieu »
(vodunsi). Au Rwanda cependant, l'apprentissage ne s'accompagne pas de réclusion. Le kwatura ne dure qu'une nuit et
le néophyte sortant de cette épreuve pénible n'a pas rompu
toute attache avec la société profane. Il appartient désormais
à deux familles distinctes, l'une profane. l'autre sacrée.
Si l'identification aux Imandwa ne prend pas la forme
violente de la transe classique, c'est peut-être que les tarnbours, dont on connaît assez le rôle dans les cultes de posses~
sion africains, sont absents du rituel. Le tambour est symbole
royal et réservé au souverain. Les instruments de musique qui
rythment les chants et la mimique du kubandwa sont des
grelots 48. Il est difficile de savoir cependant si le seuil de la
dépersonnalisation hystériforme est atteint. Quoi qu'il en soit
l'idée même de cette dépersonnalisation est couramment
admise: les acteurs sont les Imandwa. De Lacger va jusqu'à
affirmer que l'Imandwa appelé par des artifices magiques
s'installera dans l'ombre personnelle (igicuucu) de son filleul»
et que « dès ce moment et jusqu'au départ de l'esprit, l'orant
ne sera plus lui-même »49. Nous ne le suivrons pas jusque

1956, p. 83.
de LACGER, 1939, I. p. 284.

48 BoURGEOIS.
49

180

dans cette conclusion ultime. Nous avons eu l'occasion d'assister en 1949 à une cérémonie du kubandwa. A aucun moment
les initiés travestis en Imandwa ne m'ont paru en état de
transe. Ils étaient seulement comme absents. La dignité et
l'impassibilité qu'ils affichaient dans l'accomplissement des
gestes rituels ne relevaient en rien de la crise extatique. Les
descriptions des divers auteurs (qui sont malheureusement
très rarement le fruit d'observations directes) confirment cette
impression. Jamais aucun ethnographe n'a été convié à assister
à l'initiation proprement dite. Le secret n'en a été révélé que
par d'anciens adeptes convertis au christianisme. Commentant
la description très complète publiée par Arnoux, de Lacger
définit assez bien le kubandwa comme un « drame liturqique ~ 50 dont les différents rôles sont enseignés systématiquement au cours de l'initiation.
Précisons encore la nature des deux grades que comporte
la hiérarchie du kubandwa. Les initiés qui ont subi la première initiation (kwatura) n'ont pas, semble-t-il. le droit
d'incarner les Imandwa dans le culte public. Ils composent la
masse des fidèles. Ils sont encore « noués ~ (uruzingo) , c'està-dire semblables aux enfants chétifs, malingres. Au cours
de l'initiation - et sans doute après - ils s'exercent à [a
pratique de la possession en imitant l'initiateur. Seul le « retour
sur le siège ~ de Ryangombe (ugusubira kuu ntebe) confère à
l'adepte le rang supérieur de uwasubiyeho (celui qui s'est
rassis) et l'autorise à personnifier Ryangombe ou tel autre
Imandwa dans les cérémonies, tant initiatiques que publiques.
Le culte en effet n'est pas secret, bien que la christianisation
ait obligé les adeptes à prendre certaines précautions. Seul le

50 de LACGER,

1939, I. p. 287.
181

kwatura doit être soigneusement dérobé aux regards des profanes et les péripéties ne peuvent en être divulguées. L'exercice
propitiatoire du culte, dans le cadre du patrilignage (inzu)
sépare donc les initiés du premier degré et ceux du second
degrés en fidèles et prêtres-dieux. L'uruzingo doit faire appel
à l'uwasubiyeho et s'agenouiller devant lui lorsqu'il veut faire
une offrande à un Imandwa. Seul l'uwasubiyeho est médium,
possédé par l'esprit imploré. Ceci ressort des indications, pas
toujours fort précises, d'Arnoux et de Lacger. II semble
bien que seule la seconde initiation (ugusubira kuu ntebe) crée
un lien intime entre un prêtre confirmé et un (ou plusieurs?) Imandwa. La première initiation (kwatura) serait
dès lors J'équivalent du baptême chrétien.
Cette hiérarchie est plus complexe dans le vaudou haïtien
ou dans le cuIte dahoméen des vodun, II n'est pas nécessaire
d'avoir subi une initiation secrète pour rendre hommage aux
esprits. Le vaudou comporte trois catégories d'adhérents: la
masse des fidèles, un groupe (difficile à évaluer) d'initiés
( vodunsi) et un nombre plus restreint encore de prêtres et de
prêtresses (houngan et mambo), propriétaires des lieux sacrés
et organisateurs des cérémonies. Seuls les vodunsi entrent en
transe. Nous ne possédons aucun renseignement sur l'Initiation des houngan. Dans le kubandwa au contraire, la prêtrise
se confond avec le plein exercice de la possession. Elle
parachève la première initiation. Mais la possession elle-même
n'a jamais le caractère violent qu'elle présente en Haïti ou au
Dahomey. Les utoesubiqeho, d'autre part, opèrent dans l'enclos familial. II n'y a pas de temples dédiés aux Imandwa. Le
cuIte des vodun au Dahomey et Ie vaudou haïtien font figure
de véritables religions nationales tandis que le kubandwa est
une religion beaucoup plus fermée. Le profane (inzigo), écrit
de Lacger, est « en principe exclu de toutes les assemblées litur182

giques »51. Le kubandwa occupe dans la société rwandaise
la même place que les religions à mystères dans les sociétés
méditerranéennes à l'époque hellénistique. On comprend que
[ohanssen ait été tenté par un parallèle (assez superficiel)
avec le culte de Mithra. Le caractère fermé du kubandwa et
des mystères antiques découle de leur commune opposition,
plus ou moins avouée, au système religieux officiel qu'ils contestent d'une certaine façon. Franz Cumont a bien mis en
valeur le caractère révolutionnaire des mystères antiques d'crigine orientale. qui rompent le lien de dévotion à la Cité ou la
gens. Certes. au Rwanda le kubandwa se déroule dans le cadre
de la gens (inzu), où [a dévotion à tel ou tel Imandwa est
souvent traditionnelle, mais il n'est plus solidaire, sinon acces~
soirement, du culte des ancêtres. Objet d'une révélation historique, le kubandwa fut instauré. au moment même de sa mort,
par un héros tragique, dieu-sauveur. Une légende le présente
significativement comme le rival victorieux du roi Ruganzu, le
plus célèbre conquérant de la tradition de cour.

L'initiation: kwatura
Une société religieuse à mystères a fait de la nuit du
Rwanda son royaume. Elle ra organisé autour d'un arbre
protecteur. l'érythrine aux fleurs magnifiques. Le roi mythique
Ryangombe y mourut accidentellement au cours d'une partie
de chasse. II instaura les mystères du kubandwa au cours de
son agonie, invitant les trois castes à l'honorer. Dans le rituel
comme dans le mythe. Ryangombe est entouré d'une bande de
compagnons, les Imandwa, proches parents et serviteurs. égaIement divinisés.
51 de LACGER.

1939. I. p. 279.
183

Les sources dont nous disposons pour étudier l'initiation
sont assez riches mais parfois contradictoires et l'on soupçonne que des variations régionales existent dans le rituel.
Nous baserons essentiellement cette description sur l'important travail du père Arnoux, datant des débuts mêmes de
l'époque coloniale 52. Nous utiliserons aussi les études du
chanoine de Lacger et de Bourgeois 53, ainsi que deux textes
recueillis fort minutieusement à des fins linguistiques par
Coupez 54.
Les femmes comme les hommes peuvent se faire initier. La
cérémonie réunit les initiés appartenant au même patrilignage
(inzu). L'initiateur est choisi au sein de ce groupe de parenté
étendu 55. Désigné par la divination, il est toujours du même
sexe que le candidat qu'il est chargé d'« enfanter» ; il incarne
Ryangombe lui-même 56. Nous découperons chaque séquence
en ses composantes élémentaires, en notant les variations ou
divergences de détail selon [es auteurs. Notre commentaire
fera parfois appel à des notions étrangères au kwatura proprement dit; dans ce cas nous indiquerons la référence particulière.

1912, pp. 529-555.
de LACGER, 1939, I. pp. 276-296.
BOURGEOIS, 1956, pp. 75·97.
54 CoUPEZ, 1956.
55 MAQUET, 1954 A, p. 50.
56 COUPEZ, 1956, p. 131.
52 ARNOUX,
53

lM

1 U séquence : rituel de purification dans la hutte du postulant

Description

Commentaire

L'initiateur, qui joue le rôle de
Ryangombe. et son filleul revêtent
une peau de serval ou de léopard
(Coupez).
Selon Arnoux. Bourgeois et de
Lacqer, Ryangombe porte une peau
de mouton et une fourrure de serval.
Ryangombe est censé c: enfanter ;)
le postulant (Coupez).

Le serval rappellerait la qualité
de chasseur de Ryangombe (de
Lacger). La peau de mouton serait
par excellence l'emblème de Ryangombe (de Lacger) ; s'il fournit le
vêtement traditionnel de la caste
inférieure des Twa, qui seuls en
consomment la viande 57. le mouton
symbolise la paix 58. Les entrailles
du bélier sont utilisées dans la divination; le bélier jugé de bon' augure au cours de cette opération
est qualifié d'Imaana : sa peau est
alors réservée aux prêtres de
Ryangombe; ses os et ses entrailles
servent à la confection de charmes
magiques 59.
Le mouton est un animal portebonheur aux yeux des pasteurs;
son nom rituel (nyabuhoro) comporte le mot c: paix ;) (horo) 60.

L'initiateur - Ryangombe
arbore
une queue de lièvre au milieu du
front (ou de putois ou de mangouste. selon Bourgeois).

Dans les contes rwandais le lièvre triomphe toujours par la ruse
d'adversaires plus forts que lui 61,
Les ritualistes remettaient une queue
de lièvre au roi lors de son intronisation 62.
Symbole d'intelligence. la queue
de lièvre était l'insigne des gêné-

1954 A. p. 33.
1956. p. 296.
59 BOURGEOIS, 1956. pp. 253-254.
GO d'HERTEFELT et COUPEZ, 1964. p. 301.
61 d'HERTEFELT. 1962. p. 77.
62 d'HERTEFELT et COUPEZ, 1964, p, 312.
57

MAQUET.

58

BoURGEOIS.

18S

raux chargés de mener une guerre 63. Pour la durée des combats le
chef des opérations portait le nom
d'un ancien roi 64.
Le putois comme la mangouste
dégagent une odeur nauséabonde
qui chasse les esprits maléfiques 65.
Ryangombe porte un glaive attaché au cou et suspendu dans le dos
(Arnoux). Ou bien il le tient en
main (Bourgeois). Les Imandwa qui
J'entourent sont munis des acces..
soires particuliers de leur personnage. Tous ont la tête ceinte d'une
couronne d'herbe (momordicus [eetida) •

Ryangombe prend place sur une
chaise basse qui lui sert de trône.
Le postulant s'assied par terre à
côté de lui. On déclare au néophyte
qu'il est devenu roi : « le roi a pris
la succession» (Arnoux).
On agite des grelots. on boit
abondamment.

Cette plante dégage une odeur
désagréable qui écarte les esprits
maléfiques 66. On place une couronne de momordicus [eetide [umwisha) sur la tête des jeunes mariés,
On remarquera que la couleur blanche de sa fleur est bénéfique. symbole de joie et de fertilité.

Bourgeois estime que les grelots
ont de nouveau pour fonction d'écarter oies mauvais esprits qui pourraient s'opposer au bon déroulement
de la cérémonie. Nous avons vu
que ces esprits ne peuvent être que
des umuzimu.

1939. 2" partie. p. 17.
64 KAGAME. 1959. p. 31.
65 BOURGEOIS. 1956. p. 268.
66 BoURGEOIS. 1956. p. 276.
63

186

SANDRART.

Au milieu de la nuit Ryanqombe
asperge d'l'au blanchie au kaolin
le visage, la poitrine et le dos de
son filleul au moyen d'un goupillon d'herbes magiques.

Rite dl' purification,

Ryangombe présente à son filleul
une boisson nauséabonde faite, selon Bourgeois, dl' bière mélangée à
dl' l'urine. Selon' Coupez et Arnoux
l'amertume du breuvage provient du
fruit intanga évidé qui sert Je récipient; le candidat y boit quelques
gorgées dl' bière de banane, puis
est obligé d'y renoncer,

A la cour les devins officiels du
roi n'accédaient à leur fonction
qu'après avoir réussi à absorber un
breuvage nauséabond 67. Dans le
cadre du kwatura il faudrait dès
lors considérer ce rite comme une
épreuve manquée, soulignant la distance qui reste à parcourir au néophyte.

Ryangombe crache une partie du
breuvage sur son filleul en disant
« Jet' ai donné la paix ».

Nouvelle bénédiction (Arnoux).
Ryangombe ouvre le chemin de la
connaissance qui sera parsemé d'épreuves désagréables.

2' séquence 1 autour de l'arbre sacré (érythrine)
Llmandwa incarnant Binego, fils
fidèle de Ryangombe, chasse tous
les non-initiés qui s'étaient assemblés au-dehors de la hutte. Les
Imandwa emmènent le candidat
vers une érythrine. L'arbre sacré se
trouve à l'écart des habitations. Son
nom vulgaire est umuko, mais dans
le langage rituel on' rappelle umurinzi (Coupez).

Binego est le fils dévoué de
Ryanqombe. C'est à lui que le roi
des Imandwa doit d'avoir pu récupérer son trône menacé par un
rival.
Ryangombe mourut tragiquement
sous une érythrine. Il se réfugia
aussi 'sous la racine d'une érythrine
pour échapper à la colère dl' ses
beaux-parents (voir mythe).

Pour Bourgeois cette seconde partie de la cérémonie se déroule plus
précisément près d'un bouquet d'arbustes umuko (érythrines) et umuvumu (ficus), plantés à l'entrée de

67 d'HERTEFELT.

1962, p. 87.
187

l'enceinte domestique. Ryangombe
bénit l'érythrine au moyen de son
goupillon.
Ryangombe, assis sur une chaise
basse, tient sort filleul serré entre ses
jambes. Celui-ci est brusquement
arraché au roi des Imandwa et roué
de coups, Il est mis à nu. Les
Imandwa miment le dépeçage du
postulant terrorisé; ils utilisent en
guise de couteaux des roseaux, Ils
demandent à Ryangombe de leur
accorder tel ou tel morceau du
corps,

Mise à mort symbolique. Absorption alimentaire symbolique du
candidat.

Entraîné dans la bananeraie voisine, le candidat est couvert d'ordures (Arnoux), « sali» pal" tous
les initiés présents (de Lacger) ; il
est recouvert d'excréments (Bourgeois). Il m'a été affirmé que l'on
urine sur lui.

Le rituel est expressément destiné
à « sauver» (le néophyte) de la condition profane » : kumukiz' ubuzigo 68. Cette phase est désignée du
terme kemesero (le lavoir).

Le candidat demeure ainsi quelque temps dans un isolement complet tandis que les Imandwa boivent
près de l'érythrine où l'on a allumé
le feu de Ryanqombe,

Débarrassé de la condition profane. le postulant est encore séparé
de la société Imandwa. A la cour
un feu sacré symbolise la pérennité
de la royauté.

Au premier chant du coq les
Imandwa ramènent le néophyte près
de l'érythrine. Ils l'invitent à prononcer des paroles c qui causent de
la honte» : évoquer sa vie sexuelle
ou celle de ses parents ou, si c'est
une femme, prononcer le nom de
son beau-père - ce qui est normalement interdit (Coupez) ; selon de
Lacqer, il profère des vœux incestueux. Ainsi le néophyte c a reçu
l'Imandwa » (Coupez), il c voit les

L'affranchissement symbolique des
liens d'allégeance à la morale Familiale courante marque l'entrée
dans un nouveau groupe de parenté.
Rite d'agrégation.

68

188

d'HERTEFELT,

1962, p. Bi.

Imandwa :. 69. Il reçoit un nouveau
nom et on lui montre les membres
de sa nouvelle parenté.
Ryangombe lui apprend à mimer
le comportement des divers Imandwa et à chanter les hymnes cultuels.
Il r invite à J'imiter. On lui rappelle
la loi du secret en J'invitant à exécuter une série d'opérations impossibles.
Ryangombe et son filleul boivent
ensemble une boisson colorée en
rouge au moyen d'une herbe.
Tous les initiés font sept fois le
tour de I'arbre sacré. Puis ils éteignent le feu au moyen de leurs
pieds nus.

Pacte solennel, fraternisation.
Pacte du sang selon Arnoux. Affirmation de la fidélité absolue à
Ryangombe.
Le nombre sept est maléfique 70.
Dans ce cas il faudrait comprendre
que les initiés ont conjuré le malheur. Mais il s'agit peut-être d'une
erreur matérielle. Neuf est le nombre sacré. bénéfique. dans tous les
rites du kubandwa.

3· séquence 1 mariage mystique de l'initié et de Ryangombe
(dans la hutte du postulant)
Les Imandwa et le nouvel initié
agréé retournent dans la hutte. Ils
. le saluent du nom de c matrone ~,
nyigabura (de Lacger). Ryangombe
et son filleul vont se coucher quelques instants sur une natte. Le néophyte est c mariê œ à Ryangombe.
Bourgeois ajoute que les assistants
exécutent alors une copulation rituelle.

Hiérogamie.

Les parents des nouveaux manes
(le père et la mère) doivent n'ormalement avoir des rapports sexuels
avant la défloration de la jeune
fille, afin que J'union soit féconde.

1962. p. 84.
1956. p. 138.

69 d'HERTEFELT.

70 BoURGEOIS,

189

L'ordre des divers épisodes n'est pas absolument certain;
il apparaît comme le plus probable dans l'état actuel de nos
informations. Un repas communiel réunit quelques jours plus
tard l'initiateur et les Imandwa chez l'initié. Ryangombe et
son filleul se nourrissent affectueusement l'un l'autre en se
portant mutuellement les aliments à la bouche. La réunion
permettrait, selon Bourgeois, de procéder à une « révision :.
des mimiques rituelles de la possession, enseignées pendant la
nuit initiatique. On enseignera progressivement à l'initié le
vocabulaire secret, propre au kubandwa.

La seconde initiation: le retour au trône de Ryangombe
(Ugusubira kuu ntebe)
L'initié vient donc d'accéder au premier grade de la hiérarchie : il est uruzingo (chétif). Pour devenir uuresubiqeho,
c'est-à-dire médium confirmé, habilité à conférer l'initiation
et à personnifier Ryangombe dans ce théâtre sacré, il doit
retourner sur le siège de Ryangombe. La préparation de
cette cérémonie entraîne des frais importants. C'est pourquoi il y a infiniment plus d'uruzingo que d'uwasubyieho.
L'uruzingo déjà s'attache plus particulièrement à un Imandwa
particulier, dont le culte est ou non traditionnel dans la
famille. Nous ignorons si ce lien est confirmé solennellement
au cours de la seconde initiation, ou si, au contraire, les
prêtres peuvent incarner indifféremment tous les Imandwa.
Ou encore, si les uwasubyieho acquièrent seulement le privilège d'être Ryangombe, tandis que les utuzinqo peuvent interpréter indifféremment les rôles secondaires des autres Imandwa, Ce problème devrait être approfondi par de nouvelles
enquêtes, conduites de manière plus systématique. Il est clair
190

en tout cas que seul un uwasubyieho peut être initiateur au
nom de Ryangombe lui-même.
Cette véritable ordination comporte deux phases; la première, la plus importante, se déroule près de l'érythrine où un
feu a été allumé; la seconde a lieu dans la hutte de l'initié 71-72.
L'épisode central du rite est la préparation d'un puissant
talisman, un récipient formé de deux couvercles de panier
juxtaposés contenant de la terre et des cendres. Celles-ci proviennent des écorces que les Imandwa prélèvent sur l'arbre
sacré au cours de la cérémonie et qu'ils brûlent. En procédant
à ce travail les officiants crachent sur l'érythrine en invoquant
sa protection. La force magique de l'arbre dédié à Ryangombe
passe tout entière dans le talisman car en le remettant au
nouvel Imandwa, l'initiateur déclare : « De même que ces
couvercles étant juxtaposés, la terre n'en peut sortir. de même
les sorciers seront impuissants à te nuire. Va, garde cette
terre et qu'elle te protège. » Les Imandwa éteignent ensuite
le feu avec leurs pieds puis effectuent sept (?) fois le tour du
bosquet. Arnoux précise qu'une course rituelle se déroule dans
l'enceinte domestique lorsque l'arbre sacré s'y trouve; les bras
. étendus. chacun des Imandwa court neuf fois de la hutte aux
poteaux de l'enceinte en passant par l'arbre, tout en invoquant
la protection des Imandwa contre les umuzimu. Les initiés
insistent eux-mêmes sur l'importance du nombre neuf (qui est
bénéfique alors que le nombre sept est maléfique). Le cortège
quitte l'arbre, qu'il soit à l'intérieur ou à l'extérieur de l'enceinte, et se dirige vers la hutte dont rentrée est barrée par
Mukasa. En sa qualité de passeur d'eau, cet Imandwa exige un

71

ARNOUX,

1912, pp. 840-874.
1956. pp. 85-87.

72 BoURGEOIS.

191

paiement. La hiérogamie symbolique qui marquait la fin du
kwatura se répète dans la hutte. L'initié confirmé reçoit un
nouveau nom. Il se dirige alors vers la maison paternelle où
il s'empare de provisions et de divers objets qui tombent sous
sa main. Il offre le produit de ce pillage à I'Imandwa personnifiant Ryangombe. Il lui offre aussi un régime de bananes qu'il
va couper dans la bananeraie d'un voisin. Ryangombe s'extasie
sur sa virilité nouvelle : Yutuzinqo, qui était assimilé à un
enfant, a prouvé qu'il a grandi.
Culte et sacrifice
L'initié ainsi confirmé peut à présent jouer le rôle de Ryangombe au cours des sacrifices bovins offerts au dieu par un
fidèle lorsqu'une prière a été exaucée. Deux informateurs de
Coupez nous apportent ici de nouvelles précisions 73. La
vache est mise à mort et dépecée selon un cérémonial précis.
Ryangombe la menace d'abord sept fois (neuf fois selon un
second informateur qui insiste sur ce nombre) en brandissant
sa hache. Ensuite un assistant exécute la bête au nom du dieu
et la découpe selon un procédé singulier : « découper rituellement, dit D. Mazina, cela consiste à prendre de toutes les viandes, en coupant chaque fois un tout petit morceau ». On les
enfile sur une ficelle. Ryangombe s'attache ces ligatures de
viande aux coudes et aux deux petits doigts. Affublé de ces
dépouilles il va effectuer une étrange course rituelle. On remet
la peau sur le dos et le crâne de l'animal dépecé qui, selon les
propres termes de R. Ntuuro « devient comme une vache
vivante ». Imité par les Imandwa présents, Ryangombe parcourt neuf fois le trajet de rentrée de l'enclos à rentrée de la
73

192

COUPEZ,

1956, pp. 137-151.

maison en marchant au passage sur la peau étendue dans l'axe
du parcours. Puis un mouton vivant est amené sous la peau;
lorsqu'il se dégage. il symbolise expressément « la résurrection
des choses ». Les Imandwa participent enfin avec Ryangombe
à un festin. Les membres de cette famille (s'agit-il de l'ensemble des initiés du patrilignage 1) qui n'assistent pas à la cérémonie doivent recevoir ultérieurement un petit morceau des
« viandes rituelles »; tout au moins sont-ils tous tenus de
toucher de la langue la viande du sacrifice sans quoi les
esprits des défunts les tueraient. On dépose les cornes de
l'animal sacrifié à rentrée de la maison; on les asperge d'eau
blanchie au kaolin et on plante des herbes sacrées près de
cet autel.
Arnoux décrit se sacrifice avec de légères variantes H.
Ryangombe est assisté de son fils Binego, qui joue un rôle
important dans le mythe. Tous deux se passent des ligatures
de viande aux bras (coudes 1), à l'annulaire et à l'auriculaire
de chaque main. La tête de l'animal. qui est mise à part,
interviendra dans un rite qui se déroule le lendemain; la
colonne vertébrale et les pattes arrière sont recouvertes de
la peau. Binego monte à neuf reprises sur la peau qu'il par- court lentement sur toute sa longueur. Ce rite s'accompagne
chaque fois de déambulations dans la cour. Binego se dirige
d'abord vers l'autel consacré à l'ancêtre; revenant sur ses
pas. il va toucher les arbres plantés à l'entrée de l'enceinte.
Ryanqombe, puis l'homme qui offre le sacrifice, effectuent le
même parcours. Ryangombe et Binego mangent leur part à
l'écart des autres, dans une hutte dont l'entrée a été masquée
par des nattes. Après le repas l'organisateur du sacrifice
offre un mouton à Ryangombe. Cette première bête est refuH

ARNOUX,

1913, pp. 123-134.
193

sée; une seconde est agreee. Ryangombe renverse l'animal
et le recouvre de la peau de vache. Lorsque le mouton, résigné, ne bouge plus, on verse sur lui le contenu d'une cruche
d'eau froide. Il se redresse et on le débarrasse de son linceul.
On proclame: « Il est ressuscité, nous l'avons rendu à la
vie .:.

Le lendemain ou le surlendemain, se déroule le rite de
« l'enfantement des cornes ». Les cornes de l'animal sacrifié
sont placées dans un trou creusé près de la maison. A neuf
reprises Ryangombe les arrose d'eau blanchie au kaolin. Il les
« enfante ». Les cornes. fixées dans une épaisse couche de
bouse « vieilliront », témoignant de la bonté de Ryangombe.

Commentaire

1. La première initiation (kwatura) est une nouvelle naissance, conçue comme une intronisation et un mariage mystique
avec le roi Ryangombe, au terme d'une mise à mort rituelle
et une absorption alimentaire symbolique de la personnalité
ancienne. L'initié est intégré à une nouvelle famille, à une
société onirique. Il est à la fois l'enfant et la nouvelle épouse
de Ryangombe. Il a désormais accès à lui, il est placé sous sa
protection. Le rituel de rupture se marque notamment à ce
stade par la négation des règles de pudeur familiale, qui sont
particulièrement strictes au Rwanda.
2. L'accession à Ia prêtrise (second degré initiatique) est
un détachement plus accusé de la société profane. L'enfant a
grandi, il a mûri. Lorsqu'il quitte l'érythrine pour retourner
dans la hutte, il jouit d'une totale immunité, il a changé de
personnalité. Et cette métamorphose se répétera chaque fois
qu'il interprétera le rôle d'un Imandwa au cours des rites.
194

Il a reçu un talisman puissant. Il est devenu fort, indépendant.
Le nouvel Imandwa affirme cette indépendance et la seule
allégeance à Ryangombe en s'emparant dans la maison paternelle de tout ce qui lui tombe sous la main, en offrant ce butin
au dieu-roi, Cette action souligne de manière particulièrement
forte la rupture symbolique de toute dépendance familiale
profane, si l'on songe à l'ampleur de l'autorité paternelle au
Rwanda. Tout lien de vassalité ou de dépendance, conçu égale~
ment sur [e modèle de la relation père-fils, est ainsi renié.
Au cours du même rituel, l'initié va voler un régime de bananes
et les Imandwa, ses pairs. s'extasient alors sur sa « virilité :t,
qualité fondamentale des membres de l'association. Les noms
que reçoivent de Ryangombe les initiés du second degré, après
la confirmation du mariage mystique, sont particulièrement
suggestifs: celui qui a volé sa mère, qui brise l'os, le petit qui
brise la marmite, le petit qui brise la pierre. vous aimez à dérober, etc." 5 ; on trouve aussi dans cette liste. mais naturellement
par antiphrase, l'expression « j'aime les Tuutsi ».
La prise de possession d'un royaume mystique est clairement établie: le jour de l'accession à la prêtrise. Ryangombe
dit au nouvel Imandwa-à-part-entière, en lui montrant le pays:
« Où que tu ailles, sache que tu es chez toi dans ce royaume;
qui donc t'empêchera de kubandwa, qui donc t'empêchera de
voler, qui donc s'opposera à tes desseins 76. » Faut-il souligner
que les Imandwa ne constituent nullement une association de
malfaiteurs. Tout ceci est de J'ordre du rêve et encore ce rêve
ne trouve-t-il qu'un commencement de réalisation au cours de
la possession; la tension vers l'autonomie, l'indépendance, la
survirilité s'affirme plutôt au niveau du langage qu'au niveau

75

ARNOUX,

.6 ARNOUX.

1912, pp. 870.871.
1912, pp. 871-872.
195

des actes. Le monde des Imandwa est indépendant de la
société profane; l'univers mythique se construit sur une
négation de celle-ci.
Le rituel de confirmation est suivi par une curieuse démonstration dimmunité. On voit alors les Imandwa organiser une
quête rituelle à laquelle personne jadis n'osait se dérober. J'ai
assisté en 1949 à ce pillage rituel sur la colline de Gitusa, dans
le Territoire de Kibungu. Dans une enceinte domestique hutu,
une foule nombreuse danse et chante. A rentrée de la hutte.
cinq Imandwa, deux hommes et trois femmes, tous hutu. se
tiennent assis sur des chaises basses. Ils ont le visage barbouillé de terre blanche; au milieu du front ils portent tous
une queue de lièvre. Une écharpe de feuilles de bananier leur
ceint le buste. Ils ont revêtu des peaux de serval. Les chevilles
des femmes sont chargées de fils de cuivre. Chaque
Imandwa tient en main un roseau, un glaive et des feuilles
d'érythrine. Le maître de la maison apporte à boire et à manger
aux dieux; ceux-ci se servent l'un l'autre avec sollicitude.
Des femmes dansent devant eux. De temps en temps les
Imandwa dansent aussi. Après que les Imandwa ont bu,
la calebasse fait [e tour de rassemblée. Bientôt les cinq
Imandwa abandonnent les lieux. Suivis de la foule des fidèles,
ils se dirigent vers la hutte voisine, dont ils prennent possession. L'un d'eux s'assied sur une chaise basse à rentrée de la
maison. Un second Imandwa vient s'asseoir sur ses genoux,
un troisième prend place sur les genoux du précédent et ainsi
de suite. Ils se tiennent tous fortement serrés l'un contre
l'autre. Cette espèce de grappe humaine. assise sur le trône de
Ryanqombe, esquisse alors un mouvement lent et continu
d'avant en arrière, en mugissant. Une jeune femme occupe la
dernière place dans cette masse compacte. Elle serre dans ses
bras une énorme calebasse. Le groupe se disloque soudain,
196

après avoir mugi pendant quelques secondes. et les officiants
font irruption dans la hutte. Ils y pénètrent en dansant. s'emparent de la nourriture. Ils sont sacrés et personne ne peut s'opposer à leurs menus larcins. Cette quête rituelle se déroulait.
semble-t-il, en l'honneur de la jeune femme à la calebasse qui
venait de se « rasseoir» sur le trône de Ryangombe. Tous les
Imandwa portaient le costume caractéristique de cette cérémonie : des écharpes de feuilles de bananier 71, La façon affectueuse de s'asseoir sur les genoux les uns des autres est un
comportement typique des Imandwa qui barattent ainsi symboliquement le lait. L'un des informateurs de Coupez décrit cette
attitude: la femme s'assied sur les genoux de son mari et les
enfants ensuite sur les genoux de celle-ci dans l'ordre d'aînesse; mais la femme peut aussi occuper la première place. si
c'est elle qui organise [a cérémonie. Le mouvement collectif
d'oscillation d'avant en arrière imite le barattage du lait. ce qui
explique que notre jeune femme tenait une calebasse en
mains 78.
3. L'arbre sacré joue un rôle central dans ces rituels initiatiques. Le talisman assurant la protection de l'Imandwa
confirmé est fait de la cendre de ses écorces. L'arbre est
invoqué comme Ryangombe lui-même. Le rite est homologue
au mythe sur ce point. L'érythrine intervient à deux moments
décisifs du récit. Dans la première partie, le roi des Imandwa
se réfugie sous la racine de cet arbre pour échapper à la colère
de ses beaux-parents après un mariage forcé 19. A ce moment
il est dit « protégé contre les inzigo :. (non-initiés. ennemis).
C'est aussi une érythrine qui accueillera le corps du héros
1912. p. 841.
78 CoUPEZ, 1956, p. 149.
79 ARNOUX, 1913. p. 757.
11

ARNOUX,

197

agonisant, à la fin du récit. C'est près de cet arbre qu'il
instaure les mystères du kubandwa.
Les propriétés magiques de l'arbre de Ryangombe sont
utilisées dans d'autres contextes rituels. On brûle du bois
d'érythrine pour purifier les huttes funéraires souillées par la
mort. Le bois d'érythrine sert à tailler des auges de divination.
Ses feuilles servent de mouchoir aux femmes enceintes qui ont
assisté à un enterrement 80. Des pots en bois d'érythrine interviennent à plusieurs reprises dans le rituel royal. D'Hertefelt
et Coupez estiment que la valorisation religieuse de l'érythrine
« se base peut-être sur le fait que c'était le seul arbre dont les
phases de renouvellement sont clairement perceptibles: l'érythrine perd ses feuilles et pousse alors des fleurs d'un rouge
éclatant qui mettent une couleur vive dans le paysage, par
ailleurs terne et uniforme ». 81.
4. Le sacrifice propre au rituel du kubandwa appelle une
élucidation. Quelle est la signification de cette étrange déambulation qu'effectue Ryangombe paré de ligatures de viande
provenant de l'animal qu'il est censé avoir abattu? Deux sources distinctes, Arnoux et Coupez, nous apprennent que le
bovin sacrifié meurt pour renaître, tandis que les Imandwa
communient rituellement en absorbant sa chair.
Nous trouvons peut-être l'équivalent de ce rite vivifiant
dans la liturgie dramatique de régénération que le roi du
Rwanda et la reine-mère accomplissaient à la cour, en certaines
circonstances mal précisées. Les deux souverains y paraissaient ligotés. On immolait un taureau et une vache auxquels le
roi et la reine s'identifiaient : ils montaient sur les flancs des

80 BOURGEOIS,

1956, p. 275.

81 d'HERTEFELT et COUPEZ,

198

1964, p. 282.

animaux sacrifiés et on les inondait de sang tandis que les
devins les chargeaient de tous les crimes commis dans le
royaume. Ils sont ainsi offerts symboliquement comme victimes
expiatoires aux umuzimu de la famille royale. Les souverains
sont ensuite conduits dans un souterrain à deux issues comme
s'ils étaient dépêchés dans l'au-delà. Mais ils ressuscitent
bientôt. Le roi est ramené à la vie par un taurillon qui le tire
du souterrain au moyen d'une corde. Un bélier ramène la
reine-mère à la vie de la même façon. Les deux animaux sont
qualifiés d'instruments dImaana 82.
Il existe évidemment des différences entre les deux rites
de régénération. Ryangombe monte sur la dépouille de l'animal
affublé de ligatures de viande. Il marche librement tandis que
le roi du Rwanda, aspergé de sang sacrificiel, est ligoté. Dans
les deux cas cependant on aperçoit que les protagonistes
royaux sont identifiés à l'animal mis à mort au cours d'un rite
de résurrection conférant une vitalité renforcée. Le mythe présente Ryangombe comme un héros tragique qui rencontre la
mort et la surmonte avant de mourir encorné par un buffle;
il annonce sa résurrection dans un paradis de loisirs où il
invite tous ceux qui lui rendront hommage à le rejoindre. Le
kubandwa est une religion de salut. sur terre et dans l'audelà, révélée par un roi-sauveur. Si l'initiation - mort et
rësurrection symboliques - confère le salut dans l' au-delà.
le sacrifice - qui est en un sens mort et résurrection de Ryan~
gombe lui-même - renforce la vie hic et nunc. On comprend
dès lors que les cornes de l'animal sacrifié plantées près de la
maison soient « enfantées» par Ryangombe, qu'elles apportent
leur protection en « vieillissant ». On notera aussi que la pro~

82

de LACGER, 1939, I. pp. 208-214.

199

pre mère de Ryangombe a rejoint son fils sur le volcan Karisimbi en prenant la forme d'une vache blanche 83.
Le thème de la mort et de la « résurrection des choses »
marque donc de sa forte empreinte le rituel comme le mythe.
On verra cependant qu'une infime partie de la pensée mythique complexe dont se nourrit la geste de Ryangombe transparait dans l'ensemble de ces rituels de revitalisation.

83 AR~OUX,

200

1912, p. 293.

Chapitre IV

La geste de Ryangombe
Analyse synchronique

Ryangombe et le roi Ruganzu Ndoori
La geste de Ryangombe, considérée en elle-même, échappe
à l'histoire du Rwanda. Aucun souverain connu n'y figure. Des
ancêtres de Ryangombe on ne connaît que son père Babinga,
qui fut roi des Imandwa avant lui. Lui-même vit avec son fils,
qui est parfois présenté comme son successeur. Le temps se
réduit à trois générations. Il est comme immobilisé dans les
limites d'une famille étendue vivant en vase clos avec ses
serviteurs.
Un récit pseudo-historique fait état cependant d'une rencontre de Ryangombe et du roi Ruganzu Ndoori. le fondateur
de la troisième dynastie, originaire du Karagwe. Il est possible
que ce synchronisme indique que le culte du kubandwa a
commencé à se répandre au Rwanda à la faveur des remous
que provoqua la conquête du pays par un prince étranger.
Mais Ryangombe affronte victorieusement le grand conquérant. Il n'est pas de ses compagnons. Il vit en dehors de
l'histoire.
Coupez et Kamanzi ont récolté le récit intégral de cette
célèbre rencontre 1. Au cours d'une partie de chasse, deux
compagnons de Ryangombe avertissent leur maître qu'un
1 COUPEZ et KAMANZI,

1962, texte n° 13.

201

homme puissant s'est emparé de l'animal que leurs chiens
venaient de capturer, Ryangombe affronte cet homme, qui
n'est autre que le roi Ruganzu, et lui demande qui il est, Ils se
présentent l'un à l'autre en déclinant avec emphase leurs
titres. Ryangombe dit notamment: « Je suis le Gris, fils du
Défenseur du Tambour » et encore : « Je suis le fils de
Rugina ». Dans une note Coupez et Kamanzi indiquent que le
Gris est un nom de taureau; quant à Rugina il s'agit d'un
nom fictif dont le sens nous échappe. Ruganzu se fâche devant
l'insolence de Ryangombe. Mais celui-ci réplique par un acte
de souveraineté magique. Il frappe le sol d'une longue épée;
le vent et la pluie s'abattent sur les guerriers de Ruganzu.
Le soleil continue à luire à J'endroit où se trouve Ryangombe,
alors que l'obscurité enveloppe Ruganzu et les siens. Ryan~
gombe ensorcelle les armes des guerriers du roi, qui lui demande
de revenir. Ryangombe accomplit d'autres prodiges : il s'enfonce dans une terre en friche, il passe à travers un arbre.
Enfin il accepte de discuter avec Ruganzu. Il le délivre des
fléaux qu'il [ul a infligés mais exige le payement de cinq
vaches. Il accomplit ici un rite semblable à celui que nous
avons décrit sous la rubrique culte et sacrifice. Il dépèce les
bêtes, se couvre de leurs chairs, répand le contenu de leur
estomac et grimpe sur les restes. Ruganzu lui donne encore
six vaches, restitue le gibier qui appartenait au chef des
Imandwa et le soleil réapparaît enfin.
Ruganzu demande à Ryangombe de consulter les esprits
pour lui et lui promet « Nyanguge » et « Nyanztra » afin
que Ryangombe puisse disposer de nombreuses épouses.
Grâce aux indications de Ryangombe, Ruganzu réussit à vaincre le roi hutu Nzira, qui régnait sur le Bugara.
Ce récit est un appendice pseudo-historique, étranger à la
structure du mythe. Il affirme l'autonomie du roi des Imandwa
202

et sa supériorité maqico-reliqieuse sur la royauté sacrée ellemême. Dans une variante, résumée par un compagnon de l'ancien roi Musinga nommé Rukemanpuzi, la supériorité de
Ruganzu est au contraire proclamée; Ryangombe y apparaît
comme l'ennemi de Ruganzu qui le supprime purement et simplement. Voici [a traduction littérale de ce récit abrégé égale~
ment, recueilli par Coupez et Kamanzi : « II (Ryangombe) a
attaqué Ruganzu. C'était un ensorceleur redoutable. Ruganzu
se montre plus malin que lui en lui mariant sa fille appelée
Nyanzige. Au moment où Ryangombe se réjouit d'être le
gendre du roi, on l'attaque et on le tue 2. » II est évident que la
version précédente reflète le point de vue des initiés, tandis
que la variante proposée par Rukemanpuzi exprime le point
de vue opposé de la cour. Leur dénominateur commun siqnificatif est l'antagonisme du souverain régnant et du « roi des
Imandwa ». Rukemanpuzi fait d'ailleurs expressément de
Ryangombe un étranger, un Hinda, venu de l'Ankole. Nous
traiterons séparément le problème des origines et le problème
structurel qui nous requiert d'abord.

Les quatre versions du mythe
Dans le recueil intitulé « textes historiques » Coupez et
Kamanzi publient encore, sous une forme réduite, le mythe de
Ryangombe proprement dit 3. C'est la dernière version en date
(1962). La première, qui demeure la plus complète, fut publiée
en 19 I3 par Arnoux 4, la seconde par Johanssen en 1925 5, la
et KAMANZI, étude en préparation.
et KAMANZI, 1962, récit n° 15.
4 ARNOUX, 1913, pp. 754-774.
5 JOHANSSEN, 1925, pp. 14-25.
2 COUPEZ

3 COUPEZ

203

troisième en 1933 par Pagès 6. Elles sont remarquablement
concordantes. Les variations elles-mêmes éclairent le sens du
message mythique.
A. Version Coupez-Kamanzl (résumé)
Nyira-Ryangombe mit au monde deux enfants : Ryangombe et Mpuumutumucuni. Devenus adultes. ils se mirent à
jouer au jeu de hasard iqisoro. Ryangombe y perd toutes ses
vaches. tous ses biens. Devenu pauvre. il part consulter les
esprits en un lieu célèbre pour la divination. Pour payer les
honoraires, il taille, polit et décore à la flamme huit bâtonnets.
Arrivé sur la colline, il rencontre huit enfants qui gardent des
vaches. Ils lui demandent ses bâtonnets et consultent les
esprits; ils lui donnent les consignes suivantes : à la tombée
de la nuit, tu arriveras à un enclos où se trouve une jeune
fille; parmi les vaches qui rentrent dans l'enclos, tu apercevras
une vache blanche; demande l'hospitalité pour la nuit et exige
qu'on te serve à boire du lait de cette vache et de nulle autre.
Exige que la jeune fille t'offre le lait à l'endroit où l'on prépare
ton lit. Tu cracheras le lait sur elle et ainsi tu I'auras épousée.
(Ce rite constitue en effet le moment le plus important de toute
cérémonie de mariage.) Cette jeune fille te donnera un enfant
qui vaincra ton frère et te ramènera ton bétail.
Les choses se passent ainsi. Ryangombe demeure quatre
jours chez ses beaux-frères. II retourne chez lui et se remet à
jouer à l'igisoro avec son frère. II perd toujours. il ne lui reste
plus que ses pipes.

6

204

PAGÈS,

1933, pp. 361-362 et 626-634.

Sa femme met au monde un enfant extraordinaire qui parle
en naissant, exige la lance que Ryangombe avait Iaissêe, insulte
son oncle maternel. ses grands-parents maternels. Agé d'un
mois à peine, il les tue, ainsi que des lions et des léopards. Il
ordonne à sa mère de le suivre chez son père. En route, il
tue encore un Hutu dans sa bananeraie et un homme qui travaillait aux champs. Il arrive chez Ryangombe qu'il trouve
jouant à l'igisoro avec Mpuumutumucuni. Il raide de ses conseils et Ryangombe réussit enfin à vaincre son adversaire. Il
tue d'un coup de lance son oncle paternel. Il se présente alors
à son père: « Je suis Binego, ton fils, et voici ma mère qui
s'appelle Nyirakajumba. Ryangombe le présente à son tour à
sa propre mère. Ryangombe s'enrichit et mène une existence
paisible.
Nyira-Ryangombe tente un jour d'empêcher son fils de
partir à la chasse, Elle accomplit un geste magique d'interdiction: elle dépose sa ceinture au travers de rentrée de l'enclos. Mais Ryangombe passe outre, se moque des racontars de
sa mère, En brousse, il voit un prodige : une rivière qui
coule à la fois vers l'amont et I'aval, Lorsqu'il met le pied
dans l'eau, elle se change en sang. Il rencontre un buffle mâle.
L'animal fonce sur lui et enfonce sa corne à hauteur du sein.
L'animal furieux le tient suspendu au bout de sa corne. Les
compagnons de Ryangombe s'enfuient. Ryangombe s'adresse
alors aux arbres; mais aucun arbre ne veut le prendre. Le
buffle le jette dans une érythrine que Ryangombe venait d'appeler à raide. Le héros se cramponne à l'arbre. Avant d'expirer
il confie à Inkonjo le message suivant : « Va annoncer ma
mort à ma mère Nyira-Ryangombe; dis-lui : il a refusé de
t'obéir; que l'enfant qui refuse d'obéir à son père obéisse au
grillon (expression proverbiale : vagabonder après avoir été
chassé du domicile paternel - note des traducteurs). Nous
205

finirons par nous retrouver aux volcans de Ngendo; c'est là
que les défunts se retrouvent, nous nous y retrouverons. En
tout cas, il a refusé de t'obéir et il en a subi les conséquences. »
Commentaire (relations de parenté)
Cette version, la dernière recueillie, est la plus simple. Elle
semble se dérouler entièrement sur un plan familial. Ryangombe est vaincu au jeu par son frère utérin. Il est sauvé par
son fils. Celui-ci tue ses parents maternels, sauf sa mère, dont
le rôle est passif. Binego magnifie la relation père-fils (il
venge son père) par opposition aux liens maternels qu'il renie,
détruit sauvagement. Rival de son frère utérin. Ryangombe
doit le salut à un fils. Mais il meurt tragiquement car il n'a pas
tenu compte d'une interdiction solennelle de sa mère. Le fils
et le père luttent chacun à sa manière (par les armes ou le jeu)
contre leurs propres parents maternels.
Par deux fois Ryangombe transgresse les règles de la vie
sociale. La première fois son inconvenance même lui assure le
salut: il abuse des lois de l'hospitalité, s'arroge de force une
épouse. Binego parachève de manière radicale cette incorrection : il tue ses parents maternels, c'est-à-dire les alliés auxquels son père s'était imposé. Ni l'un ni l'autre n'en seront
punis, au contraire. Binego justifie son bon droit en proclamant
sa volonté de retrouver son père : « Je sais où il se trouve.
C'est mon père; le géniteur a la préséance dans l'Llrioende
(nous soulignons). Toute personne qui porte le nom d'enfant
respecte son père et surtout le fils a coutume d'aimer d'abord
son père. C'est dans les traditions rwanda, c'est ainsi qu'on
fait 1. »

7 CoUPEZ,

1962, p. 267.

206

--

Malgré leur outrance, Ryangombe et Binego restent donc
jusqu'ici en quelque sorte dans les normes. Ryangombe a
épousé la jeune fille en forçant son consentement et celui de
ses parents, mais il applique le rituel adéquat (cracher du lait).
Binego proclame par son comportement (également excessif)
une règle fondamentale de la vie sociale: la prééminence du
père sur l'oncle maternel, la règle de la patrilinéarité. Mais en
désobéissant à sa mère, Ryangombe commet réellement une
faute, sans rémission ni justification. La conclusion moralisatrice du récit laisse clairement entendre que la mort est la
conséquence directe de cette outrance. II est clair cependant
- les autres versions nous le montreront - que le mythe
n'est pas une fable morale. Tout au plus le récit exalte-t-il
un certain nombre de valeurs au détriment d'autres dans le
système des relations familiales. Les relations père-fils (Ryangombe-Binego) et mère-fils (Ryangombe et Nyira-Ryangombe) sont seules retenues comme significatives. EIles sont
déterminantes respectivement dans la première et la seconde
partie du récit. Binego en tant que fils est exemplaire, même et
surtout lorsqu'il insulte et tue sans raison ses oncles maternels.
S'il parle le jour même de sa naissance c'est pour réclamer la
lance que son père a laissée. II est né sous le signe du père.
La seule passion positive de cet être violent est l'amour filial.
Sa conduite excessive est guidée par un sentiment de frustration : il vit dans une famille qui n'est pas la sienne, il est
pressé d'en sortir par tous les moyens (il croît à une vitesse
vertigineuse). Sa biographie n'est qu'une tension vers le père.
II a une mission à accomplir. II est le fils sauveur.
Le thème maternel se profile déjà dans cette première
partie. Binego part avec sa mère pour rejoindre son père qui,
lui-même, vit avec Nyira-Ryangombe. Ce thème envahit toute
la seconde partie. Alors que la relation père-fils s'est pleine207

ment réalisée (Ryangombe et Binego vivent heureux ensemble)
l'harmonie entre Ryangombe et sa mère se brise brusquement.
Le dénouement est tragique.
Les deux relations familiales fondamentales - celle qui
unit le fils au père d'une part, à la mère d'autre part - nous
sont donc présentées en opposition à travers deux héros successifs. Binego d'abord séparé de son père le rejoint, vole à
son secours, s'associe à lui, le sauve du désastre. II a été conçu
d'ailleurs pour être le sauveur de son père. suivant les recommandations de jeunes devins. Ryangombe au contraire se
sépare de sa mère par caprice. malgré une interdiction formelle
et solennelle. Il se perd.
On observera que ces situations ne correspondent nullement à la réalité culturelle. Elles l'inversent plutôt. II est
anormal dans la société patriarcale rwandaise qu'un père
abandonne son fils chez ses parents maternels avant même sa
naissance. II est anormal que le mariage soit matrilocal. II est
anormal que l'on épouse une femme par surprise, la violentant
chez ses parents mêmes. II est anormal que l'on ne s'acquitte
pas du paiement de la dot. En outre - et contrairement au
tableau mythique - la relation père-fils est toujours empreinte
de rigidité. Le père exerce une autorité absolue sur son fils
durant toute sa vie. II avait même le pouvoir de châtier son fils
marié en s'appropriant pendant quelque temps sa bru. En
revanche l'affection et le respect du fils pour sa mère étaient
sans ombrage. Nous avons montré ailleurs comment la relation
mère-fils constituait, en antithèse de la relation père-fils, le
modèle même du couple royal 8.

8

208

de HEUSCH, 1958.

Pour saisir Ia signification de cette inversion, il faut appréhender les autres niveaux du mythe, qui se dévoileront suceessivement avec une clarté accrue dans les autres versions.

B. Version Arnoux (résumé)
Comparons le texte incomplet de la version Coupez à la
version la plus anciennement recueillie au Rwanda, celle du
Père Arnoux 9. Le mythe ne se présente pas ici comme un
exposé continu. II se compose de trois « umugani ~. Ce genre
littéraire comporte selon Vansina « les récits non historiques et
les proverbes »10. II faudrait plus exactement désigner la
première catégorie, à laquelle se rattache notre propos (récits
non historiques), du terme contes ou fables, comme le propose
d'Hertefelt u. Encore que ces expressions ne soient valables
que dans une perspective profane. Les récits « non historiques » concernant les Imandwa sont évidemment pris au
sérieux par les initiés. Coupez présente d'ailleurs sa version
dans un recueil intitulé « Récits historiques ».
Les umugani relatifs à Ryangombe méritent d'être considérés comme des fragments d'un seul mythe. Arnoux fournit
les textes intégraux de six umugani en traduction française.
- II intitule respectivement les deux premiers « Comment Ryangombe devint roi des Imandwa » et « Dernière chasse et mort
de Ryangombe ~. Le troisième umugani décrit la jeunesse de
la mère du héros, avant sa naissance; il devrait normalement
précéder les deux récits concernant directement Ryangombe.
Les trois autres umugani sont étrangers au mythe de Ryan1913. pp. 754-774.
1962, p. 36.
11 d'HERTEFELT, 1962, p. 77.

9 ARNOUX.

10 VANSINA,

209

gombe proprement dit. Deux d'entre eux traitent respectivement des Imandwa Mukasa et Kagoro; le dernier s'intitule
« Le lièvre refuse de (faire le) kubandwa ».

La fixité de ces récits paraît assez remarquable puisque
Arnoux fit appel successivement à trois informateurs de
régions différentes et constata que « leur texte a été si parfaitement un que je n'ai pu y découvrir que quelques variantes
insignifiantes ».

Premier umugani
lmandwa

comment Ryangombe devint roi des

Babinga ba Nkundo, roi des Imandwa, meurt et son fils
Ryangombe lui succède, Mpumutimutsuni, l'un des « suivants » préférés de Babinga, lui conteste cet honneur et les
deux rivaux décident de jouer au trictrac (igisoro) la royauté
vacante. Mpumutimutsuni gagne la partie, Ryangombe part
chasser; il tue un chat-tigre dont iol revêt la peau. Sur une
colline voisine, il rencontre de jeunes bergers au milieu de
leurs troupeaux. II leur demande de consulter le sort. Les
jeunes gens lui prédisent de gros ennuis, mais il sera sauvé
par la peau de chat-tigre. Les devins lui recommandent d'offrir
la peau à la première jeune fille qu'il rencontrera, Nylrakazumba. Elle lui donnera un enfant qui s'appellera Binego. Elle
trouvera la peau belle et Ryangombe la lui laissera à condition
qu'elle lui offre l'hospitalité dans la maison de ses parents.
Les petits devins lui donnent des consignes précises que Ryangombe suivra très scrupuleusement.
II rencontre effectivement Nyirakazumba et les choses se
passent comme prévu. II jette la peau de chat-tigre sur les
épaules de la jeune fille; il est accueilli d'abord avec une
certaine méfiance par ses parents; ils veulent le loger dans
210

la partie la plus basse de l'enceinte; mais il exige la partie la
plus haute; il exige aussi que la nourriture qu'on lui offre
soit présentée par la jeune fille même. Elle lui apporte successivement du lait d'une vache noire et d'une vache rousse, qu'il
refuse. Il ne consent à boire que le lait d'une vache blanche
allaitant un veau blanc, comme les devins le lui ont enjoint.
Il crache une gorgée sur la jeune fille (rite essentiel du
mariage) et proclame qu'il ra épousée. Ryangombe, poursuivi
par le père de Nyirakazumba, se réfugie dans les racines d'une
érythrine. Il retourne en paix auprès de sa femme. Il convoque
la famille le lendemain, révèle son identité et exige que le fils
qui naîtra de lui soit appelé Binego.
Ryangombe s'en va et Binego grandit extraordinairement
vite. Il garde bientôt les jeunes bêtes de son oncle maternel.
Mais le premier soir, il tue une génisse. On lui confie alors
les vaches et les taureaux; il tue de sa lance une vache et
son veau. L'oncle maudit le père de Binego : « A quel vagabond avons-nous donc affaire? De quelle race est celui qui
t'a engendré? Que tous les malheurs s'abattent sur lui. :.
Binego venge l'outrage en tuant l'oncle. Il part avec sa
mère. Ils marchent longtemps. Ils rencontrent une femme avec
son enfant. Binego veut le prendre dans ses bras; la femme
refuse; Binego tue l'enfant. Ils marchent longtemps encore;
il tue un Hutu qui refusait de lui indiquer le chemin qui mène
à Ryangombe. Binego et sa mère se remettent en route et,
pour le même motif. le fils de Ryangombe tue un second Hutu.
Ils arrivent enfin chez Nyiraryangombe, la mère du roi des
Imandwa mais ne révèlent pas leur identité. Celle-ci apprend à
Binego que Mpumutimutsuni coupera dans quelques instants
1'« isunzu la ubugabe » de Ryangombe parce qu'il ra vaincu au
jeu d'igisoro. Elle pleure. Binego rejoint son père au moment
211

où celui-ci engage la deuxième partie. Il aide Ryangombe de
ses conseils. Le rival vaincu est furieux. Binego le tue de sa
lance en proclamant son nom. Ryangombe reconnaît son fils. Il
le salue et le désigne comme son futur successeur. (<< Tu commanderas les enfants miens »). « Voilà, conclut le récit,
comment Ryangombe devint roi des Imandwa. »

Deuxième umugani : dernière chasse et mort de Ryangombe
Ryangombe chasse avec les siens. Un matin, après avoir
accroché les grelots au cou des chiens, Ryangombe s'apprête à
partir, lorsque sa mère lui demande de remettre son projet au
lendemain. Elle a fait un cauchemar, elle a rêvé d'une petite
bête dont la queue était dépourvue de poils, d'un animal de
couleur noire, d'un ruisseau qui coule dans plusieurs directions
à la fois, d'une femme sans seins portant un enfant sans le
secours d'un sac. Pour empêcher son fils de partir, elle dépose
sa ceinture dans la cour d'entrée. Soucieux d'éviter la colère de
sa mère, Ryangombe s'assure la complicité d'une épouse. Il
s'abaisse à reconnaître d'anciens torts envers elle et lui confie
son insigne royal (<< [e panache du généralat », traduit
Arnoux: il s'agit évidemment du fameux « isunzu la ubugabe »
dont il fut question au cours du récit précédent, la queue de
lièvre). Ils conviennent d'un stratagème: cet objet constituera,
aux yeux de la mère, la preuve que son fils n'a pas quitté
r enclos. Ryangombe quitte la maison en silence, dépouillant les
chiens de leurs grelots. A trois reprises, Nyiraryangombe,
dévorée d'inquiétude, demande des nouvelles de son fils à sa
belle-fille. Celle-ci ment comme Ryangombe le lui a recommandé, lui montrant la queue de lièvre.
Ryangombe chasse en compagnie d'un serviteur; ils lèvent
d'abord un lièvre sans queue, puis une hyène de couleur noire;
212

ils traversent une rivière coulant dans plusieurs directions. Ils
pénètrent loin dans la forêt, ils y tuent de nombreuses bêtes.
Au matin, le compagnon de Ryangombe est abordé par une
femme sans seins qui porte fort curieusement un enfant sans
raide du sac habituel. Elle lui demande le nom du propriétaire
des chiens. Le serviteur ment à plusieurs reprises en citant
divers Imandwa. Mais la femme rétorque chaque fois qu'elle
connaît les chiens de ces personnages. Finalement le serviteur
finit par reconnaître que les chiens appartiennent à Ryan~
gombe. La femme dit alors : « C'est lui que je voulais. :t
Ryangombe se trouvait dans une maison voisine; il sort en
entendant prononcer son nom. La femme lui demande un sac
pour porter son enfant. Ryangombe lui apporte successivement
une peau de léopard et de divers autres animaux, que la femme
refuse. Elle exige une peau de « qui saigne la viande :t.
(Arnoux, se fondant sur la suite du récit, suppose qu'il s'agit
d'un buffle). Ryangombe la lui donne; la femme lui demande
d'assouplir la peau. Ryangombe s'exécute. La femme lui
ordonne de soulever l'enfant. Ryangombe réplique: « Je ne
soulève pas celui que je n'ai pas enfanté. » La femme insiste
et Ryangombe obéit. Elle lui demande enfin de donner un
nom à l'enfant. Ryangombe le baptise Nyirabizagwiyo (<< celle
qui a des choses qui tomberont on ne sait où :t). La femme
saute dans un fourré et se métamorphose en buffle. L'animal
tue les chiens de Ryangombe. Ryangombe frappe de sa lance
le buffle qui trébuche. Il le croit mort mais brusquement l' animal se redresse et enfonce ses cornes dans raine de Ryangombe. Ryangombe est projeté contre une érythrine. Le
monstre reprend sa forme humaine: la femme s'en va, emmenant son enfant. Une feuille couverte de sang tombe sur les
seins de Nyiraryangombe, qui est avertie ainsi du malheur
survenu à son fils. Elle se hâte auprès de sa belle-fille, qui la
213

rassure toujours en lui montrant le panache du roi des
Imandwa.
Ryangombe agonisant rassemble autour de lui tous les
Imandwa. Ceux-ci refusent de le quitter pour aller annoncer la
nouvelle. Nkonzo, une femme, accepte de prévenir Nyiraryangombe et Binego, le préféré, qui était resté à la maison.
Alertés, ceux-ci marchent un jour et une nuit avant de rejoindre Ryangombe qui agonise toujours. II a encore la force de
leur faire le récit des événements. Binego aussitôt part à la
poursuite de la femme monstrueuse, il ramène devant Ryangombe qui reconnaît en elle son assassin. Binego la découpe en
morceaux ainsi que son enfant. Ryangombe instaure enfin son
culte universel: « Le Tuutsi, qu'il m'honore; le Hutu, qu'il
m'honore; le Twa, qu'il m'honore; le garçon, qu'il m'honore;
la fille, qu'elle m'honore, l'enfant, qu'il m'honore; tous, qu'ils
m'honorent! »
Nyiraryangombe met alors Nkonzo, la messagère, au ban
de la société des Imandwa. Ryangombe approuve cette décision; Nkonzo sera condamnée à vivre en quarantaine. La
gorge de Ryangombe se serre, il désigne Binego comme nouveau roi des Imandwa. II meurt.

Troisième umugani : la mère de Ryangombe
Un troisième récit décrit la jeunesse de Nyiraryangombe.
Son nom véritable est Kalimurore, Son père lui ayant confié
une vache à garder, elle se transforma en lion et dévora ranimaI. Le lendemain, elle recommença, mais cette fois son père
l'épiait et surprit son secret. Le père décida de confier son
troupeau à un berger moins dangereux. Celui-ci demanda à
son patron d'épouser Kalimurore. Le père accepta, mais recom214

manda au jeune homme de se tenir sur ses gardes. Kalimurore
mit un garçon au monde. Après un an de mariage, son mari
supplia Kalimurore de lui révéler son secret. Elle fit renvoyer
les gens, fermer l'entrée de la hutte et se changea en lionne
devant son mari, puis reprit sa forme humaine. Mais le mari
terrorisé la renvoya chez son père. Elle épousa alors en secondes noces Babinga, roi des Imandwa. Celui-ci la nomma Nyiraryangombe. Elle mit au monde un premier fils, Ruhanga, qui
mourut. Le second fils fut Ryangombe. Ryangombe se maria et
nomma son premier fils Ruhanga.

C. Version Johanssen (résumé)
Le missionnaire protestant Johanssen décompose la geste
de Ryangombe en quatre récits 12. Le premier traite de la mère
de Ryangombe, le second de la jeunesse de Ryangombe et de
son mariage, le troisième raconte comment Binego gagna pour
son père la partie de trictrac, le quatrième expose la chasse
fatale et la mort de Ryangombe.
Le premier épisode correspond à l'umugani de la mère de
Ryangombe dans la version Arnoux. Le contenu des trois
autres se retrouve intégralement dans la version que Coupez
et Kamanzi nous présentent comme un seul récit historique et
qu'Arnoux scinde en deux « contes :.. [ohanssen introduit dans
cette matière une division tripartite qui n'altère que légèrement
l'ordre et le sens des événements.

Premier récit: la mère de Ryangombe

La future mère de Ryangombe s'appelait Nyawiresi ou
Karimurore. Jeune fille elle menait paître les troupeaux de son
12 }OHAN55EN,

1925, pp. 14-25.
21S

père. Ayant bu par mégarde en brousse de l'urine de lion. elle
se métamorphosa quelques jours plus tard en lionne et attaqua
les veaux de ses voisins. EUe ne toucha pas au bétail de son
père. Elle reprit sa forme humaine et revint à la maison. Son
frère se mit à soupçonner son secret. Il l'épia le lendemain. Il
la vit se métamorphoser en lionne. Il courut avertir leur père;
sous le regard des deux hommes. Nyawiresi dévora un veau.
De retour à [a maison. le père décida qu'elle ne mènerait plus
paître le bétail. prétextant qu'elle était devenue trop grande.
Un homme vint la demander en mariage. Les voisines et les
amies recommandèrent à Nyawiresi de garder soigneusement
son secret pour elle, Après un an, elle mit au monde une Fille
qui fut appelée Nyawirungu. Le mari voulut savoir quel était
ce mystérieux secret dont parlaient ses proches. EUe refusa de
répondre. Alors il la brutalisa. Elle se réfugia chez ses parents.
Sur le conseil de son père, elle consentit enfin à révéler le
secret à son mari. EUe retourna chez lui, lui demanda de réunir
toute sa parenté. tant paternelle que maternelle. La famille
se réunit. l'on but. Au premier chant du coq. Nyawiresi se
transforma en lionne et tua toute l'assistance. Plus tard, elle
épousa Babinga (Wawinga), roi des Imandwa. Le père de la
jeune femme avertit honnêtement son nouveau gendre de se
tenir sur ses gardes. Elle mit au monde un premier fils,
Ruhanga rwa Milima qui mourut. puis un second enfant :
Ryangombe.

Deuxième récit: la jeunesse de Ryangombe
Ryangombe chasse. Il tue un léopard et en revêt la peau.
Il consulte de jeunes devins. gardiens de troupeaux, qui lui
prédisent de graves ennuis : Mpumutimucuni veut lui ravir
la royauté des Imandwa, mais il sera sauvé par la peau de
216

léopard. Les jeunes gens lui donnent alors des consignes
précises:
« Tu rencontreras une jeune fille qui te demandera la peau
:. de léopard; tu la lui accorderas à condition qu'elle te loge;
» ses parents te refuseront d'abord rentrée du logis; tu insis» teras. Ils t'offriront ensuite la hutte la plus basse de l'enclos,
» tu n'accepteras que la plus haute. On t'apportera à manger.
:. Tu refuseras. Tu exigeras d'être servi par Nyirakajumba,
» la jeune fille en personne. Elle t'offrira successivement
:. le lait d'une vache noire, d'une vache rousse; tu n'accep:. teras que le lait d'une vache blanche. Tu cracheras une
:. gorgée de lait sur elle en disant: je t'ai épousée, moi Ryan» gombe, fils de Babinga. Les parents essayeront de te chas» ser; cache-toi derrière le bois qui sert à verrouiller la porte
» la nuit, ainsi on t'appellera « je protège les enfants ». On te
» poursuivra encore; réfugie-toi à l'endroit où l'on allume le
» feu pour les vaches dans l'enclos; réfugie-toi sous la racine
» de l'arbre umurinzi (érythrine) ; ainsi on t'appellera • celui
» qui se protège des profanes'. On te laissera alors en paix.
» Tu passeras la nuit avec ta femme dans la hutte la plus
» élevée de l'enclos. Le lendemain tu diras à son père : « Je
» suis Ryangombe, fils de Babinga de Nyundo. Mon fils
» s'appellera Binego ». »
Tout se passe comme prévu. Binego grandit très vite. Son
oncle maternel lui confie la garde d'un troupeau. Il tue un
veau, puis le lendemain une vache et un veau encore. L'oncle
se lamente, insultant le père de cet enfant insupportable. Il
tue l'oncle. Il part avec sa mère à la recherche de son père.

Troisième récit: la partie de trictrac de Ryangombe
Mpumutimucuni déclara à Ryangombe que Babinga le roi
des Imandwa l'avait choisi comme successeur. Ryangombe
217

réclame le titre pour lui et ils décident de régler leur litige par
le jeu.
Binego s'est mis en route avec sa mère. Chemin faisant, il
met à mort successivement une mère et son enfant, un cultivateur dans son champ, un homme dans sa bananeraie. Ils
arrivent chez la mère de Ryangombe qui leur annonce, les
larmes aux yeux, que Mpumutimucuni va couper « l'insunzu
rya ubugabe », c'est-à-dire la coiffure royale de son fils. En
effet, les deux adversaires viennent de commencer Ia dernière
partie et Ryangombe est en train de perdre. Mais Binego
intervient par ses conseils et fait gagner son père. Ainsi
Ryangombe devient roi des Imandwa.

Quatrième récit: la dernière chasse et la mort de Ryangombe 13
Un jour la mère de Ryangombe lui dit : « Ne va pas
aujourd'hui à la chasse, je vais te raconter un songe que j'ai
fait cette nuit. J'ai rêvé d'un petit lapin sans queue ni oreilles,
j'ai rêvé que le ruisseau de Rgwebea coulait en même temps
dans les deux sens. J'ai rêvé d'une jeune fille dont le corps
était entièrement velu. J'ai rêvé qu'elle portait sur son dos un
enfant sans le secours d'un sac. J'ai rêvé que tu allais à la
chasse avec toute ta meute et que tu ne revenais pas. »
Ryangombe dit alors : « L'outrecuidance des femmes
devient chaque jour plus insupportable; je sors malgré ton
rêve. » Sa mère s'efforça de le retenir par différents moyens,
mais, en dépit de ses avertissements et de ses efforts, il s' éloigna avec son serviteur Nyargwambari.
Au cours de son expédition, Ryangombe vit la réalité de
tous les présages que sa mère avait perçus dans son rêve. Les
13

218

Nous reproduisons le résumé de Briem, 19'i1. pp. 76-78.

chasseurs rencontrent d'abord un lapin sans queue ni oreilles,
puis le ruisseau aux deux courants contraires, plus tard la
jeune femme entièrement velue. Chaque fois le serviteur
appelle l'attention de son maître sur la concordance du rêve
et de la réalité et l'invite à faire demi-tour; mais Ryangombe
juge qu'agir ainsi serait au-dessous de sa mâle dignité. Finalement, il rencontre la femme portant son enfant sur le dos
sans le secours d'un sac. Elle le prie d'abattre un animal et
de lui rapporter la peau afin qu'elle puisse porter l'enfant
avec commodité. Ryangombe lui trouve de l'agrément. II
ordonne à son serviteur d'élever une cabane où il pourra passer
la nuit avec la femme. En dépit d'avertissements renouvelés
de la part de son compagnon, il s'éloigne avec sa nouvelle
amie. Les jours suivants, il va à la chasse et rapporte plusieurs
animaux formant son butin, entre autres un léopard et un
lion; mais aucun ne plaît à la femme qui veut la peau d'un
animal encore plus dangereux. Finalement, se présente un
buffle redoutable, lequel massacre les chiens de Ryangombe.
Celui-ci se précipite à sa rencontre armé d'un épieu et le
blesse à la poitrine; mais comme il le presse pour lui donner le
coup de grâce, il trébuche et le buffle le transperce de ses
cornes. Le voilà à terre au milieu des convulsions de l'agonie;
il a encore la force de prononcer quelques paroles à l'intention
de son serviteur: « Va vers ma mère et délivre-lui ce message
de ma part: Tout ce que tu as prédit à ton fils s'est réalisé.
Tu iras en effet (à la rencontre de la mort), vous (c'est-à-dire
la mère et le fils) vous reverrez sur le volcan (le Mont Karisimbi qui passe pour servir de demeure à Ryangombe), vous
régnerez sur les esprits des morts comme vous avez été les
souverains des hommes. »
Nyargwambari se mit immédiatement en route; et la
femme ne fut plus jamais aperçue. Une feuille de la forêt vint
219

tomber sur la poitrine de la mère. Voyant qu'elle était ensanglantée, elle dit: « Mon fils est mort. ~
L'après-midi elle aperçut le serviteur qui attendait devant
la porte. Se levant, elle lui demanda : « Viens-tu avec la
paix? »
répondit: « Ce n'est pas un message de paix que
je t'apporte. ton fils a été tué par une bête sauvage. Il te fait
dire que Vous Vous reverrez sur les volcans de N gendo pour
y régner sur les morts de même que Vous avez régné sur les
vivants. ~

n

Commentaire (l'opposition des sexes)
Les trois contes (umugani) rapportés par Arnoux et les
quatre récits que nous devons à [ohanssen ne constituent
qu'un découpage plus ou moins arbitraire du même ensemble
mythique. L'ordre des événements est chronologique. depuis
la jeunesse de Nyiraryangombe jusqu'à la mort de son fils.
Chez Arnoux la geste de Ryangombe proprement dite se
décompose en deux temps (Ryangombe lutte pour sa royauté;
Ryangombe meurt à la chasse). Cette césure se justifie sur
le plan de la cohérence dramatique; elle présente une signification structurelle qui apparaissait déjà dans l'analyse des
relations de parenté à laquelle nous a conduit la version
Coupez. Elle se justifie mieux que la fragmentation en trois
épisodes (jeunesse de Ryangombe; partie de trictrac; dernière chasse et mort de Ryangombe) que suggère [ohanssen.
Cette présentation tripartite ne laisse plus apparaître clairement les liens qui existent entre le thème de la royauté en
péril et le thème du fils sauveur. Arnoux, évidemment plus
fidèle à la narration de ses informateurs, soude les deux épisodes. Bien que moins prolixe. l'informateur de Coupez opère
220

une réduction plus radicale encore et met en valeur l'unité de
la geste.
Il importe d'abord de restituer la véritable physionomie du
récit. Nous suivrons Arnoux et Coupez et nous admettrons
que Ryangombe nous est présenté dès le départ comme un roi
menacé dans ses biens ou sa royauté même. Désemparé il
trouve, grâce à la divination, une solution magique, qu'il
opposera aux vicissitudes de la fortune. Il réalise un mariage
par surprise, quelque peu abrupt, retourne au jeu et attend
que le fils miraculeux qui lui a été annoncé vienne le tirer
d'embarras. Ici se termine le premier tableau dramatique (premier umugani d'Arnoux). Chez Arnoux comme chez [chanssen, un seul récit décrit la dernière chasse et la mort de Ryangombe qui composent le second tableau. Le récit concernant la
jeunesse de Nyira-Ryanqombe précède évidemment cette
geste. Il en est relativement indépendant et l'informateur de
Coupez n'en fait pas état dans sa version unitaire. Nous pensons cependant que son message est solidaire de la geste de
Ryangombe.
L'ensemble des trois umugani, que nous appellerons version Arnoux, et les quatre épisodes de la version [ohanssen
apportent un grand nombre de détails intéressants que l'on ne
retrouve plus dans la version Coupez. On enregistre aussi
quelques déplacements d'accent. Ryangombe est fils unique de
Nyira-Ryangombe. Du moins le premier fils de celle-ci
(Ruhanga) ne joue aucun rôle ou meurt avant même la naissance de Ryangombe. Son rival n'est pas un frère utérin. La
version Arnoux accorde un certain rôle à Binego dans le
second tableau; sauveur de son père dans le premier umuqeni.
il apparaît comme son vengeur dans le second umugani (il tue
la femme buffle).
221

La mort du héros est racontée avec un grand luxe de
détails par les informateurs d'Arnoux et de [ohanssen. Dans
les deux cas une femme est responsable de sa fin tragique.
Ou bien une jeune mère sans mari tue Ryangombe après
l'avoir forcé à reconnaître la paternité de son enfant (Arnoux):
ou bien elle provoque indirectement l'accident de chasse par
ses exigences (Joh anssen ). En outre la geste s'achève par
l'instauration du culte des Imandwa (Arnoux) ou - ce qui
revient au même - par l'annonce de la résurrection de Ryangombe appelé mystérieusement à régner sur les morts avec sa
mère (Johanssen) .
Dans ces deux versions, la mère de Ryangombe sort de
l'ombre. Le narrateur dévoile son secret inquiétant, sa faculté
de se transformer en fauve. L'un des deux récits qui la concernent va jusqu'à l'accuser d'avoir tué son premier mari et
toute la parenté de celui-ci (J ohanssen). Mais elle est pleine
de sollicitude pour son fils (elle pleure lorsqu'il perd la
royauté au jeu de trictrac) ; elle est si étroitement associée
au roi qu'un rêve prémonitoire l'avertit de la menace de mort
qui pèse sur lui. Parmi les présages figure clairement la femme
monstrueuse. Celle-ci (version Arnoux) vit doublement en
marge de la société : elle a les seins mal développés, elle est
fille-mère. En effet. il appartient au père de confectionner le
sac de portage du nouveau-né et de lui imposer un nom au
moment des relevailles 14. La femme sans mamelles était considérée au Rwanda comme une malédiction; on se débarrassait de ces êtres maléfiques en les chassant en pays ennemi 15.
Quant aux filles-mères. elles étaient impitoyablement mises
à mort.

14

COUPEZ,

1963. pp. 100-101.
1939, première partie, p. 30.

15 SANDRART,

222

Ryangombe, qui a passé outre à l'ordre solennel de sa
mère, va périr sous les coups d'un être féminin redoutable,
banni de la société. Ryangombe reconnaît implicitement qu'il
a séduit jadis la jeune fille puisqu'il lui offre une peau pour
le sac de portage et accepte même de donner un nom à l'enfant. La version Arnoux précise d'ailleurs qu'elle recherche
Ryangombe. Il existe une singulière homologie entre cette
jeune femme et la mère de Ryangombe. L'une et l'autre possèdent la faculté monstrueuse de se transformer en animal
dangereux (buffle ou lionne). Les deux femmes donnent des
ordres aux héros; cet ordre est négatif dans le cas de la mère
(ne pas partir à la chasse), positif dans le cas de la fillemère (reconnaître la paternité de son enfant). Elles sont rune
et l'autre également importunes. Ryangombe se débarrasse de
sa mère par un mensonge et, un peu plus tard, son serviteur
agit de même envers la jeune femme (en niant d'abord que les
chiens appartiennent à son maître). Dans le premier cas le
mensonge a pour but de faire croire à la présence de Ryangombe, dans le second à son absence. Ryangombe désobéit
à sa mère, mais se soumet avec une étrange docilité aux
exigences de la jeune femme. Entre ces deux créatures
féminines, la version Arnoux établit un trait d'union. Avant
le départ pour la chasse, Ryangombe s'abaisse à une réconciliation (assez honteuse pour l'honneur masculin) avec une
épouse, qu'il associe à sa ruse; après l'accident de chasse,
seule une servante, Nkonjo, accepte de quitter Ryangombe
agonisant pour retourner vers la mère et lui annoncer la triste
nouvelle. Nkonjo est vraiment un doublet inversé de l'épouse
complice; celle-ci facilite le départ frauduleux, elle ment à
Nyira-Ryangombe pour calmer son angoisse; celle-là revient
vers la mère pour lui apporter des informations vraies.
La colère de la mère et de tous les Imandwa contre cette
223

malheureuse, qui n'est apparemment qu'une honnête messagère, serait incompréhensible si l'on n'apercevait qu'elle vise
en fait l'épouse menteuse, complice du sacrilège que commit
Ryangombe en enjambant la ceinture de sa mère. transgressant
un redoutable interdit. Nyira-Ryangombe elle-même met
Nkonjo au ban de la société des Imandwa avec l'approbation
de son fils. Si elle est condamnée parce qu'elle a quitté le héros
mourant. cette sentence concerne l'épouse qui n'aurait pas dû
laisser partir son mari. La version Pagès rend d'ailleurs une
épouse de Ryangombe (Nyanzige) directement responsable de
la mort du héros; les Imandwa la tuent purement et simplement (voir p. 227).
A raller et au retour. une femme dédoublée. épouse
d'abord. servante ensuite, assume donc une fonction de liaison
entre la mère de Ryangombe et la jeune personne que rencontre Ryangombe. Ryangombe a commis une faute envers
trois femmes : il a probablement jadis séduit et engrossé la
jeune fille qui le recherche (la version Pagès confirmera cette
hypothèse). il prend honteusement l'initiative d'une réconciliation avec l'épouse-complice après une dispute récente. et ceci
pour l'obliger à mentir; enfin il trompe sa mère et enfreint
l'interdiction solennelle qu'elle a édictée. La mort apparaît
comme la conséquence de cet ensemble de fautes ou d'erreurs.
Ryangombe se heurte au monde féminin, dans son ensemble;
il est victime de son entêtement d'abord. de sa faiblesse ensuite.
Cette fois la médiation masculine de Binego. le fils fidèle. est
inopérante. Binego se met de nouveau en marche à la recherche
de son père, comme au début du récit. II ne peut que venger
tardivement son père en dépeçant rageusement la fille-mère et
son enfant.
Le tableau des relations de parenté se complique donc
d'une opposition marquée entre Ies sexes. Dans le premier
22i

épisode, Ryangombe impose sa volonté : il se marie par surprise en respectant les formes extérieures. II abandonne sa
femme après lui avoir fait un enfant. La femme-objet demeure
passive. soumise. Kajumba, l'épouse de Ryangombe, joue un
rôle effacé. Elle accompagne docilement son fils dans sa
quête du père. L'union de Ryangombe et de Kajumba a été
sanctionnée par le rite du lait et Binego se fait reconnaître
aisément par Ryangombe. Dans le second épisode. Ryangombe se trouve confronté avec la réplique inverse de Kajumba, une jeune femme qu'il a séduite jadis, en l'abandonnant
comme la première, mais cette fois avec un enfant illégitime.
II la condamnait ainsi au bannissement. Les filles-mères étaient
traitées en effet avec une extrême sévérité au Rwanda. Active,
alors que l'épouse légitime était passive, la maîtresse est exigente, revendicative. Elle recherche Ryangombe, s'impose à
lui ( « C'est lui que je voulais »). Elle lui arrache une reconnaissance de paternité, en dépit d'un refus initial. Elle réussit
à le soumettre à sa volonté, à ses caprices. Elle prend sa
revanche sur lui.
Dans cette perspective. l'épouse et la maîtresse. également
abandonnées, occupent dans le récit des positions homologues.
respectivement au centre du premier et du second acte.
L'épouse forcée est l'instrument passif du salut de Ryangombe; l'amante séduite est J'instrument actif de sa perte.
Cette symétrie inverse se manifeste jusque dans les détails.
Dans les versions Arnoux et [ohanssen, Ryangombe séduit sa
future épouse en lui offrant une peau de léopard (ou de
chat-tigre). L'amante agressive ne se satisfait pas, quant à
elle, de la peau de léopard, pas plus que des différents animaux qu'il lui offre successivement. Un trophée de chasse
apparaît donc à deux reprises comme le moyen d'engager un
dialogue inégal, fallacieux, avec la femme.
225

Tentons d'effectuer une première synthèse entre les deux
niveaux que nous venons d'explorer (relations familiales, conflit des sexes). Le mythe semble dire que la négation des
liens de parenté maternelle et d'alliance au profit de la seule
filiation paternelle est possible, mais non l'opposition systêmatique aux règles que l'existence même des femmes impose
à la vie sociale : mariage, respect de la mère. Ou encore : les
situations d'extrême tension imaginées au cours de la première
partie du récit constituent la limite que l'on ne peut impunément transgresser. Le mariage forcé, réduit au rituel du lait
craché, est tout de même un mariage valable. En revanche
l'aventure de Ryangombe avec la femme-buffle se situe en
deçà de toute culture humaine : Ryangombe se détruit luimême en reconnaissant un bâtard, alors que précédemment un
fils légitime, qui se fait reconnaître de lui, J'avait sauvé de la
ruine. Nous trouvons de nouveau affirmée, mais cette fois
par l'absurde, la valeur éminente de la relation père-fils. Un
élément conflictuel surgit à l'horizon : la patrilinéarité exige
la médiation de la femme, du mariage.
Tout au moins c'est ce que suggère la vengeance de la
maîtresse séduite et abandonnée, dans la version Arnoux, confirmée par Pagès : jadis Ryangombe avait abusé d'une jeune
fille qui lui était apparentée. Chassée par ses parents, elle
mit un enfant au monde en forêt. Elle résolut de se venger.
Elle retrouva un jour Ryangombe, se transforma en buffle et
le transperça de ses cornes 16.
Mais Pagès donne une nouvelle variante, qui révèle cornbien nous touchons ici au point le plus délicat d'un mythe
dont les autres épisodes sont relativement constants. La pre-

16

226

PAGÈS,

1933. pp. 361-362.

mière partie de la version Paqès. en effet, ne diffère que par
des détails secondaires des textes précédents 17. Il n'en va pas
de même du récit de la mort de Ryangombe. La seconde
variante fournie par l'auteur indique que [e héros partit à la
chasse pour satisfaire son épouse Nyanzige (fille du roi
Ruganzu II). qui lui avait demandé une peau pour emmailloter
son nouveau-né. Ryangombe partit à la chasse. blessa un buffle et fut tué par lui. Les Imandwa vengèrent leur maître en
tuant Nyanzige 18. La version Pagès varie aussi sur le rôle de
la servante Nkonjo. Tous les compagnons de Ryangombe se
suicidèrent en se précipitant sur les cornes du buffle pour
suivre leur maître dans l'au-delà. Seule Nkonjo n'en eut pas
le courage. Elle partit annoncer la mort du héros à NyiraRyangombe. Celle-ci maudit la lâcheté de Nkonjo et se suicida à son tour en s'enfonçant un coutelas dans le sein.

Comparons ces divers dénouements. Chez Arnoux trois
femmes interviennent : la mère qui s'oppose au départ du
fils. l'épouse menteuse. qui se fait la complice de ce départ,
et la maîtresse abandonnée qui se venge. Chez [ohanssen il
n'y a plus en présence que la mère et une maîtresse trop
exigeante. Chez Pagès enfin. seule l'épouse est encore en
scène. Elle tient le rôle de la maîtresse exigeante de la version
précédente. Directement responsable. et non indirectement
comme dans la version Arnoux. elle est mise à mort par les
Imandwa. Cette fois une épouse légitime est mise en cause. La
version Coupez, quant à elle. ignore épouse et maîtresse; seul
subsiste le conflit avec la mère. Le mythe oscille donc (hésite)
entre plusieurs visages féminins, tous impliqués à quelque titre

17

P AGÈS.

18

PAGÈS.

1933. pp. 626-634.
1933. pp. 361-362.

221

dans la mort du héros. En réduisant ces diverses variantes à
leur grand commun dénominateur on aperçoit que l'opposition
des sexes est la proposition fondamentale de ce discours.
Cependant deux versions sur quatre sont concordantes : dans
Arnoux et [ohanssen, dont les textes sont les plus détaillés,
une mère et une maîtresse sont données en couple : à
l'injonction négative de la première s'oppose l'injonction positive de la seconde. En outre, la figure active de la maîtresse
séduite et abandonnée, exigeant la reconnaissance de son
enfant, répond à la figure passive de l'épouse légitime prise
de force dans la première partie du récit. On ne peut douter
que l'ensemble de ces éléments enrichit la structure du
mythe. Celle-ci s'appauvrit dans la version Pagés qui est
seule à introduire un personnage historique, Nyanziqe. fille
du roi Ruganzu II. Nous verrons plus tard que cette variante
est probablement due à la contamination de la légende de
Bwimba qui mourut dramatiquement au Gisaka pour sauver le
Rwanda. Pagès d'ailleurs décrit l'épisode de la mort de Ryangombe dans un bref passage (p. 381) détaché du contexte
général de la geste (pp. 626-634). Mais le fait que cette
contamination ait été possible exige encore une explication
structurelle. La variante Pagès radicalise la responsabilité de
la femme, le danger émanant de la femme, qu'elle soit épouse
légitime ou fille-mère. Elle nous fait accéder, par comparaison,
au niveau le plus général. Ce message est en accord cette fois
avec la réalité culturelle. Un grand nombre de tabous, en
effet, révèlent la crainte de la femme castratrice. Les interdictions (umuziro) concernant la femme en tant que source
de danger pour [a richesse, la vie ou la virilité de l'homme,
sont nombreuses. Citons-en quelques-unes. Une femme ne
peut s'asseoir entre les poteaux d'entrée de l'enclos car elle
exposerait son mari à de graves dangers, voire à la mort. Elle
228

ne peut puiser de l'eau pour remplir l'abreuvoir car les vaches
dépériraient. Il est interdit à la femme de tirer à rare ou d'en
faire le simulacre, d'imiter le chant du coq. Pour se mettre
au lit, l'épouse ne peut enjamber son mari qui en perdrait
sa virilité 19. Dans le kubandwa en revanche ces diffêrentiations sexuelles accusées sont abolies. Tout initié, homme ou
femme, acquiert des qualités viriles, un caractère masculin
tranché : umugabo 20.
Dans le mythe, la femme meurtrière cumule deux malédictions. Elle est fille-mère et ses seins sont mal développés
(Arnoux). Deux fois maudite, elle semble résumer ce cornplexe d'effroi qui auréole Ia femme rwandaise. La mère de
Ryangombe elle-même est un personnage ambivalent, à la fois
protecteur et menaçant; le prologue décrivant sa jeunesse nous
révèle son pouvoir monstrueux de se métamorphoser en animal
agressif, meurtrier. La conclusion moralisatrice de la version
Coupez, qui ignore l'épisode de la fille-mère, fait porter tout
le poids du dénouement fatal sur l'interdiction faite par la
mère et la désobéissance du fils. Il faut se souvenir qu'un jeu
d'homologies unit la mère offensée à l'amante délaissée. outragée. Une conjuration de forces féminines associées inverse
radicalement l'effet de l'intervention précédente du Iils-sauveur, L'atmosphère féminine tendue, dramatique. du second
acte contraste avec le tableau rassurant de la solidarité masculine unissant le père et le fils. La messagère Nkonjo aussi bien
que l'épouse ou la maîtresse sont mises en accusation. Seule
la mère échappe à cette suspicion généralisée qui pèse sur
la femme. Elle continuera à régner avec son fils sur les
Imandwa dans rau-delà.
1939. première partie. pp. 78-79.
1913, p. 8H.

19 SANDRART.
20 ARNOUX.

229

Le niveau royal : roi et reine-mère
Aussi bien le visage de la mère relève-t-il encore d'une
dialectique royale. C'est parce qu'il est roi des Imandwa que
Ryangombe est en relation étroite avec Nyira-Ryanqombe.
La royauté est bicéphale au Rwanda: l'expression « bami »,
les souverains. désigne le roi et sa mère (réelle ou classificatoire). A ce niveau, Nyira-Ryangombe est essentiellement
protectrice (épisode du rêve prémonitoire).

La relation père-fils (Ryangombe-Binego) doit être approfondie dans cette perspective. Au début du récit, J'étoile du
père ne cesse de pâlir, sa royauté est menacée. Les versions
Arnoux et [ohanssen sont sans équivoque à cet égard. Les
deux autres versions sont moins explicites : Ryangombe perd
seulement ses biens au jeu (selon Coupez). des vaches et des
collines (selon Paqès, pour qui l'adversaire est un Hutu que
Ryangombe avait comblé de bienfaits). De toute façon le roi
des Imandwa interrompt l'interminable partie de trictrac qui
consomme sa déchéance pour se marier et procréer un fils qui
le sauvera de la ruine. Celui-ci grandit extraordinairement
vite et la chance se retourne. Dès sa naissance Binego est en
pleine possession de sa force. Le contraste est frappant entre
le portrait du père déchu et celui du fils triomphant. Lorsque
Ryangombe perd au jeu, c'est Ia magie royale qui décline.
La partie est explicitement une épreuve magique dans les
versions Arnoux et [ohanssen : Ryangombe et un autre prétendant se disputent le trône que la mort de Babinga a laissé
vacant. Le triomphe de Binego sur un adversaire qui est, soit
un frère utérin de son père (Coupez), soit un Hutu favori
(Pagès), soit un prétendant dont la qualification demeure
vague (Arnoux, Johanssen}, signifie l'instauration ou la restauration de la royauté du père par le truchement du fils.
230

Cette procédure est singulière. Elle se réfère cependant à
la conception maqico-reliqieuse de la royauté sacrée. Le fait
même que Ryangombe ne connaît pas encore son fils. qu'il
ra abandonné chez ses parents maternels, est significatif. Il
faut rapprocher ce trait d'une tradition que nous avons tenté
d'élucider dans un essai précédent 21 : « En principe autrefois,
écrit Pagès, le Souverain ne pouvait voir son héritier. L'enfant. confié à la garde d'hommes sûrs, était élevé loin de son
père. auquel on apportait de temps à autre des cordelettes
qui avaient servi à mesurer la taille et le tour de ceinture du
futur successeur. Pour juger de la croissance et des forces du
jeune prince, le roi mettait l'empreinte de son pied dans un
panier de farine de sorgho. Celle-ci était portée au dauphin
qui devait y imprimer la sienne. La corbeille retournait au roi
qui ne cessait de s'intéresser au développement physique de
l'enfant. Des arcs lui étaient ensuite envoyés pour lui permettre d'essayer ses forces. Le jour où l'héritier réussissait à
rompre le propre arc du monarque, il était dès lors jugé digne
du trône, puisqu'il était devenu aussi fort que son père 22. »
Quelle que soit la réalité des faits (Pagès lui-même ne voit
qu'une légende dans cette tradition), ils comportent un enseignement qui nous a paru digne d'attention: l'héritier royal est
présenté dans divers contextes symboliques comme le rival
de son père (sinon l'ennemi, du moins l'antithèse) tout en
étant salué comme le continuateur. 11 s'agit là d'un levier secret
de la mystique royale qui commande la mise à mort du roi
vieilli, décrépit.
Il est frappant de constater à quel point le mythe de Ryangombe insiste sur la vitalité miraculeuse, accélérée, du jeune

21
22

de HEUSCH, 1958.
PAGÈS. 1933, p. 515.

231

prince Binego, qui nous est présenté par Arnoux comme le
successeur de son père dans l'épisode de la mort tragique.
Le contraste est frappant aussi entre la vigueur prématurée
de Binego et la décrépitude intellectuelle de Ryangombe, qu'un
récit pseudo-historique annexe nous décrivait comme un grand
magicien, capable de rivaliser avec le grand conquérant
Ruganzu II. Ryangombe perd sa lucidité au jeu 23 alors que
Binego démontre par sa force physique d'abord, sa subtilité
d'esprit ensuite, son essence royale. Dès qu'il proclame son
nom, son père le reconnaît. Cette opposition et cette interdépendance du père et du fils figurent parmi les traits constants des sociétés patrilinéaires; ceci a été bien mis en valeur
par Fortes : le père est dénué de valeur sans le fils et le fils
est un père en puissance, rival menaçant 24. Le mythe rwanda
amplifie cette contradiction qui atteste l'impossibilité de régner
(et de vivre) seul.
Cette partie de trictrac est une espèce de lent suicide dont
le successeur légitime empêche l'accomplissement. Normalement la décrépitude du roi entraînait le remplacement du Père
affaibli par le Fils vigoureux : les Iru obligent le souverain
à absorber le poison. La geste de Ryangombe, qui ignore
d'ailleurs toute institution de cour, refuse d'envisager un tel
dénouement. Le mythe et le rituel font du fils le double et
l'associé du père dont il a raffermi le pouvoir chancelant. Ce
n'est qu'au cours du second épisode - et par accident que cette royauté imaginaire - et sans doute idéale - faite
de l'appui que le fils apporte au père, se détruit parce que le
souverain a négligé d'écouter les conseils de prudence de sa
23 L'Iqisoro n'est pas un jeu de hasard, Il exige de la réflexion, des
décisions rapides (CoUPEZ et BENDA, 1963).
24 FORTES, 1961.

232

mère. Le premier épisode, au mépris de la réalité culturelle,
met en scène un couple royal masculin inédit, utopique - le
père et le fils - sans accorder la moindre importance au
couple mère-fils. La réalité culturelle prend sa revanche dans
le second épisode : le différend qui surgit entre Ryangombe
et sa mère inaugure une crise fatale. Le roi court à sa perte
après avoir violé l'interdiction solennelle édictée par NyiraRyangombe. Ebranlée dans ses fondations mêmes, la royauté
bicéphale, faite de l'association étroite de la Mère et du Fils,
se restaure dans l'au-delà : un serviteur envoyé par Ryangombe annonce à la mère qu'elle régnera avec son fils sur
les esprits des morts comme ils ont régné sur les hommes
(version Johanssen) ,
Après avoir ainsi tenté d'éluder les conséquences normales
que commandait l'opposition du père affaibli et du fils vigoureux, le mythe tente, mais en vain cette fois, de nier la part
féminine de la royauté sacrée. Les personnages s'évadent dans
une zone mystique (le volcan Karisimbi) où le couple royal
mère-fils se rétablit dans l'harmonie. Selon Arnoux, Binego
devient roi des Imandwa sur terre; selon Pagès, toute la
société des Imandwa se suicide, Quelle que soit la solution
finale adoptée, le règne de Ryangombe désormais n'est plus
de ce monde.

Niveau socio-êconomique t nature et culture
Le héros de cette geste est un roi chasseur et joueur.
L'élevage, souci majeur de l'aristocratie tuutsi, ne le préoccupe
guère, sinon négativement : il n'hésite pas à jouer ses vaches
au jeu de trictrac. Ceci ne prouve nullement que Ryangombe
n'appartient pas à la civilisation pastorale: la chasse était le
233

sport préféré des Tuutsi 25. Cependant J'on peut affirmer que
le mythe n'exalte jamais les valeurs pastorales. Seules les versions Coupez et Pagès signalent que Ryangombe possède des
vaches. Il n'est pas fondamentalement un propriétaire de
bétail. Il se marie « à la hussarde » sans offrir du bétail à
ses beaux-parents. Binego et Nyira-Ryangombe (dans sa jeunesse) apparaissent même comme des destructeurs de bétail.
Les cris de Binego dans le kubandwa sont révélateurs: « Je
suis l'abcès. l'ulcère purulent. Je suis [a fosse dans le pâquis
où la vache trébuche et se rompt les jarrets. Je suis l'étable et
je barre l'entrée aux génisses. Je suis la cystite. Je passe au
travers des troupeaux de mon oncle (allusion au mythe) :
aussitôt les vaches que l'on trait perdent leur lait. celles qui
sont pleines avortent. Je lave mes mains dans ,le sang. Je suis
l'éclair de Nyirajanja. Personne ne me commande et je n'ai
cure de quiconque 26. » Il est significatif que les fidèles invoquent plus spécialement un Imandwa secondaire. Serwakira,
vacher de Ryangombe, pour protéger les troupeaux 27.
Ryangombe porte l'insigne royal des généraux en campagne, la queue de lièvre dite isunzu la ubugabe (<< panache
du généralat » selon la traduction Arnoux). Mais son terrain
de bataille est une planche de jeu. Il n'est ni chef pastoral ni
chef militaire. Il n'y a pas de distinction de castes parmi les
Imandwa : on y trouve même un représentant de la caste
inférieure des Twa. Il porte le nom générique de Mutwa.
Il y a plus : les fidèles du kubandwa se qualifient eux-mêmes
de « Twa ». Ce surprenant sobriquet liturgique. qui s'explique
seulement par l'abolition des barrières de castes (impliquée
1954 A. p. 27.
1939, I. p. 271.
27 de LACGER, 1939, 1. p. 291.

25

MAQUET,

26 de LACGER,

par le message religieux que laisse Ryangombe en mourant),
a conduit de Lacger sur une fausse piste. Cet auteur, souvent
perspicace cependant, estime à tort qu'il faut « attribuer aux
premiers pygmées la paternité de cette religion étrange, sa
diffusion étendue dans l'Afrique noire »28. Cette diffusion
se limite en fait à la civilisation interlacustre : nous reprendrons systématiquement ce problème au cours du chapitre
suivant. car il est téméraire de mêler l'analyse synchronique
et l'analyse diachronique.
Pratiquement sans doute, les castes ne se mélangent pas
dans l'exercice du culte, qui se déroule dans [e cadre du patrilignage. Les Tuutsi le célèbrent dans une stricte intimité.
Néanmoins le message religieux de Ryangombe est universaliste, dégagé de la hiérarchie sociale. C'est évidemment la
raison pour laquelle les Tuutsi témoignaient fréquemment de
l'aversion pour cette étrange religion. Dans la grande famille
des Imandwa figurent notamment Ia mère de Ryangombe, ses
fils (Bineqo. Nyabirunqu, Luhanqa, Nyakiriro, Kagoro), son
gendre (Mugasa). ses servantes (Muzana, Nkonjo). ses
épouses (Kajumba, Karyanqo, Gacubya) ; parmi les compagnons. Mashira (ancien roi hutu célèbre par sa magie) voisine
avec Mutwa représentant de la caste inférieure. La société
(une trentaine de personnes) des Imandwa est donc formée
d'un noyau de parents, avec leurs compagnons, leurs serviteurs sans distinction de rang 29. La chasse est leur grande
passion sur les pentes du volcan Karisimbi. Ce panthéon est
visiblement le produit d'un syncrétisme. Seuls Ryangombe, son
fils Bineqo, sa femme Kajurnba. sa mère Nyira-Ryangombe et

28
29

de LACGER, 1939, I. p. 275.
de LACGER, 1939, I. pp. 260-269 et PAGÈS, 1933, pp. 363-369.

235

la servante Nkonjo jouent un rôle personnel dans le mythe.
Mais nous ne possédons que des fragments du cycle légendaire concernant l'ensemble des Imandwa.

La présence d'animaux personnifiés dans le panthéon
attire l'attention. On y trouve des chiens de chasse, une vache
(Rumana). un lion (Intare}, un oiseau rapace (Gisiga). Les
fidèles peuvent être possédés par ces esprits animaux comme
par tout autre Imandwa. Dans cet univers de chasseurs il n'y
a plus de frontière précise entre le monde humain et le monde
animal. La mère comme la maîtresse de Ryangombe n'ont-elles
pas la propriété de se transformer en lionne ou en buffle?
Aussi bien l'adoption d'un nouveau modèle social, ignorant
les castes, peu soucieux des valeurs pastorales, va-t-elle de
pair, jusqu'à un certain point, avec une régression de la culture
dans la nature. La violence même de Binego présenté comme
un héros positif, bien qu'il soit l'assassin de sa parente maternelle, d'un paisible cultivateur hutu et d'un enfant, sont des
indices significatifs de ce mouvement. Ryangombe de son côté
se définit par une série de métaphores empruntées au monde
animal lorsqu'il se présente devant Ruganzu II : « C'est moi
qui suis le Prix, je suis l'Acheteur, je suis la femelle du léopard
stérile qu'on n'achète pas; ... c'est moi qui suis le Gris (taureau) ... je trouble le courant comme un hippopotame mâle 30. »
L'expression « femelle du léopard stérile qu'on n'achète pas»
est une allusion, nous disent Coupez et Kamanzi, aux vaches
stériles qu'on achète pour leur viande. Le symbole même de
sa royauté - la queue de lièvre - est emprunté au monde
animal comme les vêtements liturgiques de l'initié qui incarne
Ryangombe (peau de mouton et peau de serval).

30 COUPEZ,

236

1963, p. 227.

Structure du mythe. Essai d'interprétation générale
Embrassons d'un seul regard l'ensemble de ces divers
niveaux et tentons de nouer les fils que les analyses precedentes ont dénoués, en accordant une attention particulière à
la construction. Les événements que décrit la geste de Ryangombe doivent être perçus simultanément du point de vue des
relations de parenté, des rapports entre les sexes, de la royauté
et des activités socio-économiques. La geste se déroule en
deux actes ou séquences selon l'optique théâtrale ou cinématographique que l'on voudra adopter. La première séquence est
une interminable partie de trictrac, la seconde une partie de
chasse.
Les deux protagonistes mâles principaux, Ryangombe et
Binego, vivent en rupture de ban. Chasseur affranchi de l'ordre pastoral. indifférent aux castes, Ryangombe ne s'intéresse
qu'au monde sauvage, non domestiqué. Pour assurer son salut
il ne respecte pas les règles du jeu matrimonial. Il force le
consentement de son épouse et de ses parents. Jadis il a
engrossé une jeune fille. Il se moque des conseils de prudence
de sa mère, il passe outre à une interdiction formelle. Le portrait de Binego est plus vigoureux encore. Surhomme, il se
conduit comme un fauve déchaîné, méprisant toute vie humaine
et animale. L'acteur du kubandwa qui tient son rôle déclare
avec emphase: « Personne ne me commande et je n'ai cure
de quiconque. Je ne marche derrière aucun suzerain et aucun
vassal ne me suit. Ma viande est coriace; on ne l'avale pas
comme du lait. Je suis l'urine du Tonnerre, celle qui jaillit du
tronc des bananiers. Je suis l'aile rasante du charognard, qui
happe sa proie et la consomme, tel un feu dans les papyrus
desséchés 31. » Il proclame aussi: « Je n'enfante pas et je ne
31

de LACGER, 1939, I. p. 271.

237

suis pas enfanté 32. » Binego est l'homme seul. souverain,
affranchi de toute sujétion, de toute loi. Il est l'anarchiste
violent, le terroriste. Sa personnalité est beaucoup plus haute
en couleurs que celle de Ryangombe, roi affaibli dont le
pouvoir vacillant a besoin de la médiation de son fils. Cependant, lorsque Ryangombe affronte le célèbre Ruganzu dans un
autre contexte mythique, pseudo-historique, il affirme en des
métaphores aussi violentes, empruntées au monde animal, sa
souveraineté absolue.
Mais en dépit de cette double autonomie, le père et le fils
sont étroitement solidaires, ils sont donnés en couple dans la
première séquence, qui exalte la relation père-fils. Le père est
affaibli, et le fils, doté d'une force et d'une audace supérieures,
vole littéralement à son secours. Le temps de sa croissance est
miraculeusement raccourci. Né chez ses oncles maternels,
abandonné par son père avant même sa naissance, Binego est
poussé irrésistiblement vers lui. Destructeur des liens de
parenté maternelle, il reconstitue avec passion l'ordre patrilinéaire. Mais au sein de cet ordre le mythe introduit une
curieuse inversion. Ce n'est plus le fils qui dépend du père
mais le père qui doit à son fils l'instauration ou la restauration
de sa royauté. D'une manière plus générale, le rôle respectif
des générations est inversé. A la malchance, l'inexpérience ou
la faiblesse d'esprit (on ne sait au juste) du héros malheureux,
s'oppose la clairvoyance précoce - au sens strict du mot - de
jeunes devins dont la médiation permet la naissance d'un filsprodige. La jeunesse remporte sur l'âge mûr.
Cette première séquence développe une contradiction inhérente à la société patriarcale rwandaise. Le père est le maître

32 ARNOUX,

238

1912, p. 847.

absolu de son fils, le roi est souverain absolu, père par excellence. Mais, dans la perspective de la royauté magique, le
souverain affaibli doit être remplacé par un successeur viqoureux, le fils est le rival de son père. Un exploit héroïque (rite
de l'arc paternel brisé) souligne dans la tradition de cour
cette rupture de la piété filiale qui qualifie le prince-héritier. Le
mythe résout cette contradiction : le Iils-prodiqe, qui réclame
dès sa naissance la lance de son père et prouve manu militari
son essence royale, restaure la royauté paternelle par son intelligence. Le père comme le fils peuvent dès lors affirmer sans
heurt leur autonomie respective et coexister harmonieusement
grâce à ce retournement de la réalité ethnographique. L'un et
l'autre participent à la royauté, à la souveraineté conçue comme
plénitude, loisir, indépendance totale, affranchissement de
toute sujétion.
Ce modèle royal s'écarte considérablement de la représentation officielle de la royauté pastorale. Bien que dans le
kubandwa Ryangombe possède une vache personnifiée
(Rumana) et un vacher [Serwakira}, ni l'une ni l'autre n'interviennent dans la geste. Ce roi-chasseur n'est pas un amateur de bétail; le symbole de son pouvoir n'est pas le tambour
des rois-pasteurs mais une queue de lièvre. Son fils Binego
est un destructeur de bétail. Au sein de la société Imandwa
les barrières de rang ou de caste sont abolies. Pour se marier
ou séduire les filles, Ryangombe n'a pas besoin de bétail, il les
conquiert au moyen d'une peau de léopard. Ce général fort
peu militaire joue le symbole même de sa puissance au trictrac au lieu de combattre.
La geste met en scène une royauté chimérique, dégagée
des valeurs de la société pastorale. Cependant, loin d'ignorer
les conflits, elle repose sur une série de tensions dramatiques
de plus en plus vives dans son effort pour nier l'ordre existant
239

et même tout ordre social. La première séquence rejette brutalement toute alliance matrimoniale (Ryangombe, hôte abusif.
essuie la colère des parents de son épouse), tout devoir matrimonial (Ryangombe abandonne son épouse), toute allégeance
du côté maternel (Binego massacre ses parents maternels, à
l'exception toutefois de sa propre mère). Dans ce grand
désordre une seule relation positive subsiste avec un éclat
accentué: la relation père-Fils, Mais elle est elle-même donnée
dans le cadre d'une opposition vigoureuse : la puissance du
père est affaiblie, celle du fils est renforcée. Le fils royal est
mûr pour remplacer le père; le mythe se refuse à ce dénouement qui serait conforme à l'ordre social et magico-religieux
réel. qu'il s'efforce précisément de nier. Le fils apparaît donc
comme le sauveur du père.
La royauté pastorale n'est pas l'association du père et du
fils mais bien celle du fils et de la mère qui forment un couple
mystique. Dans un second temps (deuxième séquence), le
mythe s'efforce de détruire cette évidence en imaginant une
dissension grave entre Ryangombe et sa mère. Le roi des
Imandwa passe outre à une interdiction solennelle édictée par
celle-ci; il commet un véritable sacrilège. Les conséquences en
sont catastrophiques. Toutes les forces féminines, dont la
reine-mère est le symbole, deviennent maléfiques, monstrueuses. Les deux séquences, centrées respectivement sur la relation positive père-fils (Ryangombe/Binego) et la relation
négative mère-fils (Nyira-Ryangombe/Ryangombe). se construisent selon le même schème mais leur symétrie est inversée.

240

Première séquence

Deuxième séquence

Début tragique (royauté en péril) .
Voyance positive (de jeunes devins indiquent à Ryangombe la voie
et les moyens du salut).

Début heureux (royauté restaurée).
Voyance négative (la mère a eu
un rêve prémonitoire angoissant;
elle tente de fermer la route qui
mène à la mort).
Tous les signes sont défavorables (un animal de couleur noire,
une femme aux seins mal développés, etc.}.
Rencontre de la maîtresse agressive, exigeante. délaissée avec un
enfant; elle refuse la peau de léopard.
Ryangombe n'échappe pas aux
coups de la femme monstrueuse; il
agonise sous l'érythrine.

Tous les signes sont favorables
(le nombre huit, la couleur blanche).
Rencontre de l'épouse soumise,
séduite par la peau de léopard
offerte par Ryanqombe.
Ryangombe s'abrite sous les racines de l'érythrine pour échapper à
la colère des parents de la jeune
fille.
Ryangombe annonce la naissance
d'un fils légitime qui le sauvera.
Dénouement heureux
(Binego
sauve la royauté terrestre de Ryangombe).

Ryangombe est frappé mortellement au moment où il reconnaît un
fils bâtard.
Dénouement tragique (Ryangombe instaure une nouvelle royauté
dans l'au-delà).

On notera aussi que dans la version Arnoux. la plus
complète que nous possédions. le symbole royal (la queue
de lièvre) est affecté d'un signe différent dans les deux
séquences. Dans la première. Ryangombe l'a mis en jeu et le
récupère par l'intervention miraculeuse de son fils. Dans la
seconde. il se sert du panache royal pour tromper sa mère.
Soumis au hasard d'un jeu loyal masculin, dans le premier cas.
le même objet devient dans le second un instrument de
mensonge et de ruse envers une femme (la mère) par
l'intermédiaire d'une autre femme (l'épouse). D'autre part.
2H

l'intervention même de Binego change d'aspect dans les deux
épisodes successifs : sauveur de son père lorsque l'adversaire
est masculin, il arrive à temps pourle vaincre; lorsque l'ennemi
est une femme, il arrive trop tard pour lui porter secours; il
ne peut que venger sa mémoire en mettant le monstre en
pièces,
Le renversement général de la construction dans la seconde
séquence est un passage de l'homme victorieux à l'homme
vaincu, de la femme passive, soumise, à la femme agissante,
autoritaire, agressive, meurtrière, II y a une connivence secrète,
une homologie entre la mère de Ryangombe, trompée par son
fils qui sort clandestinement, par ruse (version Arnoux), et
la Hlle-mère. jadis abusée eIle aussi. La mère s'oppose par
un acte magique au départ de son fils en forêt, La jeune
femme ordonne à Ryangombe de reconnaître un enfant, de
chasser pour lui. L'une et l'autre donnent des ordres, négatifs
ou positifs. L'une et l'autre ont une nature animale secrète
(lionne ou buffle).
Le sens du récit préliminaire concernant la mère de Ryangombe s'éclaire rétrospectivement : victime d'un maléfice
magique, eIle a acquis lorsqu'elle était jeune la faculté de se
transformer en lionne. D'abord eIle n'use pas de ce pouvoir
contre l'homme, eIle se contente de dévorer le bétail des voisins. Mais lorsque son premier mari l'offense en la battant
violemment (version [ohanssen}, elle le tuera, anéantissant
même toute sa parenté. Son pouvoir latent de donner la mort
se déchaîne donc après l'injure masculine. A certains égards,
la violation du tabou maternel par Ryangombe est une répétition ultime de ce scénario primitif. qu'amplifie la présence
d'une amante séduite et délaissée, gravement outragée par
l'homme (la fille-mère). Entre ces deux femmes, la mère
bafouée et l'amante courroucée, un troisième personnage Iérni242

nin - une épouse
joue le rôle de trait d'union dans la
version Arnoux. Ryangombe s'était aussi disputé avec elle;
il se réconcilie avec elle pour lui demander d'être son complice
contre la mère. Cette médiation honteuse coupe Ryangombe
de Ia protection maternelle et le livre à l'agression féminine.
En fait, à un niveau plus général. la mère, l'épouse et l'amante
délaissée sont solidaires l'une de l'autre en tant que sexe.
Dans la version Johanssen, qui ignore la médiation de l'épousecomplice, Ryangombe se moque ouvertement de sa mère et
stigmatise l'outrecuidance des femmes. Aussi bien est-il indifférent au récit que la responsabilité directe de la mort pèse sur
une épouse légitime (Nyanzige), qui envoie Ryangombe à la
chasse (version Pagès). ou sur une maîtresse abandonnée
(versions Arnoux et [ohanssen}. Le conflit fondamental
oppose Ryangombe et sa mère, le roi et la reine-mère. l'homme
et la femme.
Ryangombe meurt par excès de liberté. pour avoir tenté
de nier la solidarité royale de la mère et du fils et d'affirmer
son autonomie. alors que la souveraineté ne peut être que
bicéphale. masculine et féminine. Ce qui est vrai de la souveraineté, l'est aussi de l'existence. Ryangombe doit son salut
(naissance d'un fils légitime) au respect du formalisme matrimonial (rite du lait craché). Il doit sa perte à une femme
séduite hors mariage. et qu'il retrouve en forêt. hors culture.
Ryangombe meurt pour n'avoir pas tenu compte des
femmes. La tension dramatique se fait ici maximale. Nous
enregistrons une progression continue de l'écart entre la
règle sociale et le comportement des héros. Ryangombe s'est
moqué de l'hospitalité de ses hôtes, il a bravé leur consentement au mariage. il a néanmoins respecté les formes rituelles
du mariage. Binego tue sa parenté maternelle. mais il emmène
avec lui sa mère. La fortune du roi des Imandwa, qui était en
243

balance dès le départ (partie de trictrac hasardeuse), ne se
retourne qu'à partir du moment où le conflit oppose le roi des
Imandwa et sa mère. Le désordre cette fois est excessif :
Ryangombe rejette l'autorité sacrée de sa mère et s'apprête à
reconnaître un bâtard, violant ainsi deux règles rigides de la
société rwandaise. Il s'agit bien d'une progression fatale vers
l'autonomie, l'affranchissement des lois. Le mariage légitime
de Ryangombe est un demi-mariage, suivi d'abandon; la quête
du père que poursuit Binego radicalise cette négation des
alliés (qui sont pour lui des parents maternels) : il les tue
ainsi que tous ceux qui contrarient son élan et qu'il rencontre
sur son chemin. Infiniment plus graves sont le conflit avec la
mère et la reconnaissance d'un bâtard en forêt. Cette fois
la régression de la culture vers la nature semble s'achever.
Aussi bien la femme se transforme-t-elle en animal et tue.
Le dernier refuge du roi des Imandwa est un arbre. Arrivé
à cette pointe extrême, la geste réinstaure la culture sous une
forme rénovée: Ryangombe invite l'humanité à composer avec
lui une société idéale, harmonieuse, sans distinction de rang ni
opposition de sexes, dans un autre monde.
C'est donc finalement que cette vie fougueuse de roi chasseur et joueur est impossible à assumer jusqu'au bout ici-bas.
Cette vie royale chimérique, affranchie de toutes les règles
est contrainte, pour s'épanouir, de se réfugier dans un univers
rétréci, au sommet d'un volcan, à mi-hauteur du ciel et de la
terre. C'est là un demi-échec ou une demi-réussite. L'interdiction de sortir édictée par la mère, la vengeance d'une fillemère rappellent l'existence d'un ordre féminin, J'impossibilité
de vivre seul. de concevoir un ordre royal et existentiel purement masculin, autonome. La dialectique des sexes est
d'ailleurs rétablie in fine, Ryangombe reconnaît la co-souveraineté de sa mère. Il l'appelle à lui, annonce qu'elle régnera
2H

avec lui dans un autre monde (version Johanssen). Les initiés
bénéficieront hic et nunc. quel que soit leur sexe. de cet univers
de félicité et d'harmonie, îlot mystique au sein de la société
profane, car l'initiation abolit la différentiation sexuelle des
« enfants » de Ryangombe. Tous participent de la qualité
d 'hommes par excellence (umugabo). plus précisément de surhommes, tout en étant les « épouses » de Ryangombe.
C'est donc la contradiction même du mythe, résolue par la
mort du héros, qui fonde le message universaliste de salut
pour les hommes et pour les femmes. On ne peut suivre l'historien des religions Briem dans son commentaire sommaire :
Ryangombe serait « une espèce de dieu-rédempteur qui s'est
attaqué à l'ennemi le plus dangereux de l'homme, la mort, et
qui ra vaincu tout en cédant lui-même à sa puissance »33.
A vrai dire Ryangombe ne s'attaque pas à la mort, elle vient
à sa rencontre sous des traits féminins. Cependant il est exact
que « c'est sous l'aspect de maître de [a mort et de la vie
qu'il est adoré dans les mystères mandwa ». Il faut interpréter la fin tragique du héros dans le contexte culturel rwandais.
Cette mort n'est pas affrontée héroïquement, mais subie stupidement. Si elle fonde une religion de salut c'est qu'elle transcende un échec, de la même manière que les souverains dits
Libérateurs (umutabaazi), tués sur le champ de bataille, sont
censés s'être offerts en holocauste pour sauver le pays d'un
désastre national. Ryangombe, dieu-sauveur, est l'équivalent
mythique des rois libérateurs de l'histoire. Cette qualité est
décernée explicitement à Binego, sauveur de la royauté en
péril 34. Fort curieusement l'épouse Nyanzige, mise à mort par
les Imandwa eux-mêmes, qui l'accusent d'être responsable de
la mort de Ryangombe dans rune des variantes Pagès, porte
33 BRIEM,

194L p. 79.

245

le même titre glorieux. Le paradoxe n'est qu'apparent; il est
conforme à la logique du récit : la mort de Ryangombe est
libératrice. Elle résout les contradictions du récit, et tout spécialement l'opposition des sexes - qui est irréductible car elle
est à la fois naturelle et culturelle - en inaugurant une société
rénovée, dans un nouvel espace où toutes les contradictions
humaines sont abolies. La mort de Ryangombe offre aux
hommes et aux femmes de tout rang la possibilité de se
« sauver de la condition profane» comme dit éloquemment la
formule initiatique. Il est donc conforme à cette logique que
la femme qui, involontairement. par imprudence, envoie Ryanqombe à cette mort salvatrice, participe de la qualité de Libêratrice. Dans la même version Paqès. tous les Imandwa n'hêsitent pas à se donner la mort; tous meurent pour renaître à
une condition nouvelle. Leur suicide sous l'érythrine, suivi de
rédemption, est le modèle même de l'initiation (kwatura). La
fin tragique du héros est donc transcendée par un dénouement
heureux, comme le fut la première séquence du récit où Binego
sauve [a royauté terrestre de Ryangombe. Dans le premier cas
le fils apparaît comme le sauveur d'une royauté masculine
impossible à maintenir ici-bas; dans le second, une femme
inaugure par un contre-excès de féminité (caprice, revendication ou vengeance) la royauté harmonieuse de l'homme et
de la femme dans un autre monde, celui qu'inaugure l'inltiation.

La mort de Ryangombe est la conséquence même d'un
excès de liberté. Elle atteste l'échec d'une aventure qui fut
d'abord une réussite; elle rétablit in extremis - mais sur un
autre plan auquel accèdent seulement les initiés - le dénoue-

8. PAGÈS.

246

1933. p. 364.

ment heureux de la première séquence, en associant cette fois
la mère à la royauté du fils, rétablissant le modèle de la souveraineté dans un univers meilleur. Sur le plan terrestre,
l'aventure de Ryangombe n'en est pas moins avortée: le roi
des Imandwa meurt pour avoir conduit jusqu'à l'extrême limite
la négation de l'ordre familial et social. C'est pourquoi sa
royauté sera purement mystique, liée à un autre mode d'existence, la possession. Le kubandwa, religion de salut, ne sera
qu'une fuite devant la réalité. II ne contestera pas l'ordre
tuutsi, il n'apporte même pas un message millénariste. Ryangombe est bien mort. il ne reviendra pas sur cette terre. II
règne dans un au-delà que seule l'illusion du théâtre liturgique, de la possession. met en contact avec le monde anqoissant d'ici-bas. La mort de Ryangombe instaure cette coupure
définitive; elle appelle la mort symbolique de l'initiation, qui
projette fictivement le fidèle dans un ordre humain meilleur.
La mort de Ryangombe. gage du salut, n'arrête pas son mouvement de transgression mythique. Cette fois il est en mesure
de combattre pour l'homme, à J'appel du fidèle, les esprits
familiaux maléfiques, les umuzimu, La mort, qui atteste l'échec
de sa quête humaine, l'a transfiguré. On observera qu'aucun
élément du mythe ne le montre secourable; il n'apporte aux
hommes aucune richesse, aucun bienfait nouveaux. Au contraire, il apparaît comme un roi menacé, affaibli, qui s'expose,
aussitôt que son pouvoir a été raffermi, à l'hostilité des femmes.
Figure humaine. trop humaine, dont la sacralité se situe quelque part entre [e roi terrestre et l'Etre suprême céleste. son
paradis sera établi significativement à mi-chemin entre ciel et
terre. au sommet d'un volcan.
Ryangombe est sauveur dans la mesure où il conteste de
son vivant l'ordre social et, après sa mort, l'ordre religieux
traditionnels. Son aventure hardie. démesurée, apporte aux
247

hommes un message de force. symbolisé par l'érythrine. A
deux reprises, symétriquement dans la première et la seconde
séquence, Ryangombe se réfugie sous l'arbre sacré. II se
cache sous ses racines pour échapper à la colère des parents
de son épouse, qui font figure d'étrangers par rapport à la
société des Irnandwa, de « profanes »; une érythrine encore
l'accueillera au moment de l'agonie alors qu'il délivre son
message de salut et que s'entrouvrent les portes de l'AutreMonde. On remarquera que la version Coupez, qui ne mentionne l'arbre qu'au moment du trépas, semble condenser dans
ce seul épisode les deux moments disjoints par Arnoux: selon
Coupez. Ryangombe agonisant cherche refuge auprès de
l'érythrine; il avait imploré en vain tous les autres arbres qui
avaient refusé de l'accueillir. L'arbre sacré est donc le garant
du salut dans la vie et la mort. II permet de surmonter toute
défaite.
Ce message mystique révolutionnaire ne s'est pas formé
au Rwanda même. Nous nous attacherons à en retrouver les
sources historiques dans l'espoir de tracer le profil diachronique d'un mythe africain. Nous tenterons aussi d'appréhender le sens de ses variations dans l'ensemble de la civilisation
interlacustre.

243

Chapitre V

La geste de Ryangombe
Analyse diachronique

Les sources rwandaises et étrangères
Plusieurs auteurs ont compris que cette geste et cette religion initiatique s'enracinent dans la chronique légendaire relative aux Cwezi 1. Ils n'ont pas aperçu cependant que le thème
dramatique de la mort accidentelle du héros n'est que la
transposition de la légende haya qui s'est formée autour de la
disparition mystérieuse du roi Wamara et du peuple cwezi
auquel appartient Ryangombe. Dans toute la région interlacustre les initiés commémorent en fait dans le culte des
mandwa la fin tragique et le retour éternel vivifiant ....- sous la
forme mystique de la possession ....- des anciens maîtres de
l'empire du Kitara, à qui les Hinda infligèrent une cuisante
défaite militaire (voir chap. 1).

La richesse et l'abondance des chroniques historiques nous
permettront de reconstituer les grandes lignes du système de
transformations qui soude l'une à l'autre la geste de Wamara,
telle qu'elle est connue dans les régions périphériques, et la
geste de Ryangombe. Nous ne nous dissimulons pas les imper1939, deuxième partie, pp. 54-60.
1963, p. 61.

1 SANDRART,
KAGAME,

249

fections de cette analyse comparative qui a l'ambition d'apporter une première contribution à l'analyse diachronique des
structures mythiques. Beaucoup de textes publiés sont incomplets. Nous ne disposons pas d'une mythologie complète des
cwezi. Dans la geste rwandaise elle-même, les nombreux
Imandwa qui entourent Ryangombe demeurent falots et il
faudra attendre la publication intégrale des chants liturgiques
(fort difficiles à récolter aujourd'hui) pour porter un jugement
définitif. Quoi qu'il en soit, les auteurs s'accordent tous à
reconnaître dans les péripéties que nous avons commentées le
cœur du message religieux.
II est difficile, dans l'état actuel des informations, de distinguer les Imandwa autochtones des figures légendaires provenant de la geste cwezi, Pagès a le mérite de déceler dans
le panthéon la présence d'un personnage qui appartient en
propre à l'histoire du Rwanda: Mashira, l'ancien roi (probablement hutu) du Nduga, le vainqueur des Renge 2. Une
étude attentive révélerait probablement l'identité d'autres
héros hutu parmi les compagnons de chasse de Ryangombe.
L'introduction de Mashira suffit à montrer que Je kubandwa
est un culte syncrétique. s'adaptant au folklore local. Mais
les Imandwa d'origine cwezi forment incontestablement le
noyau du culte. Cependant, dans les territoires conquis par les
Hinda c'est la grande figure semi-léqendaire, semi-historique
de Warnara, le dernier souverain cwezi, qui occupe généralement la position centrale, Ryangombe n'étant qu'un comparse
assez obscur. Apparemment inconnu au Bunyoro, il est cité
en Ankole parmi les parents de Wamara 3. II figure en pays
haya comme esprit tutélaire des troupeaux dans le même pan-

2

PAGÈS,

3 OBERG,

250

1933, p. 365.
1948.

théon que Wamara, maître des enfers.". Au Bunyamwezi son
rôle se précise : Ryangombe est un chasseur survivant à
Wamara après la mort de celui-ci 5. II domine le culte de
possession dans l'ensemble de cette région, où les initiés sont
appelés soit « M uswezi » (on reconnaît dans ce vocable la
corruption du terme cwezi) soit Mu-Ryangombe. Insistant sur
cette qualité de chasseur, propre aussi au Ryangombe rwandais, Bourgeois se refuse à rattacher notre héros à la civilisation pastorale. II estime que les similitudes incontestables
signalées par Sandrart entre le kubandwa et le culte des cwezi
au Bunyoro et en Ankole s'expliqueraient par l'existence d'une
commune culture paysanne archaïque 6. Rien n'est plus improbable. Ryangombe le pasteur s'est transformé en chasseur
dans le cadre d'une religion révolutionnaire nouvelle, une
religion de contestation de l'ordre pastoral. D'ailleurs la chasse
est un sport aristocratique au Rwanda (ou l'activité des pygmoïdes Twa); elle n'appartient pas en propre au monde
paysan. La geste haya présente significativement Ryangombe
comme le gardien des vaches de Wamara, son frère cadet 7.
D'autres Imandwa rwandais relèvent du cycle cwezi. Parmi
les compagnons de Ryangombe, de Lacger aperçoit fort bien
l'origine étrangère de Kaqoro, Mukasa et quelques autres
compagnons. Au Rwanda, Kagoro est le frère utérin de Ryangombe 8 ou son fils 9. Très populaire en Ankole. il y apparaît
comme le fils de l'union incestueuse de Wamara et de sa

1937, pp. 17-18.
5 BOSCH. 1930. pp. 202 et sq.
6 BOURGEOIS. 1956, pp. 77-78.
7 CÉSARD, 1927, p. 451.
8 ARNOUX. 1912. p. 282.
9 PAGÈS, 1933. p. 364.
• CÉSARD.

251

sœur 10. Au Bunyoro, il est J'esprit de la foudre ". S'il a perdu
cette qualité au Rwanda, les chants liturgiques le présentent
comme un grand guerrier 12. Mukasa, gendre de Ryangombe,
est passeur d'eau dans le kubandwa rwandais 13. La chronologie légendaire des Nkole affirme qu'il tenta de se suicider
lorsque les Wamara et les Cwezi prirent la résolution de
quitter le pays; mais ses compagnons l'en empêchèrent et il
s'établit dans les îles du [ac Victoria 14. C'est comme esprit du
lac que les Ganda le connaissent 15. Il a gardé ce caractère au
Kiziba 16. Dans la geste haya, Mugasha est l'un de ceux qui
accompagnent Wamara dans le monde souterrain 17. Les
Sumbwa saluent en lui le co-fondateur des mystères de Ryangombe 18.
Les sources du mythe de Ryangombe sont étrangères à la
culture hutu comme à la culture tuutsi. Le kubandwa ne
s'établit fermement au Rwanda que sous le règne de Mutara 1
(première moitié du XVIIe siècle) ou de Cyilima Rujugira
(XVIIIe siècle). c'est-à-dire bien après la disparition des Cwezi
de l'horizon historique. Le récit de la rencontre supposée de
Ruganzu Ndoori, fondateur de la troisième dynastie, et du roi
des Imandwa nous fournit peut-être un point de repère. Nous
apercevrons bientôt l'originalité de la geste rwandaise de
Ryangombe par rapport au cycle cwezi. D'ores et déjà l'on

10 ROSCOE.

1929, p. 24.

n ROSCOE, 1923, p. 202.

de LACGER, 1939, I. p. 264.
1912, p. 282.
14 OB ERG, 1948, p. 124.
15 ROSCOE. 1911, p. 290.
16 REHSE, 1910. p. 126.
17 CÉSARD. 1927, pp. 447-453.
18 CORY. 1955.
12

13 ARNOUX,

252

peut dégager l'origine autochtone d'un épisode crucial. la
chasse fatale et la mort du héros.
La légende du roi Bwimba Ruganzu
Toute la seconde séquence du mythe de Ryangombe nous
apparaît comme une transposition de l'un des plus anciens
récits pseudo-historiques du Rwanda. concernant le roi
Bwimba Ruganzu.
Bwimba a donné en mariage sa sœur Robwa au roi du
Gisaka, Kimenyi. Le Rwanda est menacé car un devin a prédit
que l'enfant de Kimenyi et de Robwa annexera le Rwanda au
Gisaka. Mais Robwa demeure fidèle à son pays natal. Elle
décide de se tuer avec l'enfant qu'elle porte dans son sein.
Bwimba de son côté offrira sa vie en holocauste pour sauver
le pays. Il deviendra Libérateur (umutabaazi). C'est à partir
d'ici que le récit, tel qu'il est rapporté par Coupez et
Kamanzi 19 mérite d'être comparé à l'épisode final de la geste
de Ryangombe. Bwimba attend lui-même un enfant de sa
femme Nyakiyaga. Elle accouche le jour même où le roi quitte
le pays pour se sacrifier au Gisaka. La mère de Bwimba tente
alors de s'opposer au départ de son fils en déposant sa ceinture à rentrée de l'enclos. Bwimba saute par-dessus la ceinture avec ses chasseurs et ses chiens. Il franchit la frontière.
Sa mère lui envoie sans cesse des messages pour tenter de le
rappeler. Le dernier messager insiste sur le danger qu'il y a à
quitter l'épouse au moment où elle vient d'accoucher. Une
interdiction coutumière en effet, précise une note de Coupez
et Kamanzi, empêche le mari de quitter sa femme pendant la
19 COUPEZ

et KAMANZI, 1962. récit n° 3.

253

période qui suit l'accouchement. sous peine de malheur. Mais
le roi désire ce malheur que les autres redoutent dans des circonstances analogues. II demande que Nyakiyaga le rejoigne
en route afin qu'il puisse célébrer les relevailles et donner un
nom à l'enfant avant de mourir. L'épouse rejoint son mari et
Bwimba donne à son fils le nom de Cyilima Rugwe. II reçoit
ce nom (dont le thème gwe désigne le léopard) car Bwimba
avait donné à la mère un sac de portage en peau de léopard.
Le roi entre au Gisaka. Il envoie un messager à sa sœur
Robwa l'avertissant qu'il est temps de se sacrifier pour le
Rwanda. Lui-même va au-devant des chasseurs de Kimenyi ;
il s'empare du gibier qu'ils avaient capturé. Kimenyi furieux
le tue de sa propre lance. Robwa se donne la mort. Bwimba
et Robwa deviennent ainsi Libérateurs.
Les traits communs à cette légende et à la geste de Ryangombe sont frappants. Ryangombe comme Bwimba partent à
la chasse. malgré l'interdiction solennelle de la mère qui
accomplit le même geste rituel. L'un et l'autre donnent un sac
de portage en peau de léopard et un nom à un nouveau-né.
Mais Bwimba cherche volontairement la mort qui surprend
Ryangombe. Ils sont cependant l'un et l'autre. sur des plans
différents. des rois-sauveurs. L'une des deux variantes publiées
par Pagès se rapproche plus que toute autre version de ce
récit. Nyanziqe. épouse de Ryangombe vient d'accoucher. Elle
demande à son mari une peau de buffle pour porter l'enfant.
Ryangombe meurt alors qu'il chassait pour faire plaisir à son
épouse. et les Imandwa courroucés tuent Nyanzige. Mais contradictoirement ils lui décernent le titre honorifique de Libératrice qui n'est accordé qu'aux souverains qui ont offert leur
propre vie en holocauste en territoire ennemi pour sauver le
pays d'un grave danger. Cet honneur abusif provient probablement d'un télescopage entre la geste de Ryangombe et la
254

légende de Bwimba qui attribue ce titre à Robwa la sœur, et
non à l'épouse. Ce déplacement lui-même trouve, nous l'avons
vu, une explication structurelle (p. 228). L'homologie que
nous suggérions d'un point de vue synchronique entre la mort
de Ryangombe, roi sauveur, et celle des souverains Libérateurs, trouve ici une confirmation inattendue. Le mythe réinterprète les données fournies par cette légende pseudo-historique en modifiant le visage de l'adversaire: l'ennemi, ou plus
précisément la source du danger de mort, n'est pas un autre
roi, mais une femme: épouse (Pagès) ou maîtresse abandonnée (Arnoux, [ohanssen}. Le thème de la royauté menacée
par un adversaire masculin est passé tout entier dans la première séquence de la geste: la royauté de Ryangombe est en
péril et sauvée par le fils légitime Binego. On se souviendra
que la version Coupez fait du rival de Ryangombe un frère
utérin. Or le rival, dans la légende de Bwimba, est le neveu
utérin à naître, le fils de la sœur Robwa. Il semble donc que
la geste opère une disjonction entre les deux éléments de la
légende historique: les thèmes de la royauté menacée par un
parent utérin et de la mort du héros sont présentés en deux
séquences distinctes. Le dénouement tragique, promesse
de salut, est différé. Le fils (Binego) est d'abord sauveur
de la royauté terrestre de son père avant que la mort de
Ryangombe ne « libère» les Imandwa de la condition profane.
Le thème de la reconnaissance d'un fils légitime (légende de
Bwimba) s'est transformé dans la plupart des versions de la
geste de Ryangombe en reconnaissance d'un bâtard, enfant
d'une fille-mère (Arnoux, [ohanssen, première variante
Pagès) ; seule la seconde variante Pagès, que nous évoquions
plus haut, demeure fidèle sur ce point à la légende de Bwimba :
c'est à une épouse légitime que le roi offre le sac de portage
de l'enfant. Toutes les autres versions tendent à instaurer une
255

opposition nouvelle entre le fi1s légitime, sauveur, et le fils
illégitime, cause médiate de la mort de Ryangombe. Or cette
opposition existait déjà, mais seulement comme menace et sous
la forme : fils (successeur légitime) / neveu utérin (suceesseur illégitime), dans la légende de Bwimba. Dans la geste de
Ryangombe la relation bénéfique père-fils, exaltée au cours de
la première séquence, appelle au cours de la seconde son
homologue inverse, maléfique (père-fils bâtard).

La légende de Bwimba subit donc une série de transformations dans la geste de Ryangombe :
Légende de Bwimba
La mort est un sacrifice assumé
pour sauver la royauté.
Bwimba sauve par sa mort la
royauté du fils légitime nouveau-né
qu'il reconnaît peu avant son sacrifice.
La reconnaissance du fils légitime
précède de peu la mort que recherche le roi.
Opposition fils légitime / neveu
utérin.

Geste de Ryangombe
La mort est un accident.
Binego le nouveau-né. fils légitime, grandit à une allure extraordinaire et parvient à sauver la
royauté de son père.
La reconnaissance d'un fils naturel précède immédiatement la mort
qui surprend ·le roi.
Opposition fils légitime / fils
naturel,

Dans les deux contextes la mère du souverain s'oppose
au départ de son fils. mais son rôle est aussi trouble dans la
légende de Bwimba que dans la geste de Ryangombe. En effet,
les hommes de Kimenyi avaient noué amitié avec l'oncle
maternel de Bwimba afin d'obtenir la main de Robwa. La
mère de Bwimba et de Robwa se réjouit du mariage de sa
fille avec le roi du Gisaka. Or Bwimba avertit [a mère comme
l'oncle que ce mariage aura des conséquences graves, que la
situation exigera un sauveur. La mère jure devant lui d'en
256

accepter toutes les conséquences 20. Peu avant de se sacrifier,
Bwimba éprouve de la colère et du chagrin en pensant à sa
mère. Il décide que plus jamais une femme de son clan (singa)
n'aura le privilège d'engendrer un roi 21, Le conflit mère-fils
se retrouve donc dans les deux récits, mais avec une légère
variante. Bwimba comme Ryangombe se fâchent contre leur
mère et bravent son interdiction. Mais Bwimba le fait ouvertement et destitue le clan maternel. Ryangombe part clandestinement et glorifiera sa mère après l'accident. La légende
historique donne tort à la mère, la geste mythique lui donne
raison : Ryangombe se réconcilie avec elle dans l'au-delà.
On peut donc ajouter l'inversion suivante à la liste précédente:
Condamnation
mère.

du

rôle

de

la

Glorification de la mère.

Dans les deux récits enfin, les parents maternels font
figure d'ennemis ou de traîtres. L'oncle maternel de Bwimba
a été acheté par Kimenyi. il refuse de suivre son neveu et
d'être Libérateur. C'est alors que Bwimba destitue le clan
singa. Ryangombe n'a pas de parents maternels connus, mais
son fils Binego met les siens à mort parce qu'ils insultent le
nom de son père (version Arnoux).
Sources étrangères : la geste de Wamara
Mais la source principale de la geste de Ryangombe se
trouve dans la geste de Wamara telle qu'elle est racontée en
pays haya. Le modèle des rois libérateurs fournis par la
légende de Bwimba s'est substitué dans le mythe rwandais au
20 COUPEZ et KAMANZI,
21

COUPEZ et KAMANZI,

1962, p. 93.
1962, p. 99.
257

thème du suicide de Wamara et de ses compagnons, fourni
par le mythe haya, tandis que Ryangombe, qui n'était qu'un
comparse, éclipse totalement la figure du dernier souverain
cwezi. Nous déchiffrerons d'autres transformations; elles
procèdent d'un plan systématique. II y a lieu auparavant de
remonter plus haut et plus loin encore car la geste de Wamara
elle-même se rattache au cycle cwezi des chroniques nyoro et
nkole. Ici le mythe s'enracine dans l'histoire (voir chapitre 1).
La comparaison des différents états actuels de ces récits merveilleux n'est riche d'enseignement que si l'on envisage leur
enchaînement structurel. Une grande fresque continue se
déroule sous nos yeux. Les thèmes des différents tableaux
qui la composent résultent chaque fois de la transformation
d'une structure contiguë. II est a priori infiniment probable
que la répartition dans l'espace des tableaux résulte d'une
diffusion d'un récit initial qui a pris corps dans les régions
septentrionales (Bunyoro-Ankole) où la dynastie cwezi est
historiquement et archéologiquement attestée. De proche en
proche c'est donc aussi, en quelque sorte, et jusqu'à un certain
point, Ie profil diachronique de la geste de Ryangombe que
nous dégagerons. II doit être entendu cependant que les
divers états actuels du mythe, tels qu'ils apparaissent étalés
synchroniquement dans l'espace au cours de la première moitié
du xx- siècle, ne correspondent probablement plus exactement
à l'état initial du mythe au moment de sa formation. Tel récit A'
concernant Wamara au Buhaya n'est probablement plus exactement semblable au récit A qui avait cours dans la même
région à l'époque où ses éléments sont repris au Rwanda dans
une structure originale B, qui ne nous est connue que sous sa
forme actuelle B'o Néanmoins A' et B', versions actuelles du
Buhaya et du Rwanda, forment encore visiblement un système
de transformations, au sens défini par Lévi-Strauss.
258

1

La chronique légendaire et le culte des Cwezi au Bunyoro
et au Toro

La geste cwezi interfère ici avec l'histoire de l'empire du
Kitara. Nous renvoyons le lecteur au premier chapitre de cet
ouvrage et nous nous bornerons à résumer les données
substantielles. Les Cwezi occupaient un empire plus étendu
que toutes les formations politiques actuelles de raire interlacustre. n engloba, mais tardivement (xv- siècle 1),la majeure
partie de l'Ouganda et probablement aussi le Buhaya. Au
temps du roi Wamara, des devins prophétisèrent la fin de
l'hégémonie cwezi. Un fâcheux présage confirma leur message.
Des désordres internes, auxquels les femmes cwezi sont mêlées,
surgissent. Wamara et les siens abandonnent le pays et se
replient sur les régions méridionales. Les Cwezi disparus sont
honorés dans un culte officiel, par l'intermédiaire de médiums
qui portent le nom de mandwa. Roscoe les considère comme
les « prêtres de la nation »22. Ils semblent plutôt avoir été
jadis les représentants des groupes de parenté. Le culte a été
décrit récemment par Beattie 23. Les lignages patrilinéaires
étaient placés sous la protection d'un esprit cwezi particulier.
Chaque lignage se choisissait un médium unique. Mais de nos
jours la possession est devenue une affaire individuelle. De
nouveaux esprits ont été ajoutés au panthéon originel. Les
médiums (mubandwa ou musegu) subissent une initiation
secrète de trois ou quatre jours. Nous la décrirons plus loin
en comparant l'ensemble des rituels initiatiques de la civilisation interlacustre. Les Cwezi eux-mêmes auraient instauré
leur culte, permettant ainsi aux fidèles de garder un contact

22 ROSCOE.
23 BEATTlE,

1923, p. 22.
1957 A.
259

spirituel avec eux après leur départ 24. Roscoe dénombre dixneuf esprits dans le panthéon cwezi. En tête de liste l'on
trouve le roi Wamara et son prédécesseur Ndahura; Ryangombe n'y figure pas 25. Wamara préside à toute abondance.
II a un temple près de la résidence royale. Le roi et les chefs
le consultent, lui offrent du bétail. Selon Roscoe les prêtres
cwezi ne seraient consultés que par les pasteurs (généralement
à propos du bétail). Mais si l'on suit Beattie, il semble au
contraire que l'ensemble de la population - le clan royal bito
comme les clans huma et iru - pratiquent le culte. L'initiation
en effet fait figure de thérapeutique générale lorsqu'un esprit
quelconque (cwezi, parent défunt, etc.) exerce une action
maléfique sur une victime, homme ou femme. Ainsi l' esprit.
cwezi ou non, peut prendre « possession» du malade. Celui-ci.
ou son représentant. se fait alors initier. Les esprits des
défunts (muzimu) sont particulièrement craints et on leur
attribue très souvent la cause des maux 26. Solidement intégré
au lignage. substitut du culte défaillant des ancêtres. le culte
mbandwa semble donc constituer au Bunyoro le seul réseau
efficace de protection contre les agressions du monde surnaturel. II est une véritable religion nationale, syncrétique. II
présente le même aspect général au Toro où les cérémonies
mbandwa sont dirigées par une prêtresse, attachée à un
lignage, Chaque dan est protégé par un ou deux esprits cwezi.
Taylor en dénombre dix-neuf au total. comme Roscoe au
Bunyoro. Les « prêtresses» (nyakatagara), entourées d'initiés.
invitent dans les cas importants un « grand-prêtre» (kazini) ,
médium ayant le pouvoir d'entrer en contact avec tous les

1957 A. et ROSCOE, 1923. p. 21.
1923, pp. 22-28.
26 TAYLOR. 1962. pp. 38-39.

24 SEATTlE.
25 ROSCOE.

260

esprits 27. Ces grands-prêtres sont peut-être les équivalents
de ces « prêtres de la nation » dont parle Roscoe au Bunyoro.
Le caractère officiel et national du culte est tout aussi accusé
ici : Taylor observe qu'aux cérémonies organisées pour une
famille particulière ou un lignage. une foule nombreuse assiste.
comprenant aussi bien des membres du culte que des noninitiés d'autres clans. Comme au Rwanda. [es cérémonies consistent en un théâtre liturgique au cours duquel les actions des
Cwezi sont commémorées par le chant et le geste. L'utilisation
du tambour n'est probablement pas étrangère à la violence
des crises de possession.
La chronique historique des Cwezi, sur laquelle se fonde
le culte, ne comprend que deux rois: Ndahura et Wamara,
accompagnés de quelques parents et d'une suite nombreuse.
Le règne de Wamara fut marqué par des troubles et une
rébellion. Les Cwezi quittèrent le pays et furent remplacés
par Ia dynastie nilotique bito. Les traditions concernant ce
départ énigmatique, dû en fait à l'invasion hito, s'enrichissent
ici d'un élément spécifiquement mythique qui contient déjà
en germe le dénouement de la geste rwandaise de Ryangombe : selon certains informateurs les Cwezi entrèrent par le
lac Albert dans un au-delà souterrain 28.
2

La chronique légendaire et le culte des Cwezi en Ankole

Ici encore l'épopée cwezi fait figure de récit historique et
officiel. accrédité par la dynastie nilotique (hinda) qui succéda
à Wamara et prétend se rattacher à lui.

27 TAYLOR,

pp. 64-65

(recherches personnelles de l'auteur sur le

terrain).
28 TAYLOR.

1962, p. 42.

261

Selon Oberg, les Cwezi quittent Ie pays pour le Karagwe
à la suite d'un sinistre présage qu'interprète un prophète
étranger; cette divination est confirmée par une série de malheurs (désobéissance du peuple et des femmes, mort du taureau principal et de la vache préférée de Bihogo, assassinat
[ou tentative d'assassinat] perpétré sur la personne de M ulinwa) 29. Gorju 30 rapporte deux épisodes particulièrement intèressants si on les compare au mythe rwanda de Ryangombe :

A, Les malheurs des Cwezi commencent par un acte
d'hostilité féminine qui s'oppose à la solidarité masculine :
Mulindwa et Mugenyi, tous deux oncles paternels de
Wamara, étaient fort liés. Mais le premier s'attira la jalousie
de la mère du second car il avait beaucoup de succès auprès
des dames de [a cour. Elle prépara un piège dans lequel
Mulindwa faillit périr ébouillanté. Depuis lors les choses se
gâtèrent pour les Cwezi; en particulier la vache préférée de
Mugenyi mourut et celui-ci, désespéré, tenta de se suicider.
La version légèrement différente du chroniqueur nkole Munganya est tout aussi intéressante: Mugenyi aurait au contraire
oublié le serment qu'il avait fait de se tuer si sa vache préférée mourait; sa propre tante se moqua ouvertement de sa
lâcheté. Tous les hommes se sentirent solidaires de cette injure
féminine et décidèrent de quitter le pays 31.

B. Gorju comme überg font état de la croyance très
répandue selon laquelle les Cwezi disparurent dans des cratères
éteints ou dans des lacs.
OBERG, 1940.
1920. pp. 205-217.
31 MUNGONY A, 1958.
29

30 GoRIU,

262

Le premier thème mérite d'être mis en parallèle avec I'obsëdante opposition des sexes qui caractérise le mythe de Ryangombe. Le second thème constitue de manière évidente le
modèle même du paradis des Imandwa. Mais Ryangombe luimême, simplement cité par ûberg parmi les Cwezi comme
parent de Wamara, n'intervient pas encore. La figure de
Wamara, roi bienveillant. grand chasseur, détenteur de pouvoirs magiques considérables S2 préfigure cependant déjà celle
du roi des Imandwa. Un épisode, mentionné sans détail par
Roscoe ss est plus suggestif encore: le trône de Wamara fut
quelque temps en péril, mais son fils Kyoma reprit les tarnbours sacrés, symboles de la royauté qu'un usurpateur avait
dérobés, et les rapporta à son père. Cet épisode. qui ne nous
est malheureusement pas rapporté intégralement, évoque la
partie de trictrac (dont l'enjeu est la royauté) que gagne
Binego. fils de Ryangombe. Une intéressante remarque de
Sandrart permettrait même, si elle était confirmée. d'établir
une filiation directe. Si Binego n'apparaît jamais dans la geste
cwezi, cependant sa qualité de fils de Kajumba révélerait son
identité. Kajumba serait en effet le nom du tambour abandonné par Wamara lors de son exode vers Ie sud. Le tarnbour royal du Toro porterait toujours le même nom 84.
Le nom même donné aux Cwezi (Emandwa) dans le culte
(ukubandwa) est identique au vocable rwandais désignant
les compagnons de Ryangombe. Les Emandwa sont honorés
à la cour par l'intermédiaire de la reine-mère. Les principaux
Emandwa ont leur autel près de sa demeure. C'est dans l'enceinte maternelle que le souverain accomplissait les offrandes
1940.
1929. p. 24.
84 SANDRART. 1939. deuxième partie, p. 55.

32 OBERG.
3S

ROSCOE.

263

lorsque les devins en annonçaient l'opportunité. L'initiation
des médiums. malheureusement très imparfaitement connue,
est une « naissance dans la société des Emandwa »35. Les
informations publiées par Gorju sont imprécises 36. Elles concernent, dit-il, la région occidentale de l'Ouganda et l'on hésite
dès lors à les appliquer à l'Ankole plutôt qu'au Toro. Sous
cette réserve, elles ne manquent pas d'intérêt. Gorju signale un
cénacle de neuf (nombre sacré du rituel rwandais) Cwezi
importants parmi lesquels figurent les deux rois Ndahura et
Wamara. Wamara est très vénéré; une hutte est dédiée à son
culte dans l'enclos des riches pasteurs. Une femme considérée
comme l'épouse du dieu, est préposée à la garde de ce temple.
On y trouve un autel dont les pieds sont en bois d'érythrine.
La vertu bénéfique de l'érythrine relève donc êqalement de
l'antique civilisation cwezi. Toujours selon Gorju, les médiums,
hommes et femmes. subissent une initiation secrète à proximité
de cet arbre. Cette cérémonie se place ici sous le signe du roi
Wamara car elle est appelée métaphoriquement « la montagne
de Wamara » (ibanga bya Wamala), Signalons que le terme
ibenqe désigne au Rwanda un secret quelconque 37, tandis que
l'expression mabanga b'ibu/emi (?) s'appliquerait aux secrets
de la royauté au Burundi 38,
Le culte des Emandwa-Cwezi occupe la même position par
rapport au culte des ancêtres qu'au Rwanda : Stenning
estime que l'ukubandwa représente l'aspect optimiste de la
religion nkole, alors que les esprits des ancêtres (muzimu),
foncièrement malveillants, en expriment l'aspect pessimiste. La

1949.
1920, p. 47 et pp. 205-217,
37 Communication de COUPEZ.
38 GoRJU, 1938. p. 55.

35 OBERG,
36 GORJU,

26i

plupart des maladies survenant à l'homme et au bétail sont
imputées à ces derniers 39. Comme au Toro nous trouvons en
Ankole des « grands-prêtres» (mushaza) ; plus spécialement
attachés au service religieux de l'enclos royal, ils rendent
visite aux groupes cultuels.
Dans les trois royaumes où s'est développé le cycle cwezi,
l'initiation au culte et le contact direct que la possession établit
entre les dieux et les fidèles, perpétuent donc un âge d'or
historique, dont la grandeur et l'efficacité s'imposent à la
dynastie même.

3

La geste haya de Wamara (version Césard)

En pays haya, à l'est du Rwanda, deux sources divergentes
(Césard et Bosch) nous proposent une description de la mort
de Wamara et de ses compagnons, alors que les chroniques
de l'aire septentrionale (Bunyoro-Toro-Ankolc] se contentent
de les faire disparaitre 40. Le texte de Césard publié en haya
avec traduction littérale, est le plus important pour notre propos. Nous l'avons exposé en détail précédemment (voir p.
36), en le commentant d'un point de vue strictement historique.
Cette fois c'est son élaboration mythique qui retiendra notre
attention. Nous avons déjà signalé l'affabulation qui masque
en suicide collectif la défaite militaire définitive des Cwezi
incapables d'endiguer une nouvelle vague d'invasions nilotiques, celle des Hinda. Rappelons l'essentiel de cette geste.

39 Communication personnelle de Stenninq à Taylor, in TAYLOR,
1962, pp. 110-111.
40 CÉSARD, 1927, pp. 447-455; BOSCH, 1930, pp. 202 et sq.

265

Wamara et deux de ses compagnons (Irungu et Mugasha)
poursuivent en forêt un chacal qui s'était introduit en pleine
nuit dans l'enceinte. L'animal les entraîne dans le royaume
souterrain du roi Kintu. Wamara est magnifiquement
accueilli; il reçoit du bétail, et notamment une vache blanche
particulièrement précieuse. Revenu sur terre Wamara confie le
bétail à la garde de son frère aîné Ryangombe. Wamara est
devenu en quelque sorte l'obligé, sinon le client de Kintu.
Mais il néglige de lui rendre hommage. II fait boucher le trou
du royaume souterrain. Kintu envoie alors Rufu la Mort
réclamer les vaches. Rufu se fait rouer de coups mais réussit
à attirer la vache blanche dans un gouffre marécageux. Or
Wamara avait fait le serment de mourir en même temps que
cet animal préféré. II se jette dans le gouffre avec tous ses
compagnons. Leurs esprits reviennent fréquemment posséder
les hommes et les femmes.
Ce récit dérive des versions nyoro et nkole qui exposent
la première phase du déclin des Cwezi : abandonnant le
Bunyoro et le Toro aux envahisseurs bito, ils se sont repliés
en Ankole; ils durent ensuite affronter les invasions hinda au
Karagwe, où ils furent définitivement vaincus. C'est à cette
défaite, ce massacre final, que se réfère la geste haya, Elle
peut être interprétée comme le dernier acte d'une tragédie
historique.

Le texte publié par Cêsard en 1927 est authentifié par
Sandrart. Dans son Cours de droit coutumier (1939) cet
auteur fait un exposé succinct de la geste de Wamara, tout
à fait conforme à notre première source 4'1. Or ces deux
versions concordantes proviennent d'informateurs différents.

H

266

SANDRART,

1939, deuxième partie, p. 58.

Dans une communication personnelle, Sandrart nous écrit qu'il
a recueilli la légende au Gisaka vers 1927, de la bouche d'un
Tuutsi nommé Mwuliro qui en avait eu connaissance en pays
haya. Selon Sandrart encore, les Haya admettent qu'elle est
originaire du Toro et de l'Ankole, confirmant ainsi la filiation
historique que nous avons admise comme hypothèse de travail.

La geste haya reprend en l'amplifiant l'alibi invoqué par
la Iéqende nkole pour masquer les premières défaites militaires : la vache [préférée d'un haut personnage cwezi meurt et
son propriétaire tente de se suicider (version Gorju). Mais
elle ajoute un élément nouveau: Wamara Commet une faute
envers le roi du monde souterrain, auquel il est lié par un don
généreux de vaches. En refusant de lui rendre hommage,
Wamara affirme avec force sa pleine souveraineté. Cette
attitude excessive qui cause sa perte est analogue à la démarche de Ryangombe qui se délie de la dépendance maternelle.
Wamara comme Ryangombe meurent par excès de liberté.
L'un et J'autre entraînent d'ailleurs tous leurs compagnons
dans l'au-delà. L'on se souviendra que le dernier tableau de
la version Pagès est un suicide collectif. La version haya
indique clairement que le pouvoir de Wamara fut contesté
par un rival. dont l'identité historique n'est pas révélée :
Kintu, personnage purement mythique, symbolise ce conflit
fatal. La reine-mère se substitue à lui dans la geste de Ryangombe, Elle n'est plus reliée au monde souterrain de [a mort
que par un lien ténu qu'atteste le petit lapin sans queue ni
oreilles jailli, sinon d'un terrier, du moins des profondeurs du
rêve prophétique annonçant la fin du héros. Mais par ailleurs
elle se confond purement et simplement avec la vache blanche
qui entraîna Wamara dans le gouffre marécageux : les fidèles
du kubandwa affirment en effet au Rwanda que la mère de
Ryangombe rejoignit son fils au sommet du volcan sacré sous
267

la forme de cet animal dont la vue est particulièrement redoutable 4~.
Le thème de l'agressivité féminine appartient également au
cycle de Wamara. Un appendice du mythe haya précise que
les courtisans tentèrent de dissimuler aux yeux de \Vamara
la disparition de la vache préférée en lui substituant une
vache de même pelage. Mais rune des épouses de Wamara
compromit cette ruse; elle insulta gravement l'honneur masculin en proclamant que tous les hommes sont décidément poltrons devant la mort. Furieux. Wamara entraîna tous les siens
au bord du gouffre; il les obligea à s'y jeter et s'y précipita à
son tour. Seul un fils de Wamara, Ruhinda, qui était en
voyage à cette époque, échappa à cette hécatombe 43.
Ce thème final est la préfiguration éclatante de la mort de
Ryangombe tué par une femme - ou à cause d'une femme - ,
épouse ou maîtresse. II figure déjà dans la geste nkole (version
M ungonya) où il ne concerne pas encore Wamara mais un
compagnon, Mugenyi; celui-ci se déshonora aux yeux d'une
femme (sa tante) en n'obéissant pas à son serment. II avait
juré de se donner la mort Iorsque la vache Bihogo mourrait.
La tante de Mugenyi tient des propos injurieux à son sujet
et les hommes décident d'abandonner ce pays maudit où les
femmes osent insulter les hommes 44. La version haya (Césard)
concentre donc ces événements sur la personne royale même
de Wamara, symbole du peuple cwezi.
Au terme de ces transformations successives, le roi des
Ïmandwa-Cwezi (devenu Ryangombe) est tué purement et

1912, p. 293.
1927, p. 454.
MUNGONY A, 1958.

42 ARNOUX,
43

H

26S

CÉSARD,

simplement par l'épouse ou la maîtresse revendicatrice. Cette
transformation est un renforcement évident de l'hostilité féminine et une radicalisation du thème nyoro-nkole du départ qui
se mue en suicide d'abord, puis en assassinat (Rwanda). Cette
évolution de la fonction féminine de mort peut être résumée
de la façon suivante. Dans la chronique nkole, Mugenyi,
injurié par l'une de ses parentes (tante paternelle) quitte le
pays avec tous les Cwezi pour ne pas avoir à accomplir son
serment, pour échapper à la mort. Dans la légende haya,
Wamara et tous les Cwezi se tuent par fidélité au serment
qu'une épouse rappelle. Dans le mythe rwanda, Ryangombe
est tué sauvagement par une femme après avoir fait outrage
à sa mère. Dans les trois cas une femme - tante, épouse ou
mère - se trouve liée au départ ou à la mort. On observera
plus particulièrement le passage du deuxième au troisième état.
Wamara est l'objet d'un mensonge et, corrélativement. le
sujet de la mort (il décide de se tuer après avoir découvert
qu'on lui cachait la vérité). Inversement, Ryangombe est le
sujet d'un mensonge dans la version Arnoux (il ment à sa
mère) et I'objet de la mort (il est tué). Dans les deux cas,
une injonction féminine est le moteur de l'événement tragique.
L'injonction de l'épouse de Wamara prend la forme d'un défi
positif (tous les hommes sont poltrons devant la mort). Dans
toutes les versions rwanda l'injonction initiale est un défi
négatif (la mère interdit à Ryangombe de partir). Mais les
versions Arnoux et [ohanssen opèrent un dédoublement du
thème: à l'injonction négative de la mère succèdent les ordres
positifs de la jeune femme rencontrée en forêt. Wamara et
Ryangombe sont également l'objet d'un défi féminin. Mais le
premier s'exécute ostensiblement, dans l'honneur. alors que le
second part en cachette, dans le déshonneur (version Arnoux).
Si Ryangombe part ostensiblement (versions Coupez et [chans269

sen). c'est qu'il se pose en sujet d'un contre-défi (je sors
malgré ton rêve) pour sauver l'honneur masculin. Dans les
deux cas la proposition subit donc une inversion par rapport
à la geste de Wamara. Nous aurons à nous interroger sur les
raisons de ces retournements, donnés en série.
C'est de la source historique la plus lointaine, la chronique
nyoro-nkole, que dérive aussi le thème de la divination : un
homme venu de loin, un étranger, prophétise une mauvaise
nouvelle, la fin du règne cwezi. Ce thème aussi s'inverse au
Rwanda : le roi Ryangombe en personne se déplace, se rend
dans un pays étranger pour consulter les esprits : les jeunes
devins annoncent une bonne nouvelle. la restauration prochaine de la royauté grâce à un HIs sauveur. Cependant la
seconde partie du mythe rwanda (la dernière chasse et la
mort) s'ouvre, comme la chronique nyoro-nkole, par un présage funeste (rêve prophétique de la mère).

Le rôle important de la chasse dans l'activité des Imandwa
remonte également à la chronique et au culte cwezi. Le récit
haya s'ouvre sur une partie de chasse nocturne, heureuse. La
geste de Ryangombe se termine sur une partie de chasse
diurne, malheureuse. En Ankole, Wamara est un grand chasseur. Cette qualité n'est pas attestée avec certitude au Bunyoro,
mais Beattie a attiré récemment l'attention sur les liens curieux
existant entre la chasse et le culte mbandwa. Les esprits des
animaux abattus (spécialement l'hippopotame) sont dangereux ; ils « possèdent» leur meurtrier qui ne peut s'en débarrasser qu'en se faisant initier au culte des Cwezi 45. II semble
donc que ceux-ci détiennent un pouvoir sur le monde animal.
Ce thème se retrouve dans la geste de Ryangombe, épopée de

45

270

BEATTlE,

1963.

chasseurs. Parmi les Imandwa figurent des animaux; ils prennent possession des fidèles au même titre que les héros
humains. La chasse. qui est liberté de mouvement, est, dans
la geste de Ryangombe, la suprême ouverture sur la liberté
tout court. Pour s'y adonner au gré de sa fantaisie, Ryangombe
n'hésite pas à enfreindre l'interdiction de sa mère.
Le thème de la chasse confirme même la filiation directe
de la geste nyoro et de la geste haya. On se souviendra que
dans celle-ci Wamara poursuit le chacal avec deux compagnons, Irungu et Mugasha. Mugasha est honoré par les Haya
comme esprit du lac et Irungu est associé à la terre non
cultivée, brousse et forêt 46. Or au Bunyoro, un esprit du lac
(portant ici le nom d'Iruba) et deux esprits associés au monde
non domestiqué (Kalisa, symbole de la brousse sèche, et
Irunqu, symbole de tout élément sauvage) sont en rapports
étroits avec les esprits de la chasse 47. On peut penser que la
partie de chasse initiale de Wamara, modèle de la partie de
chasse finale de Ryangombe. symbolise la nature (exaltante et
inquiétante) dans son opposition à la culture. source de conflits
sociaux. Le chacal conduit Wamara et ses compagnons chez
le souverain du monde inférieur. Cette visite renforce le pres~
tige culturel de Wamara (il reçoit des vaches. alors qu'il n'en
possédait pas). mais elle crée aussi un lien de dépendance
sociale qui sera ultérieurement renié. C'est également une partie
de chasse qui introduit. dans le mythe rwandais. le thème de
l'affranchissement de l'ordre culturel (désobéissance envers la
mère, reconnaissance d'un enfant naturel), de la régression
dans la nature (la femme rencontrée est aussi un buffle) ; la
mort se trouve dans les deux cas au bout de ce cheminement.
46 CORY et HARTNOLL,

47

BEATTIE.

1945, pp. 272-273.

1963.
271

Mythe et histoire

La geste de Ryangombe emprunte aussi, nous l'avons vu,
des éléments substantiels à la chronique légendaire du roi
Bwimba, Libérateur du Rwanda. Il est remarquable que cette
source autochtone comme les sources étrangères (cycle cwezi)
ont la même fonction : elles camouflent une défaite militaire.
Bwimba périt probablement au cours d'une guerre malheureuse des Nyiginya contre le puissant royaume du Gisaka;
Wamara et les siens furent anéantis par les Hinda en pays
haya. Dans les deux cas la geste transforme une défaite militaire en mort merveilleuse, salvatrice. La pensée mythique s'est
donc coulée dans deux moules historiques homologues. Les
personnages mêmes du mythe sont sortis de l'histoire cwezi.
Le héros tragique cumule les traits d'un roi étranger (Wamara) auquel il est apparenté, et d'un roi autochtone (Bwimba)
dont la légende fournit de modèle d'une mort exemplaire au
cours d'une partie de chasse, le thème du conflit avec la mère
et celui de la reconnaissance d'un enfant dans des circonstances dangereuses.
On se souviendra que la geste de Ryangombe opère des
transformations dans la légende de Bwimba. En particulier, la
reconnaissance heureuse du fils légitime se métamorphose en
reconnaissance malheureuse d'un bâtard : la femme monstrueuse que Ryangombe rencontre au cours de la tragique
partie de chasse lui demande de donner un nom à un enfant
sans père. Cette inversion est commandée structurellement
par les oppositions fils légitime / fils illégitime, d'une part,
épouse soumise, passive / maîtresse active, revendicatrice,
d'autre part. Cette thématique est propre au mythe rwandais,
bien que l'opposition des sexes apparaisse déjà dans les chroniques cwezi. Le thème du fils sauveur fait défaut dans la
272

geste de Wamara. Seul un épisode nkole révoque (Kyoma
reprend les tambours sacrés qu'un usurpateur avait dérobés à
son père Wamara}. Et cependant, l'ensemble du cycle
cwezi met en scène une royauté menacée par des dissensions
internes et externes. Sur ce point il existe une curieuse convergence entre la légende de Bwimba et la geste de Wamara.
La propre mère et l'oncle maternel de Bwimba se sont laissé
séduire par Ies cadeaux de Kimenyi l'étranger, roi du Gisaka;
ils donnent leur consentement au mariage funeste de Kimenyi
et de Robwa; or des devins avaient prédit que le fils qui
naîtrait de cette union annexerait le Rwanda au Gisaka. mettant fin à l'hégémonie des Nyiginya. Dans les chroniques
légendaires du Bunyoro et de I'Ankole, un prophète annonce
la fin du règne cwezi, menacé par des envahisseurs, miné par
des querelles intestines. Dans la geste haya l'ennemi de
Wamara est purement mythique: Kintu, souverain du monde
inférieur.
On peut se demander dès lors si le thème de la légitimation
funeste du fils bâtard, inversion de la légende de Bwimba, ne
remonte pas aussi, et complêmentairement, au cycle cwezi.
Une tradition nkole affirme que Ruhinda, fondateur de la
nouvelle dynastie hinda, est le fils nature! de Wamara (voir
p. 31) et d'une femme-esclave, Après le départ de Wamara,
Ruhinda fait figure de seul successeur légitime. Il fut en fait,
nous l'avons vu, le rival historique de Wamara, il le supplanta
finalement en Ankole comme au Buhaya. Dans la mesure où
la geste de Ryangombe perpétue le souvenir transposé de
l'épopée cwezi, nous sommes conduit à penser qu'elle en
inverse ici les données, comme elle inversait la structure de la
légende de Bwimba. Le fils bâtard reconnu peu avant sa
mort par le roi des Imandwa conserve l'image de Ruhinda, fils
naturel du roi des Cwezi-Emandwa; mais la geste de Ryan273

gombe nie vigoureusement toute continuité dynastique. Le roi
des Imandwa meurt, tué par la mère de cet enfant, au moment
même où il le reconnaît solennellement. Binego, le fils et
successeur légitime, accourt, trop tard pour sauver son père;
il n'en met pas moins rageusement en pièces la fille-mère
et l'enfant bâtard (version Arnoux). A ce niveau, la geste
de Ryangombe continuerait à affirmer la permanence cwezi
et à contester la légitimité de l'ordre hinda, symbolisé par
la fille-mère et le bâtard. Nous approfondirons cette conclusion dans d'autres versions périphériques du mythe. Nous
apercevons plus clairement cette fois, dépassant l'analyse
purement synchronique, pourquoi le fils bâtard que reconnaît
Ryangombe le Cwezi apparaît dans la structure du récit
comme l'homologue inverse de Binego. L'enfant nouveau-né,
qui a besoin d'une légitimation, mais aussi de voir périr le
père qu'il se donne abusivement, est l'affirmation brutale d'une
nouvelJe ,légitimité dynastique (hinda) qui détruit l'ancienne.
Les grands événements historiques qui agitèrent l'Ouganda
durant le xv- siècle trouvent ici à la fois leur écho et leur
négation mythique.
. Logiquement satisfaisante, l'opposition entre le fils légitime, sauveur de son père, et l'enfant bâtard reconnu par un
coup de force de sa mère revendicatrice, n'est pleinement signifiante que dans une perspective diachronique. Ryangombe
meurt (avec tous les siens dans la version Pagès) immédiatement après avoir donné un nom à l'enfant qu'il prétend siqnificativement « ne pas avoir enfanté» 48, en tant que symbole
d'une dynastie révolue. La légende de Bwimba apportait ici
au mythe Je correctif rwandais nécessaire: Ryangombe meurt

48

2H

Version ARNOUX.

à la façon des Libérateurs, il « sauve» les siens de la condition profane, les emmène dans son orbite et dans sa chimère.

Cette perspective historique éclaire aussi la forte opposition qui se dessine dans la geste de Ryangombe entre la
faiblesse du roi des Imandwa et la vitalité extraordinaire de
son fils Binego. La première séquence, où ce thème apparaît,
atteste l'affaiblissement historique de la royauté cwezi; elle
ne fait que retarder l'échéance de sa disparition en imaginant
que le roi vacillant bénéficie exceptionnellement des pouvoirs
magiques de son fils légitime; la solidarité du père et du fils
est renforcée à l'heure du danger. Les chroniques nyoro et
nkole font expressément état de la co-souveraineté des deux
derniers souverains cwezi, mais éprouvent un certain embarras à l'expliquer. Selon une version (nyoro), Ndahura aurait
abdiqué en faveur de son fils après avoir été battu et capturé
en Ihangiro 49. Selon une autre tradition, Wamara aurait
détenu une espèce d'autorité provinciale sur l'Ankole du vivant
de son père Ndahura 50. La geste de Ryangombe tranche la
question en présentant Bineqo, le successeur présumé du roi
des Imandwa, comme le sauveur de son père. Ainsi derrière
J'exaltation de la relation père-fils, donnée en opposition à la
relation mère-fils, nous retrouvons une fois encore la trace
d'événements historiques niés ou inversés: alors que dans la
chronique historique Wamara est co-souverain, ou que son
père vaincu abdique en sa faveur, dans la geste de Ryangombe
le fils du roi des Imandwa rétablit le 'pouvoir chancelant de
son père. C'est la force magique même de la dynastie cwezi et
sa continuité qui sont exaltées à travers la relation Ryan-

49

TAYLOR,

50 OLIVER,

1%2, p. 18.
1959.

275

gombe-Binego, faite de contrastes violents; c'est la promesse
d'une restauration qui ne sera que provisoire. Le découpage
de la geste rwanda en deux séquences se référerait donc à deux
moments historiques : malgré les coups portés à [a royauté
cwezi, celle-ci se maintient d'abord; elle se désintègre en
faveur d'un bâtard sans nom dans un second temps.
Cette seconde séquence se nourrit plus spécialement de la
geste haya qui décrit le suicide collectif des Cwezi. Dans le
contexte haya, Ruhinda le continuateur fait figure de fils légitime de Wamara : il était - fort curieusement - absent au
moment où les siens se donnent la mort, comme Binego lors du
trépas de Ryangombe dans la version Arnoux, Lorsqu'il
revient, il reprend le pouvoir. Nous savons que cette conclusion
abrupte n'est qu'un alibi de légitimité que se donnent les Hinda
après leur victoire sur les Cwezi. La geste haya et la geste
rwandaise se profilent sur la même toile de fond historique.
Mais les deux récits ont une fonction différente. La première
explique la fin d'un règne et justifie l'autorité de la dynastie
nouvelle (hinda). Le second introduit un contre-ordre mythique, détaché de I'ordre dynastique tuutsi, protestant contre la
validité de cet ordre.
De la geste de Wamara à la geste de Ryangombe
Voici le tableau des transformations que l'on enregistre en
passant de la geste haya à la geste rwanda.

276

Geste de Wamara

Geste de Ryangombe

Wamara rencontre un autre souverain. plus riche que lui. Un pacte
d' amitié est scellé entre eux. Il reçoit des biens.

Ryanqombe affronte au jeu un
rival qui conteste sa royauté. Il
perd ses biens.

Wamara rencontre le souverain
de l'au-delà au cours d'une partie
de chasse initiale.

Ryangombe et sa mère deviennent
souverains de rau-delà au terme
d'une partie de chasse finale.

Wamara veut ignorer l'existence
du roi Kintu, II refuse la réciprocité
du don ou l'hommage dû à ce souverain.

Ryangombe élimine d'abord un
adversaire au jeu. puis bafoue l'autorité de sa mère. co-souveraine.

Le roi Kintu envoie Rufu, la
Mort.

La reine-mère est étroitement
associée. par sa nature animale. à
la mort. symbolisée par une fillemère monstrueuse.

Wamara est fortement attaché à
une vache blanche. dont Ryangombe est le gardien.

Ryangombe ne boit que le lait
d'une vache blanche (épisode du
mariage).

La Mort attire la vache blanche
dans un gouffre marécageux.

Dans rau-delà (sommet d'un
volcan) la mère de Ryangombe a
pris la forme dune vache blanche
particulièrement redoutable.

L'épouse dévoile la ruse des compagnons de Wamara qui veulent
empêcher son suicide.

L'épouse se fait la complice
d'une ruse de Ryangombe alors que
sa mère veut l'empêcher de s'exposer à la mort (version Arnoux).

Obéissant à l'injonction positive
de l'épouse (respect d'un serment)
Wamara se donne la mort en suivant la vache dans le gouffre.

Refusant d'obéir à une injonction
négative de la mère (ne pas partir),
Ryangombe obéit à tous les caprices d'une femme-buffle qui l'expédie dans l'autre monde.

Wamara et tous les Cwezi se
suicident.

Ryangombe est tué accidentellement. Tous les Imandwa se donnent
la mort (version Pagès).

L'au-delà ose situe au fond d'un
gouffre marécageux.

L'au-delà se
d'un volcan.

situe au sommet

271

La geste haya se laisse découper en deux séquences
comme la geste de Ryangombe. Le roi cwezi rencontre dans
la personne de Kintu une espèce de rival. plus riche que lui.
Dans la geste de Ryangombe, le rival ou l'ennemi est un prétendant mal défini, qui conteste la royauté mise en jeu. Le
dénouement de cette première séquence est identique : le roi
cwezi l'emporte apparemment sur son rival : il renie toute
allégeance, ou toute réciprocité envers cet autre souverain
(qui symbolise, sur le plan historique, la menace nilotique).
Ryangombe ayant d'abord accepté la réciprocité de traitement
(le jeu) gagne. La seconde séquence prolonge la première
dans la geste de Wamara ; on enregistre une rupture de ton
dans la geste de Ryangombe. Néanmoins le message est identique : Wamara comme Ryangombe meurent par excès de
souveraineté, pour n'avoir pas tenu compte d'un autre souverain [Kintu, reine-mère). L'inversion la plus caractéristique
concerne la responsabilité féminine dans la version Arnoux.
Une épouse envoie le roi à la mort en dévoilant la ruse
(masculine) des compagnons de Wamara ; une épouse expose
Ryangombe à la mort en se faisant la complice de sa propre
ruse contre la mère. Dans le second cas il y a triplication du
visage féminin : la mère protège (mais elle est dangereuse,
ambivalente), l'épouse joue un rôle trouble, et la maîtresse
tue. L'affrontement de l'homme et de la femme, opposé à la
solidarité masculine du père et du fils, est donc amplifié dans
la geste de Ryangombe. Le visage de la mère, qui n'apparaît
pas dans la geste de Wamara, est visiblement emprunté à la
légende rwandaise de Bwimba. mais il s'intègre à la structure
conflictuelle du récit. Le syncrétisme est structuré. D'autres
éléments de la légende de Bwimba ont d'ailleurs été inversés
pour les plier à un dessein nouveau.

278

i
1
1

i

1

i
1
1

1

1

1

1

Les figures royales conjuguées de Bwimba et de Wamara
subissent en particulier une transformation spectaculaire: alors
que l'un et l'autre se sont suicidés pour sauver l'honneur.
Ryangombe est assassiné dans le déshonneur (pour avoir
commis un sacrilège envers la mère. pour avoir trouvé de
l'agrément à une fille-mère qu'Il a jadis lui-même engrossée).
Ryangombe parachève ainsi sa transgression délibérée de
l'ordre établi. s'écarte radicalement des modèles historiques
ou pseudo-historiques qui ont façonné son visage. Tout le
poids du dénouement 'porte à présent sur l'opposition féminine
à cet excès de souveraineté masculine. Le suicide de Wamara
résultait de Ia machination d'un autre roi (Kintu) qui trouve
fort à propos l'appui d'une épouse. L'assassinat de Ryangombe
ne découle plus que d'une conjuration de forces féminines
hostiles. La geste de Ryangombe a décomposé en deux épisodes distincts la double machination. successivement masculine et féminine. qui provoque [a perte de Wamara. Ryangombe affronte un rival masculin dans un premier épisode; il
est confronté de manière fatale avec la femme-ennemie au
cours d'un second épisode.
Bwimba sauve le Rwanda. la royauté terrestre; Wamara,
après sa mort. devient le maître de l'au-delà. comme Ryangombe. Mais Wamara règne sur un monde souterrain. inférieur. dont l'entrée est un gouffre marécageux. tandis que
Ryangombe règne sur les pentes d'un volcan. Ces deux notations ultimes font de nouveau antithèse. Ces deux versions
contradictoires se retrouvent dans l'aire étendue où le cycle
épique est conté: selon les uns les Cwezi furent engloutis dans
les eaux, selon les autres ils se seraient précipités dans les
cratères des volcans éteints.
Le culte même des Cwezi est officiel. intégré aux traditions
dynastiques au Buhaya, comme au Bunyoro et en Ankole.

279

Wamara est la figure principale du panthéon et Ryangombe
son berger, esprit tutélaire du bétail. serait honoré exclusivement par les pasteurs 51. Au Rwanda, au contraire, Ryangombe
s'est détaché des valeurs pastorales. Bien que la mère de
Wamara ne joue aucun rôle dans la geste haya, elle est
cependant associée sous le nom de Nyante au culte rendu à
son fils : une petite hutte dédiée à Nyante se trouve près du
temple de Wamara où un feu sacré est entretenu par des
vierges. Un prêtre y loge 52. Le feu est certainement un indice
de la souveraineté de Wamara. Selon Cory et Hartnoll,
Wamara serait considéré comme le maître de l'univers en
même temps que le souverain des esprits des morts 53. Ryangombe qui a usurpé au Rwanda son titre de souverain, règne
seulement sur les initiés, dans ce monde-ci comme dans l' autre; symbole d'un ordre distinct de l'ordre royal tuutsi, il
partage d'une certaine façon la souveraineté avec l'umwami
comme I'atteste sa rencontre légendaire avec le roi Ruganzu
Ndoori (voir p. 201). Religion officielle des Haya, le culte
des Cwezi se présente aussi comme une cosmogonie symbolique. Kazoba est associé au soleil. à la lune et aux étoiles;
Muqasha est l'esprit du lac. Irunqu, l'esprit de la terre. de la
brousse et des forêts.
Ces dieux tutélaires sont intégrés aux structures familiales:
de nombreux clans iru ou hima rendent un culte à un
Cwezi particulier. Le nom de Wamara revient le plus souvent dans la liste de Cory et Hartnoll :". II est notamment
l'esprit tutélaire du clan dominant hinda au Karagwe et
1927, pp. 17-18.
1927, pp. 17-18.
53 CORY et HARTNOLL, 1945, pp. 272-273.
54 CORY et HARTNOLL, 1915, appendix V.

51 CÉSARD,
52

280

CÉSARD,

---------------- --_

..

-

en Ihangiro. Neuf clans vénèrent plus spécialement Ryangombe (Lyangombe) que le mythe présente comme le frère
ainé de Wamara. Plusieurs clans rendent un culte à Mugasha
et Kagoro, que nous retrouvons parmi les Imandwa rwandais.
Nous avions émis précédemment l'hypothèse que le clan
désigné expressément du terme cwezi en pays haya et au
Bunyoro pourrait réunir les derniers descendants du peuple
vaincu. Cette hypothèse se confirme au moins pour le Bunyoro,
où deux interdictions spécifiques caractérisent ce clan: la vache
qui a bu de l'eau salée et la vache qui vient d'être saillie. Ce
dernier tabou interdit aux membres du clan « cwezi » de boire
le lait 'Provenant d'une telle vache pendant cinq jours 55. Or
nous le retrouvons parmi les interdictions observées par les
initiés du kubandwa au Rwanda 56. En pays haya cependant.
le tabou spécifique du clan « cwezi :. est l'antilope bushbuck
(tragelaphus). Cory et Hartnoll Iui attribuent deux esprits
tutélaires: Gwabo et Kyomya. Le premier nous est inconnu,
mais le second est un Cwezi authentique. Roscoe rapporte
qu'il est considéré en Ankole comme le fils de Wamara et
qu'il sauva sa royauté en péril en ramenant les tambours
sacrés 57. Il serait à ce titre l'équivalent du Binego rwandais,
successeur légitime de son père. Au contraire, Ruhinda, fondateur du clan dynastique hinda, n'est qu'un usurpateur, un
pseudo-fils de Wamara. Est-ce la raison historique pour
laquelle, ni les rois ni les membres de la famille royale au
Buhaya ne peuvent devenir prêtres (mubandwa), bien qu'ils
se réclament du dernier roi cwezi ? 58

1923. p. 15.
1956. p. 97.
57 ROSCOE. 1929, p. 24.
58 REINING. in RICHARDS, 1959. p. 179.
55 ROSCOE.

56 BoURGEOIS,

281

Transcendant la réalité historique, la geste haya de
Wamara fait du malheur des Cwezi la source d'un ordre
religieux bienfaisant, de caractère national. Lorsque ce message
fut diffusé au Rwanda sous le signe de Ryangombe, il se
transforma en religion de contestation populaire sous la pression d'une situation sociologique particulière. Mais nous allons
voir que cette transformation structurelle axée sur Ryangombe
atteint toute raire méridionale de la civilisation interlacustre.
Il nous faudra donc approfondir les rapports de l'histoire et
du mythe pour mieux cerner le rôle déterminant de la praxis
dans les divers processus d'inversion thématique que nous
avons dégagés en comparant la geste de Wamara et la geste
de Ryangombe. Nous retrouverons clairement affirmée la contestation de l'ordre royal et pastoral (des Hinda, cette fois),
bref une certaine nécessité du déshonneur.
Emergence de Ryangombe
D'autres versions du mythe cwezi circulent au Tanganyika.
La première fut récoltée par Bosch avant 1930, c'est-à-dire à
peu près à la même époque où Cësard publiait la geste haya
( 1927) présentant Ryangombe comme le frère ainé, gardien
de bétail de Wamara. La monographie du père Bosch concerne une contrée fort vaste, le Bunyanwezi; l'origine exacte
du récit n'est malheureusement pas renseignée 59. Il développe
la personnalité de Ryangombe (chef mystique de la confrérie
des « Baswezi » (sing" M uswezi), sans cesser de rattacher
celui-ci à Wamara. Baumann estime que les Nyamwezi forment Je plus important groupe ethnique du Tanganyika occidental. entre le lac Roukwa et la rive sud du lac Victoria 60.
59

BOSCH, 1930, pp. 202-217.

eo BAuMANN et WESTERMANN,

282

1948, p. 225.

Version Bôsch (Bunyamwezi)
Wamala (Wamara) avait épousé une princesse hinda. Il
vivait avec ses trois favoris Mugasa, Lyangombe (Ryangombe) et Lubinga, à la cour du roi du Karagwe, Ndagala, fils
et successeur de Luhinda 1 (Ruhinda). II prétendit avoir eu,
au cours d'une longue retraite en forêt, la révélation d'un dieu
cracheur appelé Kacwezi. Le roi Ndagala lui reprocha de se
révolter contre Lugaba, le Créateur. Wamala furieux se retira
chez les siens en Ankole où il se lia avec une bande de brigands. Il les incita à voler des vaches et leur promit toute
espèce de biens. Il recruta ainsi beaucoup d'adeptes. Seuls
les Hinda refusèrent d'accepter la doctrine de Wamala. Beaucoup de rois le craignirent. Les fidèles de Wamala vécurent
séparés des partisans des Hinda qu'ils évitèrent. Un Hinda
eut un songe prophétique. Il annonça aux siens qu'un cataclysme anéantirait le pays et il leur recommanda de prendre la
fuite avec leurs troupeaux. Devant cet exode la femme de
Wamala confia son inquiétude aux trois compagnons favoris
de son mari. Ceux-ci la laissèrent partir et décidèrent de
suivre son exemple. Lyangombe s'en alla à la chasse, Mugasa
et Lubinga à la pêche. Ces deux derniers dérobèrent six cents
vaches à Wamala et les conduisirent dans une île du Lac.
Kagolo (Kagoro), fils de Mugasa, s'étant aperçu du vol, se
mit à poursuivre son père félon avec une suite nombreuse.
Mais ils périrent dans un désert au cours d'une violente tempête qui arracha les arbres. Le désert fut submergé et tous
périrent. Un seul survivant parvint auprès de Wamala et lui
annonça la catastrophe. Alors survint un tremblement de terre
qui anéantit Wamala et ses derniers fidèles.
C'est à la suite de ces événements tragiques que Lyangombe chargea un certain Kakala d'annoncer au monde qu'il
283

\

viendrait au secours de tous ceux qui l'imploreraient, qu'il
guérirait les maladies et serait « le libérateur de tous ceux qui
sont attachés ». Kakala déjoua un piège tendu par les Hinda.
Puis Lyangombe en personne se présenta à eux comme un
descendant du fameux Luhinda, et leur enjoignit de rendre un
culte à cet ancêtre. Ayant ainsi pris la précaution de confondre sa propre doctrine avec les offrandes dues à Luhinda,
la religion prêchée par Lyangombe se répandit. Cette religion
était singulière : elle recommandait aux fidèles de voler, de
commettre l'adultère, de tenir des propos impudiques, de mentir, d'être gloutons, de braver toute autorité. Lyangombe luimême surpassa Wamala en méchanceté.
Lorsqu'il vit sa mort approcher, il recommanda à ses
fidèles, Hinda. Hima et étrangers venus de partout, de l'enterrer dans la hutte kagondo qui servait de lieu de culte aux
initiés (muswezi). Il promit de nouveau de venir en aide à
tous ceux qui l'imploreraient (<< Que tous m'invoquent! Tout
secours qu'on me demandera, je l'accorderai; je procurerai
des richesses et des enfants à qui m'en demandera, etc. »).
Il mourut dans la région des volcans. Les fidèles annoncèrent
qu'il était parti préparer un lieu de séjour, dont l'accès serait
interdit aux non-initiés.
Commentaire
Le texte que nous résumons ici fut écrit en langue sumbwa
dès 1893 par un Tuutsi du Bunyamwezi. Selon une croyance
largement répandue (puisque Cory en fait également mention),
le culte des muswezi enseigné par Lyangombe, serait originaire
du pays occupé par les Tuutsi. Mais fort curieusement le
mythe met en scène le conflit irréductible qui opposa les
partisans de Wamara et de Ruhinda, c'est-à-dire les Cwezi

et les Hinda, sans jamais évoquer les pasteurs du Buha et
du Burundi. Le terme Kacwezi, désignant ici un dieu cracheur (?), est manifestement une corruption du nom propre
désignant les anciens maîtres du Buhaya et de l' Ankole, vaincus par les conquérants Hinda. Sur ce point le mythe nyamwezi est beaucoup plus fidèle à la réalité historique que toutes
les versions précédentes. On y voit Wamara s'opposer à
Ruhinda dans le pays même (1'Ankole) qui fut le dernier
bastion de la puissance cwezi. Il est clair que le récit charge
les Cwezt, insistant sur leur statut de rebelles. Mais les quelques indications fournies vingt-cinq ans plus tard par Cory
(voir plus loin) montrent que tel est bien le sens du message
aux yeux mêmes des fidèles. Particulièrement intéressante est
la rupture de Wamara et de Ryangombe ; celui-ci fait figure ici
de félon, trahissant les siens, puis revendiquant indûment la
qualité de prince hinda pour faire accepter son message, sa
religion universaliste de salut. Alors que Wamara lutte ouvertement contre les Hinda. Ryangombe cherche à se concilier
les nouveaux maîtres (il recommande de rendre un culte à
Ruhinda). En dépit de cette atténuation, les mystères de
Ryangombe comme la religion précédemment « révélée » à
Wamara par un dieu cracheur se définissent par opposition
à l'ordre hinda. Significativement, Ryangombe se présente
comme un dieu libérateur. en rupture de ban avec les règles de
la société. Les mystères de Ryangombe présentent les mêmes
caractéristiques au Rwanda et il n'y a évidemment pas lieu
de prendre au pied de la lettre I'exaltation de l'anarchie sur
laquelle insiste I'informateur de Bosch; cet auteur déforme la
portée symbolique d'un message religieux qu'il juge de l'extérieur sous l'influence du catholicisme. (Les Hinda font figure
de défenseurs du vrai Dieu. Rugaba. contre l'hérésie de
Wamara).
285

Mais J'authenticité du texte ne peut être mise en doute.
Nous y retrouvons les éléments essentiels du mythe rwandais.
Plus précisément. l'on passe du mythe nyamwezi au mythe
rwanda par quelques transformations élémentaires. Ryangombe échappe à la catastrophe qui engloutit les Cwezi, en
partant à la chasse. Au Rwanda au contraire. il meurt parce
qu'il part à la chasse. Dans le premier cas, il profite du songe
prophétique dont les ennemis des Cwezi tirent parti; dans le
second, il a tort de ne pas tenir compte du rêve de sa propre
mère. Dans le récit nyamwezi il usurpe une qualité, sinon
royale du moins princière, alors que dans le récit rwanda,
il détient dès le départ le titre de roi que lui conteste un adversaire. II échappe à la mort violente au Bunyamwezi, il meurt
tragiquement au Rwanda. Mais dans les deux cas il se présente comme un dieu sauveur, ouvrant à ses fidèles les portes
d'un monde meilleur situé dans la région des volcans. Car ce
rebelle, ce félon est un dieu secourable dont la « méchanceté :.
est toute relative: au Rwanda comme au Bunyamwezi, celle-ci
n'a de sens que par rapport au Roi (hinda ou tuutsi), c'està-dire par rapport à une société profane insatisfaisante.
L'intérêt essentiel de cette version réside dans le fait
qu'elle consacre l'éclipse de Wamara au profit de Ryangombe.
A cet égard, elle jette aussi un pont entre la geste haya et
le mythe rwandais. Elle se situe structurellement à mi-chemin
de l'une et de l'autre. Le récit nyamwezi retient de la première
le thème majeur de l'anéantissement des Cwezi, mais détache
de ce cycle d'événements trois compagnons parmi lesquels
Ryangombe figure au premier plan. Ce personnage transcende
l'histoire, échappe à la catastrophe et s'affirme comme maître
de la vie et de la mort en transgressant aussi bien la solidarité
qui l'unissait aux Cwezi que les règles en vigueur dans la
société hinda, qu'il feint seulement de respecter. Dans le mythe
286

rwanda, Ryangombe n'a plus aucune attache apparente avec
Wamara. Sa souveraineté et sa transcendance sont données
dès le départ. Mais il porte en lui le souvenir de Wamara, au
titre d'image latente. On peut reconstituer d'une certaine façon,
nous l'avons vu, la geste haya de Wamara à partir du mythe
rwandais de Ryangombe, et réciproquement. Dans la geste
haya il existe une relation positive de contiguïté entre Wamara
et Ryangombe : ils sont frères, ils ont les mêmes intérêts pastoraux. La geste rwanda substitue le second au premier en
inversant son comportement. Au Bunyamwezi nous retrouvons
la relation initiale de contiguïté, mais négative cette fois :
Ryangombe appartient au clan de Wamara, mais il trahit son
maître. Cette transformation structurelle a la même fonction
que la relation de substitution rwandaise: il s'agit toujours de
mettre en valeur, par un renversement du modèle cwezi, l'orlginalité d'une souveraineté non pastorale et non dynastique, en
rupture de ban. Il est clair que le Ryangombe rwandais et le
Ryangombe nyamwezi dérivent l'un et l'autre de la geste haya
de Wamara.

La version nyamwezi circule d'ailleurs - comme la version
rwanda - jusqu'aux confins du pays haya; nous allons
retrouver les éléments essentiels de la première chez les Ha
et les Sumbwa. On se souviendra ici que [e texte dont Bosch
s'est servi fut écrit en langue sumbwa par son informateur.
Version Cory (Buha et Busumbwa)
Cory a consacré une étude précieuse (1955) au culte des
« Baswezi » pratiqué par les Ha et les Sumbwa 61. Ces esprits
61 CoRY,

1955.
287

originaires du Bunyoro (qu'il faut naturellement identifier aux
Cwezi] sont considérés comme les fondateurs de plusieurs
dynasties au Tanganyika. Cette religion s'est répandue chez
les Nyamwezi et elle est même pratiquée aujourd'hui (1955)
dans la plupart des grandes villes du Tanganyika. Les quelques informations recueillies par Cory suffisent à indiquer la
validité de la version Bosch.
Wamala vint à la cour de Ndagala, un fils du grand chef
Ruhinda qui régnait sur l'ensemble du pays s'étendant à
l'ouest et au sud du lac Victoria. Wamala était un perturbateur, Ryangombe un esclave de Ruhinda. Ryangombe seul
semble jouer, comme au Bunyamwezi, un rôle important dans
le culte. Il enseigna Ies mystères en compagnie de Ngasa (il
s'agit évidemment du Mugasha de la geste haya, compagnon
de Wamara, esprit du lac). L'un et l'autre sont présentés
comme des Tuutsi (Watussi). Au cours d'une invocation qui
a lieu pendant le rituel initiatique, le novice se tourne vers
l'ouest déclarant: « Tous les Baswezi viennent de l'ouest, (du
pays) des Watussi ». Ryangombe instaura (comme au
Rwanda) son propre culte en promettant de venir en aide
après sa mort à tous ceux qui l'invoqueront. Chez les Sumbwa,
Ryangombe et Ngasa sont les co-fondateurs des mystères.
Ils laissèrent de précieux talismans à Ieurs adeptes. Binego
figure parmi les esprits musioezi ; ses relations avec Ryangombe ne sont malheureusement pas précisées. Une partie de
l'initiation se déroule 'Près d'une érythrine (mutonitoni) et
d'un combretum gueinzii (mulama). Ce lieu sacré s'appelle
keqondo, du même nom qui désigne la tombe de Ryangomhe.
Il y a donc lieu de penser que l'épisode rwandais de la mort
de Ryangombe sous l'érythrine n'est pas étranger au mythe
ha-sumbwa. Cette séquence initiatique près des arbres sacrés
se déroule le cinquième jour, que les initiés appellent le jour
288

du « grand événement », L'arbre mulama est appelé roi
(omwami) et l'érythrine est sa parèdre.
Le portrait de Wamara comme agitateur et de Ryangombe
comme esclave de Ruhinda concorde avec la position d'ermemis que la version Bosch assigne aux Cwezi par rapport au
clan hinda dominant. Cette première source décrivait Wamara
comme le chef d'une bande de brigands, de rebelles. Cory
estime quant à lui que ce tableau est l'œuvre des Hinda qui
ont tenté d'amoindrir le prestige des musioezi, en qui les
fidèles reconnaissent d'anciens souverains. Quoi qu'il en soit,
il est clair que la religion de salut proposée par Ryangombe
l'esclave (Cory) ou le perturbateur (Bôsch ) n'est plus intégrée
ni à l'histoire hinda ni aux cultes nationaux comme c'est le
cas au Buhaya, en Ankole et au Bunyoro. L'âge d'or des
Cwezi est devenu, sur le front méridional de l'expansion hinda,
l'âge de la révolte. Ces récits se situent à un point de rupture,
comme si nous avions franchi en descendant vers le sud une
importante frontière culturelle du point de vue de l'histoire
et de la sociologie religieuses. La qualité de Tuutsi concédée
à Ryangombe ne doit pas faire illusion. Nous avons vu qu'au
Rwanda même Ryangombe n'est pas plus solidaire de l'ordre
social créé par l'aristocratie tuutsi qu'il ne l'est, chez les Ha et
les Sumbwa, de l'ordre hinda. La comparaison des mythes et
des rituels montrera qu'il est peu probable que les mystères de
Ryangombe se sont diffusés au Busumbwa à partir du
Burundi, où nous les retrouverons sous une forme très spécifique. II reste que, au Rwanda, au Burundi, au Buha, au
Busumbwa comme au Bunyamwezi, la figure de Ryangombe,
et non celle de Wamara, domine le panthéon. Dans cette vaste
zone méridionale l'ordre mythique de Ryangombe s'oppose en
quelque façon à l'ordre royal officiel. qu'il soit décrit comme
hinda ou tuutsi, On comprend que cette religion de contesta289

tion et de salut à tendance universaliste ait pu s'implanter
par l'intermédiaire des émigrants sumbwa dans les grandes
villes du Tanganyika moderne. Ryangombe se présente aux
Nyamwezi comme un véritable messie: « Je suis le libérateur
de tous ceux qui sont attachés 62. » Selon Bosch encore, l'enseignement ésotérique des « Baswezi » semble comporter ici,
comme au Rwanda, la promesse d'entrer dans un autre monde
spécialement aménagé par Ryangombe pour [es initiés 63. Les
textes insuffisants dont nous disposons ne nous permettent pas
d'étudier sérieusement la structure du mythe de Ryangombe
dans ces régions périphériques. Nous ignorons si la geste hasumbwa-nyamwezl développe les mêmes contradictions, la
même problématique psycho-sociologique qu'au Rwanda. Il
semble cependant que l'antagonisme. non résolu dans le mythe
rwandais, entre la surmasculinité et la surféminité trouve ici
une solution originale : l'androgynie. Bosch signale que les
hymnes liturgiques, dont il déplore la licence, font allusion à un
Ryangombe dont la tête est dotée de trois membres virils et le
ventre de trois sexes féminins. Les initiés confectionneraient
une statuette conforme à ce modèle. Cary de son côté affirme
que les chants qui mettent fin aux copulations rituelles de l'initiation expriment l'union productive des sexes en Ryangombe.
Nous avions déjà cru apercevoir qu'au Rwanda même la hiêrogarnie accomplie par Ryangombe avec le néophyte qu'il est
censé avoir « enfanté », symbolisait la fusion des sexes antagonistes. Cette hypothèse trouverait ici une confirmation.

62

63

290

BOSCH, 1930. p. 206.
BOSCH, 1930. p. 208.

Le mythe et le culte au Burundi
Le Burundi appartient à la même aire religieuse : bien que
Ie mythe et le culte présentent ici des formes originales, ils
ignorent complètement Wamara au profit de Ryangombe.
Mais le roi des Imandwa est plus fréquemment appelé
Kiraanga.
Le Père Zuure, auteur de la principale monographie sur la
religion rundi, ne fournit malheureusement pas le texte intégral
du mythe de Ryangombe-Kiraanga.Mais il compare un certain nombre d'éléments avec la geste rwandaise et conclut à
« l'identité des personnages »64. Le père de Kiraanga est le
roi Babinga ha Nyundo; sa mère est Inaryangombe. Binego
son fils, porteur de sa lance, est le plus important des esprits
de sa suite. Kiraanga mourut à [a chasse, tué non par un
buffle mais par un animal appelé mpongo (Zuure traduit
erronément « cerf », il s'agit d'une antilope). Sa mère s'était
opposée à son départ.
Nous observerons que l'opposition des sexes est encore
plus vivement marquée que dans la geste rwandaise. Les personnages féminins qui entourent le dieu-roi dans le théâtre
liturgique du kubandwa, affichent une agressivité singulière.
Indagano, sa cousine, conteste la royauté de RyanqombeKiraanga. Elle lui prend la Iance, niant qu'il soit le « roi de
Ndagano ». Kiraanga quitte alors sans protester son trône.
Mais bientôt elle l'invite à s'y asseoir de nouveau car il ne
s'agissait que d'une plaisanterie. II faut certainement mettre ce
trait en parallèle avec le thème rwandais de la royauté contestée par un rival. Nyabashi, épouse ou servante de Kiraanga,

64

ZUURE,

1929, pp. 38-41.
291

ne l'aime pas; les autres esprits lui manifestent leur désapprobation en ne lui servant que des fonds de cruche. Nyamuhindurwa, rune des femmes de Kiraanga, lui témoigne une
hostilité ouverte. Elle feint de le chasser de son trône. Loin de
s'irriter, le dieu-roi s'efforce de rapaiser en [ui offrant des
étoffes. Analysant le nom de cette femme, Zuure observe que
« kuhindurwa » signifie « être changé », en bête par exemple.
Il se demande à juste titre s'il n'y a pas un rapport entre cette
Nyamuhindurwa et la femme qui se métamorphose en buffle
dans le mythe rwanda 65. La propre mère de Kiraanga traite
son fils d'imbécile et de mauvais sujet lorsqu'il passe outre à
son interdiction de chasse. La contestation féminine de la souveraineté masculine est donc particulièrement vive ici 66,
La personnalité de Kiraanga, esprit violent mais secourable aux initiés, est identique à celle du héros rwandais. Il
proclame : « Je sème la terreur devant moi; derrière moi ils
sont courbés de crainte 67 » et Binego hurle : « Je suis le
furieux, qui fais des choses terribles. Je suis celui qui vient
comme le vent 68 ». La contestation de la royauté officielle est
aussi marquée qu'au Rwanda : Ryanqombe-Kiraanqa reconnaît que le roi du Burundi est son aîné, mais il ra surpassé à
la chasse en tuant un léopard avant lui. Le roi du Burundi
déclare alors : « Je ne pourrai rien contre ce vent, il me
dépasse, il est plus fort que moi. Qu'il règne, qu'il remplisse
le Burundi, je lui donnerai de la bière 69 ». Kiraanga lui-même
affirme qu'il est venu régner au pays de son aîné 70, A la
1929, pp. 46-51.
1929, p. 90.
67 ZUURE, 1929, p. 87.
68 ZUURE, 1929, p. 91.
69 ZUURE, 1929, p. 86.
70 ZUURE, 1929, p. 87.
65 ZUURE,

66 ZUURE,

cour il est représenté par une épouse mystique. vouée au
célibat et considérée comme régale du souverain régnant :
Muka-Kiraanqa. Elle participe avec lui au grand rituel annuel
de fertilité agraire. Yumuqenuro 71. Il est significatif que cette
prêtresse soit d'origine hutu 72.
Plus encore qu'au Rwanda. le kubandwa a une couleur
paysanne chez les Rundi. L'esprit de Muka-Kiraanqa, incarné
par un médium. préside certains jours aux travaux des champs
sous le nom de Inamukozi 73. Son comportement marque avec
force l'opposition des paysans aux valeurs pastorales. En état
de transe. elle harangue les cultivateurs; « elle chasse. injurie
les vaches qui se présentent; elle veut les frapper et les
tuer :. H. Zuure ne signale aucun esprit tutélaire du bétail.
Mais naturellement Kiraanqa, garant de toute richesse. protège aussi les vaches. Au cours des prières on s'adresse à lui
comme au « maître des vaches du Burundi» 75. Comme au
Rwanda. le roi ne peut pas être initié au culte 75 hi'.

Le mythe rundi se rapproche considérablement de la version rwanda. au point qu'on est en droit d'y voir une simple
variante. Mais le rituel initiatique présente des caractéristiques
particulières (voir plus loin). Les initiés comme les dieux portent ici un titre spécifique : ikishegu. On les désigne parfois
aussi du terme umubandwa 76. Le vocable ikishegu est
archaïque car nous le retrouvons au Bunyoro sous [a forme
1956, p. 74.
1956. p. 74.
73 ZUURE, 1929. p. 48.
H BoURGEOIS, 1956, p. 98.
75 ZUURE, 1929, p. 56.
75 hi, COUPEZ, 1957.
76 TROUWBORST, in d'HERTEFELT, TROUWBORST. SCHERER,
71 BOURGEOIS.
72 BOURGEOIS,

1962. p.

157.

293

musequ : le mot mubandwa (qui a donné Imandwa au
Rwanda) est employé par les Nyoro pour désigner les
médiums alors que le terme musegu semble réservé là-bas aux
prêtres de rang supérieur 77. Par ailleurs une information
ancienne du Père Van der Burgt fait songer à la représentation
androgyne de Ryangombe au Bunyamwezi : certains médiums
seraient considérés comme hermaphrodites 78.
Nous voici confrontés avec le problème de J'origine et de
l'histoire des mystères de Ryangombe.
Naissance, diffusion et variations des mystères de Ryangombe

La formation de la geste de Ryangombe, que nous retrouvons seulement dans l'aire méridionale de la civilisation interlacustre, est plus obscure que la genèse, dans l'aire septentrionale, de la geste de Wamara dont elle s'est manifestement
détachée. Les problèmes structurels et historiques ne cessent
d'être étroitement mêlés.
Chez les Ha et les Sumbwa, les initiés se tournent vers
l'ouest en invoquant les « Baswezi », venus du pays tuutsi.
On serait enclin à en déduire que Ies mystères de Ryangombe
se sont diffusés au Tanganyika à partir du Burundi, si le terme
muswezi n'y était totalement inconnu. II dérive du nom propre
Cwezi dont r origine septentrionale est évidente. Les esprits
qui entourent Ryangombe sont appelés lkishequ au Burundi
et Imandwa au Rwanda. En outre, le prototype Wamara est
inconnu dans les deux royaumes tuutsi. En revanche le cycle
mythique nyamweai-sumbwa-ha tient compte de Wamara, tout

77
78

TAYLOR, 1962, p. 38 et BEATTIE, 1957A.
VAN DER BURGT, 1903, p. 463.

en accordant la prédominance à Ryangombe. La geste haya,
de son côté. présente ces deux personnages comme des frères
unis (Ryangombe. l'aîné. est le gardien de bétail du cadet).
La mythologie nyamwezi introduit un élément original de
désunion (Ryangombe trahit Wamara, l'abandonne au
moment du cataclysme qui l'engloutit). alors qu'au Rwanda
comme au Burundi, Wamara a complètement disparu de la
scène mythique. Il y a lieu de penser que nous retrouvons ici
le fil d'une évolution continue dont le point de rupture structurel se situe dans le récit nyamwezi. La diffusion n'a pu dès
lors se faire directement du pays haya au Rwanda comme nos
recherches précédentes auraient pu le laisser entendre. Il est
d'ailleurs intéressant de noter que le culte du kubandwa est
surtout répandu dans le centre et le Sud du Rwanda 79.
Une remarque préliminaire guidera nos recherches. Le
cycle épique de Wamara est solidaire de Ia culture hinda qui
le prend en charge. l'officialise. Le cycle de Ryangombe se
constitue, en se détachant du précédent. au-delà des frontières
de l'expansion hinda; ses protagonistes sont manifestement
anti-hinda. Le Buzinza (Usindja selon les auteurs anciens).
au sud-ouest du Lac Victoria, est la dernière marche hinda au
Tanganyika. C'est malheureusement. du point de vue religieux, une terra incognita. Au-delà. c'est-à-dire en pays
sumbwa et ha, s'étend la zone des mystères de Ryangombe.
Le Buzinza aurait fait partie de Il se divise en plusieurs chefferies, où règnent des dynasties
hinda locales 80. A l'ouest (Rwanda-Burundi) et au sud de la
zone Wamara (Sumbwa-Ha-Nyamwezi) l'expansion hinda a

79 d'HERTEFELT,
80 VAN THIEL,

1962. p. 82.
1911.

295

probablement été enrayée par la présence, voire l'hégémonie
tuutsi. Au Rwanda les Tuutsi forment dès le xv- ou le XVIe
siècle, des royaumes organisés. Bien que la formation du
royaume rundi soit plus récente (XVIIe siècle), les Tuutsi
étaient installés très anciennement dans cette région, ainsi
qu'au Buha 81, Les Hinda ne purent s'établir durablement en
pays tuutsi. L'on se souviendra que la tentative d'annexion du
Burundi par un Hinda au XVIIe siècle fut vouée à l'échec.
L'hégémonie hinda s'étendait jadis aussi au Buha, mais depuis
deux ou trois siècles les six chefferies traditionnelles sont aux
mains de dynasties tuutsi. L'influence tuutsi est sensible dans
le nord du Bunyamwezi et le Busumbwa 82,
La zone Wamara correspond donc très exactement à l'aire
d'expansion hinda alors que la zone Ryangombe recouvre celle
des Tuutsi tout en s'étendant bien au-delà de sa limite
méridionale et orientale. II est évident que le passage de
Wamara à Ryangombe et les transformations structurelles
corrélatives se sont effectués quelque part sur cette importante
frontière historiee-culturelle. en une région où la puissance
hinda a été contestée et son expansion paralysée. Cette région
constituait probablement elle-même une marche méridionale
de l'ancien empire cwezi car le mythe restitue cette fois la
vérité historique; loin d'apparaître comme un pseudo-ancêtre
de Ruhinda, Wamara est son ennemi, il le combat (version
nyamwezi-sumbwa] . Vaincu, anéanti par un cataclysme,
Wamara le rebelle disparaît et Ryangombe répand le message
religieux des Cwezi sous une forme rénovée. L'historicité de
Ryangombe nous importe peu ici. Peut-être fut-il réellement

in d'HERTEFELT, TROUWBORST, SCHERER, p. 4.
1930, p. 7; BAUMANN et WESTERMANN, 1948, p. 225.

81 VANSINA,
82

296

BOSCH,

un frère de Wamara comme doute disparut-il avec les siens sans avoir jamais prêché la
religion cwezi. Une pensée mythique révolutionnaire s'est
emparée de son personnage et en a fait le centre même d'une
religion de salut, qui est aussi contestation de l'ordre binde.
Intéressante est la tradition historique qui affirme que
Ruhinda eut à lutter au Buzinza contre un chef local sumbwa 83. Chez les Sumbwa, Ryangombe est un esclave de
Ruhinda (version Cory) , il enseigne les voies et moyens d'une
libération mystique. S'il a pu parfois faire figure de Tuutsi
c'est par opposition structurelle aux Hinda; il nous apparaît
paré de cette qualité dans les mystères ha-sumbwa, selon Cory.
Mais nous avons suffisamment montré qu'il n'émerge pas de
la culture tuutsi. Il se détache du cycle épique cwezi sur la
ligne d'affrontement des univers hinda et tuutsi et sert dès
lors de point d'appui à toute protestation contre l'ordre politique constitué. On ne s'étonnera pas qu'au Rwanda et au
Burundi la royauté mystique concurrence la royauté terrestre
de l'umwami, fondée par les Tuutsi, alors qu'elle apparaît
comme une valeur culturelle des Tuutsi là où le mythe met
les Hinda en scène.
Nous tenterons de circonscrire le foyer de diffusion des
mystères de Ryangombe en confrontant de nouveau ses variations locales. Nous nous demanderons si elles permettent de
déterminer un épicentre géographique, Le nom même des initiés requiert d'abord notre attention. Le terme musurezi, qui
dérive directement du vocable cwezi, est utilisé par les Nyamwezi, les Sumbwa et les Ha. Les termes imandwa et ikishegu
sont d'usage courant respectivement au Rwanda et au Burundi.
De ce point de vue il faut inclure une partie du Buha dans la
83

TAYLOR,

1962, p. 144.

297

zone rundi. Scherer observe M en effet que l'appellation
umuctoezi (qui restitue fidèlement le terme originel désignant
les dieux) n'a cours que dans le Nord du pays; dans la partie
Sud du Buha les prêtres du cuIte sont appelés ikishequ comme
au Burundi. tandis que l'ensemble des fidèles initiés portent le
titre de imbandwa. Les esprits eux-mêmes sont appelés ikicwezi
dans le Nord, ikiyaga dans le Sud.
On peut donc distinguer du point de vue terminologique
trois sous~groupes au sein de la zone Ryangombe :
la le sous-groupe Bunyamwezi-Busumbwa-Nord du Buha où
l'appellation originaire désignant les esprits dans l'aire
Wamara a été conservée (Cwezi ou Swezi) ;

2° le sous-groupe Rwanda utilisant le terme Ïmandwa, formé
à partir du mot Mubandwa désignant les médiums des
Cwezi dans la zone Wamara ;
3° le sous~groupe Burundi-Sud du Buha où la même racine
est reprise (Imbandwa ou Umubandwa) concurremment
avec la forme Ikishegu qui dérive de l'expression musegu
désignant des initiés de rang supérieur chez les Nyoro.
II est intéressant de noter que l'une des premières chefferies rundi (région de Nkoma) englobait le Buha mêridional ",
Cette division est confirmée par les variations du mythe
(et. nous le verrons bientôt, du rituel). Dans le premier sousgroupe. Wamara et Ryangombe coexistent. mais se séparent
l'un de J'autre. l'intérêt de la geste se déplaçant sur Ryan-

8~ SCHERER. in d'HERTEFELT. TROUWBORST et SCHERER..

212-213.
85 VANSINA.

298

1961.

1962. pp.

gombe; dans le second sous-groupe, Ryangombe est seul en
scène et dans le troisième il est plus généralement connu sous
le nom de Kiraanga. Il y aurait lieu d'introduire encore une
nouvelle subdivision en pays ha : dans la région sud-ouest
Ryangombe n'est plus que « le nom d'un bovidé (parfois un
mouton) que l'on tue en guise de sacrifice votif, pour une
prière exaucée concernant la naissance ou la sauvegarde d'un
danger de mort imminent »86. On notera cependant qu'un
culte est rendu aux cornes du bovidé sacrifié dans le kubandwa
rwandais. La source commune la plus proche est incontestablement le culte et la geste de Wamara en pays haya. Un problème reste posé : où les mystères et la geste de Ryangombe
proprement dits se sont-ils constitués avant de se différencier
dans Ies trois zones que nous venons de définir? Nous ne
chercherons pas à rétablir arbitrairement une version originale
de la geste de Ryangombe. Il est également impossible de localiser avec précision un foyer d'invention - ou de réforme religieuse dans l'état actuel de nos informations. Mais l'on
peut au moins tenter de Ie cerner.
Nous avons vu comment, par une série de transformations,
la geste haya de Wamara fournit la trame du mythe rwandais
de Ryangombe, comment la personnalité de Ryangombe, qui
n'était qu'un gardien de bétail sans importance, s'est substituée
dans la geste nyamwezi (qui semble identique au récit sumbwa-ha septentrional) à la figure prééminente de Wamara le
roi-chasseur qui se suicide. Dans ce dernier cas Ryangombe
s'affranchit de Wamara, se libère de sa tutelle, remporte en
importance sur lui, bien que le mythe conserve le souvenir des
liens anciens qui le reliaient à lui. Wamara [ui-mêrne est

86 SCHERER.

p. 213.

299

transformé en chef des « rebelles » hostiles au conquérant
Ruhinda. Ces faibles attaches avec le passé cwezi sont
rompues dans les deux autres sous-groupes morphologiques (Rwanda d'une part, Rundi-Ha méridional d'autre part).
Wamara n'est même pas cité parmi les esprits; mais Binego
fait son apparition. Le sous-groupe rwanda comme le sousgroupe sumbwa-nyamwezi-ha septentrional conservent chacun
pour son compte. mais à des titres divers. des propriétés de la
geste haya de Wamara. Le sous-groupe rundi se rattache
davantage au Rwanda. bien qu'il présente, particulièrement au
niveau du rituel. des caractéristiques propres. Il faut en conclure qu'il n'y a pas de filiation directe entre ces trois sousgroupes, mais qu'ils remontent tous à une source commune,
aujourd'hui disparue. qui modifia radicalement et révolutionnairement les données de la geste haya. Il est remarquable
que ces trois aires géographiques communiquent entre elles
deux à deux par l'intermédiaire du Buzinza, ultime marche
méridionale de l'expansion hinda. Le Buzinza se situe véritablement à l'épicentre de cette mythologie générale homogène
dont relèvent les trois sous-groupes de raire Ryangombe, non
[oin de la frontière commune du Rwanda et du Burundi dont
le sépare seulement le Bugufi et le Bushuubi, deux petites
chefferies rundi du Tanganyika 87. Il s'ouvre au sud-ouest
sur le Buha. Au sud et au sud-est s'étendent le Busumbwa
et le Bunyamwezi. Par ailleurs le Buzinza voisine au nord
avec le Karagwe. Dernière marche hinda au Tanganyika. le
Buzinza constitue donc véritablement, par sa position même
aux frontières du monde tuutsi, une plaque tournante privilégiée. Il prolonge en quelque sorte le goulot resserré qui
relie l'Ouganda au Tanganyika entre le lac Victoria et
67 VANSINA. in d'HERTEFELT, TROUWBORST

300

et SCHERER, 1962, p. 3.

l'

les hauts-plateaux du Rwanda-Burundi. Les informations
ethnographiques dont nous disposons sur le culte des Cwezi
dans cette région sont quasi inexistantes. Nous attendons avec
intérêt la publication des résultats de l'enquête effectuée en
1950-52 par J.W. Tyler. Nous savons déjà que les chefs hinda
du Buzinza entretenaient des rapports particulièrement étroits
avec les rois du Karagwe. Ils devaient jadis se rendre au
Karagwe pour recevoir l'investiture 88. L'évocation de la cour
du Karagwe, dans la version Bësch-Cory du mythe de
Wamara et de Ryangombe. s'éclaire si l'on admet que cette
variante révolutionnaire s'est élaborée dans raire culturelle
zinza. Des clans hima et iru constituent, comme en pays haya,
le substrat d'une population dominée par les Hinda, Mais
le Buzinza est aussi un carrefour ethnique. Le District de
Biharamulo, auquel la contrée appartient, est peuplé de
Ha, Haya, Sumbwa, Rundi, Shuubi 89. Ce brassage constitue évidemment un facteur favorable au syncrétisme religieux.
On notera que Irungu et Mugasha, les deux principaux
compagnons de Wamara dans la geste haya, semblent déjà
se détacher ici des Cwezi proprement dits. Taylor les cite
séparément, respectivement comme esprit des forêts et esprit
du lac 90. Or Mugasha se présente comme le co-fondateur
des mystères de Ryangombe au Busumbwa et au Buha
(version Cory). La morphologie comparée et l'histoire nous
amènent à penser que c'est dans une région immédiatement
avoisinante, à la frontière méridionale du monde hinda (qui
fut approximativement celle de l'ancien empire cwezi), que

1%2, p. 145. d'après STUHLMAN.
d'après les matériaux récoltés par
RICHARDS. 1959, p. 196.
90 TAYLOR, 1962, p. 147.
88 TAYLOR,

89 LA

FONTAINE,

TYLER.

in

301

le cycle épique de Wamara, accueilli comme religion officielle
et dynastique en Ankole et en pays haya, a donné naissance
à la geste et aux mystères de Ryangombe. Les fluctuations
de l'hégémonie hinda en cette région ont dû faciliter ce
processus de restructuration; les Zlnza subirent notamment
les attaques des Nyamwezi 91. Seule l'existence d'un tel
épicentre historique. au point de convergence de la zone
Wamara septentrionale et des trois sous-groupes morphologiques de la zone Ryangombe méridionale, explique de
manière satisfaisante les variations locales du mythe et les
différences terminologiques. Nous allons développer cette
hypothèse au niveau des rituels.
Schème et variations des rituels initiatiques
Dans toute la civilisation interlacustre l'accession mystique
à J'univers des Cwezi se fait par une initiation rigoureusement
secrète, quel que soit le caractère du culte, qu'il soit centré
sur Wamara ou sur Ryangombe. Nous devons à Beattie une
brève description de l'initiation nyoro 92. Oberg nous fournit
quelques indications pour l'Ankole 93, que complètent les notes
de Gorju 94. En pays haya nos sources sont malheureusement
à peu près muettes sur ce point. En revanche nous disposons
pour le Buha et le Busumbwa d'une étude remarquablement
détaillée de Cory 95. Bosch fournit quelques renseignements,
indignés et peu précis, sur l'initiation nyamwezi 96. L'initiation
91

LA FONTAINE, in RICHARDS,

1957 A.
93 OBERG, 1949.
94 GORJU, 1920, pp. 209-217.
95 CaRY, 1955.
96 BOSCH, 1930.

92 BEATTlE,

302

1959, pp. 196-197.

t
au culte de Ryangombe-Kiraanga a été longuement décrite
par Zuure au Burundi 97. Nous avons nous-même recueilli
une description du rituel en 1949 dans la région de Muyaga.
L'analyse fastidieuse à laquelle nous allons nous livrer a
pour objet principal de déterminer la constance du schéma
initiatique au sein de ce vaste ensemble religieux fort diversifié où nulle autorité religieuse centrale n'exerce la moindre
contrainte dogmatique. Nous avons dégagé deux grandes
structures mythiques, localisées respectivement dans la zone
septentrionale (Bunyoro, Toro, Ankole, Buhaya) et la zone
méridionale de la civilisation interlacustre. La première, dominée par la figure mi-historique, mi-légendaire du dernier roi
cwezi peut être appelée la « zone Wamara ». Nous appellerons
la seconde la « zone Ryangombe »; l'épopée cwezi n'y est
plus qu'une toile de fond plus ou moins obscurcie d'où émerge
une personnalité mythique rénovée.

Zone Wamara : Bunyoro
Au Bunyoro, l'initiation est plus longue qu'au Rwanda;
elle dure en général trois ou quatre jours. Les motifs sont
comparables : une maladie amène le patient chez le devin;
celui-ci décèle l'esprit qui le tourmente; il lui recommande de
se faire initier au culte afin que l'esprit puisse prendre possession de son corps et exprimer son désir. La maladie est ici
comme au Rwanda un signe confus, un appel sourd de l'esprit.
La maladie doit être transformée en épiphanie; la possession
a donc une vertu curative. Mais il s'agit peut-être Ià d'une
évolution récente car jadis chaque lignage choisissait un

97

ZUURE,

1929, pp. 52-64.

303

médium-possédé afin que l'ensemble du groupe puisse communiquer avec le monde surnaturel. La description de Beattie
laisse croire que le culte nyoro (mbandwa) était pratiqué
comme au Rwanda par deux catégories d'initiés. L'auteur
accorde un titre spécial (musegu) aux mubandwa âgés. qui
font figure de prêtres-initiateurs; ils sont craints et respectés.
L'initiation-guérison nécessite l'intervention d'un musegu
spécialement attaché au culte de l'esprit mis en cause par le
devin. Ce prêtre s'entoure de quelques assistants que le novice
appellera « mères », quel que soit leur sexe. Le musegu est
appelé « grand-mère ». Certains informateurs affirment que le
novice se voit attribué plus exactement un « père » de sexe
masculin et une « mère » de sexe féminin. Tous les initiés
revêtent des vêtements d'écorce battue et arborent un couvrechef décoré de cauris et de perles. Les ornements liturgiques
varient selon l'esprit qu'ils incarnent.

Première nuit

Le candidat est d'abord purifié en dehors de la maison où
se déroulera la cérémonie. A neuf reprises il est entièrement
oint de médecines. II est conduit ensuite dans la maison où il
reçoit le vêtement liturgique d'écorce battue. II s'assied près
du feu et tient des deux mains une tige de la plante dite
mutemure (une espèce de dracaena). Le vêtement d'écorce lui
couvre entièrement la tête. Des calebasses rythment les chants,
qu'accompagnaient jadis les tambours. Les signes de la possession n'apparaissent qu'après plusieurs heures. L'esprit révèle
sa présence dans le corps du novice en agitant violemment la
tige de muremure, Celui-ci s'abat bientôt au sol et demeure
prostré, recouvert du vêtement d'écorce. Traité comme un
cadavre, on l'emmaillotte d'un linceul. Ses parents paient un
30-1

ou deux shillings pour qu'on le « redresse ». Revenu à la vie,
il prend place de nouveau près du feu. Les Nyoro eux-mêmes
assimilent ce rite à un mariage : le paiement que le candidat
doit fournir à ses initiateurs est appelé parfois « paiement de
mariage » car J'esprit reçoit une nouvelle épouse, attachée à
son service. A l'instar d'une jeune fille accueillant son fiancé,
le novice doit veiller à ne pas toucher le sol de la paume des
mains lorsqu'on le redresse. Un proche parent du novice supplie l'esprit de ne plus le tourmenter. Il s'adresse à l'esprit qui
habite à présent le corps même du patient. Quel que soit son
sexe, Je novice est assimilé dans cette prière à une femme
aimée de l'esprit. Mais il est aussi cet esprit même; c'est pourquoi il bénit son propre corps, qui est devenu un corps féminin
étranger, en crachant dans ses mains puis en se frottant
l'estomac. Si le devin a rendu plusieurs esprits cwezi responsables de sa maladie, le rite se répète pour chacun d'eux, afin
que tous puissent se manifester et libérer le patient de son mal.
A l'aube les mubandwa emmènent le novice au-dehors,
Les hommes pointent leur lance vers les quatre points cardinaux en commençant par l'est; les femmes brandissent de
même leur cuiller en bois et le novice imite ce geste avec sa tige
de muremure, Ils prennent un repas en commun. Le néophyte
est traité comme un nourrisson; on lui met la nourriture dans
la bouche. Ce geste rituel indique chez les Nyoro un grand
attachement. Les séances de possession ont cessé.

Deuxième nuit
Une nouvelle séance collective de possession a lieu. Le
lendemain matin se déroule la « naissance» mystique du néophyte (kuzarwa). Une « mère », choisie parmi les vieilles
femmes, mime un accouchement. L'initié, assimilé à un nou305

veau-né, vagit. prend le sein de sa mère. Le novice est emmené
dans la brousse et malmené. Le musequ le menace de la lance.
La « mère» consent à cette mise à mort symbolique et indique
même du doigt l'endroit où il faut transpercer la poitrine. Le
novice éclate en sanglots et le jeu terrifiant cesse. Sacré
mubandwa, il reçoit les insignes liturgiques de son personnage.
On dépose à neuf reprises sur sa tête le couvre-chef rituel.
décoré de perles et de cauris. On commence à enseigner au
néophyte le langage secret de la confrérie. La brousse, au cours
de cette première visite. est qualifiée de noire (maléfique. dangereuse). Dans la soirée. les initiateurs regagnent la maison.

Troisième nuit
Au cours d'une troisième nuit, les festivités et les possessions nocturnes reprennent. Le lendemain matin. le cortège
effectue une seconde promenade dans la brousse. Cette fois
elle est qualifiée de blanche. L'instruction se poursuit. On lui
rappelle les devoirs d'hospitalité des mubandwa, l'étroite solidarité de leur famille composée de « mères » et de « grands~
parents »,

Quatrième nuit
Cette nuit. ou la nuit suivante, se déroule le rite dit « escalade de la termitière ». On creuse un trou dans une termitière.
Lorsque les termites-soldats apparaissent. on place l'un de
ces insectes sur la langue du néophyte. S'il mord à sang. les
présages sont favorables. Un fragment du costume liturgique
du néophyte est enfoui dans le trou. Si les termites ont cornmencé à le ronger après quelques jours, le nouveau mubandwa
acquiert le droit de conférer à son tour l'initiation. Finalement
306

le nouvel initié s'accouple avec l'un des musegu de sexe
opposé, près de la termitière, pour mettre fin à l'état rituel
dangereux dans lequel il se trouve encore. Le sacrifice d'un
bouc, dont la chair est jetée en brousse. clôture le rituel. Le
nouveau mubendioe, assimilé à une jeune épouse, demeure
reclus pendant plusieurs jours,
Le nouvel initié reçoit un talisman protecteur : des petits
paquets de forme cylindrique (contenant de puissantes médecines végétales, des cheveux, des ongles prélevés sur son
corps) enfermés dans une écorce battue.

Commentaire

La possession revêt ici un aspect violent, qui, selon Beattie,
serait parfois dû à la simulation, Elle est, sans équivoque, et
comme au Rwanda. une technique psycho-thérapeutique appliquée au traitement de certaines maladies. Il est regrettable que
nous ne soyons pas mieux renseignés sur le diagnostic préliminaire des devins et les types de maladies que les Nyoro
soignent plus généralement par ce moyen. Gorju affirme que
dans l'ensemble de l'Ouganda occidental l'initiation est décidée
lorsqu'une maladie refuse de céder aux remèdes ordinaires des
guérisseurs,

La structure du rituel nyoro est comparable à celle du rituel
rwanda. Mais l'ordre des événements et les détails varient de
telle sorte qu'il est difficile de systématiser les transformations.
Celles-ci d'ailleurs passent par un modèle intermédiaire que
les Sumbwa nous fournissent (voir plus loin). Quoi qu'il en
soit le sens général, sinon la forme, n'a pas été altéré au
Rwanda. La personnalité ancienne meurt; soumis à des épreuves, le novice entre dans une nouvelle famille mystique par un
307

mariage avec l' esprit. Il est admis grâce à une nouvelle naissance. suivie d'épreuves. Il reçoit un enseignement secret. Il
ne semble pas que J'initiateur personnifie comme au Rwanda
le dieu-roi de cette société mythique nantie d'une grande
puissance magique.
Le terme musegu qui désigne le prêtre initiateur est décerné
aussi par les Nyoro au chef des flûtistes royaux, membre du
clan royal bito, présent à toutes les cérémonies de cour. Une
légende explique pourquoi sa personne est sacre-sainte et
pourquoi il a librement accès auprès du roi à tout moment 98.
Le costume liturgique en écorce battue est le vêtement archaïque des Nyoro, obtenu par la technique du tapa. Le roi luimême le portait orné de dessins 99. Bien que le tapa de ficus
fût le vêtement traditionnel des paysans hutu au Rwanda.
cet élément liturgique a disparu au profit de peaux d'animaux;
mais il s'est conservé. de même que le terme musequ (ikishegu).
au Burundi.
Les Nyoro comme les Rwanda accordent la même importance rituelle au nombre neuf. Le rite des lances et des cuillers
pointées en direction des quatre points cardinaux équivaut
probablement à ce geste souverain du prêtre rwanda qui
montre le paysage à l'initié confirmé dans sa qualité d'Imandwa en disant: « Où que tu ailles. sache que tu es chez toi dans
ce royaume. ::. Dans le contexte nyoro on peut rapprocher ce
rite initiatique de la cérémonie guerrière que le roi accomplit
chaque année armé d'un arc. Il lance une flèche en direction
des quatre points cardinaux et proclame: « Je décharge (mon
arc) contre les nations pour les vaincre 100. ::. On se souviendra
1923, p. 332.
1923. p. 332.
100 ROSCOE, p. 112.
98 ROSCOE.

99 ROSCOE,

308

que les esprits cwezi, incarnés par les initiés, luttent contre les
esprits maléfiques de toute espèce.
Dans l'ensemble l'esprit, sinon le plan général de I'initiation nyoro, a été respecté au Rwanda. L'épisode final de la
termitière a été supprimé et l'ensemble de la cérémonie a été
réduit à une nuit.
Zone Wamara : Ankole

Le peu de chose que nous savons laisse croire que la cérémonie se rapproche très fort du schème nyoro. L'initiation
est une « naissance au culte des Emandwa ~. Oberg souligne
les similitudes du rituel initiatique et du rituel de mariage. En
arrivant chez ses beaux-parents, la fiancée est soumise à une
réclusion et soignée comme un enfant car l'épouse naît rituellement au groupe familial du mari 101. L'initiation au culte des
Emandwa (Cwezi) et le mariage utilisent donc le même schème
formel de renaissance, en vertu de l'assimilation du néophyte
à une épouse.
Notre seconde source, Gorju, doit être utilisée avec prudence 102. Il n'est pas certain que cet auteur décrive spécifiquement le rituel nkole. Sa description s'appliquerait à toute
la région ouest de l'Ouganda (Ankole ~ Toro 1). Il nous est
donc impossible de localiser avec précision les légères variantes
- ou les précisions complémentaires - que son étude suggère.
L'initiateur (musamizi) est de même sexe que le candidat.
Il est flanqué d'un adjoint de sexe opposé (mugalamirizi).
Il s'agit sans doute du « père» et de la « mère» mystiques.
Le musetnizi accueille le postulant sur ses genoux. Un tapa
101 OBERG,
102 GoRJU,

1949, p. 119.
1920, pp. 209-217.

309

les enveloppe l'un et l'autre. Des scènes de possession se
déroulent. On impose au novice des épreuves vexatoires qu'il
ne peut accomplir : avaler un couteau et une longue aiguille,
une grosse pierre ronde. Au terme de cette première séquence,
dont la durée n'est pas précisée, le postulant est admis; on
le désigne du terme mukome. II est traité comme un enfant,
consigné au lit. On lui rase la tête, on le baigne, on lui coupe
les ongles. II lui est défendu de parler. Quelque temps plus
tard se déroule le rite kutendeke qui consiste à « avaler le
mystère de Wamara ~. II est emmené en pleine nuit dans un
endroit désertique près d'une termitière et d'une érythrine. On
l'invite à changer de sexe. Comme cette métamorphose ne se
produit pas, on le ligote et on [e roue de coups. On lui impose
plus tard d'autres épreuves, tout aussi irréalisables [notamment dépecer un papillon comme s'il s'agissait d'un bœuf).
En lui imposant de garder le secret, on lui explique qu'il est
naturellement impossible de changer de sexe, mais qu'il est
requis d'afficher dorénavant un comportement excentrique
devant les profanes. Enfin il est invité à monter sur la terrnitière où tous les initiés viennent le saluer en lui offrant des
branches prélevées sur des arbres sacrés. (II s'agit peut-être
d'une interprétation erronée du rite appelé « escalade de la
termitière ~ selon Beattie.] Le lendemain le nouveau mandwa
est présenté officiellement aux amis et voisins qui lui apportent des cadeaux. Si l'on en croit une information de Stenninq,
cet épisode équivaudrait rigoureusement à la quête rituelle
pratiquée au Rwanda ipar les Imandwa confirmés. En effet. le
nouvel initié visite tour à tour les maisons du voisinage et les
non-initiés sont tenus de [ui offrir des présents 103. Selon la
103 TAYLOR,

à l'auteur.

310

1962, p. 111, communication personnelle de

STENNING

même source la hiérarchie des initiés comporterait deux grades
(comme au Rwanda). Les grands prêtres (major priests]
appelés musheze sont attachés à la cour. Ils visitent les qroupes cultuels. Gorju de son côté indique que l'initié ne recevra
le diadème de cauris (mukako) que plusieurs mois plus tard.
Au cours des premières cérémonies il porte un bandeau de
coquillages appelé kisyingo.
Commentaire
L' érythrine, symbole-clé du rite rwanda, fait son apparition à côté de la termitière qui demeure néanmoins le haut-lieu
des cérémonies se déroulant à J'extérieur de la maison. Cet
arbre sacré appartient au patrimoine culturel de la civilisation
cwezi. Il est associé à la royauté. Le nom vulgaire de l'érythrine en Ankole comme au Rwanda est umuko 104. Mais les
initiés, tant au Rwanda que dans la partie occidentale de
l'Ouganda, le désiqnent du terme umulinzi 105. Or le même nom
désigne aussi le bâton de commandement que le roi d'Ankole
reçoit au moment de son intronisation, bien qu'il provienne
apparemment d'un autre arbre sacré non identifié: kitikiti 106.
Des branches d'érythrine soutiennent J'autel de Wamara dans
les enclos seigneuriaux 107. Au Bunyoro le siège que le roi
remet solennellement aux chefs du grand conseil est taillé
dam; du bois d'érythrine. Lors de l'installation d'un nouveau
conseiller le roi lui montre des ceps d'érythrine pour lui rappeler que tout vassalrebelle sera entravé 1UB.
1949, p. 119.
1920, p. 209.
106 ROSCOE, 1923, p. 57.
107 Gosru, 1920. pp. 205.206.
lOB ROSCOE. 1927, p. 299.
104

OBERG,

lOS GoRJU,

311

Gorju introduit un autre élément intéressant: l'invitation
à changer de sexe. Sans doute ne s'agit-il que d'une épreuve
chimérique parmi d'autres. Mais l'insuccès irrite les initiés.
D'un point de vue plus général. cette exigence, comme les
autres, traduit la tension vers l'impossible. la même volonté
d'outrance et de dépassement radical de la condition profane
qu'au Rwanda. Selon Gorju, il est recommandé aux initiés de
se montrer grossiers, voleurs, de se méfier de leur propre
famille.
Notons encore que Gorju qualifie de mushegu les tambourineurs participant aux séances de possession, alors que le
même terme (musegu) désigne l'initiateur. c'est-à-dire un initié de rang supérieur, au Bunyoro.
Zone Ryangombe

La constance de ce scénario rituel est remarquable à travers le Rwanda et l'aire méridionale de la civilisation interlacustre, bien que le mythe ait subi d'importantes transformations. Des modifications de détail apparaissent mais leur
ampleur est moindre que l'évolution de la geste cwezi dans
cette zone aurait pu le laisser supposer. En d'autres termes,
le rituel initiatique conserve le même sens, alors que l'on
enregistre au niveau du mythe des inversions significatives.

1

Sous-groupe Sambwa - Ha septentrional - Nyamwezi

A

Sumbwa • Ha septentrional

Nous devons à Cory une description fort complète de l'initiation aux mystères de Ryangombe, valable pour le Busumbwa
312

et le Buha (probablement la partie septentrionale de cette
dernière région dont le sud est inclus, du point de vue morphologique, dans le sous-groupe rundi) 109.
Premier degré initiatique

L'entrée dans l'association religieuse se fait à l'initiative
d'un devin afin d'obtenir la guérison d'une maladie. L'initiation est donc d'abord thérapeutique (cf. Bunyoro, Rwanda).
Mais elle assure aussi la protection des esprits musioezi et elle
peut être simplement une tradition familiale. La hiérarchie
comporte comme au Rwanda deux degrés clairement attestés.
Le premier degré s'acquiert au terme d'une séquence rituelle
plus longue qu'au Bunyoro. Elle s'étend sur une période
variant de sept à douze jours. L'initiation est le plus souvent
collective. Les prêtres attendent que plusieurs postulants formulent leur demande.

Première journée (kubwagala : mettre au monde)
Des charmes magiques protègent la hutte où se déroulera
la cérémonie. Les initiés (muswezi) revêtent leurs ornements
liturgiques, coiffent le diadème shishingo (cf. le kisyingo
nkole) composé d'une lanière de peau de vache ornée de
cauris, de perles et de petits morceaux de bois provenant des
deux arbres sacrés, Je mulama [combretum gueinzii) et le
mutonitonl (érythrine). Les hommes portent une mantille en
peau de singe. Des tambours et des calebasses rythment les
chants. Deux initiateurs, appelés respectivement kenumbe
(maître des cérémonies) et munangogo (superviseur, chef

109

CORY,

1955, pp. 923-952.
313

-

-- - ---- - - - - - - - - - - - - - - - - -

expérimenté d'un groupe cultuel), dirigent les cérémonies. Ce
dernier désigne dans l'assistance les « parents » et « grands~
parents » de chaque novice. Les « mères » étreignent leur
« enfant » respectif, tandis que les « pères », assis à côté
d'elles, étendent les jambes des candidats (assimilés à des
nouveau-nés) sur :leurs genoux.
Les novices sont emmenés à l'extérieur de la hutte par les
« pères» et « grands-pères» et placés à tour de rôle sur un
siège bas. On [es soulève trois fois pour marquer la naissance
d'un enfant pourvu de toute sa parenté (père, oncle maternel.
grand-père). Tandis que les tambours battent, Ies novices,
qui ont absorbé par le nez une médecine spéciale, entrent en
transe. Ils s'écroulent bientôt. Chaque « mère» s'allonge à côté
de son « enfant ». On les recouvre l'un et l'autre d'un
vêtement.
On ramène les corps des novices dans la hutte. L'esprit de
Binego s'empare du « grand-père ». II crache des herbes
sacrées sur le nombril de son « petit-fils » qui revient à son
état normal. Le candidat est invité à prendre place sur un
siège et à absorber une médecine dont [a composition fut
enseignée jadis par Ryangombe lui-même. On le dépouille de
ses vêtements et un initié de sexe opposé se livre à des attouchements obscènes. On lui explique bientôt que les musioezi
aiment plaisanter mais que la copulation n'est pas le but du
culte. Après un intermède de danses et un repas, le kanumba
frictionne le corps du néophyte avec une médecine magique
destinée à le protéger des sorciers. II lui montre ensuite deux
bouts de racines provenant des deux arbres sacrés dont Ryangombe et Ngasa (équivalent du Mugasa rwandais) ont révélé
le pouvoir; ils orneront le couvre-chef shishingo qu'il recevra
le dernier jour.
3H

Deuxième journée
Une chèvre offerte par le novice est sacrifiée.

Troisième journée (serment sur la termitière, menaces de mort)
Le novice offre aux initiés un mouton noir. L'esprit de
Binego s'empare à nouveau du « grand~père » qui gémit et
grogne. Binego tue le mouton en lui tordant le cou. L'aprèsmidi les muswezi se rendent près d'une termitière. La « mère»
du candidat crache de l'eau contenant de la farine dans la
tuyère d'essaimage principale de la termitière en affirmant sa
fidélité aux muswezi. Le maître des cérémonies creuse une
petite fosse et y répand un breuvage magique en menaçant le
néophyte d'être enterré dans ce trou s'il renonce au culte. Il se
penche sur la termitière et boit à même I'orifice. Le novice
l'imite en jurant fidélité à son « père ». On rebouche le trou.
La calebasse qui a contenu le mélange d'eau et de farine est
jetée dans le puits principal de la termitière.

Quatrième journée (copulations rituelles près des arbres
sacrés)

Le cortège des muswezi se rend dans la brousse. Ils se dirigent vers un endroit sacré marqué par un mulama (combretum
guenzii) et un mutonitoni (érythrine). On pratique des incisions sur l'écorce de ces deux arbres et on enduit ces cicatrices
de médecine magique. La « mère » va cueillir deux branches
sur un arbrisseau quelconque et les tend au novice. Celui-ci
tient une branche dans chaque main tandis que sa « mère »
chante: « Si je vois le pénis de mon père, je peux le couper ».
Le « père » présente à son tour deux rameaux au novice et
chante: « Si je vois la vulve de ma mère, je peux la couper. »
315

Le candidat fait le serment de ne jamais trahir les secrets de
l'initiation. Une copulation rituelle a lieu sous l'arbre nzulama
entre le munangogo et le chef des femmes initiées. Le kanumba
de son côté s'accouple avec le néophyte s'il s'agit d'une femme.
Une femme âgée se substituera à lui si le novice est de sexe
masculin. Les autres initiés ont de brefs rapports sexuels. Le
kenumba met fin à ce rite par un chant qui évoque l'idée
qu'en Ryangombe. dieu phallique. le masculin et le féminin
sont unis et productifs. Le kanumba lui-même explique aux
assistants que cette copulation rituelle « lève l'interdiction »
(probablement. selon Cory, le tabou de l'inceste).
Près de la hutte se déroule le rite de la torture (kukanya).
Le novice est soumis à l'épreuve de la fumée. Tandis qu'il
suffoque, on lui arrache diverses promesses : qu'il livre une
chèvre, un bouc. son père, son enfant. Mais une distribution
de monnaie rachète les vies promises.

Cinquième journée (présentation de l'érythrine et de l'arbre
mulama)
C'est le jour du « grand événement ». Les initiés et le
novice retournent auprès des arbres sacrés. Cet endroit est
désigné du terme kagondo. du nom même que l'on applique à
la tombe de Ryangombe. Les participants ont tracé une croix
sur leur front au moyen de la même médecine magique qui a
servi au cours des rites précédents. Les deux initiateurs
(kanumba et munangogo) coupent des branches basses sur les
deux arbres et dénudent une partie de leurs racines. Ils en
dégagent un fragment qu'ils laissent en place; ils recouvrent
les racines ainsi préparées. Ils construisent une enceinte autour
des deux arbres. Si la distance est trop grande. ils se contentent de l'édifier autour du mulama. Le novice accompagné de
316

sa « mère» se tient derrière un arbre à quelque distance de là.
Le kenumbe surgit brusquement. hurlant que le munangogo
vient d'être dévoré par un lion. Il oblige le néophyte à pénétrer
dans l'enceinte en rampant les yeux fermés; il lui ordonne
ensuite de se tenir couché la face tournée vers le sol. On
pose une branche d'épineux sur son dos. Il se relève. Le
munangogo le bénit ainsi que l'arbre mulama en crachant.
S'adressant à l'arbre sacré il dit: «
chef (omwami), donnenous la santé, nous sommes tes enfants. » L'initiateur explique
que l'arbre mulama est le chef des esprits et que l'érythrine
est sa parèdre. Il rappelle qu'il est interdit de parler de ces
arbres devant les profanes. Se servant d'une pointe de fer, il
exhume les deux morceaux de racines qui ont été préparés précédemment. On les emporte précieusement à Ia maison sur
un plateau.

a

Sixième journée

Le novice et sa « grand-mère » subissent un bain de
vapeur. Ce traitement médical n'est pas propre au culte des
muswezi.
Septième journée (quête du shishingo sur l'arbre mulama)
Le kenumbe, les « parents » et les « grands-parents » du
novice se rendent auprès d'un arbre mulama. Ils l'invitent à
« chasser» pour l'esprit « Maswezi », c'est-à-dire à escalader
l'arbre où le « grand~père » a caché le couvre-chef rituel
(shishingo) qui est destiné au nouvel initié. Cette approche
est difficile. On lui ordonne de grimper en bougeant en même
temps les mains et les pieds. Il tombe. Son père lui administre
des coups en disant : « Un homme stupide comme toi ne
pourra jamais atteindre une quelconque hauteur dans la con317

naissance du mystère buswezi. » Il grimpe de nouveau et s'empare cette fois du shishingo. Il s'empare ainsi de l'esprit même
(maswezi). Sa « mère » va chercher son « enfant » dans
l'arbre. Elle est censée le porter jusqu'à la maison où il reçoit
un nouveau nom, le nom d'un esprit musioezi. Celui-ci prend
possession de lui et les profanes sont invités à venir saluer
l'être surnaturel qu'il incarne à présent. Il reçoit des cadeaux.
Second degré initiatique (kweselwa)

Cette cérémonie qui dure cinq jours a lieu plusieurs années
plus tard. Entre-temps le muswezi a pu acquérir la connaissance des herbes médicinales. Les premiers jours sont occupés
par des préparatifs. Le troisième jour en particulier quelques
membres initiés aux mystères kweselwa se rendent auprès
d'une termitière (dépourvue cette fois de tuyère d'assaimaqe}.
Ils y creusent un trou jusqu'à ce qu'ils parviennent à la racine
qui sert de fondation. Ils en coupent un morceau et l'enveloppent dans une étoffe. Ce fragment de racine est imprégné de
sang prélevé sur l'initié. Le paquet. qui compose un puissant
charme magique (sanzyo) est déposé à un carrefour, Tôt
matin. le quatrième jour, les membres du kweselwa examinent
la position du sanzyo. S'il n'a pas bougé. les présages sont
favorables et J'initiation peut se poursuivre, Sur l'ordre du
munangogo, un homme et une femme transportent le sanzyo
près d'une rivière. Ils le déposent sur la rive. Ils s'adressent
au charme magique comme à un esprit personnifié. l'avertissant qu'ils reviendront un autre jour. Ils retournent auprès de
la termitière et y prélèvent de la terre. qu'ils mêlent à d'autres
ingrédients pour composer une épaisse bouillie magique, Le
« père » du candidat en barbouille le visage et le corps de
son « fils ».
318

j

La ceremonie d'initiation proprement dite se déroule le
cinquième jour. Les membres de la corporation se rendent à la
rivière, à l'endroit où le sanzyo a été déposé. Le « père»
réunit dans un autre paquet les diadèmes shishingo du candidat et du « grand-père» de celui-ci. Il y ajoute les entrailles
d'un mouton sacrifié. Il saute dans la rivière et cache le paquet
sous le feuillage de la rive. Les « grands-parents », la « mère»
et le novice lui-même se déshabillent et plongent à leur tour.
Les initiés immergent plusieurs fois le candidat. Ils lui ordonnent ensuite de partir à la recherche des shishinqo avec r assistance de sa « mère ». Lorsque le paquet est découvert,
l'assistance pousse des clameurs de joie. On débarrasse le
corps du novice de la boue, dont une partie est prélevée à des
fins magiques : cette boue baptismale est incorporée dans un
nouveau paquet (élargi pourrait-on dire) contenant cette fois
les deux shishingo et le talisman sanzyo confectionné prêcêdemment. Le cortège se rend auprès de la termitière où la
racine de J'arbre constituant le sanzyo a été prélevée. On
montre au novice le trou qui a été creusé à cette fin et on lui
explique que c'est ici « le lieu de naissance de son frère de
sang » (le sanzyo) . Vers minuit le cortège se rend au carrefour où le sanzyo avait été placé quelques jours plus tôt. Un
feu est allumé. On procède à la confection d'une nouveau
talisman; on prélève quelques fragments du sanzyo, on y
ajoute un morceau du cœur et du poumon d'un mouton, de la
boue provenant de r eau baptismale, de la salive, une touffe
de cheveux et des rognures d'ongle du candidat. On pétrit
cette mixture dans une bande d'écorce de manière à lui donner la forme d'un anneau. En remettant cet ultime talisman
au novice, le kenumbe lui dit: « Ceci est ton frère de sang...
(Il te protégera)... Il est une part de toi-même. Ton âme
est en lui par ta salive, ton corps est en lui par tes ongles et
319

tes cheveux, et le Kweselwa est en lui par la boue. Tout ceci
est mêlé à l'âme du talisman - le cœur du mouton. ~ Un grand
nombre de plantes et d'arbres jouent dans ce rituel un rôle
important. Le « grand arbre ~ du Kweselwa n'est ni le mulama
ni l'érythrine mais le mwishantoko (Randia sp.},
B

Bunyamwezi

La description de Bosch, imprécise et entravée par des
préjugés moraux, est loin de présenter les garanties du remarquable exposé de Cory. Les informations fragmentaires de
Bosch suggèrent cependant que le même type de rituel se
retrouve au Bunyamwezi. Le regroupement, que nous avions
proposé, du Busumbwa et du Bunyamwezi au sein d'un même
ensemble morphologique se trouve ainsi justifié.
Les initiés sont appelés indifféremment muswezi, muhite
ou mushiki. Au cours des cérémonies un homme et une femme
réalisent une hiérogamie publique, accompagnée de licence
générale: « Tout inceste y est licite et même recommandé :t
(Le père Bosch interprète ici de manière tendancieuse les
copulations rituelles décrites par Cory au cours de la quatrième
journée). Des chants érotiques accompagnent ces démonstrations. Certains hymnes font allusion à un Ryangombe androgyne : « Que trois membres virils apparaissent sur la tête de
Ryangombe; que trois sexes féminins aux lèvres étirées se
forment sur son ventre. » Les initiés confectionneraient une
statuette conforme à cette description. La cérémonie comporte
des prières à un arbre qu'on appelle cent fois roi (cf. la qualification de chef ou roi - omwami - décernée au mulama par
les Sumbwa). Le père Bosch signale aussi que le nouvel initié
est tenu d'offrir deux êtres humains de sa parenté. Il précise
que la réalité de sacrifices humains associés au culte de Ryan320

gombe n'a jamais été prouvée mais que cette croyance est
fermement ancrée dans l'esprit des indigènes et des missionnaires. Il s'agit probablement d'un don symbolique, comme au
Busumbwa. Cory commente la rumeur dont Bosch se fait
l'écho, sans trancher la question: il serait erroné de croire que
tout muswezi doit livrer par sorcellerie un membre de sa
famille; mais selon une croyance très répandue, l'accession
aux grades supérieurs ne peut se passer d'un tel sacrifice. Le
cadavre serait exhumé afin d'y effectuer certains prélèvements : la victime ayant succombé à la magie noire, son corps
est devenu un réservoir de forces magiques 110. Nous retrouverons cette croyance au Burundi, mais non au Rwanda.

Commentaire
L'éclipse de Wamara au profit de Ryangombe au niveau
du mythe s'accompagne dans ce premier sous-groupe méridional d'un important déplacement d'accent dans le rituel : la
magie des arbres sacrés domine la scène. Les cérémonies
s'inspirent évidemment toujours du schème nyoro et Beattie
avait déjà esquissé, assez timidement, un premier parallèle.
Elles en restituent les thèmes fondamentaux : naissance mystique, entrée dans une nouvelIe famille en rupture de ban (propos obscènes concernant le sexe du père ou de la mère,
copulations rituelles entre « parents » abolissant symboliquement la prohibition de l'inceste), rattachement entravé par de
multiples épreuves, serment de fidélité. L'ensemble des cérémonies se déroule entre deux moments-pivots : un accouchement simulé le premier jour. l'imposition d'un nouveau nom le

110

CORY,

1955, pp. 951-952.
321

dernier jour. Le mariage mystique avec l'esprit, qui marque le
début de l'initiation (précédant la naissance mystique) au
Bunyoro et la fin du rituel au Rwanda, fait défaut ici. Mais il
est remplacé par la copulation rituelle du néophyte avec l'un
des initiés.
Le terme muswezi et le diadème liturgique shishingo (cf.
kisyingo) proviennent directement de raire nyoro-nkole, de
même que les deux décors du drame rituel : la termitière et
l'arbre sacré. Mais le rôle de l'érythrine (arbre associé au
pouvoir royal), est mal connu dans la zone Wamara. II est
doublé au Busumbwa par le mulama, qualifié de roi (omwami).
Le mulama (mâle) forme avec l'érythrine (femelle) un couple
protecteur. Autre fait nouveau : le domaine sacré délimité par
ces deux arbres est assimilé à la tombe de Ryangombe
(kagondo). Ce terme, d'origine nkole, indique que le lieu
initiatique est un sanctuaire royal, voué au culte d'un ancien
souverain. En effet kagondo désigne à la cour d'Ankole l'endroit du palais royal où s'élèvent les autels consacrés aux
anciens souverains 111. C'est donc, comme au Rwanda. un roi
mythique que les Sumbwa honorent en Ryangombe, bien que
ce titre soit décerné à l'arbre mulama et non directement à sa
personne. Selon la tradition sumbwa, Ryangombe peu avant
de mourir aurait appelé les siens et demandé qu'on l'enterre à
l'endroit où se célèbre l'initiation. En mourant (mais de quelle
façon 1) il délivra un message de salut terrestre, promettant
son aide à tous ceux qui le prieraient. Ce message a la même
allure universaliste qu'au Rwanda: « Que tous me prient et
je leur viendrai en aide 112. » Nous ignorons si l'enseignement
de Ryangombe comporte au Busumbwa la promesse d'un

111

322

1923. p. 27.
1955, p. 924.

ROSCOE,

112 CoRY.

destin privilégié dans l'au-delà. Enfin, comme au Rwanda,
Binego joue un rôle important dans l'initiation. Cory n'a malheureusement pas pu déterminer sa relation exacte avec
Ryangombe 113.

La révélation du pouvoir magique des arbres sacrés. en
rapport direct avec Ryangombe, constitue ici le centre même
du mystère. Dans le rituel sumbwa les arbres protecteurs
s'opposent à la termitière où des menaces de mort sont proférées. L'aire keqondo, définie par les arbres sacrés, symbolise en effet la victoire sur la mort. C est un lieu dangereux, menacé par un lion, mais protégé par l'arbre roi et sa
compagne, l'érythrine; Ieurs racines ont des propriétés magiques. Seul le symbole de l'érythrine a été retenu au Rwanda,
avec le même sens. On se souviendra que le Ryangombe
rwandais se réfugie sous les racines d'une érythrine pour
échapper à la colère de ses beaux-parents; que le même arbre
accueille son corps au moment où, frappé à mort par le buffle.
il délivre son message religieux. Les origines lointaines de
cette magie protectrice doivent probablement être cherchées
dans les mystères cwezi car, au Bunyoro, les colliers de cauris
et de perles que portent les initiés comportent aussi de petits
morceaux de bois provenant d'espèces diverses 114.
On observera encore que la termitière, où se déroule partiellement la première initiation, est elle-même donnée en
opposition à la termitière qui intervient lors de l'acquisition du
degré supérieur (kweselwa). La première termitière est caractérisée par des tuyères d'essaimage (which contains large air
shafts). la seconde doit en être dépourvue (an anthill which
113 CORY,

1955, p. 949.
1957 A, p. 152.

114 BEATTIE,

323

has no air shafts). La première est le lieu menaçant d'un
serment dangereux : le trou que J'initiateur y creuse est le
symbole d'un tombeau: si le novice, qui s'y penche pour boire
le breuvage magique que son « père » a préparé, trahissait sa
nouvelle famille, « ils viendront les hommes qui t'emporteront
dans le trou. Ils t'enterreront» 115. (Dans le contexte nyoro
on peut se demander si la termitière n'est pas le lieu où la
personnalité ancienne du novice meurt définitivement, mangée
par les termites : un insecte lui mord à sang la langue, un
fragment de son costume liturgique est enfoui dans le trou
qui a été creusé; ce n'est qu'après que les termites ont commencé leur œuvre destructrice que le nouvel initié devient
véritablement un mubandwa. Alors seulement il met fin à
l'état rituel dangereux dans lequel il n'a cessé de se trouver,
en effectuant une copulation rituelle.]
Mais revenons-en à la seconde termitière, dépourvue de
tuyères d'essaimage, qui intervient dans le rituel d'acquisition
du second grade chez les Sumbwa. Cette fois, en creusant la
termitière, les grands initiés arrivent à la racine d'un arbre
(peut-être s'agit-il du « grand-arbre », supérieur en puissance
à l'érythrine et au mulama lui-même, le mwishantoko). De
toute façon, cette fois la termitière doit avoir été érigée près
d'un arbre qui fournit le noyau du charme magique le
plus puissant dont puissent disposer les hommes. le sanzyo,
le frère de sang mystique. La termitière apparaît donc ici
comme un lieu de naissance et non de mort. Les initiateurs du
kweselwa le précisent eux-mêmes le cinquième jour en y amenant le candidat: ils lui expliquent que le trou qui a été creusé
est le lieu de naissance de son frère de sang (le charme

115 CoRY,

324

1955, p. 935.

magique sanzyo). Les initiés de rang supérieur donnent encore
la clé de l'antithèse termitière-arbre. Ils révèlent eux-mêmes
une complémentarité symbolique. Voici les termes dans lesquels ils commentent devant Cory la ;procédure : « De même
que J'arbre envoie ses racines dans la termitière, ainsi le
Buswezi [l'action magico-religieuse des muswezi] va à la
rencontre du novice du Kweselwa, La racine et la termitière
sont amis. Bien que les termites mangent tout ce qu'ils trouvent, ils laissent intacte la racine qui forme rassise de leur
construction. Le novice a besoin d'un ami qui lui apporte son
concours dans les événements qui vont suivre le lendemain.
Cet ami l'avertira des dangers émanant d'éléments hostiles;
le sanzyo lui indiquera J'imminence du danger 116 :.. C'est pourquoi le sanzyo (la racine exhumée, née de la termitière) est
déposé à un carrefour la veille de l'initiation proprement dite.
Il indique aux initiateurs si les présages sont favorables ou non
pour la suite des opérations.

La racine est par excellence le symbole du mystère buswezi,
l'expression la plus haute de la puissance magique des musurezi. Elle résiste même aux termites, symbole de destruction,
de mort. La racine extraite de la termitière réconcilie la vie et
la mort, permet de surmonter toute entreprise de destruction.
La racine née de la termitière, imprégnée du sang du novice,
devient au terme du rituel un être vivant multiple: ce charme
est le double de l'initié lui-même (il contient son âme par la
salive et son corps par les ongles et les cheveux) ; il possède la
force qui anime les esprits du Buswezi (par la boue de l'eau
baptismale) ; il possède enfin sa propre âme, celle que lui confère un fragment du cœur du mouton (animal blanc, bénèfi-

116 CoRY,

1955, p. 943.

325

que).·La confection d'un talisman contenant des médecines
végétales et des fragments d'ongles, de cheveux de l'initié,
remonte aux mystères nyoro. Nous ignorons malheureusement
le rituel qui entoure ici sa préparation. Beattie se contente de
dire qu'il inclut : « verious kinds of grass and other plants
associated with the cult» mêlés aux « exuviae » de l'initié 117.
Rien n'indique que chez les Nyoro J'acquisition de ce charme
protecteur soit liée à un second degré initiatique.
Le thème général du Kweselwa se retrouve au Rwanda où
l'épisode central du « retour sur le trône de Ryangombe » est
la confection d'un puissant talisman obtenu à partir d'écorces
d'érythrine réduites en cendres et mêlées à de la terre. En
outre la dialectique des sexes est aussi accusée dans le rituel
sumbwa - ha que dans le mythe et le rite initiatique rwandais.
Elle est présente à divers niveaux. L'arbre masculin (mulama)
est flanqué d'un arbre féminin (l'érythrine). Le principal initiateur masculin s'accouple rituellement avec une femme qui
est, soit la postulante elle-même, soit le chef des membres féminins de l'association cultuelle. Cory précise que cette femmechef est généralement une danseuse émérite, choisie pour son
expérience. Elle répartit les tâches communautaires des femmes
et arbitre leurs querelles 118. Les chants qui accompagnent les
copulations rituelles exaltent le pouvoir que détient Ryangombe, dieu phallique, d'unir de manière productive les deux
sexes. Au Bunyamwezi, Ryangombe devient même une divinité
androgyne. Son triple phallus et son triple vagin constituent
une redondance significative; cette image exprime avec une
force exceptionnelle la synthèse que les mystères tentent d'instaurer à travers toute la zone interlacustre méridionale entre
117 BEATTIE, 1957 A, p.
118 CaRY, 1955, p. 950.

326

155.

la surmasculinité et la surféminitê. Le mythe rwanda comme
le mythe rundi attestent ce conflit, latent ou manifeste, qui
trouve sa solution dans J'indifférenciation des sexes face à
Ryangombe. On notera qu'au Bunyoro le novice, qui est à la
fois possédé par le dieu et épousé par lui, réalise déjà le modèle
de l'androgyne.
Le baptême, qui prélude à l'acquisition du charme magique
suprême chez les Sumbwa, enrichit l'initiation d'un thème nouveau. Nous ignorons tout de l'initiation au grade supérieur de
la hiérarchie des initiés au Bunyoro et en Ankole. Il nous
est donc impossible d'apprécier le degré d'originalité du rituel
sumbwa ~ ha sur ce point. Le thème du baptême est inconnu
au Rwanda. mais i,l revêt une importance singulière dans le
rituel rundi,
On observera que le baptême est un rite d'investiture
royale en Ankole; le nouveau souverain est lavé dans la
rivière Kiqabiro avant de recevoir le sceptre d'érythrine. la
lance et un diadème qui n'est pas sans rappeler le shishingo
des initiés sumbwa : il s'agit d'une lanière en peau de vache
ornée de cauris, de perles et de graines de bananier 119. Après
le baptême le nouveau souverain nkole, comme l'initié sumbwa,
reçoit aussi un puissant charme magique dont la composition
nous est malheureusement inconnue; il porte ici Je nom de
omuwambo.

La position sociologique symbolique des muswezi dans la
société sumbwa se rapproche considérablement de celle des
Imandwa rwandais. Les esprits qui servent de modèle n'élèvent pas de bétail. ne cultivent pas la terre. Ils se situent en
marge de toute activité économique. Un rite que Cory décrit
119

Roscos. 1923. p. 57.
327

nous paraît significatif à cet égard. Il fait partie de renseignement donné au novice le dernier jour de son initiation : on
lui présente une houe et un marteau de forgeron en argile.
On lui recommande de ne pas avoir peur de manier le marteau.
Il le saisit et frappe la houe. Au premier coup les deux objets
se brisent. Alors l'initiateur dit: « Voici le marteau et la houe
des musioezi, Un musioezi ne travaille pas aux champs; il
danse et il guérit les maladies 120. :.
Tout ceci suggère que le rituel sumbwa - nyamwezi constitue une structure de transition entre les mystères septentrionaux de Wamara et [es mystères rwandais de Ryangombe.

2

Sous-groupe rundi-ha méridional

L'étude du Père Zuure (1929) constitue toujours la source
la plus importante 121. Comme ailleurs l'initiation au culte de
Ryangombe-Kiraanga fait figure de traitement médical; elle
s'impose, sur avis du devin, pour guérir certaines maladies,
incurables par la thérapeutique ordinaire et attribuées à
Kiraanga lui-même. L'initiateur (Nyenibanga) est choisi dans
la famille. Son premier soin est d'emmener le patient dans le
bosquet sacré (kitabu) qui se compose ici de trois essences:
umuvumu (ficus), umurinzi (érythrine) et umugombe ( ? ). Il
purifie le novice en l'aspergeant d'une eau lustrale où des herbes magiques ont macéré. La seconde phase préliminaire du
rituel se déroule la nuit dans la maison du patient. L'esprit de
Kiraanga s'empare de lui. Il se met à trembler, ses bras se
raidissent, il pousse les hou-hou (vumera) qui attestent la pré-

120 CoRY,
121

328

ZUURE,

1955. p. 951.
1929. pp. 52-64.

sence du dieu. Il est « pris en mariage » (ararongwe) par
Kiraanga. Les habitants du kraal accourent pour saluer l'arrivée du roi (<< [e roi est venu chez nous» ), « maître des vaches
du Burundi ». « Ryangombe du Burundi ».
Le lendemain le novice (nyakere) est traité comme une
épouse du dieu. Bientôt les initiés (ikishegu) de la famille
(lignage?) se préparent à lui rendre visite. Zuure ne donne
pas de renseignements sur le costume liturgique. Les initiés
agitent des hochets (calebasses remplies de graines). qu'accompagne un « tambour » symbolique (trois bâtonnets attachés. munis de grelots). Ils viennent se ranger autour d'une
énorme cruche de bière posée au centre de la cour. auprès du
siège de Kiraanga. A tour de rôle les ikishegu viennent s'y
asseoir. personnifiant le souverain mythique, possédés par son
esprit. L'officiant tient en main une lance, un bâton et des
Ieuilles de ficus. Les assistants viennent s'agenouiller devant
lui et exposent diverses requêtes. Le parrain du novice (nyenibanga) est le premier à occuper le trône; le maître de la
maison s'avance pour lui présenter le postulant. sa nouvelle
« épouse ». Lorsque plusieurs ikishegu se sont assis sur le
trône, le parrain invite son filleul à y prendre place à son
tour. La cérémonie est accompagnée de chants rythmés par
les grelots. On consomme énormément de bière.
Quelque temps plus tard. lorsqu'une nouvelle provision
de bière a été rassemblée. se déroule l'initiation proprement
dite (kwatura). Séparant cette cérémonie de la première, Bourgeois y voit un rituel distinct. conférant la qualité de « grand»
ikishegu, analogue au second degré initiatique rwandais 122.
Les ikishegu se réunissent après le coucher du soleil. Ils
se mettent en marche « vers l'eau » (une rivière ou une mare).
122 BoURGEOIS,

1956. p. 87.
329

Le parrain porte la lance sacrée. L'un des initiés (Binego ou
Serutwa) tient en main un van qu'il agite comme un bouclier.
Des servants portent un énorme 'pot de bière. Ils le déposent
près de r eau et se retirent. Les « petits » ikishegu (sans doute
s'agit-il des initiés du premier degré) se tiennent à l'écart.
Les « grands» ikishegu poussent le postulant dans l'eau. Son
parrain l'y rejoint. Il l'asperge au moyen d'une calebasse pour
conjurer le mauvais sort. Après ce bain rituel un ikishegu oint
le corps du novice d'une bière magique contenant les herbes
katomera et umurama. Il lui fait boire le restant du breuvage en
lui imposant la loi du secret.
Le cortège se rend ensuite dans Je bosquet de Kiraanga.
Un feu y est allumé, « le feu du roi ». Le parrain présente son
filleul à Kiraanga en disant: « Mari de ma mère, donne maintenant un nom à Nyakere ». Kiraanga prononce alors le nom
d'un esprit. L'assistance pousse des cris de joie. Une quête
rituelle termine la cérémonie. Personne ne reçoit, à titre définitif, le nom de Kiraanga.

Notes d'enquête personnelles:
Notre brève enquête personnelle au Burundi. en 1949, confirme la description du Père Zuure. Notre informateur de
Muyaga fournit quelques précisions complémentaires sur la
cérémonie : elles montrent que la phase préliminaire de l'initiation (kuterereza) est une naissance à la société mythique.
Il apparaît aussi que l'organisateur de la cérémonie (maître
de maison) est assisté d'un second initiateur.
Le premier initiateur présente le novice à Kiraanga qui est
assis sur le trône, une lance en main. L'initiateur et le candidat sont placés devant lui; les autres initiés restent à I'écart.
330

L'initiateur pose les mains sur les épaules du novice, lui Iaisant face. Il demande à Kiraanga « d'engendrer cet enfant »,
de « choisir un nouveau roi ». Kiraanga pousse un muqissement affirmatif. Un second initiateur prête alors son assistance au premier. Les deux parrains posent une main
respectivement sur l'épaule gauche et l'épaule droite de leur
filleul, que Kiraanga serre affectueusement contre sa poitrine. L'un des deux initiateurs a saisi la [ance de sa
main libre et demande de nouveau à Kiraanga d'engendrer
le novice. Kiraanga, le novice et les deux parrains se penchent
successivement sur Je pot de bière; ils boivent en utilisant le
même chalumeau. Les autres initiés présents sont invités à se
désaltérer ensuite. La bière a été cuite selon un rituel particulier
(sans doute contient-elle les plantes katomera et umurama mentionnées par Zuure à propos d'une autre libation rituelle).
Cette boisson sacrée ne peut être consommée qu'au cours des
cérémonies.
Une seconde présentation du novice à Kiraanga se déroule
ensuite. Le rôle du dieu est probablement tenu cette fois par
un autre initié, comme l'indiquait Zuure. Le premier parrain
répète la demande, formulée dans le langage secret des ikishegu : « Reçois ce nouvel élu parmi tes enfants; il a soupiré
depuis son enfance à être engendré par toi. » Kiraanga mugit
et déclare: « Je suis content. » Les assistants applaudissent en
répondant : « Sois toujours content, ô roi du Burundi! Aie
beaucoup d'enfants. » On apporte alors un vêtement d'écorce
de ficus battue. Kiraanga le pose sur les épaules du novice.
Le vêtement rituel est désigné du terme umutamana.
Nous avons obtenu aussi quelques renseignements cornplémentaires concernant le baptême dans la rivière. Kiraanga se
tient sur la rive. Les deux parrains accompagnent le novice
331

l

dans l'eau. L'un d'eux se place avec son filleul en amont, le
second se poste en aval. Le postulant s'accroupit entre les
jambes de l'initiateur, qui pose les mains sur ses épaules. Les
deux parrains versent de l'eau sur sa tête à trois reprises. Le
premier initiateur prend de la boue et. avec l'assistance de
Kiraanqa, trace un signe mystérieux sur son front. Kiraanga
dessine la barre verticale et l'autre les trois traits complémentaires. Le premier initiateur arrache ensuite une plante munie
de sa racine et la présente à Kiraanga qui la dépose dans un
pot à lait. On recueille encore diverses autres herbes qui sont
plongées dans la bière rituelle. Le premier initiateur s'en sert
pour asperger l'initié.
Une troisième cérémonie se déroule enfin près d'une
érythrine, « gardien du secret ». C'est là que l'on enjoint solennellement au nouvel ikishegu de garder le silence sur son
initiation. L'initiateur applique contre le tronc de l'arbre sacré
les herbes qui ont servi à asperger l'initié et invite l'élu
à y poser la tête. Il le menace de mort en cas de violation du
serment.
Le cortège se dirige vers la maison de l'initié. Un feu a
été allumé dans la cour. Kiraanqa, qui vient d'avoir un enfant
ne doit pas rentrer dans l'obscurité. L'ikishegu qui incarne le
dieu asperge le feu avec de la bière rituelle et déclare : « Que
la richesse fermente pour vous tous comme cette bière. » Le
premier initiateur dépose le pot à lait contenant Ja racine
(recueillie précédement) devant un petit autel érigé derrière
la maison. Kiraanga s'assied sur un trône et l'initiateur prélève cinq mèches de cheveux sur la tête de l'initié. dessinant
une croix. L'initié est dépouillé de son vêtement rituel. On en
fait un paquet contenant les mèches. que Kiraanga presse
contre sa poitrine. Alors la foule éclate de joie, crie : « Règne,
332

1

commande, sois adoré à travers tout le pays, que tout le monde
accoure; multiplie tes enfants, que le pays t'obéisse, tu en es le
roi. » Kiraanga remet le paquet sacré au premier initiateur
qui l'enfouit dans une calebasse. Celle-ci sera déposée dans un
endroit secret de la maison.
Commentaire
Si l'on veut bien tenir ces deux versions pour complémentaires, nous retrouvons au Burundi le schéma de l'initiation
nyoro, enrichi d'apports qui évoquent tantôt le rituel sumbwa,
tantôt le rituel rwanda, Comme au Bunyoro, l'entrée dans
l'association religieuse est d'abord un mariage mystique avec
l'esprit, suivi d'une nouvelle naissance. Ryangombe-Kiraanga
est successivement (ou en même temps) le mari et le père du
novice. Figure androgyne, personnifiant à la fois le dieu et
son épouse mystique lorsqu'il est brusquement possédé, choisi
par Kiraanga (phase préliminaire), le novice est assimilé dans
une seconde phase à un enfant qui naît rituellement à la secte,
« engendré » par son père Kiraanga. Les mystères rundi conservent deux autres archaïsmes nyoro : le terme ikishequ, qui
dérive manifestement du mot musequ désignant les médiums de
rang supérieur, et le vêtement d'écorce battue. Mais les éléments proprement sumbwa sont manifestement plus importants.
Toute la seconde partie de la cérémonie (le baptême) dérive,
sinon directement du rituel sumbwa, du moins d'une source
commune. II en est de même du bosquet sacré. Cependant le
baptême consacre chez les Sumbwa l'acquisition du second
degré initiatique. II semble lié, chez les Rundi, à toute initiation, à moins que l'on admette avec Bourgeois qu'il confère la
qualité de « grand» ikishequ, La participation de deux initiateurs (selon notre informateur) évoque aussi l'intervention
333

combinée du kanumba et du munangogo dans le rituel sumbwa.
Comme au Busumbwa le baptême initiatique est suivi de la
confection d'un charme magique, sorte de double de la personnalité : il contient les cheveux de l'initié. En outre, le rite
comporte le prélèvement d'une racine (d'une plante et non
d'un arbre cette fois). La termitière où se concluait le pactelibation a disparu de la scène liturgique. Le serment de fidélité
(accompagné de menaces de mort en cas de trahison) se fait
près de l'érythrine, que les Rundi appellent « gardien du
secret ».
Cette évolution à partir des éléments nyoro et sumbwa
n'est pas exactement identique à celle qui aboutit au schéma
initiatique rwandais, qui ignore le baptême. La participation
directe du dieu-roi est peut-être le trait commun le plus caractéristique des mystères de Ryangombe au Rwanda et au
Burundi. Ryangombe lui-même n'intervient que sous l'aspect
symbolique de l'arbre-roi (mulama) au Busumbwa. Il participe
au premier chef à l'initiation, au Rwanda comme au Burundi.
C'est toujours Ryanqombe-Kiraanqa qui « épouse» le novice
en prenant brusquement possession de lui. Nous avons vu
qu'au niveau du mythe, le récit rundi mérite d'être considéré
comme une simple variante de Ia geste rwanda.
3.

Position historique du sous-groupe rwanda

Il nous est loisible à présent de définir la part d'originalité
du rituel rwandais. Celui-ci constitue bien un troisième sousgroupe morphologique distinct au sein de la zone Ryangombe.
Du schème nyoro initial les Rwanda ont retenu l'idée fondamentale de l'entrée dans une nouvelle famille. L'accent symbolique, théâtral, n'est plus mis sur Ia naissance mais sur la
mort de la personnalité ancienne: roué de coups, humilié, le
334

néophyte est « dépecé» par les Imandwa. Cet épisode crucial.
suivi d'un long isolement dans la bananeraie, est une dramatisation de la scène qui se déroule la seconde nuit, après la
naissance mystique, dans le rituel nyoro. On se souviendra
que l'initiateur menace « l'enfant » qui vient de naître d'un
coup de lance et que sa nouvelle « mère » fait mine de consentir à ce sacrifice. Au Rwanda, les initiés demandent à
Ryangombe de leur accorder la vie du néophyte. II faut mettre
ce déplacement d'accent en corrélation avec l'importance
exceptionnelle que le mythe rwandais accorde à l'assassinat
du dieu-roi lui-même. La hiérogamie accomplie par le nouvel
initié et Ryangombe reflète avec une fidélité remarquable le
thème nyoro de [a fiancée donnée en mariage à un esprit
cwezi. Mais le mariage mystique conclut le rituel rwandais;
il marque véritablement l'entrée du néophyte dans l'association, alors que la présentation de la « fiancée» n'est qu'un
rite d'introduction chez les Nyoro.
Les mystères rwandais empruntent au rituel sumbwa le
thème majeur de l'arbre sacré en le simplifiant. Seul l'érythrine subsiste. Au Rwanda comme chez les Sumbwa, le lieu
où il pousse symbolise l'endroit où Ryangombe mourut.
L'arbre sacré, centre du mystère initiatique, s'est détaché cette
fois de la termitière. Sur ce point, le schème sumbwa subit la
même transformation au Rwanda et au Burundi. Le pacte
solennel que le novice sumbwa conclut en buvant avec l'initiateur un breuvage magique à même la termitière, est conclu au
Rwanda par une libation près de l'érythrine. Les propos obscènes qui abolissent symboliquement la prohibition de l'inceste se
retrouvent également dans le rituel sumbwa. Au Rwanda leur
valeur est renforcée: ils sont à la fois rupture de l'ordre social
profane et naissance à un ordre nouveau. Littéralement le
novice voit le jour en proférant ces paroles « qui causent de
335

la honte» : il « voit les Imandwa », on lui montre les membres
de sa nouvelle famille. il reçoit un nouveau nom. Dans le
rituel sumbwa, la « naissance» à la secte est un accouchement
mimé; elle se situe au début de l'initiation (avant les épreuves)
et non à la fin comme au Rwanda. En pays sumbwa le rituel
se termine par la « chasse :. de l'esprit « maswezi ». réfugié
dans un arbre sous la forme d'un diadème.
On enregistre donc deux déplacements de position par rapport aux schèmes nyoro et sumbwa : Iole mariage mystique
qui ouvre le rituel au Bunyoro, le conclut au Rwanda; 20 la
naissance mystique qui inaugure le rituel au Busumbwa, le
parachève au Rwanda. En outre, il faut signaler deux déplacements d'accent. 10 Les épreuves imposées au candidat
sumbwa tout au long de la séquence initiatique. entre le
moment de la « naissance» (première journée) et l'imposition
du nom nouveau (septième journée) sont concentrées ici en
un seul épisode dramatique de forte intensité. Au Rwanda l'on
joue réellement la mort du néophyte. au Busumbwa c'est la
naissance de l'initié que l'on joue en mimant un accouchement.
Ces différences sont moins d'ordre structurel que d'ordre stylistique. 20 le dieu-roi en personne, époux mystique du novice.
préside les cérémonies.

La seconde initiation, conférant la qualité dlmandwa à
part entière, porte la marque de la même inspiration que le
Kweselwa sumbwa. Dans les deux cas le rituel de confirmation
a pour objet la confection d'un talisman magique puissant contenant la substance d'un arbre sacré (morceau de racine au
Busumbwa, écorces réduites en cendre au Rwanda). Mais
le baptême préliminaire a disparu. Au lieu de mêler au charme
magique la boue provenant de l'eau lustrale. les Rwanda y
ajoutent de la terre provenant de l'endroit où les écorces
336

d'érythrine ont été brûlées. Cette magie est donc marquée du
signe du feu et non plus de l'eau. On se souviendra que le
passage de l'eau au feu s'observe aussi au niveau mythique
si l'on compare la geste haya de Wamara et la geste rwanda
de Ryangombe. Dans le premier contexte mythique les Cwezi
disparaissent dans un gouffre marécageux, dans le second, les
Imandwa surgissent sur les pentes d'un volcan éteint, voisin
d'un volcan en éruption, séjour des esprits non initiés. On
peut se demander dès lors si la plongée initiatique dans l'eau
(rivière ou mare), dans raire sumbwa comme au Burundi, ne
conserve pas, sur le plan rituel, un trait pertinent du mythe
cwezi originel. L'immersion dans l'eau baptismale serait l'homologue rituel de la disparition dans l'eau (parfois dans des
lacs) du peuple cwezi tout entier. Ne dit-on pas chez les
Sumbwa que Ia boue lustrale prélevée sur le corps de l'initié
après le baptême et intégrée au charme magique sanzyo contient l'esprit même du mystère Kweselwa? On notera aussi,
dans cette perspective, le rôle important de l'esprit de l'eau
Mugasha (ou Mukasa ou Ngasa) dans l'ensemble du cycle
épique cwezi. Dans la légende nkole (version Oberg) c'est
lui - et non Wamara - qui tente de se suicider. Ses compagnons l'en empêchent et il s'exile dans les îles du lac
Victoria. Dans la geste haya i,l accompagne (avec lrungu le
chasseur) Wamara au cours de son voyage souterrain dans
rau-delà. Au Busumbwa il est co-fondateur avec Ryangombe
des mystères initiatiques. Dans le rituel rwandais, il est le
gendre du dieu-roi et, en sa qualité de passeur d'eau, il exige
un paiement de d'Imandwa confirmé rentrant chez lui après
l'initiation. Ce trait est peut-être une ultime survivance d'un
baptême disparu,
La culture nkole suggérait déjà le thème du baptême royal
comme rite d'intronisation, naissance à la souveraineté : un
337

sceptre en bois d'érythrine et une lance sont remis au nouveau
roi après un baptême dans la rivière Kigabiro. Le feu, dont le
rôle est très marqué dans le rituel rwandais, relève par ailleurs
d'un symbolisme royal plus général, commun à l'ensemble de
la civilisation interlacustre. Au Burundi le feu allumé pour
Kiraanga est appelé « feu du roi ».
Conclusions générales du chapitre V
L'aire Wamara et raire Ryangombe nous apparaissent
comme un champ continu de variations au niveau du rituel,
tandis que le passage de la première à la seconde se marque
par une transformation radicale des structures mythiques. Le
thème fondamental du rituel demeure partout la naissance
mystique à une société marginale, détenant une haute puissance magique. La validité du découpage de la zone Ryan~
gombe en trois sous-groupes morphologiques se confirme.
Prises deux à deux les trois aires que nous avons examinées
possèdent un certain nombre de traits communs, qui ne s'expliquent que par une source unique. En examinant le tableau
ci-dessous on s'aperçoit que le rituel nyoro ne fournit pas l'ensemble des éléments qui apparaissent en ordre dispersé dans
les trois sous-groupes de la zone Ryangombe. Nous sommes
donc renvoyés à l'hypothèse d'une source secondaire, où les
éléments nouveaux, qui se sont diffusés dans raire méridionale,
se seraient élaborés en même temps que le mythe de Ryan~
gombe se détachait de la geste de Wamara, affirmant son
autonomie. La présence d'un élément est marquée par le
signe +. son absence par le signe -.

338

Nyoro

Lieux sacrés

Sumbwa

1

1

· · · · termitière termitière
arbres

Noms des médiums

· ·

·

·

Purifications
Novice assimilé à une
épouse de l'esprit
Naissance mimée
Mort mimée.
Epreuves terrifiantes
Copulation rituelle •
Levée symbolique du tabou de l'inceste •
Rite de [a termitière
Baptême
Confection d'un charme
magique contenant des
éléments de la personnalité de l'initié •
Diadème de cauris et de
perles
Vêtements d'écorce battue
Rôle des arbres sacrés
Rôle des plantes sacrées .
Loi du secret
Le dieu-roi est le prmcipal initiateur

· ·
· · ··
· · ·
· ··
·
·

· ·
· ··
·

. · · · ·
. . . · · ··
·

· · · ·
··· ·

mubandwa
musegu

Rwanda
1

sacrés
rivière
muswezi

arbre
sacré
imandwa

1

Randi

arbres
sacrés
rivière
umu-

bandwa
Ikishegu

+
+
+
+
+
+
+
-

+
-+
+
+
+
+
+

+
-+
+
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+
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+
-

+

?

-

+
+
+
+
+

+
+
+
-

+
+
+
+

+
+
-+
+

?

Des douze éléments positifs du rituel nyoro, Rwanda et Rundi en retiennent respectivement neuf. huit et
sept. Les éléments négatifs du-rituel nyoro sont les plus intéressants. Ils correspondent selon toute vraisemblance à des
innovations de la zone Ryangombe; ils sont inégalement
répartis entre les trois sous-groupes composant cette aire culturelle. Seul le rôle marquant des arbres sacrés caractérise l'en339

----

--

--------------------

semble de la zone méridionale. Les autres traits nouveaux ne
se retrouvent jamais que dans deux sous-groupes sur trois
Rôle éminent des arbres sacrés.
Levée symbolique du tabou de l'inceste
Baptême
Présence du dieu-roi (Ryangombe)

Sumbwa
Sumbwa
Sumbwa

Rwanda
Rwanda
Rwanda

Rundi
Rundi
Rundi

L'aire sacrée délimitée par les arbres sacrés (ou l'érythrine
seule) est associée à la mort de Ryangombe au Busumbwa, au
Rwanda et probablement aussi chez les Rundi où trois essences composent le sanctuaire kitabu. L'arbre (et principalement
l'érythrine) constitue le cœur du mystère nouveau instauré par
Ryangombe. Cette particularité cruciale de la zone mêridionale nous renvoie aux transformations du mythe chez les
Sumbwa-Nyamwezi : Ryangombe s'est séparé de Wamara
et de ses compagnons qui périssent dans un cataclysme. Il
prêche une religion de salut sur terre et dans rau-delà qui
reprend les éléments magiques essentiels du culte cwezi, son
schème initiatique. L'arbre sous lequel il est enterré (Sumbwa).
ou sous leq uel il a été assassiné ( Rwanda). symbolise la
victoire de la vie sur la désintégration. On comprend aisément
que la termitière. qui lui est associée au Busumbwa comme
symbole antithétique de destruction, cesse de l'être au Rwanda
et au Burundi où elle tend à disparaître du paysage. Le
sous-groupe sumbwa qui maintient cet héritage nyoro oppose
significativement le travail destructeur des termites à la
résistance et à la vitalité de l'arbre dont les termites respectent la racine. A bien des égards, sur le plan rituel comme
sur le plan mythique. le sous-groupe sumbwa-nyamwezi appa~
rait comme une zone de transition entre les mystères de
Wamara et les mystères rwanda et rundi. Il comporte le plus
grand nombre de traits nyoro (neuf). H utilise l'ensemble des
340

lieux sacrés (termitière, arbres, rivières); on y retrouve presque
au complet les traits spécifiques de l'aire Ryangombe (trois
sur quatre). Enfin le mythe associe puis sépare Wamara et
Ryangombe. C'est dans la geste sumbwa-nyamwezi, et dans
nul autre récit de cette zone, que I'on voit Ryangombe uni à
Wamara dans une relation de contiguïté négative. Il est déjà
flanqué de Binego dont le rôle est important mais obscur dans
le rituel. On peut donc estimer que le sous-groupe sumbwanyamwezi-ha septentrional conserve les mystères de Ryan~
gombe sous une forme proche de ce qui fut leur état originel,
lorsqu'ils se détachèrent du culte cwezi centré sur Wamara.
Ceci ne signifie pas que les mystères de Ryangombe se
sont élaborés au Busumbwa. La méthode statistique que nous
avons utilisée indique seulement que le rituel sumbwa comme
le mythe se rapprochent le plus de l'hypothétique source des
mystères de Ryangombe, elle-même dérivée du cycle cwezi.
En effet la morphologie sumbwa est la plus nettement apparentée à la morphologie nyoro tout en présentant le maximum
de traits nouveaux. Mais elle a déjà perdu trois traits nyoro
archaïques qui devaient appartenir à la morphologie originelle
des mystères de Ryangombe puisqu'on les retrouve au Burundi
alors que toute influence directe du Bunyoro sur cette région
excentrique est exclue : le terme ikishequ, le vêtement liturgique d'écorce et le thème du mariage mystique du novice.
Il est difficile de savoir, en revanche, si la figure de Ryan~
gombe-roi, qui préside en personne les cérémonies au Rwanda
et au Burundi. est une élaboration ultérieure propre à ces deux
régions à partir du thème de Yerbre-roi que l'on retrouve chez
les Sumbwa. Il y a des raisons de croire que ce trait remonte
également à la source mythique originelle des mystères de
Ryangombe puisque, au Bunyamwezi, Ryangombe se présente
comme un prince hinda.
341

La répartition anarchique des traits archaïques nyoro et
des traits originaux à travers la zone Ryangombe ne permet
guère qu'une analyse statistique rudimentaire. Une analyse
proprement structurelle des transformations du schème nyoro
paraît exclue. Cette répartition statistique postule un centre de
rayonnement, à partir duquel les traits se sont diffusés en se
morcellant. La parenté historique du sous-groupe rundi est
aussi étroite avec le sous-groupe rwanda qu'avec le sousgroupe sumbwa. Dès lors il faut renoncer à établir une filiation directe de l'un à l'autre. II faut naturellement renoncer
aussi à l'hypothèse de Vansina selon laquelle le culte de
Ryangombe se serait introduit au Rwanda à la faveur des
invasions nyoro. II faut poser l'hypothèse d'un épicentre méridional situé au sud du pays haya, sans doute au Buzinza.
Le culte de Ryangombe naît d'une transformation du mythe
cwezi et d'une adaptation du rituel nyoro à [a frontière des
univers Hinda et Tuutsi.
Les traditions historiques proprement dites nous apportent
des indices précieux. Pour les Rundi, Ryangombe-Kiraanga
seraient venus de la région de Ngozi, dans le Nord du pays 123.
Les Rwandais tiennent, de leur côté, que Ryangombe est originaire du Rwanda central ou méridional. bien que sa mort
soit parfois localisée au Bugoyi, dans la région des volcans 124.
Ces deux traditions suggèrent que le culte de Ryangombe s'est
établi d'abord au cœur même de l'ensemble régional formé
par le Rwanda et le Burundi. non loin de la frontière actuelle
des deux pays. Les émigrants qui accompagnaient le fondateur
de la dynastie gisaka ont pu jouer un rôle important dans
1929. p. 39.
1956, p. 76; SANDRART. 1939, deuxième partie. p. 53 ;
ARNOUX. 1912. p. 281.
123

ZUURE,

lU BoURGEOIS.

342

l'introduction du culte de Ryangombe dans la reglon orientale du Rwanda. Quittant le Karagwe d'où Ruhinda le chasse,
le clan des Nyambo Zirankende. dont l'interdit est le singe
nkende, se réfugie d'abord au Bugufi, une petite chefferie
rundi du Tanganyika située au sud du Gisaka et au nord-est
du Burundi, immédiatement à l'ouest du Buzinza (voir p. 48).
Ces émigrants bannis par les Hinda auraient fort bien pu
assurer au cours du XVIe siècle la diffusion des mystères de
Ryangombe à partir du Bugufi qui est très exactement un
relais géographique entre Je Buzinza, le Rwanda (Gisaka) et
le Burundi. Du Bugufi les mystères de Ryangombe se seraient
diffusés dans deux directions différentes : vers l'ouest ils
gagnent le Rwanda central et méridional à travers le nord
du Burundi; vers le sud-ouest ils arrivent dans la région de
Ngozi. Séparés de leur source historique commune, les mystères de Ryangombe tendent à constituer deux sous-groupes
morphologiques distincts, mais étroitement apparentés, au
Rwanda et au Burundi. Un indice appuie cette hypothèse fondée sur la vraisemblance historico-qéoqraphique : RyangombeKiraanga semble observer au Burundi le même interdit que
les Nyambo Zirankende, Au cours d'une déclamation il dit:
« Je rencontre un nkima (colobe) et un nkende [cerpopithèque). Je tue l'un, je laisse l'autre 125. »
En tout cas deux récits légendaires, l'un rwanda l'autre
rundi, laissent entendre que le culte de Ryangombe était déjà
installé dans les deux grands royaumes tuutsi au XVIIe siècle.
On se souviendra qu'un récit rwanda met Ryangombe en présence de Ruganzu Ndoori, fondateur de la troisième dynastie
(début du XVIIe s.] ; un récit rundi décrit de son côté la ren-

125 ZUURE.

1929, p. 88.
343

contre de Ntare 1 (seconde motié du XVIIe s.) et de Kiraanga :

« Toi qui es-tu? » demande Kiraanga. « Un roi n'en attaque
pas un autre ». répond Ntare. Et l'informateur de CoupezKamenzi commente: voilà pourquoi les rois ne consultent pas
les esprits et ne leur rendent pas de culte 126. Ce récit pseudohistorique est analogue à la légende rwanda évoquée plus
haut. Ils relèvent l'un et J'autre du même type d'interprétation
fonctionnelle. Dans les deux cas un roi historique et un roi
mythique affirment leur souveraineté propre.

La geste de Ryangombe est certainement postérieure à la
geste haya de Wamara dont elle procède par transformation.
Celle-ci ne peut être antérieure à la fin du xvs siècle puisqu'elle
décrit sous une forme mythique l'anéantissement final des
Cwezi par les Hinda. C'est donc bien entre le début du
XVIe et le début du XVIIe siècle que le mythe de Ryangombe
s'est élaboré dans raire méridionale de la civilisation interlacustre. Or c'est entre ces deux dates précisément que
les Nyambo Zirankende ont envahi le Bugufi puis le Gisaka.
La comparaison des variantes mythiques et des traits rituels
nous amène à penser que ce foyer révolutionnaire d'invention religieuse, où s'opéra un syncrétisme entre le culte
cwezi et un culte de l'arbre protecteur. doit être situé au-delà
du pays haya, dans la zone de contact des sous-groupes morphologiques rwanda. rundi-ha méridional et sumbwa-nyarnwezi-ha septentrional. Nous avons déjà signalé que le Buzinza
apparaissait à cet égard comme une plaque tournante géographique et historique (voir p. 295). Quel que soit le rôle historique joué par le clan hima nyambo-zirankende dans la
diffusion vers l'ouest des mystères de Ryanqombe, le Bugufi

126 CoUPEZ

344

et KAMANZI. 1957.

où ils séjournèrent est un relais naturel entre le Buzinza d'une
part. le Rwanda et le Burundi d'autre part. La diffusion vers
le Rwanda et le Burundi a dû être assurée sinon par les
Nyambo Zirankende. du moins par des groupes qui sont
entrés comme eux en conflit avec la cour du Karagwe. La
figure de Wamara le rebelle et le message de salut de Ryangombe 1'« esclave» de Ruhinda n'ont pu apparaître qu'au sein
de populations en rébellion contre l'ordre hinda.
Il n'est pas sans intérêt de reprendre dès lors, et de synthétiser ici. les données historiques que nous avons rassemblées
au cours des chapitres précédents. Nous avons vu que la
domination cwezi ne s'étendit probablement pas au-delà de
l'Ihanqiro, et qu'au Buzinza les Hinda reprirent l'hégémonie à
l'ancien clan dominant yango. d'origine hima. Nous avons
aussi développé longuement les raisons qui nous permettent
de croire que les Nyambo Zirankende se sont précisément
détachés du clan yango au Karaqwe, où ils entrèrent en conflit
avec un souverain hinda. Les Yango furent ravalés ici au rang
de Iru tandis qu'une partie d'entre eux émigraient au Buqufi,
puis au Gisaka. Les malheurs du clan yango au contact des
Hinda ont pu fournir le prétexte d'une rêinterprêtation populaire de la geste haya de Wamara. La similitude du destin
historique des Cwezi et des Yango, qui furent respectivement
vaincus par les Hinda dans le Nord et le Sud du pays haya, est
frappante. Au Buzinza même. le clan yango jouit toujours d'un
grand prestige. Nous avions observé que les conquérants hinda
se rattachent ici directement à l'ancêtre éponyme de ce clan
(Kayango), et non, comme ailleurs. aux Cwezi (p. 44). Le
cycle mythique cwezi était donc en quelque sorte vacant au
Buzinza, libre d'attaches dynastiques. Un indice particulièrement précieux laisse croire que la version sumbwa-nyamwezi
de la geste de Ryangombe a été élaborée par les autochtones de
345

cette reglOn, puis véhiculée par les groupes migrants qui
entrèrent à un moment donné en conflit avec l'autorité hinda
(et parmi lesquels la fraction du clan yango qui émigra du
Karagwe vers le Gisaka se signale à l'attention). En effet,
la geste nyamwezi de Ryangombe (version Bôsch ) rapporte
que Wamara vécut à la cour d'un roi du Karagwe appelé
Ndagala, et qu'il se retira ensuite en Ankole où il organisa la
rébellion contre les Hinda (voir p. 283). Or les Zinza ont
conservé le souvenir d'un prince Ndagara, fils du conquérant
Ruhinda ; il aurait effectivement régné au Karagwe 121. L'êvocation de la cour du Karagwe dans le mythe s'explique aisément dans le contexte zinza puisque l'investiture des souverains
hinda de cette région devait être confirmée par le roi du
Karagwe 128. II apparaît donc de plus en plus clairement que la
version nyamwezi, mettant en scène concurremment Wamara
et Ryangombe, s'est élaborée au Buzinza.
Cette indication laisse supposer aussi que les autochtones
du Buzinza, restituant la face historique du mythe cwezi
(guerre de Wamara contre Ruhinda envahissant les débris de
l'empire du Kitara}, s'emparèrent du récit légendaire pour
marquer leur hostilité aux Hinda. II se produit ici un curieux
chassé-croisé mythologique: les Hinda s'approprient l'ancêtre
éponyme des anciens maîtres, les Yango, tandis que ceux-ci,
ou leurs partisans, développent contre les Hinde et à titre de
revanche, la mythologie cwezi dont les Hinda avaient fait
indûment leur bien dynastique au Buhaya et en Ankole. Loin
d'apparaître comme les descendants légitimes des Cwezi, les
Hinda sont présentés désormais, au sud du Buzinza, comme
leurs ennemis acharnés. Ce renversement de situation explique127 VAN THIEL,
128 VAN THIEL,

346

1911, p. 500.
1911. p. 501.

rait que la grande figure traditionnelle du panthéon cwezi
(Wamara) s'est estompée dans raire méridionale de la
civilisation Interlacustre, immédiatement au sud et à l'ouest
du Buhaya, au profit d'un personnage mythique qui ne
jouait jusqu'alors qu'un rôle secondaire dans la geste : Ryangombe. Nous déplorons que cette dernière hypothèse. vers
laquelle J'ensemble de notre analyse nous conduit, ne puisse
être étayée par une monographie [précise sur les particularités
actuelles du mythe et du culte dans cette région stratégique
définie par le Buzinza, le Bugufi et le Buswi, aux frontières
des mondes hinda et tuutsi. C'est sur cette ligne mouvante,
incertaine, au sud de laquelle erraient encore au début du
siècle des pasteurs semï-nomades, que le message de Ryangombe s'est diffusé. C'est sans doute parce que les mystères
nouveaux ont été véhiculés par de tels groupes migrants. hima
ou tuutsi, non soumis au pouvoir des Hinda et circulant en
dehors de la zone de contrôle des rois rwanda et rundi, que
Ryangombe est souvent qualifié de Tuutsi au Tanganyika. En
1927 un témoin, à vrai dire mal informé du culte, attestait que
les mystères des musiuezi étaient surtout pratiqués par les
pasteurs tuutsi semi-nomades qui se sont infiltrés dans le Nord
du Bunyamwezi 129. Mais au Rwanda, cette qualité s'estompe
car un Tuutsi ne peut rivaliser sur le plan maqico-reliqieux
avec le souverain. C'est pourquoi un courtisan, compagnon de
l'ancien roi Musinga. affirmait en 1957 à Coupez et Kamanzi
que les hommes de Ryangombe appartiennent au clan hinda
de l'Ankole e chez les Cwezi :. 130. Cette information n'a qu'une
valeur historique indirecte. Elle présente un double intérêt.
Elle constitue la seule source qui nous révèle que l'origine
1927.
et KAMANZI, Littérature rwanda. en préparation.

129

SPELLING,

130

COUPEZ

347

cwezi de Ryangombe n'est pas complètement effacée au
Rwanda. Partant du point de vue exact que le roi des Imandwa
est un étranger, qu'il ne peut être Tuutsi, elle le rattache
arbitrairement à l'aristocratie hinda des pays voisins qui se
réclame effectivement de la dynastie cwezi, Mais la vérité
historique est plus complexe.
Ryangombe nous apparaît donc comme une figure cwezi
réinterprétée par les Tuutsi ou les Hima se mi-nomades du
Tanganyika, aux confins des régions occupées par les Hinda,
Il s'est détaché de Wamara, de la scène royale officielle pour
s'enfoncer au cœur de l'ombre. Le message universaliste de
salut et de révolte mystique, qui constituait l'essentiel de la
nouvelle religion, assura le prodigieux succès de Ryangombe
auprès des masses paysannes. Au Rwanda même, il apparaît
parfois comme un Tuutsi de haut lignage. dont la famille est
originaire du Karagwe 130 bi', Mais ce Cwezi devenu Tuutsi n'y
est plus que le symbole d'une transgression radicale des contraintes culturelles et historiques. Tel serait le long cheminement de Ryangombe, le prophète-magicien, souverain d'un
royaume qui se situe partout et nulle part. sinon au cœur de
l'homme humilié. écrasé par le malheur. la maladie ou l'angoisse. Cette royauté chimérique est celle qu'Alfred Jarry
décrivait: « Là il était évident que l'auteur du Mime savait en
toute expérience la vie et la mort, et nous reconnûmes tous des
scènes que nous avions vécues et des passions dans le sens
des nôtres... Le Roi dit Nous 131 ».
Seuls le mythe rwandais de Ryangombe et la geste haya
de Wamara nous sont connus avec une précision suffisante.

130 bis ARNOUX.
131

348

1912, p. 281.

Alfred JARRY, Les jours et les nuits. p. 33.

Le premier dérive manifestement de la seconde. dont la Ionction sociale est évidente: elle rend compte de la fin tragique
et mystérieuse des Cwezi. détenteurs d'une puissance maqicoreligieuse particulièrement efficace. Le passage de Wamara
à Ryangombe est toujours lisible dans une version « moyenne»
[nyamwezi-sumbwa}. où les deux personnages sont juxtaposés et où s'affirme vigoureusement le conflit historique entre
les Hinda et les Cwezi. On comprend que cette opposition
ait pu en engendrer d'autres. dans l'élaboration des nouvelles
structures mythiques qui se répandent à travers raire dominée
par les Tuutsi. Bien que Ryangombe fasse parfois figure de
Tuutsi au Rwanda comme au Busumbwa, il est étranger à tout
ordre social terrestre dont il corrige les faiblesses. Il est littéralement le souverain excentrique d'un autre monde. Au Rwanda
il est devenu le symbole d'une contestation radicale de la
société étouffante que les Tuutsi ont constituée. Le message de
salut sur terre et dans I'au-delà, apporté par Ryangombe. fut
adopté plus particulièrement par la classe paysanne exploitée.
Au Burundi. son épouse terrestre Mukakiranga est une femme
hutu; les médiums qui président à l'agriculture menacent
siqnificativement les vaches de mort. Ryangombe offre aux
trois castes une évasion mystique. l'accès immédiat. par la
possession. au royaume de la liberté. de la chasse et du loisir
perpétuel; un royaume sans hiérarchies. où le père (Ryangombe) et le fils (Binego) étroitement solidaires affirment
une souveraineté égale; un royaume sans castes ni contrats
de vaches. où même les distinctions de sexe cessent d'être
pertinentes : les hommes sont féminisés devant Ryangombe.
1'« époux », et les femmes participent à part égale à [a surmasculinité des dieux. Les Nyamwezi affrontent de manière
originale ce problème de l'opposition des sexes en présentant
Ryangombe comme un être androgyne. tandis que les Sumbwa
3i9

affirment qu'en Ryangombe le masculin et le féminin sont
unis et productifs,

La figure androgyne de Ryangombe a échappé à la perspicacité d'Hermann Baumann dans son vaste inventaire mondial
des croyances maqico-reliqieuses associées à la« bisexualité »132, Il cite incidemment le prêtre « androgyne » de
Kiraanga au Burundi, mais néglige de le situer dans la structure du mythe et du rite. Nous touchons ici du doigt la faiblesse d'une démarche historiee-culturelle « atomisante » dont
la conclusion nous parait inacceptable: le thème de la bisexualité serait un moment de l'histoire religieuse, Hé au développement des civilisations supérieures (Hochkulturen) ; alors que
l'ensemble des sociétés archaïques mettent l'accent sur l'antagonisme et la séparation des sexes - qui collaborent cependant dans les cultes de fertilité - quelques cultures « supérieures » se caractériseraient par une représentation cosmogonique et anthropologique fondée sur l'androgynie.
Notre analyse, qui fut successivement synchronique et
diachronique, montre que le thème de l'androgynie n'est qu'une
solution originale apportée parfois (mais non partout) à la
contradiction aiguë du masculin et du féminin dans la quête
de la souveraineté ou de la force. Loin d'être historiquement
disjoints, l'antagonisme des sexes et sa suppression sont synchroniquement liés dans le culte de Ryangombe. La représentation androgyne de Ryangombe au Bunyamwezi - ou d'une
manière plus générale la confusion des sexes dans la possession, qui est contradictoirement mariage mystique avec un
esprit (le plus souvent masculin) et identification à cet esprit
- est la résolution dialectique de l'opposition première et non
la marque d'une autre civilisation,
132 BAUMANN,

350

1955.

Signification et valeur de l'initiation
L'initiation aux mystères de Ryangombe est une thérapeutique psycho-sociologique générale. Elle « sauve de la condition profane » le novice rwanda. Elle ne guérit pas seulement
les maladies récalcitrantes, elle délivre l'esprit des maux
incurables de la société en substituant à celle-ci la « société
fantôme » des dieux pour reprendre le joli mot que Jean
Duvignaud appliquait à un autre culte de possession, le vaudou
haïtien 133. Duvignaud croit pouvoir déchiffrer dans l'expérience vaudou « une tentative de l'esclave pour récupérer symboliquement l'humanité dont il est 'Privé ». Le phénomène de
la possession nous semble beaucoup plus complexe. Quoi qu'il
en soit, Duvignaud attire l'attention sur une dimension sociologique assez fréquente de la possession, théâtre collectif où
s'incarne une société inauthentique mais plus forte. Au
Rwanda les initiés participent à un autre ordre royal, à une
autre famille. Ryangombe est un autre père, un autre époux,
un autre souverain, immédiatement accessible. La distance
vertigineuse entre le Roi, symbole de toute autorité, source de
toute vie, et ses sujets s'abolit miraculeusement par l'incarnation hic et nunc de l'univers mythique. La possession heureuse
des dieux, pleinement assumée et recherchée, occupe une position privilégiée dans I'ordre magico-religieux; non seulement
elle assure la présence du divin sans autre médiation, mais
encore elle substitue dans I'homme la plénitude de l'être à
l'angoisse que sécrètent la maladie, le malheur ou la société.
L'ordre sacré chasse l'ordre profane. introduit un ordre fantôme ou un fantôme d'ordre meilleur. Ce n'est pas par hasard
qu'une caractéristique de Wamara ait été particulièrement
133 DuvIGNAUD.

1959.
351

retenue pour façonner le visage de Ryangombe : son goût de
la chasse, c'est-à-dire du mouvement. C'est en chasseur que
le dieu-roi meurt, c'est au cours d'une ultime partie de chasse
que cette surmasculinité affranchie de toute sujétion ou
alliance se heurte à la surféminité attachée à l'ordre social (la
mère voyante, la femme revendicative). Cette confrontation
aiguë, insoluble car elle fait partie autant de la nature que de la
culture, ne peut que déboucher sur la mort. Le mythe atteste
l'impossibilité de conduire jusqu'à ses extrêmes conséquences
ce rêve éveillé; la possession est une tentative désespérée pour
recommencer sans cesse l'aventure sans issue de la liberté
absolue.
Car il y a infiniment plus dans le kubandwa qu'une simple
contestation paysanne de l'ordre social imposé par la force.
On y trouve un côté Jarry merveilleusement comique, dont
assurément les acteurs eux-mêmes s'amusent. Le théâtre liturgique africain est un théâtre gai. Il s'oppose radicalement en
cela à la tradition chrétienne qui s'acharna à le détruire en un
combat déloyal. La christianisation intense du Rwanda
provoqua un rapide recul du kubandwa. Aucun syncrétisme
nouveau n'apparut ici, contrairement à ce qui s'est passé en
Haïti où les saints catholiques ont été absorbés, digérés par les
dieux dahoméens; aux Antilles le baptême chrétien et l'initiation aux loas coexistent, se renforcent l'un l'autre.
Comment expliquer ces destins historiques divergents?
L'esclavage imposé en Haïti par les colonisateurs, l'affreux
déracinement total des Africains, appelaient une fidélité accrue
aux dieux ancestraux, garants du salut 134. La colonisation
belge fut infiniment plus subtile: elle s'attacha à déraciner les

134

352

de HEUSCH, 1962 B.

âmes, tout en maintenant, ou renforçant, la société à castes
traditionnelle. Mais elle forgeait aussi, timidement, une conscience occidentale. Entre 1950 et 1960, une élite catholique
hutu s'était ainsi formée. Les leaders qui surgirent mirent en
cause avec une vigueur croissante les structures anciennes.
Ils furent bientôt soutenus par la hiérarchie ecclésiastique qui
sut renoncer à temps à l'appui total qu'elle avait apporté pendant plus de trente ans à l'ordre tuutsi. Ainsi la plus conservatrice des Eglises coloniales africaines fut-elle amenée, pour
sauver la mise, à apporter son appui à la révolution sociale qui
grondait sur les collines. La contestation populaire de l'ordre
tuutsi quittait définitivement le terrain mystique du kubandwa,
discrédité 'Par l'occidentalisation. Au mythe de Ryangombe se
substituait le « Manifeste des Bahutu » catholiques (1957),
prélude au renversement de la monarchie. Depuis 1960 les
Tuutsi furent malheureusement victimes par milliers de la brusque fureur d'une poignée de Ieaders fanatiques qui jouèrent
réellement les Binego, bénéficiant de l'appui ou de la tolérance
d'une Administration coloniale et militaire brusquement convertie à la cause paysanne.
L'actuelle constitution de la République rwandaise prévoit
la liberté religieuse. A une question directe que je lui posai à ce
propos, le Procureur Général de Nyanza me précisa que les
manifestations du culte de Ryangombe étaient interdites car
elles troublaient 1'« ordre public» ; selon cet éminent magistrat
le paganisme africain ne méritait pas d'être assimilé aux
« grandes religions» qui seules bénéficient de la protection de
l'Etat (octobre 1963).

353

Annexes du chapitre V
La messe noire de Ryangombe

Nous avons évoqué la croyance sumbwa selon laquelle les
initiés qui désirent accéder au grade supérieur doivent empoisonner un membre de leur famille et livrer son cadavre, qui
devient un réservoir de forces magiques, aux autres membres
de l'association. Cory ne se prononce pas sur l'existence de
tels meurtres rituels. Il insiste sur le fait que le sacrifice de
deux parents, auquel le novice consent dans le rituel ordinaire,
est purement symbolique. Au Rwanda c'est le corps même du
néophyte qui est symboliquement dépecé.

Le culte de Ryangombe est pacifique en dépit de l'outrance
du théâtre sacré; le tableau aux couleurs sombres que le Père
Bosch a brossé au Bunyamwezi est tendancieux. Un certain
nombre d'informations concordantes nous permettent cependant de penser qu'une magie noire, placée sous le signe de
Ryangombe, s'est développée en marge du culte normal (qui
est essentiellement et partout une magie blanche au service de
l'individu). L'initiation est négation symbolique de tout lien
d'allégeance à la société profane et instauration d'une nouvelle
famille solidaire et puissante. La tentation était grande d'utiliser un tel schéma initiatique dans la perspective de la sorcellerie. Toute technique magique est menacée de cette perversion.
L'exploration de cette zone trouble du sacré est semée
d'embûches. Si la croyance à la magie noire est universellement répandue, son existence même échappe, sauf exception,
à toute investigation. Il n'est pas conforme à la déontologie
ethnographique de faire appel à des sources judiciaires. L'informateur doit être un homme libre et non un accusé. Du point
354

de vue de la simple objectivité de l'information, un serieux
doute planera toujours sur la réalité des aveux arrachés dans
un bureau de police. Or les faits qui tendent à établir l'existence d'une secte d'ikishegu anthropophages au Burundi nous
ont été rapportés en 1949 par un officier de police judiciaire.
Ils constituaient le chef d'accusation d'un procès, mystérieux à
bien des égards, qui s'est déroulé à Ruyigi, puis à Usumbura
en 1942. C'est assez dire que nous devrons utiliser ces « informations » avec une extrême prudence. Nous ne les aurions
pas prises en considération si précédemment le Père Zuure
n'avait déjà attiré l'attention sur l'existence (qui demeurait
fort hypothétique) d'une magie noire placée sous le signe de
Kiraanga. Un témoin oculaire aurait affirmé à cet auteur que
le sorcier (umulozi) qui personnifie le dieu-roi se tient sous
un arbre, une lance dans chaque main. Deux membres de
l'association s'approchent de [ui en marchant à reculons,
priant Kiraanga de leur accorder la vie d'une victime désignée 135. L'informateur du Père Zuure aurait aussi recueilli
quelques bribes du rituel initiatique des umulozi. La possession
prend ici une forme violente (convulsions et vomissements).
On confectionne un simulacre de cadavre au moyen d'écorces
de bananier. On le dépèce. Les initiés font mine d'en dévorer
les morceaux en invitant le novice à les imiter. Celui-ci absorbe
une médecine qui l'empêche de « vomir » le cadavre, que la
croyance populaire assimile à un homme ressuscité. Pour être
admis dans [a secte le postulant doit encore commettre un
inceste, briser une baratte de lait, répandre de la bière.
Ces données contrastent avec le style fort noble de l'initiation à la magie blanche de Kiraanga, telle que nous l'avons

135

ZUURE,

1929, p. 136.

355

décrite précédemment. Il est même singulier de constater que
toute violence, tout propos obscène, tout geste excessif en sont
exclus. La mise à mort et le dépeçage symbolique du novice,
les propos incestueux, qui caractérisent l'initiation rwanda, font
défaut dans le rituel rundi. On est tenté de croire que le culte
de Ryangombe a subi ici un dédoublement. Certains éléments
étant réservés à la magie noire, d'autres à la magie blanche.
En effet les aveux arrachés aux prévenus de Ruyigi éclairent d'un jour nouveau les premières indications fournies dans
un contexte « innocent» par Zuure. Cet auteur signalait déjà
en 1929 les noms des esprits « noirs» du kubandwa, mentionnés par les accusés de Ruyigi. Les inculpés n'étaient donc pas
victimes de leur imagination, excitée par un administrateur territorial trop zélé, lorsqu'ils citent dans l'entourage de Kiraanga
une cohorte d'authentiques sorciers, qui seraient leurs
« patrons ». Il ne semble pas que la « confession» de Bembura
soit un faux. On est cependant en droit de se demander si ces
autoaccusations ne relèvent pas en partie au moins d'un délire
fondé sur la culpabilité imaginaire, au même titre que les
« confessions diaboliques » relevées par Jean Rouch en Côte
d'Ivoire dans le culte de M. Atsho, prophète-guérisseur 136.
Voici les faits tels qu'ils sont rapportés dans un procèsverbal dressé par l'Administrateur Territorial Moutarde. Le
25 janvier 1942 ce fonctionnaire était averti par un indigène
que cinq personnes venaient d'être empoisonnées dans le
Mosso, à quelques kilomètres de la frontière du Tanganyika.
Une femme finit par avouer que ces victimes avaient été tuées
pour être mangées. M. Moutarde trouva les tombes violées.
Dans une enceinte des ossements humains gisaient épars; des
objets familiers avaient été brisés. Du 8 au 16 avril 1942,
136 ROUCH,

356

1963.

M. Moutarde interrogea le catéchiste Bembura de la mission
catholique de Muyaga. Celui-ci finit par reconnaître sa cornplicité dans ces meurtres rituels et révéla l'existence d'une
secte religieuse secrète, les umaqendejoro. Plusieurs accusés
comparurent au cours des mois de juillet et août 1942 devant
le Tribunal Territorial de Ruyigi. Quinze prévenus furent
condamnés pour participation aux activités criminelles d'une
secte de sorciers anthropophages. Le catéchiste Bembura,
acquitté en première instance, fut ultérieurement reconnu coupable par la Cour d'appel d'Usumbura, siégeant le 16 décembre 1942 sous la présidence du juge suppléant Georges
Mineur. A Ruyigi même, la déposition de Bernbura fut jugée
« de la plus haute fantaisie ».
Voici le résumé de cette longue confession. Les membres de
la secte se réunissent en secret à tour de rôle chez l'un ou
I'autre. Ils dressent devant Kiraanga et ses cinq assesseurs un
autel sur lequel on pose une calebasse de bière de sorgho.
Un des assistants demande au sorcier qui personnifie Kiraanga
de leur accorder la vie de la prochaine victime. On désigne
celui qui fournira le poison, celui qui l'utilisera. Quelques jours
après le crime, le cadavre est déterré. Si la tombe se trouve à
l'écart des habitations, les participants imitent le cri des
hyènes sans se donner la peine de combler la fosse. Sinon
l'exhumation se fait dans le plus grand silence et la fosse est
soigneusement recouverte. Le groupe auquel Bembura appartenait aurait mangé en moyenne deux cadavres par mois.
L'un des acolytes du Kiraanga noir est appelé Ruhanga.
Le Père Van der Burgt signale ce personnage dans le
kubandwa « blanc ». Il serait l'assesseur qui se tient à la
droite de Kiraanga 131. Selon Zuure, il figure parmi les grands
137 VAN DER BURGT,

1903, p. 218.
357

ikishegu 138. Il faut rapprocher ce Ruhanga d'un certain
Kihanzo, cité par Zuure parmi les petits ikishequ. Selon cet
auteur, Kihanzo est censé protéger « ceux qui vont faire du
sel aux confins du Mosso :. 139. Le verbe kuhanga désigne
précisément le commerce du sel. Or Bembura, rapportant la
tradition des sorciers. affirme que Ruhanga aurait été envoyé
par le roi Ntare dans le Massa pour conquérir des terres à sel.
La déposition de Bembura contient d'autres éléments positifs. recoupés par Zuure, Quatre autres esprits entourent
Kiraanga :
1 Kihigi. L'initié qui l'incarne serait chargé de déterrer
le cadavre avec ses mains en gesticulant furieusement. Ce
personnage ne figure pas dans le kubandwa « blanc :.. Cependant on retrouve parmi les ikishegu de rang subalterne un
certain Kizuq], dont la fonction est identique. Son nom proviendrait, selon Zuure. du verbe kuzure (exhumer. faire sortir
de terre). Quelle que soit la validité de cette interprétation
linguistique, il faut retenir l'association symbolique de cet
ikishegu à l'exhumation : patron des sorciers maléfiques, il
est honoré sur des feuilles qui ont servi à envelopper un
cadavre H~.
2 Bakwinakwibonga (celui qui joue avec le danger. selon
Bembura). Il évoquerait les deux compagnons de Ruhanga qui
mangèrent le taurillon blanc du souverain (voir plus loin).
Ce personnage mythique paraît bien être identique au Bekinkwibanga (<< il joue sur les fonds de la rivière »] cité par Zuure
parmi les ikishegu subalternes.
1929. p. 40.
1929, p. 50.
140 ZUURE, 1929, p. 50.
138 ZUURE,

139 ZUURE,

3511

3 Zorisigumugani, sœur de Ruhanga. Ne figure pas dans
le kubandwa « blanc »,
4 Mugumyabanga (le gardien du secret). Zuure le cite
parmi les ikishequ subalternes sous la forme Mugumyibanga
(qu'on garde le secret).

Le récit de Bembura, ne fût-il qu'un mythe personnel, s'enracine, on le voit, dans Ia tradition. Le rituel des sorciers se
réfère à des éléments symboliques du kubandwa rwandais.
C'est ainsi que l'initiation exige la consommation d'un inceste.
La description de Bembura laisse croire que cette copulation
rituelle se pratique en réalité avec un membre de la famille
mystique des sorciers, et non avec une sœur réelle. En effet.
l'entrée dans cette famille nouvelle est réalisée par un pacte
du sang. liant Kiraanga, le novice. la femme avec laquelle
celui-ci s'accouplera rituellement et le cadavre humain qui va
être mangé. Après avoir mêlé leur propre sang en pratiquant
des incisions, les trois protagonistes laissent couler chacun
quelques gouttes sur la chair. Cette anthropophagie est donc
aussi, symboliquement, une autophagie. Par le rite du sang la
victime est initiée post mortem, Elle acquiert ainsi une grande
puissance magique.
L'inceste symbolique revêt ici la même signification que
dans le kubandwa blanc : il est interdit de le répéter « car.
précise Bembura, on ne peut naître deux fois à la secte ».
Le repas anthropophagique est probablement aussi (et seulement) un rite initiatique. Il est probable qu'en certaines
régions, le cadavre est purement symbolique, comme l'indiquait
une information du Père Zuure, On sait que l'une des opérations rituelles de la magie noire consiste à « manger » l'âme
d'une victime. Il faut prendre garde que cette « anthropophagie » peut n'être qu'une figure de style. Chez les Luba du
359

Il

Kasai, toute nourriture prise par un sorcier est censée être de
la chair humaine, quelle qu'en soit la nature ~41. Cependant,
dans le cas présent, l'anthropophagie serait le but même de la
secte : Bembura affirme que chaque membre livrait tour à
tour un membre de sa famille, rituellement consacré à Kiraanga. Cette affirmation parait tout de même excessive. Le crime
rituel se limitait vraisemblablement aux initiations.
Ce rituel macabre se fonde sur un récit mythique. Jadis
le roi Ntare envoya quatre émissaires au Buha parce qu'il
désirait conquérir les terres à sel de la région de Kibondo.
Ruhanga dirigeait cette mission. Un soir Ruhanga répandit
du sel sur le taurillon blanc du souverain, symbole de l'autorité
royale. Le taurillon s'écroula. Ruhanga proposa à ses cornpagnons de le manger afin que la puissance du roi demeure en
eux. Kahutu, compagnon de Ruhanga, refusa de trahir son
maître, mais Ruhanga le décapita d'un coup de glaive. Il
mélangea la chair de Kahutu et la viande de l'animal. Les
deux autres compagnons de Ruhanga communièrent avec lui
dans ce repas. L'un d'eux, Zoribara. pris de remords, menaça
ses comparses d'une dénonciation. Il fut mis à mort avec la
lance même du roi et mangé en même temps qu'un phacochère. Les compères plantèrent le marteau royal sur un rocher
dans un endroit désert et contraignirent les gens du pays à se
rassembler autour d'eux. Ruhanga commit l'inceste avec sa
sœur, l'égorgea et la mangea en compagnie d'un chasseur
nommé Kihigi. C'est à cette occasion qu'il instaura les sacrifices humains.
Mais le roi Ntare poursuivait Ruhanga. Désormais ils utilisèrent le poison pour tuer les victimes qu'ils attiraient auprès

141

360

Communication de Grégoire Dikonda.

d'eux, Ruhanga fut tué accidentellement par un éléphant.
L'endroit où il mourut (Nyakaro dans le Buha) devint un lieu
de pèlerinage. Les initiés s'y rendent pour apprendre les secrets
de la fabrication des poisons.
On notera que le Buha a toujours passé pour le haut-lieu
de la magie blanche comme de la magie noire 142. L'auteur de
cette étrange confession affirme encore que les maîtres de la
secte auraient encouragé leurs adeptes à se convertir à la
religion catholique : ainsi ils se placeraient à l'abri de toute
accusation. Bembura avait même bénéficié d'une importante
distinction ecclésiastique. Aussi l'Administrateur Territorial
qui s'occupa de cette affaire eut-il quelques démêlés avec le
clergé, qui effectivement prit d'abord la défense de Bembura.
Nous rapportons ces informations avec la réserve qui s'impose. II est intéressant de noter que la secte serait née d'une
rébellion contre le pouvoir royal. Réelle ou imaginaire, la
magie noire se présente toujours comme un contre-ordre. Le
glissement des mystères « blancs œ aux mystères « noirs > de
Ryangombe ne pouvait qu'être facilité par l'existence d'un
rituel initiatique qui rompt avec l'ordre profane et inaugure
une royauté mystique. Les deux éléments-clés du rituel décrit
par Bembura se retrouvent au Rwanda sur le plan symbolique : vœux incestueux et dépeçage mimé du corps même du
novice. La royauté maqico-reliqieuse de Ryangombe se trouve
partout en position de rivalité par rapport à ,la royauté politique. Dans un récit pseudo-historique rwandais, Ryangombe
écrase le roi Ruganzu Ndoori par sa magie. Au Burundi
cependant, son homologue Kiraanga ne « devance pas son
aînê » : il ne boit pas de bière de sorgho aussi longtemps que

142 VAN DER BURGT,

1903, p. 462, et MEYER, 1916. p. 131.

361

le souverain n'a pas autorisé les semailles 143. Les mystères
« noirs » de Kiraanga radicalisent cette opposition. alors que
les mystères « blancs » favorisent la promotion sociale des
Hutu. Les ikishequ du culte pacifique jouissaient au Burundi
d'un grand prestige. Les insulter « était un crime très grave,
puni par le roi ou le chef» 144. Une dissociation se serait donc
opérée ici entre un kubandwa voué à la magie. facteur de
mobilité sociale. et un kubandwa voué à la sorcellerie. facteur
de désintégration anarchique. Au Rwanda le culte unique de
Ryangombe est tout entier figé dans le rêve.
Diffusion des mystères de Ryangombe chez les tuba (Congo)

Les conquérants yeke, originaires du Bunyamwezi. qui
s'emparèrent de l'empire luba dans la seconde moitié du
XIX e siècle. étaient d'origine sumbwa. Les Tuutsi (mutushi)
qui les accompagnaient introduisirent le culte des esprits
« masweji ». corruption du terme sioezi désignant -les Cwezi
chez les Sumbwa 145. Selon Grevisse ce culte serait aujourd'hui
( 1937) en voie de disparition.
Cette confrérie de danseurs masweji n'est autre que l'association bumbudye décrite par Burton comme la plus importante « société secrète» du pays luba 146. Peu de chose subsiste
du rituel sumbwa. L'esprit tutélaire Lolo Inafiombe ou Nombe
dérive du monstre féminin qui tue Ryangombe dans la geste
rwanda : la tradition yeke affirme que Nombe est une femme

143

ZUURE,

1929, p. 39.

1H TROUWBORST,

in d'HERTEFELT, TROUWBORST et SCHERER, 1962.

p. 157.

362

1937, p. 52.

145

GRÉVISSE,

146

BURTON. 1961 (nouvelle édition), pp. 151-167.

mariée à un buffle, ou issue de l'union d'une femme et d'un
ouffle. Ceci suggère indirectement que l'épisode de la chasse
fatale fait partie intégrante du mythe sumbwa-nyamwezi bien
que ni Bësch ni Cory n'en fassent mention (voir pp. 283-290).
L'association bumbudye comprend plusieurs grades initiatiques. Le rituel original qui marque rentrée dans la confrérie
porte quelques traces de ses origines sumbwa. Le novice est
conduit les yeux bandés le long d'une piste semée de pièges.
Il est capturé par deux hommes qui symbolisent un lion et un
léopard (cf. le lion menaçant raire des arbres sacrés où le
novice sumbwa doit pénétrer les yeux fermés). On le mène
auprès d'une mare promue au rang de « lac» (cf. baptême
sumbwa). Il change de personnalité, on lui arrache symboliquement le foie (centre de vie chez les Luba) et on le remplace
par un foie de shebudqe. L'initié est conduit devant une
figurine en bois qui l'accueille dans ,la société. Avant d'être
agréé par Lolo Inafiombe il doit confesser ses fautes passées.
L'instruction du novice comporte ici la révélation des noms et
des titres attachés à une longue série d'objets symboliques
appelés mesubu, comprenant notamment des sculptures.

La société bumbudye possède sa propre maison. Elle admet
les hommes et les femmes. Seuls les initiés de grade supérieur
sont possédés par les grands esprits (vidye). Les membres donnent des spectacles chorégraphiques et jouissent
d'un grand prestige fondé sur la crainte. Grevisse dévoile
cependant la fonction thérapeutique de l'association, qui
remonte directement au culte de Ryangombe : la guérison de
certaines maladies requiert l'initiation. Le patient possédé par
un esprit imite les mugissements du bœuf comme le postulant
rundi saisi par Kiraanga.

363

Chapitre VI

Clan, caste et féodalité

Dans l'ensemble de la civilisation interlacustre, des groupes
socio-économiques distincts, d'origine ethnique différente, se
sont rencontrés pacifiquement ou heurtés, fusionnant dans des
sociétés stratifiées dont les formes multiples ont souvent été
décrites comme féodales. Trois d'entre elles, le Rwanda, l'Ankole et le Burundi, présentent une structure de castes qui
mérite d'être commentée dans la perspective structuraliste nouvelle qu'inaugure le quatrième chapitre de La Pensée sauvage 1. Claude Lévi-Strauss nous propose un modèle et décrit
un « système de transformations» susceptible d'éclairer du
point de vue de la logique formelle le passage du clan totémique à la caste.
L'intérêt de la société rwandaise est évident puisqu'il nous
est donné, pour une fois, de saisir une diachronie réelle à partir
d'une structure clanique fondée sur [a spécificité totémique des
femmes. Le clan rwanda est toujours marqué par un symbole
animal. Mais il a perdu toute fonction exoqamique, tout principe de cohésion. Il n'est plus que vestige d'un passé qu'atteste
encore la forte organisation clanique des Hima au Buhaya et

1

3M

LÉVI-STRAUSS,

1962.

1

"
des Huma au Bunyoro. En comparant diverses situations historiques concrètes, où s'opère le passage d'une organisation clanique à un système de castes, nous serons peut-être en mesure
d'élucider le rôle de la praxis dans une évolution dont le
cadre formel a été brillamment défini par le promoteur de
l'anthropologie structurale. Il nous est arrivé de ressentir parfois une certaine gêne devant I'anti-historicisme radical de
cette prospective novatrice à laquelle, dans l'ensemble, nous
nous sommes rallié. Mais il s'agit sans doute plutôt d'une
mise entre parenthèses provisoire de l'histoire que d'une négation définitive. Il importe cependant d'être attentif dès à présent au fait que les systèmes de transformation ne se déroulent
pas dans un vide historique. Le chapitre quatrième de La
Pensée sauvage, auquel nous nous référerons ici, présente à
nos yeux, et dans cette perspective, une lacune; il néglige de
prendre en considération la troisième dimension du système
des castes, le principe de [a hiérarchie. Les différenciations
fonctionnelles sont aussi des différences de rang. La caste
supérieure est dès lors tentée de s'organiser pour la conquête
du pouvoir et la domination socio-êconomique. L'évolution
rwandaise en fournit un exemple particulièrement éclatant.
Sans doute pourrait-on nous rétorquer que la civilisation interlacustre ne fournit que des « modèles réduits :. par rapport
au système indien. Leur intérêt n'en est que plus considérable.
d'autant plus que les castes indiennes ont fort bien pu se développer à partir d'une structure Inde-européenne simple fondée
sur la tripartition des fonctions 2.

Dumézil n'a jamais prétendu que le système rigoureux des
castes caractérisait déjà l'époque védique. Mais il pense que

2 DuMÉZIL,

1949.
365

« à quelque degré, la tripartition sociale [prêtres, guerriers,
éleveurs-agriculteurs] était déjà une réalité Inde-européenne :.
en dépit de la discrétion des neuf premiers livres du RigVéda 3. Le régime des castes ultérieur et la « division exhaustive de tout l'effectif humain ~ qu'il implique pourrait être
l'élargissement systématique, sinon d'une « tripartition exhaustive des sociétés indiennes classiques ~, du moins d'une structure religieuse pensée en termes de classes fonctionnelles 4.
L'analyste subtil de L'Héritage inde-européen à Rome estime
plus précisément que la société védique comprenait une aristocratie (d'origine conquérante) et une masse; que l'aristocratie
était divisée en « tiers» à valeur fonctionnelle dont les familles
composantes « devaient posséder des secrets, donc des initiations, respectivement relatifs à l'administration magique et
régulière du monde, à la technique et aux' dons' militaires, à
la fécondité des plantes, des animaux et des hommes :. 5. Si
I'on suit cette hypothèse. il apparaît que la classe dominante
indienne se pensait elle-même en termes de castes dès l'époque
védique, à cette différence près que les trois sous-groupes qui
la constituent comme totalité exhaustive ne produisent que des
services et des biens imaginaires. Aucune différence fonctionnelle ne semble en effet caractériser à cette époque archaïque
la masse qui, toujours selon Dumézil, servait les trois groupes
aristocratiques en s'occupant indistinctement d'agriculture,
d'élevage, tout en suivant, le cas échéant, ses chefs à la guerre.
S'il n'y avait pas de solution de continuité entre le système
védique archaïque des castes professionnelles imaginaires au

Idem, p. 188.
Idem, pp. 188 et 189.
5 DuMÉZIL, 1949. pp. 218-219.
3

4

366

j

1
l,

sein de l'aristocratie conquérante et le système ultérieur des
castes professionnelles réelles étendu à l'ensemble de la société.
nous assisterions en Inde au passage d'une idéologie essentiellement religieuse, sans contenu soclo-êconomique, à une idéologie dérivée reflétant réellement un ordre socio-économique
hyperspécialisé. En un sens nous retrouverions le système
de transformations esquissé par Lévi-Strauss. Les trois
groupes fonctionnels primitifs composant l' aristocratie dominante ont. à l'instar des clans totémiques, des propriétés
imaginaires; les castes qui apparaissent dans une phase
ultérieure se fondent sur une division réelle du travail.
Mais dans les deux cas le modèle de la diversité est
d'ordre culturel, alors que les clans totémiques s'inspirent
d'un modèle naturel. Le caractère authentiquement religieux
du modèle védique le différencie radicalement du système
totémique. Il s'en rapproche cependant par l'aspect utopique
de cette « division du travail ». Il manque aux groupes
fonctionnels védiques. qui se fondent sur la tripartition
des fonctions humaines. comme aux groupes totémiques (qui
empruntent leur modèle de diversité au monde animal ou
végétal). la diversité réelle des modes de production. Sur le
plan formel nous rejoindrions donc la conclusion historique de
Dumézil : les « tiers » fonctionnels de l'aristocratie védique
n'étaient pas encore des castes. même s'tls les préfigurent, On
voit néanmoins comment l'idéologie aristocratique d'une classe
dominante. issue d'un groupe conquérant. a pu servir de catalyseur à la segmentation indéfinie de la masse autochtone en
groupes professionnels hiérarchisés. On ne peut manquer
d'être frappé du fait que le sommet de cette hiérarchie est
toujours constitué par deux groupes issus de la conquête lndoeuropéenne. les prêtres (brahmanes) et les guerriers [kshatriya) .
367

Lévi-Strauss nous rappelle cependant la thèse de Senart
et Hutton pour qui « la source du système des castes était
probablement pré-aryenne; les envahisseurs Inde-européens se
seraient contentés de cristalliser, sous forme d'une hiérarchie
sociale, un système d'interdits pré-existants »6. L'auteur des
Structures élémentaires de la parenté insiste particulièrement
sur l'aspect matrimonial de cette évolution: « Un système de
clans. tantôt patrilinéaires et tantôt matrilinéaires, mais en
tout cas régi par l'échange généralisé. aurait facilité, soit
l'intégration hiérarchique d'un groupe de conquérants, soit la
différenciation progressive des statuts dans une société homogène 7. » Nous aurons l'occasion de vérifier la fonction décisive
du jeu matrimonial dans la formation des castes africaines.
Mais on y trouvera un autre enseignement : un système de
castes ne se développe qu'à la faveur d'une domination politique. Dans la même aire culturelle, il est présent là où l'un des
groupes socio-économiques s'empare du pouvoir (Rwanda,
Ankole); il est absent là où la différenciation initiale des
statuts ne revêt aucune signification politique [Bunyoro,
Buhaya). Dumont pourrait nous rétorquer qu'en Inde le sys~
tèrne des castes n'a pas de fondement politique: la prééminence du brahmane sur le kshatriya est d'essence religieuse;
spirituellement supérieur au second. le premier lui est matériellement subordonné 8. Il ne faudrait tout de même pas perdre
de vue que brahmanes et kshatriya appartiennent ensemble à
une classe dominante par rapport à l'ensemble des producteurs.
Une hiérarchie de statuts ne peut qu'être imposée d'en haut,
même si elle donne l'apparence d'être librement consentie.
6

LÉVI-STRAUSS, 1949, p. 522.

7

Idem, pp. 521-522.

8 DuMONT,

36S

1961.

Le quatrième chapitre de La Pensée sauvage analyse la
caste en tant que transformation du système clanique, qui postu le la différenciation imaginaire des groupes exogames.
Fondée sur l'endogamie et un système de différenciations
culturelles (professionnelles), l'idéologie des castes inverserait
les propriétés du clan totémique, et notamment le rapport
nature-culture. Nous avons commenté ailleurs les difficultés
d'ordre général que semble soulever la notion-clé de système
de transformations au niveau institutionnel 8 bis. Nous enregistrerons une véritable solution de continuité entre le clan
et la caste en abordant, à la faveur d'études concrètes, les
facteurs historiques qui favorisent l'éclatement d'une société
totémique égalitaire au profit d'un type particulier de société
stratifiée, hiérarchisée, impliquant l'inégalité des conditions
humaines. Lévi-Strauss emprunte l'un de ses exemples à la
civilisation interlacustre. II observe que les clans totémiques
ganda semblent déjà préfigurer le système de transformations
qui mène à une structure de castes 9. Nous relèverons la même
tendance dans le système clanique des pasteurs huma au
Bunyoro. Quoi qu'il en soit, cette évolution idéologique du clan
n'a abouti, ni au Buganda, ni au Bunyoro, à la constitution
d'une société à castes réelles. Elle est radicalement étrangère à
l'émergence historique d'une telle société au Rwanda et en
Ankole. L'éclatement ou la « transformation» historique de la
société clanique fait donc problème à plus d'un titre. Nous
discuterons la qualification de « castes fonctionnelles » que
Lévi-Strauss accorde aux clans totémiques ganda. Nous observerons que les clans ne se sont jamais transformés effectivement en castes vraies dans la civilisation interlacustre, bien
que le système clanique se dissolve là où elles apparaissent, au
8 bi.

de HEUSCH, 1965.
1962, p. H9.

9 LÉVI-STRAUSS,

369

Rwanda et en Ankole. Nous aurons donc à réexaminer la
consistance réelle de ces deux types d'organisation sociale
antinomiques, qui ne peuvent être réduits à des idéologies
comme le laisse entendre parfois La pensée sauvage.
Le terme caste n'est pas dépourvu d'ambiguïté. Le groupe
pastoral tuutsi, le groupe paysan hutu et le groupe de chasseurs-potiers twa satisfont néanmoins au Rwanda aux critères
généralement admis : endogamie, spécialisation économique,
hiérarchie des groupes héréditaires rigoureusement séparés 10.
Se fondant sur les faits indiens, Dumont a cru pouvoir réduire
ces caractères structurels à une opposition entre le « pur :. et
l'« impur :.. A notre sens cette idéologie spécifiquement
indienne doit être considérée comme une superstructure contingente, au même titre que l'idéologie particulière des Rwanda.
Pour les Tuutsi ce système de différences n'est pas d'ordre
religieux mais naturel, Des traditions aristocratiques établissent
un écart maximal entre le caractère céleste de la caste pastorale,
issue de l'ancêtre éponyme Mutuutsi tombé du ciel, et le caractère « autochtone », terrien, de la caste paysanne 11. Une autre
version, historisante celle-là, présente une structure inverse
mais sa signification est identique: au lieu de poser au départ
l'écart naturel maximal (ciel-terre), elle affirme d'abord la
supériorité familiale de Gahutu, ancêtre des Hutu, sur Gatuutsi, son frère cadet, ancêtre des Tuutsi. Gahutu avait été choisi
comme héritier par leur père Kazikamuntu. Mais Gahutu fut
déshérité car il s'endormit après avoir trop bien mangé alors
que Kazikamuntu lui avait confié une importante mission.
Gatuutsi, demeuré sobre, réussit là où son frère avait échoué
et supplanta l'héritier désigné. Dans cette perspective l'accent
1954 A, p. 158.
de LACGER, 1939, I. p. 85.

10 MAQUET,
11

370

est mis sur les qualités morales. culturelles. en opposition à une
certaine hiérarchie familiale et naturelle. On voit que les
Tuutsi hésitent entre deux systèmes de justification contradictoires qui ne font l'un et l'autre que masquer la violence
politique et socio-économique. Que la supériorité des brahmanes sur les kshatriya soit d'ordre religieux et non politique
importe peu ici. C'est le principe même de Ia supériorité collective. la violation de l'égalité, qui demeure au premier plan
de toute hiérarchie de castes. qu'elle s'exprime en termes de
pureté et d'impureté. de force et de faiblesse de caractère.
Dans le cas rwandais plus précisément, la structure de caste
s'est constituée à la faveur des liens personnels de clientèle.
qui opèrent une véritable perversion de l'échange, Avec beaucoup d'habileté les Tuutsi se sont servis de leur richesse particulière, le bétail. pour engager un dialogue fallacieux avec les
Hutu. Sous le couvert de la réciprocité. les paysans sont
aliénés: les Tuutsi cèdent dédaigneusement et parcimonieusement une infime partie de leur capital à titre d'usufruit; les
Hutu cèdent leur force de travail. Le langage tout entier s'est
perverti. II existe une homologie remarquable entre la réciprocité inauthentique des services et l'excessive prudence avec
laquelle les Tuutsi usaient des mots. Enfermés eux-mêmes dans
une structure pyramidale de dépendance où l'intrigue permettait d'accroître le statut social. les Tuutsi cultivaient l'art de la
dissimulation, La libre expression de [a pensée et des émotions
était jugée vulgaire 12. L'absence de sincérité, la rhétorique
creuse de la poésie dynastique. pastorale ou guerrière doivent
être situées dans le même horizon,
Les « faits de conscience » sont évidemment fort différents
au Rwanda et en Inde. Dumont a raison d'affirmer qu'il faut
12 MAQUET.

1954 B. p. 179.
371

en tenir compte. mais il risque d'accorder une importance
excessive aux superstructures et de paralyser tout développement sociologique. Il ne conçoit pas que. dans l'état actuel de
la recherche. l'on s'attarde à comparer « des faits sociaux en
apparence semblables mais idéologiquement différents »13.
Lévi-Strauss n'a-t-il pas mis au jour, précisément à propos des
castes indiennes. une idéologie sous-jacente, plus riche en
signification que l'idéologie religieuse apparente?
C'est de cette position. vigoureusement exprimée dans La
Pensée sauvage. que nous partirons. Lévi-Strauss envisage le
modèle de la caste comme un nouveau type de rapports établi
par l'esprit humain entre la nature et la culture. Il ne retient
que deux traits pertinents de la caste: l'endogamie et la spêcialisation économique ou professionnelle. Les clans totémiques
exogames postulent un système de différenciations fictives.
emprunté au règne de la nature. qui préserve l'unité et la
solidarité de l'ensemble de la société. Les castes, dont le
principe de différenciation est d'ordre culturel (techno-économique). cessent d'admettre la possibilité d'échanger les
femmes entre les groupes cloisonnés, constitutifs de la société
(endogamie). « Les castes posent les femmes comme hétèrogènes naturellement. les groupes totémiques les posent comme
hétérogènes culturellement; et la raison dernière de cette
différence entre les deux systèmes est que les castes exploitent
pour de bon l'hétérogénéité culturelle. tandis que les groupes
totémiques s'offrent seulement l'illusion d'exploiter l'hétêrogénéité naturelle 14. » Groupes totémiques et castes apparaissent comme « les deux grands systèmes de différences auxquels
les hommes ont eu recours pour conceptualiser leurs rapports
13 DuMONT.
14

372.

1961, p. 29.
1962. p. 165.

LÉVI-STRAUSS,

sociaux» 15. Les faits africains attirent plus spécialement l'attention sur le processus de hiérarchisation des groupes socioéconomiques en présence.
Lorsqu'ils se trouvèrent confrontés par l'histoire avec les
sociétés segmentaires ou avec les petits royaumes hutu. les
pasteurs tuutsi formaient une société clanique. Les clans totémiques (marqués par un symbole animal) étaient évanescents
au début du xx- siècle. Ils avaient perdu toute solidarité. toute
fonction exogamique. A la faveur des liens de clientèle. clients
hutu et patrons tu ut si se trouvaient associés dans ces entités
fictives, historiquement périmées. Mais le système clanique est
encore vigoureux chez les pasteurs huma du Bunyoro et du
Buhaya, où les groupes socio-économiques ne se sont pas
figés en castes. Au Bunyoro le système de différenciations
totémiques est très accusé. Chaque clan patrilinéaire exogame
est associé à une qualité héréditaire; tel clan est censé s'adonner à la sorcellerie, tel autre est dit « tempéré », « violent ».
« fécond », etc. Les membres du clan sont tenus de s'entraider
et l'obligation d'hospitalité est particulièrement contraignante 16. Des fonctions particulières sont dévolues à la cour
aux représentants des clans 17. Les pasteurs huma et les
paysans iru forment des groupes socio-économiques de moins
en moins distincts; le groupe qui se juge supérieur (Huma)
ne détient ici aucun privilège politique et n'exerce aucune
violence socio-êconomique sur l'autre. La dynastie bito, d'crigine nilotique, garantit la mobilité socio-politique des Iru 18.
Beattie corrige sur ce point décisif l'interprétation de Roscoe
ldemc s»: 169.
BEATTIE. 1957 B.
17 TAYLOR. 1962, p. 36.
18 BEATTIE, 1957 B. p. 319.
15

16

373

qui estimait que Ies Huma formaient la classe dirigeante 19,
Notre analyse tentera de montrer comment et pourquoi les
Huma et les Iru ne composent pas des castes, mais deux
sociétés claniques superposées, qui tendent à fusionner, Nous
nous trouvons confrontés avec un problème préliminaire, qui
n'a pas été élucidé par les chercheurs: comment se fait-il que
plusieurs clans nyoro comportent traditionnellement des branch es huma et des branches iru ? Les clans rwanda présentent
la même caractéristique, mais l'explication par les liens de
clientèle. valable au Rwanda, cesse d'être applicable au
Bunyoro puisqu'il n'existe pas chez les Nyoro d'institution
analogue à Yubuheke.

Clans et différences de statut (Bunyoro, Buhaya)
Le Buhaya, que peuplèrent de nombreux clans pastoraux
originaires du Bunyoro, nous fournit peut-être la clé de
r énigme. Une institution remarquable doit retenir une nouvelle
fois notre attention : des clans de statuts différents (hima et
iru) se trouvent parfois jumelés au sein d'un groupe exoqamique plus vaste, partageant ou non le même symbole totémique.
Nous avons longuement commenté déjà ce phénomène sinqulier et conclu que les composantes de ces unités exogamiques
élargies étaient toujours antagonistes (voir pp. 51-64). Seul
le cas des clans d'origine différente nous retiendra ici, et plus
particulièrement encore celui des Hinda et des Yango. L'écart
de rang est maximal: les Hinda forment la plus haute aristocratie, les Yango sont des Iru. Or ils sont « associés :. dans
la même communauté totémique exogamique, respectant l'in19 ROSCOE,

37i

1923,

terdit du singe tumbili. Les traditions gisakiennes, recoupées
par des traditions haya, révèlent que les Yango et les Hinda,
jadis alliés, ont instauré une communauté totémique au moment
où, à la suite d'un conflit, ils cessèrent de se marier entre eux.
Plus fréquemment, il est vrai, se présente le cas inverse de
clans de même origine qui se différencient à la suite d'un
conflit en adoptant des totems différents, tout en maintenant
l'exogamie préexistante. Le fait intéressant est que, dans les
deux cas, des clans de même statut ou de statuts différents
composent une unité exogamique élargie. Sur les dix-sept
groupes exogamiques de cette espèce, neuf appartiennent à ce
dernier type (clans de statuts différents).
Ces faits nous aideront peut-être à comprendre la situation
clanique des Nyoro. On notera d'abord que le clan totémique
nyoro (ou haya) n'est pas véritablement un groupe de parenté,
mais plutôt une catégorie sociale permettant le classement du
peuple tout entier. Beattie, à qui nous empruntons cette observation, fut lui-même intégré sans difficulté au sein d'un tel
groupe 20. Notre ethnographe rejoint donc l'interprétation
générale du clan totémique proposée par Lévi-Strauss. Au
sujet du problème qui nous préoccupe, Beattie se contente de
signaler que les clans nyoro comportent souvent un segment
huma et un segment iru. Rien n'indique ici que le segment iru
soit composé de Huma déchus, de même origine que l'autre
segment, comme c'est fréquemment le cas au Buhaya. (Nous
reviendrons sur cette mobilité des clans haya, qui contraste
avec la mobilité des individus pratiquée au Bunyoro.) Pour
comprendre la structure hétérogène des clans nyoro il y a lieu
plutôt de prendre en considération l'autre perspective, repré-

20

BEATTIE,

1957 B, p. 321.

375

sentée chez les Haya par le jumelage du clan dominant hinda
et du clan yango, de statut inférieur, sous le signe totémique du
singe tumbili. La tradition qisakienne concernant une branche
du clan yango, les Nyanbo Zirankende. nous a permis de conclure que Hinda et Yango pratiquaient jadis des alliances
matrimoniales. Le récit gisakien nous apprend plus précisément
qu'un roi hinda avait donné sa propre fille en mariage au clan
yan go. Ces alliances cessent à la suite d'un conflit et, sur
l'ordre du roi, les deux dans adoptent désormais le même
interdit totémique, impliquant l'exogamie. Nous suggérons
d'extrapoler au Bunyoro ces faits et ces traditions haya ; nous
admettrons que les branches huma et iru d'un même clan totémique composaient jadis des clans huma et iru distincts, pratiquant des alliances matrimoniales de type hypergamique, qui
ont brusquement cessé.

Pour étayer cette hypothèse, il faut naturellement établir
l'existence même du mariage hypergamique dans l'ancienne
société nyoro et sa signification particulière. Une information
de Roscoe (1923) indique deux tendances contradictoires :
normalement les pasteurs huma avaient seuls accès aux femmes de leurs propres clans, ainsi qu'aux femmes iru ; les Iru
se mariaient entre eux. Mais un certain nombre de paysans
iru, appartenant à une classe sociale intermédiaire, épousaient
des femmes huma 21. En d'autres termes, l'hypergamie initiale,
établie au profit des Huma, accapareurs de femmes, se serait
renversée à un moment donné en faveur des Iru. Plusieurs
arguments (et notamment la structure même du système de
parenté) militent, nous le verrons, en faveur de cette inter-

21 ROSCOE,
22 BEATTIE,

376

1923, pp. 12 et sq,
1957 B, p. 319.

prétation. Cependant, il faut tenir compte de l'opinion de
Beattie, qui conteste fermement l'existence d'une classe sociale
intermédiaire 22. La formulation de Roscoe est sans doute trop
radicale. Mais Beattie s'est trouvé de 1951 à 1953 en présence
d'une société en voie de transformation où la distinction (<< traditionnelle », reconnaît-tl] entre Huma et Iru s'était fort
estompée (now hardly viable). On peut raisonnablement
admettre qu'en décrivant un double processus hypergamique.
Roscoe a enregistré les derniers vestiges de la structure sociale
ancienne. L'accès des lru riches aux femmes huma rend précisément compte, en partie au moins, de l'obscurcissement
actuel des différences de classe « traditionnelles ». Le renversement de l'hypergamie initiale et la mobilité sociale des individus, qui ont accès aux fonctions politiques quelle que soit
leur origine, expliquent de manière satisfaisante le caractère
le plus marquant de la société nyoro comparée à la société
rwanda classique : les groupes socio-économiques initiaux ne
se sont pas figés en castes, mais tendent à se confondre
aujourd'hui au sein de clans mixtes.
Commentons d'abord le phénomène de la mobilité sociale.
Les conquérants nilotiques n'ont pas pratiqué partout la politique des Bito. Le clan nilotique hinda détient au Buhaya le
contrôle de l'appareil politique et la distinction hirna/Iru y est
toujours pertinente. Au Buhaya les souverains hinda ont systématiquement joué de la distinction traditionnelle des rangs
pour servir leur politique. Ils ont anobli des clans iru ou
destitué des clans hima au gré de leurs intérêts. Ces faits sont
inscrits dans certains récits étiologiques et dans les institutions
puisque des clans de même origine se voient scindés aujourd'hui en clans distincts, de statut différent. Les auteurs ne
décrivent pas exactement de la même façon les résultats de
cette situation. Selon Cory et Hartnoll, une classe intermê377

diaire de clans qu'ils appellent improprement bâtards (bastard
Hima clans). anoblis à la suite d'un service rendu au chef.
s'intercale entre les clans iru et les « pure Hima clans» ; seuls
ces derniers bénéficieraient. comme le clan dynastique hinda,
du statut aristocratique (nfuro). Si l'on suit Reining. la fusion
des clans « bâtards ~ au sein de l'aristocratie serait complète.
puisque cet auteur englobe dans Ia catégorie nfura (sic) tous
les clans de haut statut. qui se situent du point de vue hiérarchique entre les Hinda, qui leur sont supérieurs. et les Iru,
qui leur sont inférieurs 23. Quoi qu'il en soit. la politique de
mobilité sociale pratiquée par les conquérants nilotiques diffère donc au Bunyoro et au Buhaya. Les Bito confient à titre
personnel des fonctions politiques à des vassaux sans tenir
compte de leur origine sociale. Les Hinda, qui accaparent euxmêmes la plupart des fonctions politiques, jouent des distinctions sociales. élevant ou abaissant des clans entiers.
Nous ignorons tout de l'hypergamie chez les Haya. Il est
clair. en revanche, que le mariage entre conjoints de statut
différent joue un rôle de premier plan dans l'évolution des
groupes socio-économiques chez les Nyoro. L'hypergamie initiale établie au seul profit des Huma aurait pu déboucher sur
une structure de castes en maintenant une barrière exogamique
à sens un-ique entre les pasteurs et les paysans. Ce phénomène
est lié à l'existence même des castes en Ankole où les descendants de Hima et de concubines iru forment un groupe intermédiaire (Mbari) entre les pasteurs et les paysans assimilés
à des serfs 24. Le statut des castes est sans équivoque en
Ankole : les lru ne peuvent posséder de bétail productif. ils
sont exclus du service militaire; ils ne peuvent exercer une

378

23 REINING,

in RICHARDS, 1959. chapitre VII.

24 TAYLOR,

1962. p. 99.

fonction politique de quelque importance, ni epouser une
femme hima ; ils sont tenus de fournir des vivres aux pasteurs
dans les districts occupés par ceux-ci 25. Stenning insiste plus
particulièrement sur la dépendance de la caste mbari envers
les Hima et souligne l'indépendance relative des Iru, mais ne
conteste apparemment pas I'existence d'un authentique système de castes 26.
L'hypergamie pratiquée par les Hima d'Ankole était donc
plus prudente encore que celle qui était vraisemblablement
jadis en vigueur chez leurs frères nyoro; les femmes prises
dans la caste paysanne n'avaient pas rang d'épouses. elles
étaient de simples concubines. Les Huma du Bunyoro. si l'on
suit Roscoe, ont commis l'imprudence de renverser cette situation initiale : la politique de mobilité sociale des rois bito
permettant aux lru d'accéder au pouvoir et aux richesses, les
pasteurs acceptent de donner des femmes aux paysans. Le
statut respectif des donneurs et des demandeurs de femmes
dans le système de parenté nyoro atteste ce renversement
de l'hypergamie traditionnelle des pasteurs. Celle-ci impliquerait que les donneurs de femme (iru) soient inférieurs
aux receveurs (huma). Or c'est l'inverse qui est vrai aujourd'hui au Bunyoro. La structure de parenté établit très nettement la supériorité des donneurs de femmes sur les receveurs 27. Le gendre est traité comme un subordonné et les
relations entre l'oncle maternel et le neveu sont fortement
ambivalentes; le premier craint le second qui est contradictoirement assimilé à un esclave domestique et à un supérieur. Ces
25 Idem. d'après OBERG. in FORTES and EVANS-PRITCHARD. 1940, pp.
128 et sq,
26 Idem. p. 100, communication personnelle à TAYLOR.
27 BEATTIE, 1958.

379

traits significatifs portent la marque d'une adaptation historique à la mobilité sociale. Dans la mesure où des paysans iru
se trouvèrent en position d'épouser les femmes de la classe
pastorale jugée culturellement supérieure, il devenait nécessaire de transcrire la différenciation des classes sociales dans
le langage de la parenté. Il fallait prendre ses distances avec
le gendre et le neveu utérin; celui-ci demeure un inférieur
comme son père, mais un inférieur dangereux, ayant prise sur
l'oncle.
Il est intéressant de comparer ce système d'oppositions
socio-Iamiliales aux mêmes relations de parenté dans la société
rwanda qui refuse tout échange matrimonial entre les groupes
socio-économiques figés en castes authentiques: les Tuutsi se
marient entre eux, comme les Hutu. Nous observons cette fois
un déplacement d'accent, léger mais significatif. dans Ia relation avunculaire. Une certaine distance existe toujours entre
l'oncle maternel et le neveu, mais ce dernier perd le coefficient
d'infériorité que lui imposent les Nyoro : « L'oncle maternel.
écrit Maquet, tenait à éviter ses neveux utérins beaucoup plus
que ses neveux ne l'évitaient. Pour l'oncle, ils portaient malheur et ils étaient traités en conséquence »28. Cette situation
est structurellement normale dans une société patrilinéaire :
lorsque les groupes de parenté en présence sont de même rang,
le neveu utérin apparaît fréquemment comme supérieur à
l'oncle; tout au moins sera-t-il son égal 29. Dans le même ordre
d'idées, on observera que le mariage avec la cousine croisée
matrilatérale est autorisé (bien que mal vu par l'oncle) au
Rwanda 30, alors qu'il est interdit au Bunyoro. L'exogamie du
1954 A, p. 63.
de HEUSCH, 1958, chap. V.
30 MAQUET, 1954 A, p. 64.

28 MAQUET,
29

380

système patrilinéaire nyoro s'étendait au clan de la mère tout
entier et même au dan de la mère de la mère 31. C'est-à-dire
que les Nyoro, engagés dans I'hyperqamle, entendent multiplier et varier les échanges matrimoniaux entre les clans. Dès
lors l'importance de la richesse est éclatante. Le mariage nyoro
est pleinement et exclusivement un « mariage par achat ». Il
s'accompagne d'un transfert substantiel de biens au profit du
donneur de femme qui affirme clairement sa supériorité. Il est
en droit d'exiger une « dot» conforme au rang de la sœur
ou de la fille qu'il cède dédaigneusement à un « inférieur ».
Lévi-Strauss avait déjà souligné avec force que la formule du
« mariage par achat» fournit, en se substituant aux structures
élémentaires de la parenté (mariage avec un conjoint prescrit)
le moyen d'« intégrer ces facteurs irrationnels issus de la
chance et de l'histoire » à partir desquels les sociétés aristocratiques ont pris leur essor 32. Selon Beattie la femme nyoro
est « un bien négociable » dans une transaction entre deux
groupes de parenté hiérarchisés. L'air supérieur, assuré et
agressif du donneur de femme contraste avec l'attitude humble
et soumise du demandeur 33.
Bref le mariage nyoro implique une structure de subordination, le passage (de plus en plus fréquent) de l'échange égalitaire entre clans de même statut aux relations matrimoniales
entre clans supérieurs (donneurs) et clans inférieurs (receveurs). L'échange matrimonial s'établit entre les groupes socioéconomiques par le truchement de la richesse. Au Rwanda les
communications matrimoniales ont été rompues, si elles ont
jamais existé. entre Tuutsi et Hutu. Aussi bien le transfert de
1957 B. p. 321.
1949. p. 327.
33 BEATTIE, 1958. p. 6.
31

BEATTIE.

32 LÉVI-STRAUSS,

381

valeurs dotales au sein de la caste, entre groupes de parenté
de même statut, revêt-il une importance secondaire. Une série
de prestations et de contre-prestations circulent du patrllignage du mari au patrilignage de l'épouse. La vache unique qui
constitue le « prix» du mariage est compensée par un contrepaiement identique lorsque l'épouse quitte le domaine de son
père. Une génisse et un taurillon sont livrés au patrilignage
de l'épouse le lendemain du mariage, mais une vache retourne
au patrilignage du mari à chaque naissance 34. Si la circulation
des biens matrimoniaux à l'intérieur de la caste est équilibrée
au Rwanda, en revanche l'échange des services et des biens
entre les castes instaure une structure de subordination. La
société à castes rwanda et la société à classes nyoro sont
caractérisées par des systèmes inverses. Le principe de subordination s'affirme au Bunyoro par le canal des échanges
matrimoniaux. Le mariage implique toujours une hypergamie.
En revanche, les échanges socio-économiques entre Huma et
Iru n'ont pas été pervertis par le machiavélique « contrat de
vaches» (ubuhake) que les Tuutsi du Rwanda surent imposer
aux 'Paysans hutu sous le couvert d'une réciprocité qui transforma en fait les partenaires en client et patron. Les riches
pasteurs nyoro confiaient leur bétail à la garde de bergers
huma, et non à des « clients» iru 35. Ce n'est qu'à une époque
récente que les lm ont commencé à acquérir du bétail 36. Les
Huma n'exercent du fait de leur richesse spécifique aucune
domination politique ou socio-économique. Les souverains bito
confient les fonctions administratives aussi bien aux Huma
qu'aux lm. Les Iru n'étaient pas des serfs; ils recevaient une

1954 A. pp. 86-89.
1962, p. 33.
36 ROSCOE. 1923. p. 10.

34 MAQUET,
35 TAYLOR.

382

terre d'un chef politique moyennant un tribut annuel; ils
étaient libres de la quitter et de servir un autre maître s'ils le
désiraient. Sans lien institutionnel avec les paysans, les Huma
nomades faisaient paître leur bétail à travers le pays. Ïndépendants des chefs de district, ils ne devaient allégeance qu'au
souverain bito. Les plus riches d'entre eux s'attachaient parfois, comme les chefs, des paysans libres qui travaillaient pour
eux, construisaient leur enclos, gardaient leurs moutons et
leurs chèvres 37. Ce louage de services, dont les modalités sont
mal connues, ne s'est pas cristallisé en une structure de clientèle. Le prestige huma a d'ailleurs sensiblement diminué au
cours des dernières années, le bétail s'étant raréfié. Les êchanges traditionnels entre Huma et lru étaient limités : les premiers troquaient de la viande, du beurre et des peaux, contre
des lances, des couteaux, des pots, du sel ",
Autant qu'on puisse en juger avant la publication intégrale
des travaux de Beattie. les Huma du Bunyoro apparaissent
donc comme une aristocratie culturelle (mais non politique) en
voie de disparition, pratiquant des échanges restreints (femmes survalorisées et produits d'élevage) avec les paysans.
Ce groupe aristocratique est distinct de la classe dirigeante
formée par un noyau de Bito, descendants du clan nilotique
conquérant, et de leurs vassaux recrutés indifféremment parmi
les Huma et les Iru. Nous réserverons l'examen du problème de
la « féodalité » nyoro qui tranche aussi radicalement sur la
structure politique du Rwanda, tout entière aux mains d'une
fraction de la caste pastorale dominante. La fonction des clans
totémiques exogames est toujours apparente dans l'Etat nyoro
bien qu'ils aient été perturbés par une histoire mouvementée.
87 ROSCOE,
88 ROSCOE,

1923, pp. 176 et sq,
1923, p. 177.

383

Les Nyoro opposent ces groupes de parenté traditionnels
(ruganda) aux institutions administratives qui se substituèrent
souvent aux premiers. Le dicton « Le Roi règne sur le peuple.
les clans règnent sur la terre» se réfère, selon Beattie, à une
situation périmée car le domaine foncier est administré par les
chefs nommés par le roi 39. Les clans, dont les lignages furent
dispersés à la fin du XIX· siècle à la suite des guerres contre
les Ganda et les Anglais, ne possèdent plus d'autorité dans les
régions où, selon la tradition, ils auraient jadis été dominants,
mais ils réglementent toujours l'échange exogamique. Seul le
clan bito pratique l'endogamie et tend vers le modèle de la
caste. Les Bito peuvent épouser leurs « sœurs » de clan à
condition que la relation de parenté ne soit pas trop proche 40.
Dans le lignage royal proprement dit les princesses sont radicalement exclues de tout circuit matrimonial. Elles ne pouvaient se marier; elles ne pouvaient avoir de relations sexuelles
qu'avec les princes et le roi 41.
Cette hypervalorisation des femmes appartenant à Faristocratie politique, cette affirmation de leur singularité et de leur
hétérogénéité par rapport aux autres clans, est un indice
remarquable d'une vocation latente de caste. Il faut mettre en
parallèle cette fermeture sur soi du groupe bito et le mythe
étiologique qui assigne une spécialisation fonctionnelle aux
trois groupes ethniques en présence. Le créateur (Ruhanga)
soumit ses trois fils à une série de tests. Ils reçurent un statut
différent selon leur degré de réussite. L'aîné, Ie moins bien
doué, fut voué à l'agriculture; il est l'ancêtre des Iru. Le
second. ancêtre des Huma, devint éleveur et le cadet, qui
1957 B. p. 323.
1957 B, p. 321.
41 ROSCOE, 1923, pp. 171~172.

384

39

BEATTlE,

4()

BEATTIE,

reçut en partage le pouvoir. devint le premier roi bito. Dans
cette description. dont le schéma est identique à un récit
rwanda (voir p. 370). les trois groupes ethniques portent la
marque historico-culturelle de la caste professionnelle. Mais
cette ouverture ne s'est pas accomplie. Les Bito ne conservèrent
pas le monopole du pouvoir auquel Dieu les avait destinés.
Ils se contentent de pratiquer une endogamie relative. opérant
le passage matrimonial du clan exogame à la caste. Les Huma
au contraire conservèrent longtemps le quasi-monopole de
l'élevage. mais s'engagèrent dangereusement dans des alliances
matrimoniales avec les lru. Mobilité matrimoniale et mobilité
socio-politique concoururent donc à oblitérer une structure de
castes hiérarchisées dont le modèle semble donné au départ,
in illo tempere, La hiérarchie et la séparation que suggère le
mythe des enfants de Ruhanga sont restées théoriques; elles
ne correspondent plus, s'il en fut jamais ainsi, à la réalité
sociale. La raréfaction du bétail n'est peut-être pas tout à fait
étrangère à ce processus de dégradation d'un modèle de castes.
Beattie s'est trouvé. il y a une dizaine d'années, en présence
d'une société profondément bouleversée par l'économie monêtaire, ne possédant plus que quelque 6.000 vaches pour 110.000
habitants; la distinction traditionnelle entre Huma et Iru était
devenue fort peu perceptible 42. La supériorité que s'arrogeaient les Huma se fondait cependant moins sur la propriété
du bétail que sur les spécificités culturelles qui en découlent 43 :
ils méprisaient chez les Iru un certain mode de vie (agricole)
et un certain type d'alimentation (végétale). Les Huma se
pensaient donc eux-mêmes en termes de caste du point de
vue socio-économique, alors que les Bito se pensaient en termes

42
43

BEATTIE, 1957 B, p. 319.
TAYLOR, 1962, p. 21.

38S

de caste du point de vue matrimonial. L'hypergamie initiale des
Huma aurait pu cependant, comme l'endogamie des Hlnda,
déboucher sur un régime de castes authentiques. Si les informations anciennes de Roscoe sont exactes, jadis les Huma
épousaient indifféremment des femmes huma ou iru, alors que
les Iru n'épousaient que des femmes iru H. Cette situation
n'est pas sans évoquer la loi de Manu: « Une femme Sudra
ne peut épouser qu'un Sudra; elle et une femme Vaisya, un
Vaisya; ces deux dernières et une femme Kshatriya, un
Kshatriya; et toutes les trois et une femme Brahmani, un
Brahman 45. » Lévi-Strauss rappelle fort opportunément dans
les Structures élémentaires que cette hypergamie fut rune des
composantes essentielles du système indien avant que les
castes endogames ne se dessinent 46. Mais on se souviendra
que ce modèle hypergamique ne fut pas rigoureusement appliqué au Bunyoro puisque les clans iru eurent accès aux femmes
huma. Le système de parenté atteste que les Nyoro pratiquent
aujourd'hui une hypergamie renversée; ceci explique que les
donneurs de femmes soient supérieurs aux demandeurs. Nous
en connaissons d'autres exemples dans le monde. Dans le
Sud-Est asiatique, chez les Katchin par exemple, une femme
se marie dans une classe sociale inférieure à la sienne, assurant
ainsi à son père et à ses frères une série d'avantages économiques et politiques. Chez les Katchin patrilinéaires comme
chez les Nyoro, les donneurs de femmes sont supérieurs aux
receveurs, les oncles maternels aux neveux utérins 47.
Renversement de l'hypergamie au profit des Iru et acces~
sion des Iru aux fonctions politiques vont de pair. L'évolution
1923. pp. 12 et sq.
Cité par LÉVI-STRAUSS, 1949, p. 492.
46 LÉVI-STRAUSS, 1949, pp. 491~92 et 495.
47 LEACH. 1951.

H

45

386

ROSCOE.

matrimoniale comme révolution politique entraînaient donc
irrésistiblement la classe huma vers la désintégration. Il y a
lieu de reprendre dans cette perspective notre hypothèse précédente concernant la coexistence de branches iru et huma au
sein d'un grand nombre de clans totémiques exogames. Nous
avions suggéré que cette situation aurait succédé à d'anciennes
alliances hypergamiques. En d'autres termes, l'intégration partielle des lru et des Huma au sein d'un même système clanique
amorcerait une renonciation à la politique hypergamique : dans
un nombre considérable de clans, les Huma et les Iru auraient
transformé en rapports claniques (parenté fictive et solidarité)
des liens matrimoniaux anciens. Il faudrait dès lors déchiffrer
dans cette situation une tentative désespérée et paradoxale
pour reconstituer le modèle vacillant de la caste à l'intérieur
du système clanique. Remontons de nouveau aux faits haya qui
nous ont déjà guidé précédemment. Au Buhaya, clans nobles
(généralement d'origine pastorale) et clans roturiers demeurent distincts; il arrive cependant qu'ils composent une communauté exogamique totémique (Hinda et Yango). Cette
fusion apparente instaure en fait (ou rétablit) une barrière de
caste entre des clans de rang social différent. Devenus membres du même groupe exogame que les Hinda, les Yango se
trouvent rejetés du circuit matrimonial des premiers. Ils se
trouvent même ravalés au rang inférieur de lru, car il y a lieu
de penser qu'ils formaient jadis un clan hima dominant au
Buhaya (voir p. 51). Cette participation à une même communauté totémique est d'autant plus nettement une exclusion,
un refus de donner des femmes, que les Hinda pratiquent,
quant à eux, l'endogamie au même titre que les Bito au
Bunyoro. Dans ce cas précis. la communauté totémique rappelle donc d'anciens liens, tout en excluant les échanges
hypergamiques. Le même phénomène semble avoir joué. mais
387

à l'intérieur même du clan exogame, chez les Nyoro : les liqnages iru et huma qui composent le clan totémique ne se proclament pas semblables, en dépit de la pseudo-parenté totêmique, puisqu'ils conservent expressément leurs particularités
culturelles.

Le système clanique nyoro soulève un autre problème
encore. Taylor constate, en s'en étonnant, que vingt-huit clans
de statut huma (selon Roscoe) et deux clans catalogués par le
même auteur comme « libres », ont le même totem que le dan
royal bito : l'antilope bushbuck, ngabi 48. Taylor observe que.
si l'on suivait la tradition, le quart des clans nyoro seraient
ainsi « apparentés » aux Hinda. II est difficile de croire que
vingt-huit des quarante-huit clans que compterait la classe
huma. aient la même origine que le clan conquérant bito qui
s'empara du pays il y a quatre siècles. II est parfaitement
établi, d'ailleurs. que les Bito nilotiques ne sont pas des Huma.
II faut sans doute interroger une fois encore la société haya
pour comprendre la genèse de cette vaste communauté totémique de l'antilope bushbuck. II faut probablement entendre
que les conquérants bito ont pratiqué une politique d'alliances
matrimoniales avec la plupart des clans aristocratiques autochtones (24 sur 48), de même que les conquérants hinda
marièrent des filles à l'ancien clan dominant yango au Buhaya.
La « communauté» totémique du bushbuck n'a évidemment
pas pu naître de ces mariages puisque le signe totémique sert,
en principe, à exprimer l'exogamie d'un groupe. II est infiniment plus probable qu'elle naquit au moment où cessèrent ces
alliances matrimoniales qui avaient servi, au début de la conquête. à implanter Ies Nilotiques dans un milieu hostile, Le

48 TAYLOR.

388

1962, p. 25.

clan bito s'oriente délibérément, nous l'avons vu, vers l'endogarnie. L'octroi du même signe totémique aux anciens clans
alliés entraîne ici, comme chez les Haya, la distanciation. Il
marque l'intrusion brusque de l'esprit de caste dans un système
d'échanges fondé sur le clan totémique. Le même renversement
de politique matrimoniale que nous avons déjà observé dans
I'aventure des Hinda et des Yango, se serait donc opéré sur
une très vaste échelle au Bunyoro. Nous ne nous dissimulons
pas le caractère aventureux de cette hypothèse. Dans l'état
actuel de nos informations, rien ne permet de vérifier que les
trente clans formant avec les Bito la communauté totémique du
bushbuck constituent réellement un ensemble exogame, comme
le suggère notre analyse fondée sur des faits haya, qui n'ont
pas eux-mêmes une portée générale. Cory et Hartnoll notent
que le totem peut être source de confusion chez les Haya :
il arrive que plusieurs clans distincts, dont les membres peuvent
se marier entre eux, partagent le même totem et il est nécessaire de vérifier aussi le nom du clan lorsqu'un problème matrimonial surgit. Quoi qu'il en soit ces cas ambigus devraient
être éclaircis par de nouvelles enquêtes car on voit bien que
les Haya comme les Nyoro accordent une signification exoga~
mique à l'interdit totémique. Soulignons cette remarque de
Beattie : la première question qu'un Nyoro pose à un prétendant qui sollicite la main de sa fille concerne son interdit
totémique 49. Par ailleurs les quelques cas ambigus du système
haya ne peuvent être mis en balance avec la confusion totémique systématique d'une trentaine de clans nyoro qui ne
partagent pas par hasard le même interdit que le clan royal.
Ainsi, la démarche qui consiste à annexer dans un même
clan exogame des lignages huma et des lignages iru, serait
49 BEATTIE,

1957 B, p. 320.
389

rigoureusement parallèle à celle des Bito qui imposèrent à la
moitié du groupe huma la parenté fictive d'une communauté
totémique élargie sous le signe de l'antilope bushbuck. Il y a
gros à parier que dans les deux cas il s'agissait de mettre fin
à d'anciennes alliances matrimoniales, tout en donnant le
change. Dans cette histoire complexe, pleine de remords et de
repentirs, seuls les Bito. qui se considèrent prédestinés par
Dieu à l'exercice du pouvoir, évoluent vers la caste endogame.
Mais ils ne parviennent rpas plus que les deux autres groupes
culturels à réaliser ce modèle : leur vocation fonctionnelle ne
suffit pas à leur assurer le monopole de l'autorité politique et
l'endogamie de leur clan n'est qu'une tendance statistique.

La théorie générale des castes et des clans totémiques pourrait donc être élargie à la lueur de ces configurations subtiles.
L'instauration d'une communauté totémique groupant des
clans ou des lignages de statut différent, qui pratiquaient
ou non jadis des alliances matrimoniales de type hyperqamique, est une affirmation de l'esprit de caste par le truchement du système totémique. Elle tend à diminuer le
réseau des intermariages entre Bito (ou Hinda), Huma (ou
Hima) et Ïru. On se sert ici de la similitude (le même interdit
totémique) pour affirmer la différence (voire le différend historique) qui oppose deux ou plusieurs sous-ensembles hiérarchisés, rendant désormais tout mariage entre eux impossible.
Plus exactement, l'on tend à noyer la différence dans la
similitude. Une telle contradiction devait être résolue dans un
sens ou dans ,J'autre. La similitude totémique semble ravoir
emporté au Bunyoro comme au Buhaya, où le système clanique
domine la scène, le système des castes ne se manifestant pas.

390

Avènement des castes au Rwanda, en Ankole et au Burundi

La comparaison de la société nyoro avec les sociétés à
castes authentiques que constituent le Rwanda et l'Ankole est
instructive à plusieurs égards. Ce n'est pas en se servant du
système clanique, mais en le dissolvant, que les Tuutsi du
Rwanda et les Hima d'Ankole, détenteurs de l'appareil politique, ont instauré le régime des castes. On observera que ces
différences structurelles ne recoupent pas les provinces historico-culturelles établies par les auteurs de l'Ethnographie
Survey of Africa. L'Ankole appartient, contrairement au
Rwanda, à l'aire d'hégémonie hinda, au même titre que les
royaumes haya ; les Nkole et les Haya se rattachent directement à la civilisation nyoro. Les deux systèmes de castes
authentiques de [a civilisation interlacustre (Rwanda et
Ankole) ne relèvent donc pas exactement du même horizon
historique; l'intérêt sociologique des comparaisons n'en est
que plus grand.
On est frappé d'abord par la disparité des nombres. Selon
Beattie, les quelque 110.000 Nyoro se répartissent en 150
clans totémiques exogames 50. Cory et HartnoII dénombrent
124 clans pour environ 325.000 habitants chez les Haya 51.
Le Rwanda n'en compte plus que 13 alors que sa population
s'élevait en 1954 à plus de 2 millions; ce premier nombre
serait constant depuis Ionqtemps 52. L'Ankole, avec ses -4 clans
pour 531.000 habitants en 1959, appartient au même ordre de
grandeur 53. Cette étonnante diminution, inversement propor1957 B. p. 320.
Voir liste in TAYLOR, 1962. p. 133.
52 MAQUET, 1954 A. p. 48.
53 TAYLOR. 1962. p. 102.

50

BEATTIE.

51

391

tionnelle à la démographie, s'explique au Rwanda comme en
Ankole par l'effacement de toute fonction sociologique. Pas
plus au Rwanda qu'en Ankole, le clan totémique, qui groupe
des lignages paysans et des lignages pastoraux, n'est exogame.
Dans la majorité des cas, les clans pastoraux ont absorbé les
lignages paysans autochtones. Sur les 13 clans rwandais, 9 au
moins appartiennent certainement à l'histoire tuutsi (Nyiginya,
Eega, Tsoobe, Kono, Zigaaba, Gesera, Banda, Ha, Shambo},
En Ankole, à côté du clan royal hinda, nous retrouvons
l'ancien clan dominant shambo ; les deux autres sont les Gahe
et les Isekatwa. Le nom Gahe se retrouve dans la liste des
clans iru qui se seraient élevés dans la hiérarchie sociale nyoro
selon Roscoe 54 et les « Ishekatwa » figurent parmi les clans
d'origine hima au Buhaya 55.
Quelques clans tuutsi ont conservé le souvenir d'une
ancienne spécialisation fonctionnelle. La bergeronnette, totem
des Gesera, jouissait d'une protection générale parce que cet
oiseau est de bon augure. Les Gesera et les Zigaaba figurent
parmi les clans les plus anciennement cités dans la tradition
historique; les uns et les autres exerçaient des fonctions
rituelles « en certaines circonstances. par exemple lors de
l'installation d'une demeure ou de la purification après un
décès» 56. C'est parce que le clan nyiginya (ou sindi) était
investi de la royauté que les dynasties qui se sont succédé
au Rwanda se sont toutes réclamées (abusivement) de lui. On
se souviendra aussi que le rituel magico-religieux de la royauté
sacrée appartenait en propre à un clan distinct. les Tsoobe.
C'est pourquoi un certain nombre de dépositaires héréditaires

54
55

Idem, p. 24.
Idem, p. 137.

56 d'HERTEFELT. in d'HERTEFELT. TROUWBORST et SCHERER. 1962. p. 42.

392

du Code ésotérique appartenaient obligatoirement à ce clan.
Des dispositions du même code prévoyaient que les clans eega,
kono, ha et gesera fourniront des reines-mères à la dynastie 51.
Cette division fonctionnelle au niveau magico-religieux révèle
l'importance extrême du système de différenciation totémique
dans l'ancienne société clanique tuutsi. Elle est analogue à la
spécialisation des fonctions dévolues traditionnellement aux
représentants des clans à la cour nyoro. Mais c'est probablement au Buganda que cette répartition des fonctions entre les
clans totémiques est poussée à son plus haut degré. Ces faits
ont attiré l'attention de Lévi-Strauss: « Chaque clan baganda
se définit donc par deux totems, des prohibitions alimentaires,
un domaine territorial. A quoi s'ajoutent des prérogatives
telles que l'éligibilité de ses membres à la royauté ou à d'autres
dignités, la prestation des épouses royales, la confection ou la
garde des emblèmes ou des ustensiles royaux, des obligations
rituelles consistant dans la fourniture de certaines nourritures
aux autres clans; des spécialisations techniques : le clan du
champignon fabrique seul l'écorce battue, les forgerons proviennent tous du clan de [a vache sans queue, etc. 58. ~ II est
remarquable que le Buganda soit le seul royaume de l'aire
interlacustre à ignorer toute stratification de classes ou de
castes fondée sur l'opposition agriculture/élevage. On dirait
que les castes vraies du Rwanda et de l'Ankole sont remplacées ici par l'hyperdifférenciation horizontale des clans totémiques. Celle-ci n'en demeure pas moins incompatible avec le
régime des castes vraies, loin de présenter une transition logique ou historique vers ce nouveau type de société. Le régime
des castes a Hquidé le système clanique au Rwanda à la faveur

61

Idem.

58 LÉVI-STRAUSS,

1962, p. 149, d'après ROSCOE, 1911.
393

des transformations de la praxis. Le régime clanique n'y survit
plus que dans de vagues fonctions rituelles. Aussi bien
faut-il se souvenir que la première phase de l'histoire tuutsi
est faite de luttes interclaniques pour l'hégémonie. On
comprend que les souverains nyiginya et les deux dynasties
qui lui ont succédé aient cherché à démembrer le système complexe de réciprocités « totémiques » dont nous ne percevons
plus aujourd'hui que des vestiges. La même politique apparaît
d'ailleurs dans les relations de la monarchie avec les Hutu
dont elle s'efforça de « désintégrer les lignages »59. Ceux-ci
furent progressivement intégrés, à la faveur des liens de
clientèle, dans ces cadres vidés de toute substance qu'étaient
devenus eux-mêmes les clans tuutsi. Finalement l'éclatement
du système clanique ne laissa plus le souverain qu'en face de
quelques grands lignages tuutsi dont il devait ménager les
intérêts. Loin d'évoluer vers la spécialisation fonctionnelle des
services comme au Buganda, les clans rwandais s'évanouissent
donc sous la pression de celui d'entre eux qui sut imposer sa
puissance militaire. Une série indéfinie de liens personnels de
clientèle se substituant à l'ancienne solidarité clanique, le
groupe pastoral tout entier évolue vers la caste en usant et
abusant de sa richesse dans ses rapports avec le groupe paysan. Pour assurer sa police enfin, la monarchie s'appuie sur
la caste inférieure des chasseurs-potiers twa.
En Ankole l'évolution historique qui établit le régime des
castes se laisse moins aisément déchiffrer. Un clan conquérant
nilotique, les Hinda, apparentés aux Bito du Bunyoro, reprend
le pouvoir vers la fin du xvs siècle à l'antique et mystérieuse
dynastie cwezi. Les conquérants hinda choisirent ici de par-

59 d'HERTEFELT,

394

1962, p. 43.

tager [e pouvoir avec les pasteurs hima : Hima et Hinda
fusionnèrent dans une caste qui s'interdit tout mariage avec les
paysans iru, s'oppose à ce qu'ils détiennent du bétail et se
hissent à un poste administratif de quelque importance. Les
Hima se mi-nomades. qui ne constituent guère plus d'un
dixième de la population. détiennent avec la dynastie hinda
[e monopole quasi absolu du bétail. Leur domination est essentiellement politique et militaire. Elle ne se fonde pas sur des
liens socio-économiques analogues à Yubuheke rwandais. Les
liens de clientèle n'existent qu'entre le souverain et les pasteurs
hima, qui composent l'armée du roi 60. Les Mbari, caste intermédiaire formée par les descendants de Hima et de concubines
iru, sont aux ordres des pasteurs. Les liens de dépendance des
Mbari, qui ne peuvent posséder du bétail. mériteraient d'être
approfondis. Après 1870. ils furent autorisés à former des
régiments distincts 61. Instauré et maintenu par l'ordre politicomilitaire des Hima, le régime des castes limite au minimum les
échanges entre les pasteurs et les paysans: des vaches stériles,
des taurillons ou du beurre contre de la bière. des lances ou
des pots 62.
Nous pouvons conclure que là où il s'établit réellement le
système des castes oblitère le système des différenciations
totémiques. En revanche. celui-ci triomphe du système des
différenciations socio-économiques (dirigeants. pasteurs. paysans) au Bunyoro et au Buhaya. Ici le clan tend à noyer ce
système, à l'englober. en dépit des efforts sournois tentés pour
instaurer l'esprit de caste par le biais totémique. Deux diachronies sont donc possibles à l'intérieur du système de trans1962, p. 106.
Idem. pp. 99-100.
62 Idem. p. 106.

60 TAYLOR.

61

395

formations tracé par Lévi-Strauss: ou bien la caste se constitue
au détriment du clan totémique. ou bien elle recule sous la
pression du clan. bien qu'elle soit affirmée comme idéologie
(selon les Nyoro le Créateur a instauré une division fonctionnelle hiérarchisée entre Bito, Huma et Iru). Seule la praxis
explique ces orientations divergentes au sein d'une même civilisation. Le clan totémique ne perd sa signification au profit
du régime des castes qu'à la condition qu'un groupe socioéconomique (pastoral) s'organise pour la conquête du pouvoir.
L'aventure des Tuutsi et celle des Hima d'Ankole sont semblables dans des contextes historiques différents. La dynastie
rwanda émerge du milieu tuutsi, qui se constitue en caste dans
le même temps qu'elle consolide sa domination sociale. En
Ankole les conquérants hinda s'allient aux Huma pour établir
(ou raffermir?) la spécialisation fonctionnelle rigoureuse des
pasteurs et des paysans. Les conquérants nilotiques tentèrent
au contraire d'atténuer ces différences au Bunyoro et au
Buhaya, soit en assurant la mobilité politique des individus
dans le premier cas, soit en jouant de la mobilité des clans qu'ils
anoblissent ou dégradent selon leurs intérêts. dans J'autre cas.
Dès lors, au Bunyoro comme au Buhaya se dessine un système
de classes sociales dans lequel les différentiations culturelles
initiales des deux groupes ethniques en présence s'obscurcissent progressivement, tandis que se maintient et s'affirme le
système clanique. Les différences culturelles réelles sont recouvertes par le système des différences totémiques : dans un
même clan exogame Huma et lru partagent des propriétés
imaginaires; leurs représentants à la cour nyoro remplissent
des fonctions particulières (voir p. 373). Au Buhaya les chefs
de clan fournissent plus précisément des services maqicoreligieux au roi; les clans ont même conservé ici une certaine
autonomie politique. Le système totémique s'est donc adapté
396

à [a structure étatique. L'administration royale a cependant
enlevé aux clans le contrôle des terres, tant au Bunyoro qu'au
Buhaya. La structure dite « féodale », que les rois nyoro ont
mise en place pour maintenir leur domination par l'intermêdiaire d'une classe dirigeante recrutée indifféremment parmi les
Huma et les lm, doit retenir à présent notre attention. Terminons ces considérations par une dernière remarque. Nous
sommes en mesure de situer avec précision, dans son contexte
diachronique, l'intéressante observation de Lêvi-Strauss sur
l'hyperspécialisation fonctionnelle des clans totémiques au
Buganda. Nous observions que le Buganda est le seul royaume
de la civilisation interlacustre où la différenciation socioethnique (pasteurs-paysans) fait radicalement défaut. N'étant
pas paralysé par ce système de différences culturelles. les clans
totémiques ont conservé leur vitalité. Assez curieusement, le
nombre de clans ganda relève d'un ordre de grandeur intermédiaire entre celui des sociétés à castes vraies (Rwanda,
Ankole) et celui des sociétés à classes (Bunyoro, Buhaya) :
les auteurs en dénombrent une quarantaine pour une population d'environ huit millions d'âmes 63. Les clans ganda ont conservé leurs chefs. leur domaine foncier propre. Outre la Ionction matrimoniale. les Ganda assignent aux clans totémiques
exogames certaines tâches spécialisées: parfois il s'agit d'activités professionnelles spécifiques (travail de l'écorce. forge),
mais le plus souvent les clans se différencient par les fonctions
particulières que leurs représentants ont le privilège de remplir
à la cour. Les services que les clans se rendent mutuellement
sont typiquement « totémiques » : ils échangent les femmes et
certaines nourritures. L'assimilation des clans ganda à des
castes fonctionnelles nous paraît donc fallacieuse. A l'inverse
63

FALLERS,

1960. p. 52.

397

des castes authentiques. ils ne sont pas rangés en ordre hiérarchique. L'Etat ganda s'est édifié sur une infrastructure
clanique en fortifiant le système des différenciations totémiques; l'aspect égalitaire du système a été conservé, mais son
aspect illusoire s'est concrétisé,
On aperçoit cependant que l'esprit de caste tente de ronger
à des niveaux différents la structure clanique des sociétés relevant de la civilisation interlacustre. Ou bien les clans sont
hiérarchisés (nobles et roturiers) sur le modèle des différenciations culturelles (opposition pasteurs/paysans) sans que
cette spécialisation fonctionnelle de départ soit pertinente
puisque des clans iru peuvent être anoblis: telle est en résumé
la physionomie générale de [a société haya. Ou bien les clans
résorbent les différences culturelles initiales en englobant pasteurs et paysans dans les mêmes groupes totémiques. tout en
évoluant vers une nouvelle spécialisation fonctionnelle. Au
Bunyoro, en effet. les clans se distinguent. on s'en souviendra.
par un certain type collectif de comportement (tel clan est
« tempéré ». tel autre « violent ». « fécond ». etc.}. La société
ganda ne fait qu'accentuer cette dernière tendance en substituant au système de différenciations psychologiques illusoires
des Nyoro l'ébauche d'un système de différenciations sociales
qui conserve le caractère égalitaire de l'ordre clanique. Tantôt
les clans totémiques sont rongés par la nostalgie de la hiérarchie. tantôt par celle de la spécialisation fonctionnelle. Il leur
manque toujours le troisième caractère des castes vraies.
l'endogamie. si l'on excepte le cas particulier du clan conquérant (Bito ou Hinda).
A cet égard le rapport clan/caste est particulièrement intéressant au Burundi. La stratification des castes est plus complexe qu'au Rwanda et l'on dirait que les clans eux-mêmes ne
398

survivent que parce qu'ils subissent la contamination de ce
modèle. La caste supérieure est formée par les princes issus du
lignage royal pendant quatre générations, les umuganwa. Ils
détiennent les charges administratives les plus importantes.
Cette caste se renouvelle suivant un schéma cyclique. II y a
en effet au Burundi quatre noms de rois qui se répètent dans
le même ordre. « Chaque fois qu'un nouveau roi monte sur le
trône et adopte son nom royal, les descendants du roi homonyme précédent déchoient de rang et doivent prendre un autre
nom de famille» 64. Les umuganwa déchus appartiennent à
la seconde caste (celle des umufasoni) englobant aussi la
plupart des clans tuutsi, qui sont traditionnellement pasteurs.
Parmi ceux-ci une sous-division hiérarchisée se dessine: les
Nyakarama, les Hondogo, les Nyagisaka, les Nengwe ont le
droit exclusif de procurer des épouses aux rois. Les autres
clans formant cette caste ne pratiquent des mariages hypergamiques qu'avec les autres membres du lignage royal, c'està-dire les umuganwa. Une troisième caste est formée des pasteurs Hima, distincts des Tuutsi proprement dits; les paysans
hutu occupent la quatrième position et les Twa la cinquième.
A l'exception des mariages hypergamiques que nous avons
mentionnés, les castes sont en principe endogames. L'hypergarnie menace cependant le système, qui est à Ia fois moins
strict et plus diversifié qu'au Rwanda. En effet les Tuutsi ne
dédaignent pas, pour améliorer leur position sociale, d'épouser
des filles appartenant à des clans hutu « très riches et distingués ». A l'intérieur même des castes, les cIans se disposent
selon une hiérarchie quelque peu flottante. Ils se classent en
« bons », « mauvais », « ni bons ni mauvais ». Cette hiérarchie
6~ TROUWBORST,

in

d'HERTEFELT,

TROUWBORST

et

SCHERER,

1962,

p. 134.

399

évoque le principe haya de la promotion des cIans car les
« meilleurs :. cIans « sont ceux dont les ancêtres se sont
distingués autrefois au service du roi :. 65. Elle tend vraiment
à instaurer - à l'exogamie près - un système de sous-castes,
car elle correspond à une spécialisation fonctionnelle : les
« meilleurs » clans remplissent des fonctions respectées à la
cour, les « mauvais :. des fonctions plus humbles. « D'une
façon générale, conclut Trouwborst, dont nous avons tenté de
formaliser la pensée, les corvées sont donc distribuées parmi
les dans en tenant compte de leur position relative dans la
hiérarchie ». On aperçoit ainsi que les clans rundi ont été
intégrés de manière harmonieuse dans le système des castes.
Nous soupçonnons cependant qu'il s'agit plutôt de lignages
que de clans proprement dits. Le terme qui désigne ces groupes
de parenté hiérarchisés est identique à celui qui s'applique à un
patrilignage élargi, au Rwanda : umuryango. On comprend mieux dès lors que leur nombre soit si élevé (environ
200), alors que le Rwanda ne compte que 13 clans vrais
(ubwoko). Ces pseudo-clans rundi ne forment pas un système
totémique comme c'est le cas dans l'ensemble de la civilisation
interlacustre. Il s'agit visiblement de groupes de parenté historiques, nés de l'éclatement de l'ancienne structure clanique.
Ils portent des noms, au sens souvent obscur, qui « renvoient à
une origine locale» ou « rappellent des événements du passé,
dans lesquels le fondateur du clan aurait joué un rôle 66 ».
Dans cette perspective générale, enfin, l'on découvre que
Ie symbolisme de l'inceste royal. si typique des royautés interlacustre, n'est que la radicalisation de la tendance propre aux
clans royaux à se constituer en caste. Nous avons observé la

65
66

Idem. p. 135.
Idem. p. 133.

même tendance chez les Bito, les Hinda et les Ganwa. Sur le
plan historique, l'hypothèse d'une étroite parenté entre les
fondateurs de la royauté rundi et les conquérants nilotiques
du Bunyoro et du Buhaya se renforce. La croyance selon
laquelle la monarchie rundi ne serait pas tuutsi mais hinda
nous paraît fondée.

Structures de clientèle et féodalité
Maquet a bien vu que [e problème des castes se ramène
au Rwanda comme en Ankole au maintien de privilèges
acquis 67. Nous nous écarterons seulement de sa thèse lorsqu'il
décrit cette structure sous l'étiquette « féodalité ». Nous nous
sommes déjà expliqué à ce sujet (voir p. 150). Dans deux
écrits d'une portée plus générale, notre auteur développe son
point de vue 68. Le terme féodalité serait applicable dès que
deux personnes dont le pouvoir est inégal sont engagées dans
une relation telle que le supérieur accorde sa protection à
l'inférieur moyennant certaines prestations. Il prend soin de
noter qu'en Afrique Ia féodalité ainsi définie n'implique nullement la propriété du sol. Beattie se demande si une telle extension du concept ne nous obligerait pas à considérer comme
féodaux Ia plupart. si pas l'ensemble, des petits Etats préindustriels. Il porte sur la structure socle-politique du Bunyoro
un jugement nuancé. Certains caractères participent de la
féodalité. d'autres non. Les forces centralisatrices et décentralisatrices s'équilibrent. Bien que les chefs non héréditaires
soient liés au roi par des liens de dévouement personnel et
que les chefferies méritent à certains égards d'être considérées
61 MAQUET,

68 MAQUET,

1954 A, pp. 161-164.
1961 et 1962.
401

comme des tenures foncières, Beattie se range à l'avis de
Goody : il est prudent de réserver le terme féodalité et le
vocabulaire technique qui y est associé à la société européenne
médiévale et peut-être au système japonais équivalent 69.
L'éminent analyste du Bunyoro proclame donc très clairement
son attachement à l'empirisme radical de la social enthropoloqq
traditionnelle et refuse de s'aventurer à la découverte d'un
modèle général (1 consider it to be more useful and illuminating ... to describe the political institutions of traditional
Bunyoro and of others African king doms as far as possible
in their own terms). Nous en conviendrons aisément avec
l'auteur, une telle démarche, fidèle à toutes les nuances des
sociétés concrètes, est indispensable au niveau descriptif,
ethnographique. Mais cette réserve cesse d'être valable au
niveau ethnologique. Jamais sinon, une anthropologie structurale n'aurait pu voir le jour. Dans le cas précis qui nous occupe,
il s'agit de rechercher, au-delà de la féodalité occidentale et des
particularités de chaque Etat interlacustre, le plan commun de
structuration où rune et les autres s'édifient grâce à un agencement original, singulièrement constant, de la réciprocité des
services et de la subordination. Nous avons conscience de la
difficulté de l'entreprise, puisque, en 1964-65, un Séminaire
d'étude dirigé par Cl. Lévi-Strauss lui-même, a examiné « la
légitimité de l'extension aux sociétés qu'étudient les ethnologues, de notions empruntées à l'histoire des institutions féodales de l'Occident », et conclu « qu'une grande circonspection
était requise dans l'emploi, pour décrire des sociétés très différentes, de termes qui ont un sens très précis au regard des
historiens »69 bi ••
1964. et GoOOY, 1963.
Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1%4-65, pp. 52-53.

69 BEATTIE.
69 bis

402

Le concept « propriété » est trop ambigu pour servir de
point de départ. Maquet a raison de souligner les différences
qui existent entre les droits fonciers africains et occidental.
II est évident aussi que le « contrat» féodal européen n'impliquait pas toujours la cession d'une terre. Ganshof. auteur d'un
livre qui fait autorité, rappelle que d'autres fonctions ou
d'autres droits que des droits fonciers furent « inféodés »,
c'est-à-dire cédés à un vassal 10. Le problème est complexe et
il n'est pas inutile de réexaminer les faits historiques avant
d'ébaucher une théorie générale. Nous espérons montrer que
la définition que Maquet propose s'applique en fait à l'ensemble des systèmes de clientèle, dont [a féodalité proprement dite
n'est qu'un cas particulier. La caractéristique formelle (donc
la plus générale) de ces systèmes est d'opérer la transformation d'une structure de réciprocité en structure de subordination (ou l'inverse). La thèse que nous défendrons consiste à
dire que la féodalité n'est qu'une espèce, mais une espèce bien
particulière, au sein d'un genre dont il faut d'abord examiner
les propriétés. Dans le cas de la féodalité occidentale, l'on
passe manifestement du genre à l'espèce par un cheminement
historique qui ne semble s'être accompli dans la civilisation
interlacustre que très partiellement.
A l'époque mérovingienne, l'on voit se constituer une nouvelle classe sociale, les ingenui in obsequio, « les hommes libres
en dépendance» n. Cette formule [apidaire mériterait d'être
reprise en charge par l'ethnologie, car elle synthétise admirablement le vaste champ, encore mal connu, des structures de
clientèle, au point de rupture historique que nous évoquions à
l'instant. Ganshof lui-même note la présence de relations sem1957, p. 148.
n Idem, p. 17.

70 GANSHOF,

403

blables chez les anciens Germains (comitatus). Parmi les inqenui in obsequio des VIe et VIle siècles figure notamment la
clientèle armée (antrustions) du roi mérovingien. ,Mais l'ensemble des ingenui sont loin de former une classe sociale
homogène car on y rencontre « des gens de condition très
variée» 72. La formule de « recommandation» par laquelle un
homme se liait à un autre, plus puissant, dans le second quart
du Ville siècle, mérite d'être méditée d'un point de vue structurel : « Au magnifique seigneur un tel. moi un tel. Attendu
qu'il est tout à fait connu de tous que je n'ai pas de quoi me
nourrir ou me vêtir, j'ai demandé à votre piété - et votre
volonté me ra accordé - de pouvoir me livrer ou me recommander à votre maimbour; ce que j'ai fait : à savoir de cette
manière que vous devrez m'aider et me soutenir aussi bien
quant au vivre que quant au vêtement dans la mesure où je
pourrai vous servir et mériter de vous. Et aussi longtemps que
je vivrai, je devrai vous servir et vous respecter comme peut le
faire un homme libre et de tout le temps que je vivrai, je
n'aurai pas le pouvoir de me soustraire à votre puissance ou
maimbour; mais je devrai au contraire rester tous les jours de
ma vie sous votre puissance ou protection. Comme conséquence
de ces faits, il a été convenu que si l'un de nous voulait se
soustraire à ces conventions, il serait tenu de payer à son
co-contractant tant de sous et la convention elle-même resterait en vigueur. D'où il a paru bon que les parties fissent
rédiger et confirmer deux chartes de même teneur; ce qu'elles
firent. » (Formulae Turonenses, n? 43) 73. Cette forme primaire ou primordiale de l' aliénation se présente comme un
contrat établissant la subordination (permanente mais Iimitëe]

72
18

Idem, p. 18.
Idem, p. 20.

d'un homme libre qui recherche faveurs, avantages et proteetion auprès d'un seigneur (dominus). Mutatis mutandis, une
telle formulation résume tous les systèmes de clientèle possibles, qu'ils relèvent de l'histoire ou de l'ethnographie. C'est de
la spécification d'une telle relation à double face, qu'une première féodalité carolingienne va naître. Ganshof observe parfaitement bien que le contrat de recommandation mérovingien
est un cadre tout à fait général. « qui convenait à des situations
très différentes »74. Le seigneur remplissait parfois son obligation d'entretien en cédant à son client une terre sous forme
de benejicium, c'est-à-dire de tenure viagère peu onéreuse ou
même gratuite. Mais cette pratique n'était guère courante à
l'époque mérovingienne. Elle n'en constitue pas moins la pre~
mière ouverture du système de clientèle vers la féodalité. En
effet, à l'époque carolingienne, une catégorie privilégiée de
clients, les oessi, dont le statut aristocratique s'affirme,
reçoivent de plus en plus fréquemment une terre à titre de
bénéfice. Bref. vassalité et cession de bénéfices tendent à constituer « un système d'institutions» 75. En outre, les comtes et
autres agents du pouvoir entrent dans la vassalité royale. Une
distinction s'opère entre le monde de la domesticité et des
travailleurs des champs qui recherchent la maimbour d'un
homme puissant, et ces clients de rang supérieur, vassaux du
roi ou des grands seigneurs. Ces vassaux forment dès le
IX e siècle la classe des guerriers disposant d'un cheval et
d'armes de guerre 76.
Si l'on considère l'ensemble de ces relations de clientèle
fort diversifiées de l'époque carolingienne, le système évoque
.t Idem.

p. 23.
Idem, p. 29.
76 Idem, pp. 40-42.

75

405

de manière frappante la société rwandaise classique: le statut
des clients hutu, travaillant la terre, diffère radicalement du
statut des clients tuutsi, qui constituent à la fois la classe
pastorale et militaire. Cependant le système rwandais ne mérite
pas l'étiquette féodale que Ganshof accorde expressément à la
société carolingienne, où la vassalité et l'octroi d'une terre
(bénéfice) apparaissent déjà étroitement liés. Si le lien Iéodovassalique se concrétise dans la société rwandaise par un don
de vaches, cette forme particulière du « bénéfice» n'introduit
pas au sein de la structure de clientèle ce germe de décomposition de la souveraineté, qui prépara inexorablement la
situation proprement féodale du xe au XIIe siècle. Dans la
mesure où la « recommandation » demeure un contrat cadre,
la société carolingienne s'édifie, comme la société rwandaise.
sur Ie déploiement d'une structure de clientèle; dans la mesure
où ce contrat d'allégeance entraîne dans un nombre grandissant de cas l'octroi de l'usufruit d'une terre à une catégorie
privilégiée de clients (et notamment de clients exerçant des
fonctions politiques), la société carolingienne développe une
nouvelle situation qui lui est propre: la féodalité véritable est
en train de naître, comme espèce sociologique distincte.
Ganshof nous propose deux acceptions de la féodalité.
On peut d'abord la concevoir, écrit-Il. « comme un type de
société dont les caractères dominants sont: un développement
poussé très loin des liens de dépendance d'homme à homme,
avec une classe de guerriers spécialisés occupant les échelons
supérieurs de cette hiérarchie; un morcellement extrême du
droit de propriété; une hiérarchie des droits sur la terre, nés de
ce morcellement, hiérarchie correspondant à la hiérarchie des
liens de dépendance personnelle dont il vient d'être question;
un morcellement du pouvoir public créant dans chaque pays
une hiérarchie d'instances autonomes et exerçant dans leur
406

propre intérêt des pouvoirs normalement attribués à l'Etat et
souvent du ressort effectif de celui-ci à une époque antérieure » 77. Cette première acception, à la fois sociale et politique, a le mérite de présenter la féodalité comme un fait
social total. Elle nous paraît plus adéquate que la seconde,
qui recouvre en réalité, du point de vue structurel, le champ
plus vaste des systèmes de clientèle. Nous sommes sur ce
point précis en désaccord avec l'éminent historien qui estime
au contraire que cette seconde perspective, juridique (nous
préférerions dire formelle). est « plus technique, beaucoup
moins large que la première» : « Dans cette seconde acception.
la féodalité peut être définie comme un ensemble d'institutions
créant et régissant des obligations d'obéissance et de service -principalement militaire -- de la part d'un homme libre dit
'vassal'; l'obligation d'entretien ayant le plus souvent pour
effet la concession par le seigneur d'un bien dit ' fief' »78.
Le terme-dé « fief» n'étant pas qualifié cette fois, il est clair
que cette définition pourrait englober la cession de bétail, si
typique de la société rwandaise, au même titre que tout autre
avantage. Et, en effet, la société féodale classique a connu
d'autres « fiefs» que la terre: « tonlieux, péages, monnayages,
justices, charges de châtelain, d'avoué, de maire, de prévôt,
de receveur, etc. » 79. On remarquera cependant que ces avantages relèvent tous, contrairement au bétail. de l'exercice de la
fonction publique, que les souverains rwandais n'inféodèrent
jamais. Le cadre formel, à quoi se réduit la seconde définition,
dessine donc n'importe quelle structure de clientèle militaire
possible; elle laisse échapper le contenu social et politique de

77 GANSHOP,

1957, p. 11.

p. 12.
79 Idem. p. 148.
78 Idem.

407

la féodalité, en tant que spécification (Iiée à un certain système
de production) d'un genre plus vaste qui se trouve représenté
déjà dans les sociétés purement néolithiques.
L'évolution du mot fief est intéressante 80. Remontant à
une racine germanique désignant Je bétail, qui fut la richesse
par excellence, [e terme [eodum vient plus directement de [eos
ou [eus, qui désigne à la fin du IX e siècle des objets mobiliers
de valeur dans le Sud de la Bourgogne. Le passage du sens
mobilier à celui de « tenure Ioncière » est cohérent: il s'agit
toujours de « ce qui sert à entretenir le vassal >. Mais, de
plus en plus fréquemment, le fief est une terre, et même lorsqu'ii ne l'est pas [e droit cédé à titre de fief « avait Ie plus
souvent une assise territoriale ou tout au moins locale »81.
Conséquence du point de vue historique, la désintégration de
la souveraineté n'en devient pas moins un trait dominant
du système. Dès lors la féodalité authentique nous apparaît
comme un mode de spécification statistique d'une structure
de clientèle préalable. Elle ne cesse, par le truchement du
lien personnel, d'être structure de clientèle : elle en est
une expression très particulière par le truchement de l'élément
rée] de la relation, c'est-à-dire le fief. Ce second aspect
ne doit plus être envisagé en termes de structure, comme le
premier, mais en termes de série: il n'est pas de l'essence du
contrat Iéodo-vassalique que le fief concédé au vassal pour
lui permettre de remplir ses obligations envers son seigneur
soit une terre, mais en [ait il en fut généralement ainsi. L'èlëment réel de cette structure de clientèle, dont la nature dépend
de la praxis, pèse de tout son poids sur les transformations

80
81

Idem, p. Hl.
Idem, p. 149.

de la société et le fief devient, comme le dit Ganshof, « la
raison d'être de la fidélité et des services du vassal ». Le
chemin parcouru se mesure si l'on compare aux termes du
contrat-cadre de clientèle à l'époque mérovingienne la formule par laquelle en 1039 le châtelain Gauthier II se lie à
l'évêque de Cambrai Gérard 1 : « Je te garderai la fidélité
comme je te rai promis, aussi longtemps que je serai ton
vassal et que je te tiendrai des biens à toi en fief »82.
Nous ne doutons pas que la féodalité ainsi définie soit
susceptible d'autres modalités qu'occidentales. Ce que nous
visons seulement à établir c'est que les structures de clientèle
incluent la féodalité, mais que l'inverse n'est pas vrai. Phénomène statistique, le glissement vers la féodalité se fait insensiblement et JI est clair que la structure de clientèle carolingienne n'en présente pas encore les caractéristiques complètes
en dépit de l'association de plus en plus étroite entre le contrat
vassalique et le régime des « bénéfices ». Visiblement. nous
ne sommes qu'au début du processus de féodalisation de la
structure de clientèle. L'Etat n'est pas encore démantelé.
Pépin le Bref et Charlemagne espèrent au contraire renforcer leur pouvoir en liant Ieurs fonctionnaires à eux par la
vassalité. Mais ceux-ci en sont arrivés sous Charles le Chauve
à assimiler la charge proprement dite (honor) et les droits
régaliens qui y étaient attachés, à un bénéfice. Or les bénéfices
tendaient à devenir héréditaires. « Si bien, écrit Boutruche,
que l'on assiste au singulier spectacle d'un Etat dont les agents
supérieurs, ainsi que les fonctionnaires placés sous leurs ordres
et Iiés à eux par la recommandation, cherchent non seulement
à conserver, leur vie durant, les charges publiques, mais à les

82

Idem, P. 194.
409

transmettre de père en fils 83. » Ainsi le mouvement de Iéodalisation est en train de se dessiner en France dès la seconde
moitié du IX" siècle; il ne se développera guère avant le
XII" siècle en Allemagne. Au Rwanda cette évolution n'apparaît pas car les liens de clientèle qui unissent le roi aux grands
seigneurs par le truchement du bétail renforcent plus qu'ils ne
contaminent le système administratif; la distinction est demeurée bien nette entre le rôle de client pastoral et celui de chef
militaire ou territorial. Dès lors une vassalité authentique, unifiant ces deux aspects en un système cohérent, proprement
féodal. ne verra pas le jour. Si l'apparition des juridictions
féodales n'affecte pas partout au même degré le pouvoir des
cours royales en Occident, elle contribue de toute évidence,
entre le x" et le XIII" siècle, au démembrement de la souveraineté qu'annonçait le glissement imperceptible du bénéfice
au fief. Ce glissement, cette spécification féodale du système
de clientèle, nous les constatons, à des degrés divers, au
Buhaya et au Burundi.
Calmette nous invite aussi expressément que Ganshof à
situer diachroniquernent [a féodalité occidentale dans le cadre
général des structures de clientèle. Il ne fait pas de doute,
pour cet historien, que le dévouement personnel. clé de voûte
de la féodalité classique, ne remonte au moins partiellement
au compagnonnage (comitatus) des invasions barbares. Au
temps de Tacite. le compagnonnage présente l'aspect institutionnel d'un système de clientèle: « Chacun des guerriers de
la bande est lié au chef par un serment: le chef lui assure la
nourriture et la part du butin ... les chefs rivalisent à qui aura
la bande la plus nombreuse et la plus brave; les compagnons

83 BoUTRUCHE,

410

1959, p. 170.

à qui aura la meilleure place auprès du chef 84. » Cette forme
de compagnonnage survit à l'époque mérovingienne dans la
truste. Le vassal se substitue, dès le VIlle siècle, à l'anstrustion.
Même s'il faut suivre Ganshof lorsqu'il recherche plus prêcisèment les origines de la vassalité carolingienne dans le cadre
plus vaste du contrat de fidélité des ingenui in obsequio, dont
les anstrustions ne forment qu'un cas particulier, la conclusion
de Calmette mérite de retenir l'attention du structuraliste :
« Ainsi, comitatus, truste, vassalité, sont trois étapes d'une
même institution 85. »

Comment situer dans cette perspective les systèmes sociopolitiques de la civilisation interlacustre ? Chilver, qui consacre
un bref essai à la question, adopte un point de vue nuancé
mais empirique 86. II nous semble que cet auteur a raison
de contester (comme Beattie) la présence d'une véritable
« féodalité » dans la région des grands Lacs. Nous ne le
suivrons pas, cependant, dans sa tendance extrême à nier
l'existence de liens personnels de vassalité en dehors du
Rwanda et de I'Ankole. En fait, sous des modalités diverses,
la structure de clientèle est présente au Bunyoro, au Buhaya,
au Burundi, aussi bien qu'au Rwanda et en Ankole. Seule son
intensité est variable. Nous négligerons le cas du Buganda et
du Busoga, qui n'entrent pas dans le cadre des recherches
précédentes.
Les souverains nkole, nyoro et haya appartiennent à des
clans nilotiques qui se sont imposés de l'extérieur, par les
armes, aux pasteurs et aux paysans de l'empire de Kitara.
Toutes proportions gardées. ils en usèrent probablement avec
1927. p. 11.
Idem. p. 16.
86 CHILVER, in RICHARDS, 1959, ch. XVI.

8' CALMETTE,
85

411

~-

---~----------

ces populations de la même façon nuancée. mutatis mutandis.
que les chefs barbares investissant l'empire romain. Pour
régner dans ce milieu étranger et probablement hostile, il fallait
s'y adapter. Deux options étaient possibles: s'appuyer uniquement sur la classe pastorale et renforcer son statut de caste
par des pouvoirs politiques, ou, au contraire, démanteler le
système des castes (quel que fût le degré de développement
qu'il eût atteint) et faciliter la mobilité sociale des paysans.
La première solution fut adoptée par les Hinda en Ankole, la
seconde par les Bito au Bunyoro. Une solution intermédiaire
semble avoir été choisie par les conquérants hinda au Buhaya.
Instauré par la force, [e nouveau pouvoir royal ne pouvait se
maintenir qu'en adoptant un modus vivendi, voire en reprenant
un modèle ancien. préexistant. Bref, les nouveaux souverains
nilotiques se sont trouvés contraints de composer avec une
partie au moins des autochtones en transformant la subordination brutale en structure de réciprocité. Les systèmes de
clientèle répondent parfaitement à ces conditions historiques.
Au Bunyoro, le souverain s'est dissocié de l'aristocratie
culturelle hima, qui tentait, mais en vain, de se constituer sur
le modèle de la caste. L'aristocratie politique se compose de
clients personnels du roi, recrutés indifféremment dans les
deux groupes socio-économiques. Souverain absolu, le roi contrôle directement l'administration territoriale. Les chefs locaux
sont unis au souverain par un lien personnel. ratifié par la
cérémonie du lait. Toute autorité doit être validée par le roi 81.
Tout chef subordonné fait donc figure de vassal. Ce système
de clientèle n'est pas sans évoquer ce moment de la préféodalité carolingienne où les charges publiques prirent le caractère

81 BEATTIE.

412

in RICHARDS, 1959. p. 103.

de bénéfices non héréditaires, car « un chef de quelque rang
que ce fût, était [dans la société nyoro traditionnelle] un
homme à qui le M ukama avait accordé des droits sur un territoire particulier et sur les gens qui y vivaient. Bien que ces
droits s'attachassent à des possessions personnelles et privées.
ils n'en étaient pas moins liés de manière conditionnelle à
l'accomplissement de devoirs; ils pouvaient être retirés par Je
Mukama à tout moment. Le bénéficiaire d'une chefferie territoriale était tenu d'assurer la fourniture périodique de grain, de
bière et de bétail, d'ivoire ou d'autres biens au Mukama; il
avait aussi à fournir des travailleurs à la capitale en temps de
paix et des soldats en temps de guerre» 88. Les paysans font
naturellement les frais de ces prélèvements de richesses qui
sont également, mais fallacieusement, conçus en termes de
réciprocité: les paysans, libres de se déplacer, livrent au chef
une part du fruit de leur travail « en échange» de la protection et du droit d'occuper le sol qui jadis appartenait aux clans.
A ce niveau primaire le passage d'une structure de réciprocité
vraie (de type clanique) à une structure de clientèle façonnant une société stratifiée, apparaît comme une entreprise particulièrement sournoise. Le système de clientèle n'en est pas
moins le modèle à partir duquel toutes les relations sociales
sont pensées. La praxis aristocratique est devenue une idéologie générale et le roi apparaît comme « le plus grand donateur et receveur» ; l'obligation de donner et le droit de recevoir caractérisent en théorie la fonction royale aux yeux de
l'ensemble des sujets, ils ne définissent pas seulement les
interrelations du souverain et des chefs 88 bi•• Le roi demeure
donc au Bunyoro le centre d'une structure de clientèle qui

88

Idem. 1959. p. 103.
1964. p. 31.

88 bis BEATTlI!,

413

résiste fermement à toute tentative de Iêodalisation. Les chefs
de rang inférieur ne sont pas les vassaux des grands chefs,
ils sont choisis par le souverain en personne ou, du moins,
confirmés dans leur fonction par lui. II est impossible cependant de maintenir des liens directs entre le roi et l'ensemble
des paysans, c'est pourquoi le modèle théorique de clientèle
se dégrade tout de même partiellement en féodalité. Les grands
chefs jouissent d'une grande part d'autonomie et gèrent leur
province comme un immense domaine privé. Ils constituent,
en tant que représentants du roi, un terme médiateur dans une
structure de clientèle centripète. Tout Nyoro, quel que soit
son statut, pouvait rendre visite au roi et assumer réellement
son rôle de client - sujet par rapport à ce puissant person~
nage qui a pris le masque paternaliste de l'Agutamba (celui
qui soulage la détresse) et du Mwebingwa (celui vers qui le
peuple accourt dans le besoin).
En Ankole, [a caste hima tout entière forme la clientèle
armée du roi hinda, qui reçoit les serments de fidélité individuels de ses membres. La vassalité hima, essentiellement militaire, évoque moins la préféodalitè carolingienne que la truste
mérovingienne, à cette différence près que les « anstrustions »
sont tous des aristocrates cette fois, défendant ensemble leur
bétail : « Pour les nomades hima ,J'Etat était d'abord une
association d'hommes libres, réunis pour la défense ou
l'agrandissement de leur propriété et aussi pour le règlement
des disputes surgissant entre eux 89, » Les chefs territoriaux
sont tous des clients hima du roi, ayant sous leurs ordres des
collecteurs d'impôt iru 90,

89 REINING, in RICHARDS,
90 TAYLOR,

414

1962, p. 106.

1959, p. 152.

Le système haya est plus complexe. Les roitelets hinda
conservèrent la hiérarchie des statuts hima/iru. Mais ils se
réservèrent [e droit d'anoblir certains clans en fonction des
services rendus. Le système clanique lui-même est contaminé
par le système de clientèle sur lequel s'appuie l'organisation
politique. Les rois haya jouèrent de la mobilité sociale des
groupes totémiques. alors que les rois bito du Bunyoro se
servirent uniquement de la mobilité individuelle. Le clan a
conservé ici dans une certaine mesure son autonomie judiciaire : il possède sa propre cour de justice et la cour royale
ne fonctionne qu'en appel. Mais le représentant du roi au
village a cependant repris le droit de répartir les terres inoccupées. Jadis ce droit appartenait au chef de terre du clan
le plus anciennement établi au village, le muharamwa. Dans
la plupart des villages, Ie muharamwa a cessé d'exercer toute
fonction; ou bien' il se contente de remplir les devoirs religieux
de sa charge 91. La structure politique des royaumes haya ne
se laisse pas aussi aisément définir que celle du Bunyoro. On
enregistre des contradictions entre les auteurs. Nous essaierons
d'interpréter plus spécialement deux études récentes de Reining 92. La société politique haya traditionnelle était manifestement basée sur une structure de clientèle de caractère foncier. Deux groupes de clients royaux se partagent le pouvoir:
une aristocratie non héréditaire, d'une part; les princes, membres du lignage royal, d'autre part. Le roi est représenté dans
chaque district par un client fidèle (mutekwa) n'appartenant
pas au clan royal hinda. Mais à l'intérieur de ces districts
(gombo/ola), les princes (mulangira) , dont le roi est soucieux
d'assurer la subsistance tout en les éloignant de la cour, ad mi91 CORY et HARTNOLL,
92

1945, pp. 264-269 et p. 114.
1959. chap. VII; REINING, 1962.

REINING. in RICHARDS,

'us

nistrent au nom du roi des groupes de villages. En qualité de
fonctionnaires royaux ils portent Je titre de mukunqu. Les
mukungu perçoivent le tribut royal auprès des paysans qui
vivent sous leur autorité et en conservent une part pour euxmêmes. Cette classe de princes-fonctionnaires tend à former
une véritable féodalité héréditaire bien que le roi (mukama)
détienne en dernier ressort le droit de confirmer l'héritier et de
pourvoir d'un titulaire de son choix les offices vacants. Cette
cristallisation féodale n'en demeure pas moins une structure
de clientèle car Iles princes (mukungu) comme les chefs de
district roturiers, ne doivent leur charge qu'à une faveur du
roi. Cependant ces privilèges princiers constituaient un germe
de décomposition de l'autorité royale centrale. Ils expliqueraient que plusieurs royautés indépendantes d'importance
variable, toutes issues du même clan conquérant hinda, ont
surgi au Buhaya. Reining suppose, non sans raison, que les
dynasties locales se sont développées à partir de ces fiefs
princiers. C'est sans doute pour combattre ces tendances centrifuges que les roitelets haya créèrent des circonscriptions
territoriales plus vastes (gombolola) , dont la gestion était confiée à des clients n'appartenant pas au lignage royal. Les
rapports entre ces chefs de district et les mukungu ne sont
malheureusement pas définis.
Les fonctionnaires appartenant à ces deux catégories méritent d'être considérés comme des clients privilégiés du souverain. Les uns et les autres appartiennent à une classe sociale
plus vaste, celle des clients fonciers du roi. Maitre de toutes les
terres, celui-ci détient le privilège exclusif de concéder un
domaine privé dit nyarubanja, englobant généralement une
fraction de village, à des personnes exerçant ou non des fonctions publiques, pour récompenser des services. Le bénéficiaire
perçoit pour son propre compte, et dans certaines limites, les
416

prestations en travail et en nature que les habitants du domaine
devraient normalement fournir au roi. On voit clairement que le
souverain se démet expressément d'une part essentielle des prérogatives de la souveraineté au profit de ses clients fonciers.
Les paysans deviennent [es tenanciers du bénéficiaire. Si la
frontière entre le droit public et le droit privé devient ainsi
très floue. les titres de client foncier royal et de fonctionnaire
demeurent cependant distincts. Comme dans la société carolingienne. Ies revenus d'une terre rujetuben]e, qui fait figure
d'authentique « bénéfice ». pourvoient à l'entretien des chefs.
et tout particulièrement des princes mukunqu, qui assurent au
nom du roi la gestion d'un groupe de villages. Le terme « fief »
que Reining applique au régime juridique de ces grands domaines privés paraît inopportun car la terre concédée n'est tout
au plus qu'une fraction de la circonscription administrative
éventuellement confiée à la gestion du bénéficiaire. Cette
situation peut donc être comparée au régime comtal pratiqué
par la monarchie carolingienne avant que le comté même
(comitatus) ne tende à se confondre avec le bénéfice qui rémunère la fonction publique (res de comitatu). « les biens attachés à la charge comtale :t 93. On observera d'ailleurs que la
terre nyarubanja ne se transmet pas automatiquement à l'héritier. Le roi pouvait à tout moment destituer le titulaire. Cependant dans le cas des princes exerçant [a fonction de mukunqu,
la terre nyarubanja associée à la charge publique. tendait
comme celle-ci à échoir à l'héritier. sous réserve de l'approbation du souverain. Le processus de féodalisation de la structure de clientèle était donc relativement avancé au sein du
lignage royal. En fait. celui-ci constituait une noblesse héréditaire (mulangira) de grands propriétaires fonciers. Reining
93 GANSHOF.

1957. p. 77.
417

note que le nombre de terres nyarubanja concédées à des
membres du lignage royal est beaucoup plus élevé que le
nombre de charges de mukunqu. On peut même se demander
si ces domaines princiers qui se distinguent si nettement des
nyarunbanja ordinaires, toujours précaires, ne doivent pas
finalement être considérés comme de véritables terres allodiales.
Mais les courtisans non hinda, n'appartenant pas à la
noblesse héréditaire, figuraient aussi dans la classe des clients
fonciers, bénéficiaires d'un domaine nyarubanja. Il est évident
que les rois ont utilisé le système des bénéfices précaires pour
s'assurer la fidélité de clients non hinda, appartenant à la
population locale, et combattre ainsi l' emprise de la noblesse
princière sur laquelle ils s'étaient d'abord appuyés. Selon
Cory et Hartnoll, le mukungu fut originellement un fils de roi
chargé de régler les différends surgissant dans un village entre
les membres du clan fondateur et de nouveaux venus. L'autorité grandissante des princes prendrait sa source dans une
mission administrative d'arbitrage, qui se transforma en Ionction politique permanente. L'on aperçoit donc que [a première
clientèle des rois conquérants fut familiale. Les avantages et
les pouvoirs qui lui furent concédés menacèrent bientôt la
royauté. Il fallait opposer à cette féodalité lignagère naissante
une autre structure de clientèle, totalement affranchie des liens
familiaux. Les rois ne s'en tinrent d'ailleurs pas là : Cory et
Hartnoll citent des cas où le souverain fit assassiner des princes du sang par crainte de rébellion 94. Le danger de morcellement de la souveraineté était d'autant plus grand que les
princes mukungu les plus puissants imitaient la politique
94 CaRY et HERTNOLL, The History of the Buhaya District, manuscrit. 1945; cité par REINING. in RICHARDS. 1959. p. 181.

418

royale afin de consolider leur propre prestige : ih dëveloppèrent leur propre cour, sur le modèle de la capitale et recrutèrent leurs propres clients dans la population autochtone.
Mais la cession ou le retrait de bénéfices demeura Ie privilège
du roi, constituant « l'une des principales sources de (son)
pouvoir », selon l'expression même de La Fontaine et Richards,
interprétant le matériel récolté par Reining &5.
Si l'on veut formuler avec rigueur la corrélation évidente
entre la structure de clientèle foncière que nous venons de
décrire et le système politique, l'on pourrait dire que la première inclut le second. Au sens strict du terme, la structure
de clientèle foncière est l'infrastructure du système politique:
il n'y a pas de fonction politique sans concession de nyaru~
banja, alors que la réciproque n'est pas vraie. L'on vérifie
une fois de plus que la structure de clientèle est le moyen
terme par lequel le pouvoir se réduit à une structure de
réciprocité au sein d'une société stratifiée. II va sans dire
que cette réciprocité implique, au niveau inférieur, pour
les paysans, une authentique aliénation. Qu'ils soient tributaires du roi par l'intermédiaire d'une autorité politique
ou clients d'un propriétaire foncier à qui ils doivent corvées
et redevances, ils sont assujettis. Le second statut paraissait
moins enviable que le premier car, selon l'opinion dominante, les tenanciers établis sur un domaine nyarubanja
s'efforçaient de changer de condition et de s'établir dans un
autre village. II faut rappeler ici que l'ensemble du système
foncier et la structure politique qui s'y enracine, se sont développés à partir d'une praxis violente: la conquête des terres
claniques du Buhaya par les Hinda. La structure politico-économique de clientèle n'est que l'aménagement de cette situa95 REINING, in RICHARDS,

1959, p. 180.
~19

tion de force initiale, au profit du lignage royal d'une part,
d'une classe autochtone privilégiée d'autre part.
Cette situation historique et ce dualisme aristocratique
caractérisent aussi Je Burundi, dont la dynastie est vraisemblablement d'origine hinda. Le système politique se complique
ici du fait de l'existence d'un authentique régime de castes
(voir p. 399). L'un des principaux mérites des récentes recherch~s sur le terrain de Trouwborst est de nous permettre, en
dépit de quelques hésitations, d'opérer la réduction du système
politique à une structure de clientèle. Dans une étude qui
intéressera tous ceux que préoccupe le problème général de
l'avènement des structures de subordination à partir des structures de réciprocité, Trouwborst n'hésite pas à définir l'organisation politique traditionnelle du Burundi comme un « système d'échange» 96. La langue rundi distingue fort clairement
deux types d'échange; le premier (ukuterera « donner de la
bière à l'occasion d'une fête») met en présence des partenaires
égaux. Le second (ubugabire) « comprend en principe tous les
échanges effectués entre un supérieur et un subordonné» 97.
Il faut méditer cette remarque importante : la chose donnée
par le supérieur est désignée d'un terme spécifique (ingabire) ;
elle représente toujours aux yeux de l'inférieur une valeur
supérieure à ce qu'il offre lui-même en échange.
L'ingabire n'est pas exclusivement un don de bétail. bien
qu'il en soit ainsi le plus fréquemment. Cette infrastructure
socio-économique n'est donc pas exactement comparable à la
conjoncture rwandaise. Le donateur porte cependant invariablement le même nom (shebuja) que le patron qui cède une

96 TROUWBORST,
97

1961.

Idem, 1961, p. 66.

vache à un client au Rwanda. Le bénéficiaire est indîfféremment appelé umuqebire, hutu ou « fils » au Burundi. Le
deuxième terme mérite l'attention. Le mot hutu est identique
au vocable désignant les membres de la caste paysanne, comme
si la vocation de ceux-ci était de devenir clients des membres
des castes supérieures, et plus spécialement de la caste pastorale tuutsi. Le terme tuutsi, en effet, sert aussi de terme générique pour désigner tout patron, quelle que soit sa caste.
L'inférieur apparaît nettement comme un demandeur. Il
fait sa cour. offre de menus cadeaux pendant plusieurs mois
avant de recevoir une vache. Le don de vache est toujours
précaire, comme au Rwanda. Il implique également la protection du patron. Mais le caractère le plus remarquable du système rundi, par rapport au système rwandais. est l'aspect
foncier de Yubuqebire. On se souviendra qu'au Rwanda la
cession précaire de pâturages (igikiingi) par l'autorité politique
aux éleveurs tuutsi est soigneusement distinguée du contrat
ubuheke (fondé sur le don de vaches), bien que ces deux types
de relations juridiques soient conçus sur le même modèle (voir
p. 147). Au Burundi, le don de terre est mis sur le même pied
que le don de bétail dans le cadre de ce « contrat-type » de
clientèle que constitue l'ubugabire. Celui-ci se présente donc
comme un cadre juridique vide, analogue à la formule de
recommandation par laquelle les ingenui in obsequio, de condition très variée, devenaient les clients d'un homme puissant
à l'époque mérovingienne (voir p. 403). Le système matrimonial lui-même est contaminé par cette structure de clientèle
généralisée et indéterminée puisqu'il arrive que le beau-père
parle de sa bru comme d'une « vache» ou d'une ingabire. Cette
contamination, qui accentue la distance sociale entre le donneur et le receveur de femme. s'expliquerait-elle par l'hypergarnie dont nous avons décelé la présence dans le régime des
421

castes propre au Burundi (voir p. 399) ? Nous ne le pensons
pas. L'hyperqamie rundi est du type classique : les membres
d'une caste supérieure peuvent prendre femme dans une caste
inférieure. Dès lors, il est difficilement compréhensible que la
bru, lorsqu'elle appartient à une caste inférieure à celle de son
mari et de son beau-père soit honorée du titre d'ingabire.
comme si elle avait été donnée par un supérieur. II faut se
souvenir aussi que le champ de l'hypergamie est limité. Ce
n'est pas la perspective de l'hypergamie, qui ne va pas sans
quelque contradiction ici, mais une théorie générale du don
comme lien entre supérieur et inférieur, qui altère légèrement
la réciprocité pure et simple de l'échange matrimonial. Celui-ci
se déroule normalement entre partenaires du même statut. II
serait plutôt à rapprocher structurellernent de l'échange égalitaire du type ukuterere, En effet, tout se passe comme si
l'identification de la bru à un don ingabire n'était qu'une façon
de parler, n'entraînant pas réellement le système matrimonial
dans la sphère de Yubuqebire, c'est-à-dire de la structure de
clientèle. Trouwborst observe lui-même, sans apercevoir exactement la portée de cette remarque, que tout homme est tenu
de rendre à son beau-fils un des veaux de la vache qu'il a
reçue au titre de « dot ~ lors du mariage de sa fille; le beaufils se trouve alors « en quelque sorte (dans) la position d'un
seigneur ~ : la situation du donneur de femme est comparable
cette fois à celle du client qui a reçu une vache et qui est tenu
de restituer un veau à son patron. Mais l'on voit bien que cette
interprétation est « tirée par les cheveux », forcée et contradictoire. En tant que donneur de femme inqebire, puis en tant
que donneur de veau. le même homme se trouverait être successivement le patron et le client du même partenaire. L'assimilation de la bru à un don ingabire entraînerait donc, si on
la prenait au sérieux, des conséquences absurdes, qui disloque422

raient le système de réciprocité matrimoniale, conçu par les
Rundi selon un modèle égalitaire. C'est Trouwborst lui-même
qui le dit: « En fait, les relations d'échange entre un beau-fils
et son beau-père sont beaucoup plus compliquées que dans le
cas d'une ingabire ordinaire, surtout dans les véritables régions
de pasteurs où s'effectuent de continuels échanges de vaches
entre les familles des deux conjoints 98. » On peut en conclure
que l'assimilation de la bru à une vache ingabire n'entraîne
aucune modification structurelle de la rigoureuse réciprocité
qui régit l'échange matrimonial. On vérifie aussi une fois
de plus le bien-fondé d'une observation de Lévi-Strauss : le
système des appellations dans un système de parenté ne correspond pas toujours nécessairement au système des attitudes 99.
Le mariage demeure donc en dehors du nouveau système
de réciprocité qu'inaugure le système de clientèle et la première conclusion de Trouwborst nous paraît difficilement
acceptable: « les dons de femmes, de vaches et de terres c'està-dire des principaux biens dont disposent les Rundi, s'effectuent en vertu des mêmes principes »100. La seconde n'en
demeure pas moins pertinente: l'organisation politique s'insère
dans un système d'échange analogue à l'ubugabire. II importe
seulement de tenter une analyse plus fine en distinguant soigneusement la part de la réalité socio-économique dans cette
idéologie de l'échange, assurément mystificatrice, établie au
profit des castes supérieures, Ganwa (lignage royal) et Tuutsi.
Le roi apparaît aux yeux des Rundi comme le Donateur
par excellence. Cette idée est partiellement conforme à la
1961, p. 70.
1958, p. 45.
100 TROUWBORST. 1961, p. 70.
98 TROUWBORST,

99 LÉVI-STRAUSS,

423

réalité, mais elle travestit l'appropriation initiale de l'ensemble
des terres par le roi et son lignage, en inversant les données
résultant de cette situation historique : celui qui s'est au
moins théoriquement arrogé la propriété globale des terres
est devenu paradoxalement celui qui donne tout. En fait, cette
idéologie, qui procède d'un renversement de la praxis, traduit
l'adaptation dialectique qui s'imposa, dans l'ensemble de la
civilisation interlacustre, aux clans conquérants, fondateurs de
dynastie. La supériorité inconditionnelle est obligée de se muer
en système de clientèle : le principe de la subordination s'intègre dans une structure de réciprocité. On peut concevoir
aussi que la royauté lancée sur de tels rails se soit progressivement raffermie par un cheminement exactement inverse :
un certain nombre d'hommes ont vraisemblablement recherché
anxieusement la protection du roi et de ses clients puissants,
abdiquant leur autonomie. On déchiffre le même processus
ambigu dans l'histoire du Rwanda. Quoi qu'il en soit, la
transformation progressive d'un système de réciprocité clanique en structure de clientèle ne se comprend qu'à partir d'une
subordination préalable établie par la force des armes quelque
part en un point du système. Alors seulement le jeu dialectique
peut commencer entre les puissants et les faibles; il est clair
que ce n'est qu'après que les premiers auront commencé à' affirmer leur puissance, que les seconds seront enclins à demander
richesse complémentaire et protection aux seconds.
Le problème diachronique est sans doute plus complexe au
Burundi qu'au Rwanda. Rien ne prouve que la dynastie soit
elle-même tu ut si ; à plusieurs reprises nous avons eu l'occasion
de supposer qu'elle se rattache aux conquérants hinda. D'autre part, il y a lieu de penser que les Tuutsi occupaient déjà
le pays avant l'avènement et le rayonnement de la royauté au

siècle (voir p. 66) . L'on pourrait aisément admettre que
les premiers développements de Yubuqebire sont antérieurs à
l'instauration de l'ordre royal, qu'ils remontent aux plus anciens
contacts établis entre paysans et pasteurs; le bétail aurait per~
mis à ceux-ci d'avoir prise sur ceux-là et d'établir des liens de
réciprocité hiérarchisés. La puissance économique des Tuutsi
doit être distinguée ici de la puissance militaire d'une caste de
conquérants (les Ganwa) qui s'imposa à l'ensemble du pays.
Cette hypothèse trouverait un début de confirmation dans le
fait que Tuutsi et Hutu sont, nous l'avons vu, des appellations
génériques désignant respectivement le patron et le client.
Le système des castes se serait donc mis en place par le
jeu des liens de clientèle individuels. le lignage royal se
surimposant à une époque tardive à cette structure préalable.
Au Rwanda. en revanche. le développement de la royauté.
issue du milieu tuutsi, accompagne, autant qu'on puisse en
juger. la mise en place du système des castes.
Les relations du roi et des chefs sont conçues sur le modèle
même de l'échange ubugabire puisque l'octroi d'une chefferie
est expressément considéré comme un don précaire de territoire. Les relations du roi et de l'ensemble des sujets forment
également une structure de réciprocité. mais l'asymétrie est
évidente: les sujets sont tous astreints à « donner» une part
des fruits de leur travail sous forme de redevances. alors que
le souverain en tant que « donateur» se limite évidemment à
récompenser une minorité de clients fidèles en leur octroyant
des vaches et des terres. II semble bien que les propriétés
foncières concédées par le roi rémunéraient essentiellement les
services militaires des clients qui ont contribué à asseoir le
pouvoir de la monarchie car ces terres portent le nom générique de urugo rumuheto (enclos de la flèche). Cette hypothèse
est formulée par Trouwborst lui-même. Le système de ellenXVIIe

425

tèle rundi se situe donc à mi-chemin du système haya et du
système rwanda si l'on considère I'importance égale du bénéfice foncier et du bénéfice bovin. Le bétail des Haya a pratiquement été décimé au XIX' siècle par la peste bovine, et l'étude
des formes éventuelles de J'accord de clientèle basé sur la
vache est devenue pratiquement impossible dans cette
région 101. Comme au Buhaya, les chefs politiques émergent
au sein d'une classe plus vaste de clients fonciers. Mais,
comme au Buhaya encore, les principaux bénéficiaires de ces
dons de terre sont les membres du lignage royal. qui s'est
cristallisé en caste supérieure au Burundi. Tout se passe
comme si un système de castes de type rwandais avait été
remodelé par un clan conquérant qui pratiqua [a même politique féodale que les Hinda. dans l'espoir de régner par le
truchement de son cadre familial.

Contrairement au Rwanda, en effet, le Burundi mérite
d'être décrit, au moins partiellement, comme une société féodale. Georges Srnets déjà posait la question avec prudence il
ya une trentaine d'années. Cependant le modèle général qu'il
décrivait est celui d'une structure de clientèle : « La société
barundi est un enchevêtrement de liens personnels, avec des
obligations de fidélité, liens qui se retrouvent à tous les degrés
de la hiérarchie sociale» 102. Cet auteur affirme même explicitement qu'il n'y a pas de lien féodal entre le roi et les grands
chefs, qui sont des fonctionnaires révocables, sinon en fait du
moins en droit 103. C'est au niveau des rapports pastoraux que
Georges Smets croyait retrouver le lien Iéodo-vassalique. Or,
les récents travaux de Trouwborst ont mis en lumière l'imper1962.
1919, p. 10.
103 SMETS. 1935-1936.

101 REINING,
102 SMETS,

426

tance du domaine foncier dans l'organisation politique du
Burundi traditionnel. Trouwborst prend le contre-pied des
conclusions de Smets : « Les chefs et sous-chefs étaient considérés avant tout comme les clients de ,leur supérieur et non
comme des fonctionnaires dans une administration hiérarchique. Les chefs recevaient de pleins pouvoirs dans leurs territoires. reçus comme des dons (nous soulignons). et n'étaient
pas contrôlés aussi longtemps qu'ils restaient fidèles à leur
souverain. Le roi semblait être le primus inter pares parmi eux
plutôt que [eur souverain 104. » Il est singulier que l'auteur
n'ait pas aperçu lui-même la signification structurelle de sa
découverte. Il se refuse expressément à opérer la réduction de
ce système politique à la structure générale de clientèle. Sans
doute est-il nécessaire d'introduire des distinctions « pour les
besoins de l'analyse» 105. S'il est évident que l'accord de clientèle n'est pas une institution politique, en revanche la description même de Trouwborst ne nous permet pas de douter que
l'organisation politique du Burundi s'insère dans la structure
de clientèle, n'en constitue qu'une forme particulière, avec une
orientation féodale très nette : « Avoir de pleins pouvoirs
dans leurs territoires signifiait pour les chefs qu'ils avaient
les mains libres en ce qui concerne la nomination et la destitution de leurs sous-chefs, la distribution des terres, la formation d'une armée, la perception des taxes et l'administration
de la justice. Comme clients, ils devaient céder seulement une
partie de [eurs revenus au roi, l'assister en cas de guerre, lui
permettre d'avoir ses propres clients dans leurs territoires 106, »

1~ TROUWBORST.

1962, p. 33.
1962. p. 27.
106 TROUWBORST, 1962, p. 33.

105 TROUWBORST,

427

Pour comprendre la position théorique ambiguë de Trouwborst, il faut la situer par rapport à celle de ses devanciers,
qui avaient tendance à accorder un caractère politique à toute
relation de clientèle. On voit bien que la féodalité politique.
telle qu'elle est décrite au paragraphe précédent, est un palier
spécifique de cette relation socio-économique générale. En
d'autres termes, la société rundi traditionnelle étale dans la
synchronie révolution diachronique de la société médiévale
qui court de l'époque mérovingienne à l'époque féodale proprement dite. L'accord général du type ubugabire qui die un
inférieur à un supérieur, quel que soit leur statut social et
politique respectif, évoque la situation de l'ingenius in obsequio
par rapport à son protecteur à l'époque mérovingienne.
Les « clients » ne forment pas une classe sociale. Les
plus humbles sont des cultivateurs vivant dans la dépendance presque complète du propriétaire d'un grand domaine.
Ces modestes clients fonciers sont eux-mêmes de deux types:
les umugererwa et les umushumba. Les premiers « recevaient
assez de terre pour satisfaire à leurs besoins et obtenaient le
droit d'y construire leur hutte (et) ne travaillaient qu'à temps
partiel au service de leur patron »10 •• Les seconds habitaient
dans l'enclos même de leur patron qui devait les nourrir.
Trouwborst note que ces clients. qui occupaient une position
inférieure dans l'échelle sociale, offraient l'avantage de fournir
une main-d'œuvre dont les services étaient plus appréciables
que ceux que fournissaient épisodiquement les clients pastoraux. Mais les patrons de ces umugererwa et de ces umushumba. à leur tour, étaient des clients de statut aristocratique.
Ils tenaient du roi ou des chefs un domaine suffisamment

101 TROUWBORST,

428

1962, p. 24.

important pour qu'ils puissent en distribuer des parcelles.
Au sommet de la hiérarchie sociale. enfin. les chefs euxmêmes sont les clients-vassaux du roi. Les grands domaines où ils exercent leur pouvoir « politique » sont davantage
des « fiefs » que des circonscriptions administratives. Le
système foncier de clientèle, parallèle au système bovin, forme
donc un ensemble socio-politique cohérent, un phénomène
social total. La dimension politique du système est fonction
d'un certain ordre de grandeur. Elle n'est qu'un aspect de la
grande propriété. La souveraineté n'est autre chose que la
propriété éminente du royaume émiettée en fiefs. Ces domaines géants que sont en réalité les chefferies tendent à devenir
héréditaires au moins pendant quelques générations (contrairement aux autres biens donnés selon les modalités de l'accord
de clientèle) ; les « bénéficiaires » ont le droit de lever une
armée pour leur propre compte, de percevoir des tributs, d'organiser la justice. de nommer leurs propres sous-chefs. Comme
dans tout système féodal. cependant. le pouvoir central du
propriétaire du royaume n'a pas abdiqué tout droit d'inqérenee dans la gestion du fief. Aussi bien voit-on que « le Roi
envoyait ses propres messagers pour percevoir des taxes dans
les territoires des chefs. qu'il intervenait parfois dans la nomination des sous-chefs et que son tribunal constituait une cour
d'appel à des décisions prises par les chefs» lQS. A ce niveau.
Trouwborst semble fondé à estimer que la relation des chefs
avec le Roi ne relève pas uniquement de l'accord de clientèle.
Mais on voit bien que la notion de subordination est inscrite
dans la structure de clientèle. dont le pouvoir politique n'est
pas séparable. N'est-ce pas Trouwborst lui-même qui nous
décrivait le Roi comme le donateur par excellence? Et toute
lQS TROUWBORST.

1962. pp. 33-34.
429

ingérence royale n'est-elle pas la contrepartie du don de terre
aux vassaux? En commentant cet aspect de l'idéologie royale,
nous soulignions combien elle masquait en fait l'asymétrie
d'une réciprocité soigneusement hiérarchisée. Le modèle de
clientèle (réciprocité entre des partenaires qui ne sont pas
égaux) a été utilisé à plein rendement, tantôt pour justifier la
souveraineté (dans ses rapports avec les castes inférieures),
tantôt pour permettre au roi de s'affirmer primus inter pares
(dans ses rapports avec la caste supérieure des Ganwa). Les
dons de bétail eux-mêmes prennent plus particulièrement ici
une coloration politique. Au plus élevée est la position sociale
du « donneur» de vaches, au moins il cherchera à tirer des
avantages matériels de l'opération : « son profit réel, écrit
Smets, réside dans le pouvoir qu'il acquiert sur la personne
même du donataire» 109. On ne saurait mieux mettre en lumière
la propriété politique latente du système de clientèle. On sait
que cet aspect présidait aussi aux relations que tisse le contrat
de vaches entre un patron et un client tuutsi au Rwanda; il
permettait aux factions aristocratiques de jouer de leur
influence à la cour. Mais que signifie exactement la notion de
pouvoir politique dans de telles sociétés? Le pouvoir n'est
pas un service public, mais une source directe de richesses
nouvelles. Il est la distorsion de la relation de subordination
incluse dans tout système de clientèle. Ce déséquilibre des
rapports de force est éclatant aux niveaux supérieurs, d'une
part dans les rapports du Roi et des princes ganwa qui disposent d'une puissance inférieure à la sienne, d'autre part dans
les rapports des princes ganwa et des castes inférieures. Mais
il est manifeste déjà, quoi qu'en pense Trouwborst, aux èche-

109 SMET5,

430

1946, p. 15.

Ions inférieurs du système de clientèle. C'est ainsi que le
modeste client foncier umugererwa ou umushumba « n'entretenait pas en général de relations directes avec le chef de son
patron. II n'était même pas un sujet proprement dit dans la
constellation politique. II ne payait pas d'impôt et il ne travaillait pour les autorités politiques qu'au nom de son patron.
Ce dernier avait le droit de le chasser de ses terres sans
consulter personne et sans que le client pût faire appel à des
droits héréditaires» 110. II est clair que le patron exerçait un
pouvoir direct sur ses clients fonciers. Soucieux de distinguer
la relation politique de la relation de clientèle, Trouwborst
objecte que les clients pastoraux d'un chef ne résident pas
nécessairement sur son territoire. Nous sommes bien d'accord
avec l'auteur pour reconnaître « qu'il ne s'agissait pas alors
de relations politiques» 111. Aussi bien nous contentons-nous
de dire que l'ordre politique féodal se modèle sur le système
de clientèle sans recouvrir entièrement cette infrastructure.
Nous retrouvons ainsi une propriété occidentale du système
féodal envisagé comme une spécification de la structure de
clientèle, lorsque l'aspect foncier pèse de tout son poids sur
l'ensemble des relations personnelles. Nous n'affirmons pas
que tout lien de clientèle soit un lien politique au Burundi,
mais bien l'inverse. II n'y a aucune difficulté à admettre dès
lors que les deux rôles sociaux (client à titre privé et clientsujet) puissent être distincts. L'un et l'autre cependant impliquent une « sujétion » fondée sur un modèle de réciprocité
hiérarchisée. Trouwborst tente bien encore, pour sauver l'irréductibilité du fait politique, de distinguer les clients fonciers
du chef. bénéficiaires précaires d'une terre donnée comme
110 TROUWBORST,
111 TROUWBORST,

1962, p. 29.
1962, .p. 29.

431

ingabire dans le cadre d'un accord prrve. des véritables
« sujets », que constituerait la masse très importante des aqriculteurs hutu établis depuis des temps immémoriaux sur des
terres qui sont la propriété héréditaire des sans doute était différente puisque les chefs utilisaient avec
une extrême prudence leur droit théorique de dépouiller les
familles de leurs terres ancestrales. Mais l'auteur reconnaît
cependant que le même modèle s'appliquait à ce type de
relations « politiques» puisque ces « sujets» par excellence
étaient appréhendés « en théorie eux aussi comme des
clients »112. On ne saurait plus clairement souligner que la
pensée rundi opère une réduction radicale, à tous les niveaux,
de la sujétion politique, impliquant la subordination pure et
simple, au lien de clientèle Iibrement accepté, pour construire
son idéologie mystificatrice. On vérifie aussi, au sein des
structures de clientèle, la validité d'une proposition générale
de Georges Balandier : « Le pouvoir se renforce dans la mesure
où les inégalités s'affirment» 113. On voit qu'il S'éloigne, dans
le cas qui nous occupe, de la réciprocité véritable, qui n'est
plus qu'une idéologie en exil.

La conclusion générale de Trouwborst est sans équivoque.
Elle détruit toutes ses hésitations antérieures : « Le rôle du
Roi vis-à-vis les chefferies était prédominamment (sic) celui
d'un patron plutôt que celui d'un souverain» tH. Une différence radicale sépare donc l'organisation politique féodale du
Burundi de la monarchie absolue de l'ancien Rwanda. Dans
le premier cas, l'ordre politique, typiquement féodal. demeure
englué dans des liens de clientèle Iéodalisés ; dans l'autre, ces
1%2, p. 31.
1964, p. 33.
lH TROUWBORST, 1962, p. 38.

112 TROUWBORST,
113 BALANDIER,

432

liens ne servent plus au souverain qu'à consolider son pouvoir
(c'est-à-dire le contrôle ultime des richesses) par des liens
personnels qui renforcent la fidélité des administrateurs
dépourvus eux-mêmes de la force armée; ces liens de clientèle
servaient plus spécialement. au Rwanda, à maintenir la domination socio-économique des Tuutsi sur les Hutu. L'ordre
féodal rundi était instable, mais il n'était pas incompatible
avec la royauté car les guerres continuelles entre les chefs
étaient finalement favorables au souverain. Par ailleurs les
chefs se recrutaient principalement dans [e lignage royal pendant quatre générations. Le renouvellement périodique de la
caste supérieure des Ganwa maintenait au pouvoir les proches
parents du Roi, éliminant progressivement les cousins trop
éloignés. On ne peut s'empêcher de songer que cette mesure,
qui limite systématiquement l'extension de la haute aristocratie,
réduit sensiblement les dangers de désintégration du pouvoir
royal, que menacent, au Buhaya, les privilèges héréditaires des
princes hinda.
Il y a lieu. dès lors, pour préciser la position particulière
du système rundi à mi-chemin des sociétés rwanda et haya,
d'examiner les relations entre le régime des castes et l'ordre
politique féodal. Théoriquement, comme le nom attaché à la
fonction l'indique, le « chef» de province (umuganwa) appartient à la caste supérieure des Ganwa. constituée par le lignage
même du Roi pendant quatre générations. Cette règle est très
généralement appliquée. On observera que les « territoires »
de ces grands chefs étaient généralement disséminés en différentes parties du pays 115; cette dispersion accuse le caractère
féodal de la structure politique, Le chef lui-même désignait

115 TROUWBORST.

in d'HERTEFELT, TROUWBORST et

SCHERER,

1962.

p. 145,
433

l'un de ses fils comme successeur avec raccord du Roi; le
territoire pouvait même être partagé entre plusieurs héritiers.
C'est généralement aussi parmi leurs fils que les chefs ganwa
choisissaient librement les sous-chefs. L'ensemble de l'appareil
politique est donc aux mains de la caste supérieure dont la
spécialité fonctionnelle est le gouvernement. Le dualisme politique typiquement haya (une aristocratie princière contrebalancée par une aristocratie de clients étrangers au Jignage
royal) disparaît. La caste tuutsi ne détient donc pas de privilège politique au Burundi. Leur vocation d'éleveurs prédestine en quelque sorte ses membres, dans l'idéologie rundi, à
devenir à titre individuel le patron pastoral de clients hutu
qui dépendent collectivement (ou, si l'on veut. politiquement)
des divers chefs territoriaux ganwa. Les intérêts économiques
des castes supérieures ganwa et tuutsi sont donc solidaires
tout en demeurant distincts. La servitude hutu était cependant
moins radicale qu'au Rwanda: « on trouvait des Hutu, écrit
Trouwborst, parmi les juges et les sous-chefs du Roi et des
chefs s 116. Les clients hutu des autorités politiques pouvaient
recevoir aussi bien des terres que des vaches dans le cadre
du contrat ubuqebire. Le domaine foncier n'était donc pas
monopolisé par les Ganwa et les Tuutsi. (Malheureusement les
enquêtes précises sur ce sujet sont probablement devenues
impossibles à mener). Enfin, les Hutu exerçaient par excellence les fonctions religieuses du royaume. La tradition selon
laquelle le premier Roi Ntare était d'origine hutu n'a jamais
reçu, à notre connaissance. d'explication fonctionnelle. On a
vu qu'au Rwanda l'idéologie de la royauté sacrée est antérieure à l'apparition des Tuutsi. Il en est probablement de

116 TROUWBORST,

1962. p. 39.

même au Burundi. Nous sommes dès lors autorisé à croire
que le conquérant Ntare fait figure de Hutu parce qu'il
reprit en charge un très ancien rituel maqico-reliqieux de
fertilité dont la gestion n'a cessé d'être confiée à la caste
paysanne. Les luttes mêmes des grands féodaux ganwa expliquent que le Roi se soit appuyé de manière aussi sensible sur
les Hutu, à l'inverse de ce qui s'est passé au Rwanda. Trouwborst annonce [a parution d'un essai qui s'attachera à montrer
comment « la participation des différentes castes à la vie
politique du Burundi était élaborée dans une classification
symbolique »117; celle-ci éclairera sans doute davantage les
interrelations idéales du système de clientèle et de la stratification sociale. A la lueur de ce que l'auteur nous a déjà dit,
nous croyons entrevoir la nature de ce modèle. La vocation des
Ganwa (comme celle des Bito au Bunyoro ou des Hinda au
Buhaya) est de gouverner sous le couvert des dons de terres et
de bétail (le titre générique ganwa ne s'applique-t-il pas de
manière spécifique aux chefs?). La vocation des éleveurs
tuutsi serait une médiation entre les Ganwa et les Hutu :
bénéficiaires privilégiés des dons de terres et de vaches des
Ganwa, ils en assurent la redistribution parcimonieuse parmi
les Hutu, assurant ainsi leur propre approvisionnement agricole et celui des Ganwa (le titre générique tuutsi ne s'appliquet-il pas de manière spécifique à la qualité de « patron » ?).
« Les vrais clients du Roi et des chefs, précise Trouwborst,
étaient les Tuutsi et les Ganwa 118 » La vocation des Hutu.
clients par excellence des Tuutsi, serait l'agriculture. et son
corollaire maqico-religieux : leur participation à la justice en
qualité d'arbitres indiquerait qu'ils établissent un nouveau type
117 TROUWBORST,
118 TROUWBORST,

1962, p. 41.
1962, p. 42.
435

de médiation, cette fois entre le souverain, garant de la fertilité
du sol, et l'ensemble de la société. Il va sans dire que ce
modèle demeure théorique puisque des Hutu peuvent participer directement au pouvoir en tant que sous-chefs, ou même
faire figure, comme les Tuutsi, de clients privilégiés des chefs
ganwa dont ils sont, d'une manière générale, les clients-sujets.
Tant il est vrai que la praxis toujours mouvante des sociétés
stratifiées assure le dynamisme de la structure fondé sur un
système de réciprocités hiérarchisées.
L'Etat et la structure de clientèle
Chacune des sociétés que nous avons passées en revue possède ses caractéristiques historiques propres. Dans tous les
cas cependant, l'Etat nous ramène toujours en quelque façon
à une structure de clientèle, que le pouvoir royal soit absolu
(Rwanda, Bunyoro, Ankole) ou limité par une féodalité puissante née de cette structure même (Buhaya, Burundi). Le
pouvoir n'est qu'une forme particulièrement complexe d'échanges entre un souverain et une aristocratie qui est tantôt recrutée au sein d'une caste (Rwanda, Burundi, Ankole), tantôt
constitutive d'une classe insensible aux différenciations culturelles des groupes (Bunyoro), ou encore formée de deux
groupes hétérogènes et équilibrés: le clan royal (qui tend à se
constituer sur le modèle de la caste) et un ensemble de clients
sérlelisés, provenant de divers clans autochtones (Buhaya).
Les relations entre ces chefs et les hommes qu'ils « gouvernent :t sont de divers ordres. On peut tenter de les classer
selon le degré de réalisation de l'Etat, c'est-à-dire en fonction
de la subordination pure et simple de la masse des « sujets ».
A cet égard la position du Rwanda est unique dans la civilisation interlacustre. C'est ici seulement qu'émerge la notion
oU6

moderne d'Etat. sa transcendance despotique, Il n'est guère
étonnant dès lors que ce soit en ces lieux mêmes que la
royauté sacrée ait été emportée par le tourbillon de la récente
révolution paysanne. quelle qu'ait été l'importance des groupes
de pression occidentaux, Partout ailleurs. au Burundi comme
en Ouganda. les royaumes traditionnels ont survécu à la décolonisation. On observera que le régime des castes. quelque
pesant qu'il fût au Rwanda, n'est pas le seul facteur susceptible d'expliquer cette explosion et la naissance d'un curieux
républicanisme catholique qui se réclame volontiers de l'esprit
de la Révolution française. En effet. la royauté s'appuyait
aussi sur le régime des castes en Ankole et au Burundi.
Au Rwanda comme ailleurs. la structure politique est née
du système de clientèle, de la réciprocité dans la subordination.
Mais le pouvoir a conquis son autonomie. instaurant ses règles
distinctes. Bien avant le XIX' siècle. J'Etat rwandais avait cessé
d'être l'ensemble des liens de clientèle tissés entre les grands
propriétaires fonciers et pastoraux. Les chefs sans doute apparaissaient toujours comme les clients du Roi, mais ces liens
personnels étaient limités au bétail; la terre - c'est-à-dire les
fractions mêmes du territoire - en était exclue. L'emprise
du Roi sur le pays est totale. inconditionnelle. Elle s'explique
.aisément par la constitution. exceptionnelle dans cette région.
d'une armée régulière et véritablement nationale depuis le
XVI" siècle. par les soins attentifs que les souverains rwandais
apportèrent à la constitution et au contrôle d'une administration militaire. Les gouvernants sont tributaires du Roi. les
autorités politiques sont ses représentants avant d'être ses
clients.
Tout autre est la conception de l'Etat dans les pays voisins.
même là où. comme au Bunyoro, le Roi s'est assuré de manière
t37

----~-

~ - - - - - -

satisfaisante le contrôle des chefs. Au Bunyoro les chefs,
nommés et révoqués librement par le souverain, étaient des
clients fonciers du souverain, comme les chefs haya et
rundi. La situation du Bunyoro est du type carolingien. Du
moins peut-on évoquer ici une société carolingienne qui se
serait stabilisée au moment où les charges publiques prirent le
caractère de bénéfices royaux précaires. La relation du Roi et
de ses « sujets» est médiatisée par la structure de clientèle.
Ceux-ci sont essentieIlement les clients des chefs qui sont euxmêmes les vassaux du roi. Mais le Roi, propriétaire du
royaume nyoro, est relié directement à J'ensemble de la population comme à l'ensemble des chefs. II est allié par mariage
à la plupart des clans. II concède lui-même toutes les chargesbénéfices; aucun chef vassal ne possède d'arrière-vassaux.
Le Roi est « le possesseur de chacun et de chaque chose» 119.
Ce titre de propriété, qui exprime clairement [a nature de la
souveraineté, est contenu dans le terme même qui désigne la
fonction royale (Mukama). La sacralité du pouvoir, ses rites
et son idéologie spécifiques, ne suffisaient évidemment pas à
en maintenir la sauvegarde. On peut se demander dès lors
comment une telle structure vassalique a pu subsister sans
crise grave et sans féodalisation véritable, en dépit de quelques
rébellions. On notera tout d'abord [e soin attentif que le Roi
apporte - dans la société traditionneIle - au contrôle direct
des chefs (dont la fonction n'est pas héréditaire). Ils sont
tenus de séjourner fréquemment à la cour, d'y laisser un représentant lorsqu'ils s'en absentent. Le Roi lui-même se déplace
souvent à travers le royaume. Mais ce contrôle direct de la
structure vassalique n'est lui-même possible que dans un Etat
dont l'échelle est réduite. En dernier ressort, la cohérence du
119 BEATTIE.

HS

1964, p. 33.

pouvoir royal. sur laquelle Beattie insiste pour contester le
caractère féodal de la société nyoro, nous renvoie au facteur
démographique. La population du Bunyoro est très notablement inférieure à celle du Rwanda (environ cent mille contre
deux millions). On comprend mieux que les souverains de ce
dernier royaume aient dû construire, pour défendre l'intégrité
de leur énorme propriété, un système administratif complexe,
sensiblement dégagé des liens de clientèle.
C'est la constitution du lignage royal en caste ou pseudocaste qui imprime son instabilité féodale aux structures
de clientèle du Buhaya et du Burundi. Les petits rois hinda
du Buhaya tentent de maintenir un contrôle direct sur l'ensemble de leur territoire par le truchement de fonctionnaires-clients
roturiers pour contrebalancer l'importance des « fiefs » héréditaires que les princes se sont constitués jadis en tant que représentants du souverain. Ce système dualiste, partagé entre une
administration royale véritable et une féodalité lignagère,
se fonde également sur une structure de clientèle foncière.
Les deux catégories de « gouvernants » détiennent à titre de
bénéfices, rémunérant leur charge, des terres dites nyaru~
banja. Dans ce cas précis nous voyons une société africaine
combiner de manière originale certains aspects majeurs de
la féodalité proprement dite et du système carolingien le
plus ancien, qui distinguait soigneusement entre les charges
comtales et les biens destinés à rétribuer cette charge ou
d'autres services rendus au Roi. L'on constate ainsi que des
moments distincts de la diachronie propre à une certaine histoire (la nôtre) sont susceptibles de s'étaler synchroniquement
dans une autre conjoncture. Les relations entre les « gouver~
nants » et les « gouvernés » tendent dès lors à se diversifier
elles-mêmes en deux catégories. Ou bien les paysans établis
sur des terres claniques sont tributaires du Roi par le truche439

ment d'une autorité politique quelle qu'elle soit, ou bien (s'ils
sont établis sur une terre nyarubanja cédée comme bénéfice
à un client du Roi), leur rôle de sujet s'efface devant leurs
propres devoirs de clients par rapport au maître du domaine.
L'identification pure et simple de tous les rapports de force
à des liens individuels de clientèle est d'une exceptionnelle
limpidité au Burundi. Toute trace de dualité entre une structure de subordination pure et simple, basée sur l'imposition
royale directe des « sujets ~, et la structure de clientèle disparaît. La situation serait rigoureusement semblable à celle du
Bunyoro (structure de clientèle généralisée) si le lignage
royal ne monopolisait pendant quatre générations le pouvoir.
Clients du Roi, les chefs agissent cette fois en véritables féodaux indépendants. Le système ne s'est pas entièrement Iêodalisé cependant car à l'intérieur des fiefs-chefferies, les pouvoirs
des princes ganwa, disposant d'une armée propre, ne sont pas
limités par ceux d'arrières-vassaux. Les grands propriétaires
sont simplement les clients des chefs; ils possèdent eux-mêmes
leurs propres clients fonciers. Si le bétail joue un rôle sensiblement plus important qu'au Bunyoro et au Buhaya, l'ensemble
du système politique rundi n'en demeure pas moins une structure de clientèle de caractère foncier. Ici aussi, l'Etat naissant
se confond avec elle. Même en Ankole, quoi qu'en dise Reining,
l'association de pasteurs Hima, libres et nomades. liés au Roi
par des accords de clientèle individuels et un serment de fidélité, ne suffit pas à fonder l'Etat. Le Roi puise sa force militaire dans cette institution, qui rappelle la truste mérovingienne, et s'appuie sur la caste pastorale; mais s'il est souverain, et pas seulement chef de bande. c'est dans la mesure où
son pouvoir possède une assise territoriale: un certain nombre
de clients pastoraux sont aussi placés à la tête des chefferies,
avec des pouvoirs « fiscaux :t sur les paysans iru. La pauvreté

HO

des informations precises sur la nature exacte des relations
entre ces chefs territoriaux et le Roi ne nous permet pas de
situer exactement cette royauté, qui est à la fois pastorale et
foncière, dans la typologie des systèmes de clientèle.
Au-delà des différences, l'intérêt majeur des structures de
clientèle de la civilisation interlacustre est de nous révéler un
même modèle de formation de l'Etat par rapport à l'ordre
clanique ancien. Ce processus socio-politique est distinct de la
transformation de la société clanique en société à castes puisque le passage de l'une à l'autre n'est pas partout présent.
Le seul phénomène général qui sous-tende la naissance de
l'Etat dans la région des Grands-Lacs est la présence insistante du système de clientèle. C'est ce modèle qui doit être
considéré comme le haut-lieu où s'opère la transformation
d'une structure de réciprocité en structure de subordination,
ou l'inverse si l'on admet qu'une situation initiale de force
(puissance des armes ou prestige du bétail) anime la curieuse
relation dialectique qui s'établit entre le client inférieur et le
patron supérieur, riche ou puissant, l'un recherchant l'autre.
Ce modèle tolère divers types de stratification sociale: castes
(Rwanda, Ankole, Burundi), classes (Bunyoro), hiérarchie des
clans (Buhaya). Il sert même parfois à consolider l'ordre des
castes, qui est lui-même une structure de réciprocités hiérarchisées établie au niveau des groupes et non plus des individus
(Rwanda, Burundi). On vérifie ainsi que I'Etat, en tant que
structure de subordination, naît d'une distorsion de l'échange,
de l'iniquité au sens littéral. Celle-ci est, en Afrique, moins
radicale que celle qui régna dans les premières Cités-Etat du
Moyen-Orient. Là les classes dirigeantes imposèrent purement
et simplement l'esclavage, construisant un autre type de
société « où des écarts différentiels entre les hommes - certains dominants, d'autres dominés - pouvaient être utilisés
441

pour produire de la culture, à un rythme jusqu'alors inconcevable et insoupçonné », selon la formule vigoureuse de LéviStrauss 120. Le Rwanda avait déjà atteint, pour son compte, ce
point critique où les relations de clientèle de la caste supérieure et de la caste inférieure s'étaient durcies en sujétion
globale (politique et socle-économique}. Mais cette société
figée dans une économie de consommation était menacée par
Ia dégradation des sols et une inquiétante progression démographique. Elle ne pouvait, de son propre mouvement, se
transformer en société cumulative, ni donner naissance à une
autre culture. La colonisation a tenté seulement d'insuffler une
âme chrétienne à cette entreprise de domination dans laquelle
le colonisateur reconnut d'emblée un projet semblable au sien.
II pratiqua au Rwanda (et au Burundi) une politique différente de celle qui avait déjà été mise en œuvre au Congo; il
opta pour l'administration indirecte, qu'un prélat européen
justifiait en ces termes: « Le plus grand tort que le gouvernement pourrait se faire à lui-même et au pays serait de supprimer la classe mu-tuutsi 121. » Le rapport annuel de 1938 fait
écho à cette profession de foi : le gouvernement belge est
convaincu qu'il doit s'efforcer de « maintenir et de consolider
le cadre traditionnel de la classe dirigeante des ba-tuutsi, à
cause des grandes qualités de celle-ci, de son indéniable supériorité intellectuelle et de son potentiel de commandement 121 bi. ».
L'intervention coloniale, puis la décolonisation (qui se fit
au Rwanda sous le signe d'une révolution paysanne) rendent
désormais une série de questions oiseuses, et en particulier

120

121

LÉVI-STRAUSS, 1960, p. 43.
C.R.I.S.P., 1960, p. 7.

121 bi.

442

MAQUET et d·HERTEFELT,

1959, p. 17.

celle-ci: quels auraient pu être les développements organiques
de ces Etats traditionnels? Tout au plus peut-on tenter d'esquisser le profil diachronique d'une évolution passée, brusquement déviée de son cours.
Plus d'une fois nous avons été amené à évoquer la société
mérovingienne, carolingienne, voire la société féodale. Peutêtre avons-nous pu laisser au lecteur le sentiment que
nous envisagions de conclure à l'identité des séquences évolutives africaine et européenne. Un tel projet est fort éloigné
de nos préoccupations. Les systèmes africains de clientèle
accompagnent la naissance de l'Etat; en Occident, ils assurèrent longtemps la survie de l'Etat romain décadent.
Légitime sur le plan synchronique, la comparaison doit
être utilisée avec prudence sur le plan diachronique. Les
structures analogues qui instaurent l'Etat africain ou remodèlent l'Etat occidental entre le vnr' et [e xe siècle, se situent
dans des perspectives historiques différentes. Le Bunyoro et
l'Ankole eurent-ils dans le Kitara leur empire romain? La
civilisation cwezi nous est pratiquement inconnue et, de toute
façon, elle ne s'étendit ni sur le Rwanda ni sur le Burundi.
Ces précautions prises, ne peut-on tenter de constituer un
modèle diachronique général qui engloberait les deux histoires
particulières d'une partie de l'Afrique précoloniale (entre le
xv- et le XIX e siècle) et de l'Europe médiévale jusqu'au XIIIe
siècle?
On constate d'abord que cette Europe du haut moyen âge
en est réduite à une économie de subsistance, que le phénomène urbain disparaît pratiquement à l'époque carolingienne,
après la rupture des relations commerciales avec la Méditerranée due à l'expansion arabe. « Ni industrie ni commerce ne
bénéficient d'un élan quelconque », constate Calmette, cornH3

mentant les travaux célèbres d'Henri Pirenne m. En dépit des
révisions auxquelles ces conclusions ont été soumises, les
récentes recherches d'économie rurale entreprises par Duby
confirment que dans la civilisation des IX e et xe siècles. « la
campagne est tout» et le village le cadre normal de l'existence 123. Tenanciers riches ou pauvres cultivent la terre d'un
grand propriétaire foncier. « La première fonction de ces
grands domaines était de permettre à quelques hommes de
vivre dans l'oisiveté, l'abondance et la puissance », entretenant
une suite plus ou moins nombreuse de dépendants, que le langage de cour appelle les « nourris» m. Cette économie est de
type archaïque, l'esprit de profit lui est étranger. La valeur
fondamentale, dit encore Duby dans une formule qui pourrait
s'appliquer à nos sociétés africaines, était le dévouement personnel et le service. La renaissance carolingienne qui entreprend de reconstituer le modèle romain de l'Etat en le dotant
d'un corps administratif, s'est effectuée, toutes proportions
gardées, selon un processus analogue à la naissance des Etats
de la civilisation interlacustre : le système de clientèle, qui
régit les relations socio-économiques, s'étend dès les premiers
Carolingiens aux relations politiques; vassalité et bénéfice
s'unissent dans une large mesure, « de manière à constituer,
selon la forte expression de Ganshof, un système d'institutions »125. La reconquête du pouvoir par les Carolingiens,
à l'intérieur de la société mérovingienne désagrégée, est comparable à la conquête du Bunyoro, du Buhaya et sans doute
aussi du Burundi, par un clan militaire venu de l'extérieur
1946. p. 209.
1962. vol. J, p. 57.
m DuBY, 1962, vol. 1, p. 98.
125 GANSHOF, 1957. p. 29.

122 CALMETTE,
123 DuBY,

I~.
(Bito. Hmda, Ganwa). En effet. Pépin II et Charles Martel
avaient distribué de nombreuses terres à leurs vassaux pour se
constituer une armée fidèle,
Pour rapprocher davantage les deux types de sociétés. il
faut approfondir cette notion équivoque de « fonctionnaires»
et peut-être la démystifier en la réduisant à un aspect particulier de la structure de réciprocité hiérarchisée. On peut se
demander si les juristes occidentaux décrivant la res publica
que [es Rois carolingiens réhabilitent dans une certaine mesure.
n'ont pas tendance. par réflexe culturel. à transcender une
praxis sociale qui. tout compte fait, n'est pas fort éloignée de
celle qui a retenu notre attention en Afrique. Sur le plan
idéologique. il n'y a aucune différence de nature entre la
royauté occidentale et la royauté sacrée africaine. Le fondateur
de la dynastie carolingienne se fait oindre et couronner par
le pape Etienne II qui se rend à Saint-Denis. On n'a pas assez
souligné que Pépin le Bref est le premier roi de France à recevoir l'onction. réservée aux évêques. et dont seuls les rois
wisigoths d'Espagne avaient bénéficié auparavant. Préfêodalité carolingienne et royauté sacrée chrétienne vont de pair.
au même titre que les préféodalités africaines sont inséparables
de l'idéologie maqico-reliqieuse du Roi et du Tambour. qui
symbolise et raffermit l'unité relative de tous les fils emmêlés
du système de clientèle dont le souverain est le principal bénéficiaire. L'instauration de la royauté chrétienne sacralisée coïncide avec l'impulsion donnée aux liens vassaliques, car « les
maires carolingiens n'auraient pu triompher des résistances et
prendre la couronne sans Je concours de clientèles recrutées
surtout en Austrasie et accueillant à leur tour des fidèles » 126,

126 BOUTRUCHE,

1959. p. 160.
HS

Ce grand tournant carolingien offre une autre analogie structurelle avec la plupart des sociétés interlacustres. Dans la chefferie africaine comme dans la seigneurie rurale occidentale,
Ie droit privé et le droit public se confondent de manière
inextricable. Dans l'Europe carolingienne, le régime des grands
domaines possède évidemment un passé long et complexe.
Nous nous contenterons de le saisir au moment où il rejoint
par certains aspects la formation des chefferies-bénéfices dans
la région des Grands-Lacs. L'Etat qui renaît sous les Carolingiens est indissociable de la grande propriété seigneuriale
dont profite « le tout petit monde des chefs et de leurs parasites» 127. La différence entre l'Afrique et l'Europe est moins
de structure que de position historique. Les rois nyoro, haya
ou rundi constituent de grands domaines au profit de leurs
vassaux à partir des terres claniques qu'ils s'approprient en
conquérants. Les rois carolingiens sont les héritiers des Mérovingiens qui s'étaient eux-mêmes trouvés confrontés avec la
situation foncière du Bas-Empire. En dépit de ces écarts appréciables, les deux ambitions conquérantes se rejoignent cependant, autant qu'il est possible, sous le signe de la structure de
clientèle. Les rois mérovingiens avaient attiré à eux ou récompensé un certain nombre de grands propriétaires déjà constitués en leur accordant des immunités. Cette politique préfigure
l'avenir préféodal en ce que l'immunité mérovingienne était
« privilège fiscal et, par voie de conséquence, translation de
pouvoirs» 128. L'attitude nouvelle des Carolingiens a une allure
franchement africaine. en dépit du contexte particulier : pré-

1962, vol. I. p. 128.
128 BoUTRUCHE, 1959, p. 119.
121 DuBY,

446

'j
1

parant le « terrain» de leur accession au pouvoir, les maires
du palais investissent de l'intérieur la société mérovingienne;
ils distribuent des bénéfices en puisant dans leur propre patrimoine et dans les biens du fisc d'abord, puis dans les terres
d'Eglise. L'avènement d'une dynastie nouvelle en Europe
comme l'instauration de l'ordre royal en Afrique sont solidaires
de l'étroite alliance d'un chef de lignage ambitieux et de clients
fonciers aristocratiques participant aux avantages matériels du
pouvoir. Le système vassalique, qui complète le régime plus
ancien des immunités, résume toute la renaissance du pouvoir
royal à l'époque carolingienne, puisque « grâce à lui l'Etat
trouve des agents pour son administration et sa police, des
assesseurs pour sa justice, des chefs et des troupes pour ses
armées en campagne, comme pour les garnisons installées aux
frontières »129. Tout en suivant les conclusions positives de
Boutruche, I'ethnoloque sera enclin à considérer avec une certaine suspicion la référence à l'Etat dans un tel type de société.
L'auteur qualifié, auquel nous venons de faire appel, ne précise-t-il pas lui-même que les seigneuries rurales nouvelles,
nées du développement des liens vassaliques. « offrent un
pèle-mêle de prérogatives publiques et privées dont les contemporains ne distinguent plus, sauf exception, les origines ou
la nature» 130. L'Afrique nous aide à exorciser le fantôme de
l'Etat dans une telle conjoncture, et à rendre à la souveraineté
naissante la consistance de la propriété. Les rois africains
« possèdent » réellement ou nominalement l'ensemble du
royaume, y compris Ies forces telluriques et génésiques; les
rois carolingiens ne possèdent en propre que quelques centaines de domaines dans l'ancienne Austrasie, mais ils sont
129 BOUTRUCHE, 1959, p. 164.
130 BOUTRUCHE,

1959. p. 124.

447

animés de l'ambition de mettre la main, par le truchement du
droit dit public, sur une partie des richesses de l'ensemble du
royaume. Seulement, et contrairement à leurs homologues africains, ils se heurtent à une classe sociale préexistante de propriétaires dits privés, dont [es traditions s'enracinent dans
l'Antiquité. Les rois carolingiens utilisent la structure de clientèle pour étendre cette propriété-souveraineté, mais cette politique se retourne finalement contre eux et l'on voit la propriété
consolidée des vassaux ronger la souveraineté. Aussi bien les
ethnologues ont-ils beau jeu d'opposer la force des souverains
africains à Ia faiblesse de la royauté occidentale à l'époque
pré féodale ou féodale. Cet exercice décevant ne doit cependant pas dissimuler les ressemblances profondes, au-delà des
fortunes diverses de l'histoire. Pour juger de' celles-ci, il
importe tout de même de tenir compte des dimensions respectives des sociétés que l'on compare. L'immense empire que
constitue Charlemagne dans un milieu quasi néolithique, sur
la base des liens vassaliques, ne pouvait qu'être un colosse aux
pieds d'argile. La similitude des systèmes africains et de la
société carolingienne réside dans la construction d'un modèle
unique qui règle les relations socio-économiques et les relations
dites politiques, qui ne sont qu'une expression particulière des
premières. L'ambition de Charlemagne, héritier d'une situation
sociale bigarrée, rejoint, toutes proportions gardées, celle des
roitelets conquérants d'Afrique qui réorganisent une société
à clans ou à castes : faire de la vassalité l'instrument de leur
puissance absolue, drainer à eux les services et les richesses
par le canal des liens personnels. II est vrai que l'empire de
Charlemagne s'auréole du prestige de récriture dont l'usage
devient plus régulier. Mais le grand retour à l'économie de
consommation, qui se prépare à la fin de l'époque mérovingienne, limite tout de même cet usage à « l'entourage du souH8

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Les principaux districts de l'ancien Rwanda (MAQUET, J.J., Le Système
des Relations sociales dans le Ruanda ancien. Annales du Musée royal
du Congo belge. Tervueren, 1954)

verain carolingien et des églises les plus proches de lui »131.
L'ambition civilisatrice de Charlemagne ne doit pas faire musion. Elle ne vaut ni plus ni moins que celle des rois africains
qui se savent aussi investis d'une mission sacrée.
Une différence plus importante surgit à l'horizon. L'Antiquité avait légué à la société carolingienne l'esclavage (mancipium) qu'ignoraient les sociétés à clans ou à castes où s'édifient [es systèmes africains qui ont retenu notre attention. On
notera cependant que la généralisation de la structure de
clientèle à la masse paysanne fit rapidement tomber en désuétude la distinction entre tenure foncière libre et servile 132.
Cette classe laborieuse n'est évidemment pas homogène et sa
situation varie assez sensiblement selon les régions. Nous
limitant ici à saisir le mouvement généra,l de restructuration
qui commande son destin, l'on aperçoit à la lecture des plus
récents auteurs (Boutruche et Duby, par exemple) que la
paysannerie occidentale subit presque partout l'attraction du
grand domaine qui se consolide en seigneurie rurale à l'époque
carolingienne. Quelle que soit leur origine, la majorité des
paysans occupent désormais le plus souvent, à titre de clients,
une terre (manse) appartenant à un grand propriétaire foncier
à qui ils doivent des prestations diverses en biens et en-setvices. Cette transformation absorbe en quelque sorte l'esclavage des uns, la liberté des autres, amenant au jour un type
de relation qui n'est plus ni l'esclavage ni la liberté au sens
antique. En Afrique, la mise en clientèle des paysans dans le
cadre des chefferies ou des bénéfices fonciers est plus
précisément une aliénation de l'autonomie clanique. Quelque
éloignés l'un de l'autre que soient ces points de départ histo131 DuBY,

132 DuBY,

1962, vol. l, p. 119.
1962, vol. I. p. 119.

ii9

riques, le choix d'une même structure nouvelle modèle des
statuts comparables. On objectera que les juristes occidentaux
poursuivent à travers tout le haut moyen âge des efforts subtils pour distinguer des rangs, des degrés de liberté dans le
monde paysan. Au-dessus de la classe des esclaves qui compte
sans doute encore en France, aux IX" et xe siècles. dix à vingt
pour cent de la population rurale 133. c divers groupes s'accrochent à l'échelle des dépendances :t 134, et leurs obligations sont
variables. En outre. il subsiste des paysans sans patron, qui
ne doivent impôts et services qu'aux agents royaux, Ces
patrimoines familiaux dégagés de toute emprise seigneuriale
demeurent néanmoins marginaux. Une forte paysannerie autonome ne se maintient guère qu'en Frise, en Saxe et en Angleterre 135. Une telle diversité trouve également des équivalents
africains. Au Buhaya l'extension des grands domaines seigneuriaux (nyarubanja) laissa subsister des terres claniques
relativement indépendantes. soumises au contrôle direct des
représentants du Roi. Au Burundi, la masse des paysans hutu
vivent sur leurs terres lignagères. alors qu'un certain nombre
d'entre eux sont les clients plus ou moins modestes iumuqererwa ou umushumba) des propriétaires fonciers aristocratiques.
Quelle que soit l'importance des distinctions juridiques au
sein de la paysannerie occidentale, il est clair qu'à partir du
lxe siècle. l'opposition fondamentale est celle qui se précise
entre la c noblesse » et la foule des « non-nobles, esclaves,
colons et autres noms du même ordre :t qu'énumère pèle-mêle
le Concile de Chalon en B13. Selon la formule percutante de
1959, p. 131.
1959, p. 135.
135 DuBY, 1962, vol. I, p. 128.

133 BoUTRUCHE,

134 BoUTRUCHE,

451»

Boutruche, à qui nous empruntons cette citation. nous assistons à un « glissement des masses paysannes vers les basfonds de la dépendance ~ à l'aube des temps féodaux, si bien
que « les classes rurales du XIe siècle sont séparées par des
arêtes juridiques moins nettes que durant le haut moyen
âge ~ 136. Il est remarquable. du point de vue formel. qu'un
même type d'aliénation transforme la « liberté ~ des aristocrates et des paysans. « Sans aucun doute, écrit Ganshof. le
nombre des vassaux par rapport à l'ensemble des hommes
libres a augmenté pendant toute la seconde moitié du VIlle
siècle et pendant le IX e siècle 137. ~ Les propriétés seigneuriales
qui ne sont pas intégrées dans le système vassalique et
demeurent des alleux, se rencontrent surtout, à l'aube de la
féodalité, à la périphérie de l'ancien empire. dans les mêmes
régions où les alleux paysans se maintenaient 138. La symétrie
de Ia structure de clientèle au niveau des deux classes sociales
est bien mise en valeur par Boutruche. On voit « refluer vers
le régime nouveau des hommes alléchés par la promesse d'une
terre, ou résignés à céder leurs alleux, puis à les reprendre en
bénéfice après s'être recommandés. L'opération répondait à
celle des paysans qui, ayant laissé leurs petites propriétés à
un seigneur. les recouvraient chargées de redevances et de
services» 139, Mais, si le modèle de dépendance est structurellement identique. sa signification concrète diffère selon qu'il
s'applique aux paysans-clients ou aux aristocrates-vassaux, La
diachronie du système est donnée par cette praxis inverse.
Pour la paysannerie européenne. à quelques exceptions près,
1959, pp. 144-145.
1957, p. 37.
138 BoUTRUCHE, 1959, pp. 182-183.
139 BoUTRUCHE. 1959, p. 183,
136 BoUTRUCHE,

137 GANSHOP.

oiSI

la force d'attraction grandissante du grand domaine est une
aliénation authentique. à mi-chemin de la servitude et de l'autonomie ; l'idée de réciprocité qui est inhérente à toute relation de
clientèle. C'est la descente vers « les bas-fonds de la dépendance », qu'évoque Boutruche. La relation de clientèle évolue
en sens inverse au niveau de la haute aristocratie. Le poids
des richesses accumulées, transmises héréditairement, tend à
diminuer la subordination due par le vassal au souverain, ou
par l'arrière-vassal au vassal. La féodalité proprement dite
naîtra de cette distorsion qui n'est pas purement occidentale
puisqu'on la retrouve au Burundi. La seule différence marquante que l'on doive signaler entre l'Europe médiévale et
l'Afrique interlacustre précoloniale réside de nouveau dans le
contraste historique des points de départ. Les ducs, comtes
ou châtelains se soustraient à l'autorité vassalique supérieure
et incorporent dans leur patrimoine [a puissance « publique»
déléguée par le Roi. Ce « gang », comme dit Boutruche HO,
dont les membres contractent entre eux des mariages qui consolident leurs intérêts, ne constitue évidemment qu'une fraction de la noblesse; mais l'existence même de cette « société
de maîtres» marque de son empreinte la société féodale globale. Dans l'Afrique Interlacustre, au contraire, le Roi concède
souverainement (sauf exceptions) aux vassaux le droit d'utiliser les surplus de la main-d'œuvre paysanne. Aussi bien faut-il
voir dans l'opposition entre l'arrachement centrifuge de l'autorité et sa concession centripète. l'explication de la désintégration de la souveraineté en Occident et de son maintien dans des
sociétés africaines d'échelle réduite, à partir du même modèle
structurel.
HO BOUTRUCHE,

H2

1959. p. 187.

Au-delà des différences, Il est clair que la structure de
clientèle est un système de domination qui se donne l'apparence de la réciprocité pour construire une société de type
autoritaire (monarchie absolue ou féodalité) sans recourir à
l'esclavage. ElIe instaure la première forme du régime des
classes, en épousant ou non le modèle des castes. Théoriquement, dans les systèmes que nous avons analysés, elle ne
tolère qu'une seule liberté, la souveraineté du roi sacralisé,
qui se confond avec l'être même de la société globale. Le
seigneur-vassal comme le paysan-client ont aliéné une part de
leur liberté; ils occupent des positions homologues dans la
structure. Ils sont l'un et l'autre, le pauvre et le riche, à la
fois libres et subordonnés. Mais la différence au sein de cette
relation formelIe généralisée est précisément que l'un est pauvre et l'autre riche. Dès lors deux pôles d'attraction se
dessinent au sein de cet ensemble de relations d'échanges
individuelIes hiérarchisées: la richesse minimale et la richesse
maximale. La série de rapports sociaux est animée, dès sa constitution même, d'un mouvement dialectique. Lorsque le champ
d'action le permet, le déséquilibre entre la masse des gens très
pauvres, de plus en plus aliénés, et une aristocratie minoritaire
de plus en plus puissante, engendrera paradoxalement Je
progrès matériel.
Nous interprétons ici, dans notre propre perspective, les
données passionnantes fournies par Duby. Il faut attendre
quelque temps avant que l'inertie authentiquement archaïque
du système de clientèle carolingien soit surmontée. Aux IXe_Xe
siècles, « les petits surplus gagnés dans les maisons paysannes,
par de dures privations sur des réserves infimes ( ... ) s'évaporaient ensuite très rapidement, par le gaspi.JIage et les déprédations d'une aristocratie tout entière dominée par l'amour
du luxe et le souci de manifester sa grandeur par la destrucoiS3

tion des richesses »141. Puis, après une époque obscure, les
documents révèlent l'essor de l'économie rurale au XIIe siècle,
l'étonnant progrès des défrichements. Duby détruit à ce propos
la légende des moines défricheurs, ou du moins en réduit la
portée. Il insiste sur Je changement d'esprit qui se manifeste
chez les seigneurs. Ceux-ci commencent à penser en termes
de profit et prennent une part de plus en plus décisive dans
l'initiative du défrichement, sacrifiant même à cette activité
rentable leur plaisir majeur, la chasse 142. Deux facteurs conjugués animent brusquement l'agriculture: la pression démoqraphi que des paysans affamés « en quête d'un lopin qui pût les
nourrir », et la décision économique des seigneurs, maîtres des
friches. « Tous les indices actuellement recueillis concordent,
écrit notre historien: le XIIe siècle fut le mouvement culminant
des défrichements » 143 qui préludent au prodigieux essor culturel de la civilisation occidentale. On observera qu'au moment
où s'accomplit cette mutation - où l'on peut voir une fois de
plus le passage de l'économie de consommation néolithique à
l'économie cumulative - le système de clientèle s'est entièrement Iéodalisé. C' est-à-dire que l'écart différentiel entre les
pauvres et les riches s'est considérablement aggravé, les derniers cherchant à présent à limiter [a subordination et à
reconquérir une totale liberté de mouvement par rapport au
Roi. Le système de clientèle est donc en train d'éclater, les
deux mouvements inverses que nous signalions plus haut [renforcement de la subordination paysanne, relâchement des liens
de subordination des seigneurs) ayant atteint leur périgée en
France. Il est remarquable qu'à l'époque carolingienne, les
1962, vol. I. p. 128.
1962, voL I. pp. 148-149.
143 DuBY, 1962, vol. J, p. 146.
141 DuBY,
142 DuBY,

vassaux du Roi sont des hommes libres qui aliènent leur liberté
en entrant à son service moyennant certains avantages évidents, alors qu'à l'époque féodale ils s'efforcent, au contraire,
d'affirmer leur autonomie tout en gardant les privilèges acquis.
Sans commenter l'évolution même des liens de clientèle qui
nous préoccupe ici, Duby constate : « En effet, dans les
années qui encadrent l'an mil, les textes font apparaître dans
tout l'Occident une répartition de l'autorité qui s'imposait alors
à la conscience collective, mais qui différait apparemment de
celle qu'avait connue le haut moyen âge. Elle soumettait I'ensemble des travailleurs paysans, alleutiers ou tenanciers, à la
domination privée de quelques chefs. Elle réservait à une
petite élite d'hommes de bonne naissance, à ceux précisément
qui possédaient un domaine suffisamment vaste pour vivre
dans l'oisiveté, la liberté véritable, le droit de porter Ies armes,
l'immunité de la maison. Elle les soustrayait à toute obligation,
hormis celle de l'honneur et de la foi jurée 14-4. » Sans doute
le petit alleu paysan se rencontre-t-il après l'an mil, mais il
supportait toujours « une domination économique qui, de quelque façon et en quelque mesure. absorbait une part de sa
production» 145. C'est peu après l'achèvement de ces transformations au sein de la structure de clientèle que le dynamisme historique se réintroduit véritablement dans une société
néolithique relativement figée. L'ensemble de ces données
rejoint une hypothèse sociologique formulée par Lévi-Strauss:
les sociétés historiques seraient. par opposition aux sociétés
froides étudiées par l'ethnologie. des sociétés chaudes, dans
lesquelles « des différenciations entre castes et entre classes
sont sollicitées sans trêve. pour en extraire du devenir et de
14-4 DuBY.
145

1962, vol. II. p. 402.

Idem.

455

l'énerqie s 146. Cette mutation structurelle, ce passage du froid
au chaud. ne s'est pas produite en Afrique. Nous sommes
arrivés au point critique où les diachronies occidentale et
africaine se séparent radicalement.
Le sort de la royauté mérite encore quelques mots de
commentaires. Nous avons vu qu'elle accompagne, raffermie
et sacralisée, les premiers développements de la société carolingienne, de même qu'elle préside à l'épanouissement des
systèmes de clientèle africains. Un historien notait finement
que « vassalité et royauté ne sont pas des institutions antinomiques » 147. Au contraire l'une et l'autre se trouvent dans
un rapport dialectique. Mais l'évolution « féodale » du système se retourne contre la royauté, en Afrique comme en
Europe, aboutissant à rétablissement de co-souverainetés de
fait. Cette menace pesait tout particulièrement sur le Burundi
où les princes, chefs de provinces, disposaient d'une armée
propre; elle s'est concrétisée au Buhaya par l'apparition de
plusieurs royaumes minuscules dirigés par diverses dynasties
hinda autonomes. Mais les liens vassaliques, qui se trouvent
associés à la naissance du pouvoir royal (clientèle militaire),
peuvent naturellement être utilisés pour assurer sa renaissance.
C'est ce que firent les rois de France pour développer leur
autorité émiettée, préparant les Temps Modernes. II n'en reste
pas moins qu'il s'agit là d'un retournement tardif et hasardeux.
Calmette a bien mis ce processus en valeur. Suzerain féodal,
le Roi de France n'était plus qu'un souverain nominal. L'art
politique des Capétiens consiste à récupérer la souveraineté
par le truchement de Ia suzeraineté. « Avec le temps, un Etat
monarchique s'est donc reconstitué. par une évolution dévidée
1960, p. 42.
1957, pp. 213-214, d'après OLIVIER MARTIN.

146 LÉVI-STRAUSS,
147 GANSHOF,

456

en sens inverse de révolution féodale; le concept politique
de la res publiee a reparu, avec des modalités nouvelles, à
certains égards, avec une substance à tout prendre identique
à celle de l'Antiquité 148. » Remarquons une fois encore que
la notion de res pub/ica n'est qu'un cadre juridique vide de
signification sociologique. On y décèle la force dynamique des
nouvelles activités économiques urbaines, liées à l'essor rural
des XIIe et XIIIe siècles. La bourgeoisie médiévale se développe;
elle se situe en dehors du système précédent, même si elle
y est intégrée juridiquement dans [e cadre des communes artisanales. C'est en s'appuyant notamment sur elle. on le sait.
que les rois de France restaurent leur pouvoir.

La féodalité authentique ne peut être définie dans une
formule lapidaire. Elle doit être saisie à l'intersection de deux
perspectives, historique et structurale. Elle apparaît située sur
la diqne terminale d'une structure de clientèle foncière; elle en
est, d'une certaine façon et dialectiquement, la négation au
sommet puisqu'elle tend à restaurer au sein de la haute aristocratie dominante des hauts vassaux un modèle archaïque d'alliance matrimoniale ou de rivalité entre des personnes autonomes qui s'efforcent par tous les moyens de gérer souverainement leur fief.
Seule la notion de clientèle peut être décrite comme structure formelle. La structure de clientèle se distingue clairement
des structures d'échange qu'instaurent respectivement le régime
clanique et le système des castes. Elle établit une série indéfinie de relations personnelles, liant deux individus hiérarchisés. Elle tend ainsi à constituer une société pluri-cellulaire dont
le modèle contraste avec ceux que fournit l'agencement des

H8 CALMETTE.

1927. p. 29.

i57

clans ou des castes. Une telle structure émiettée inaugure en
fait, en Afrique comme en Occident, un système de classes
sociales sous le couvert d'obligations contractuelles qui, en
apparence au moins, sont librement consenties. La cohérence
de ces classes est fonction de l'histoire et des hasards de la
richesse; elle ne se Iaisse pas définir au départ par une idêologie clairement affirmée, comme fest celle des clans totémiques
ou des castes. Les classes sociales se fraient un chemin dans et
par la praxis. Elles réalisent l'ouverture au mouvement historique. Elles président à la naissance de l'Etat. La structure de
clientèle n'est pas incompatible avec le régime des castes, qui
établit de son côté des relations hiérarchisées au niveau des
groupes (Rwanda). On ne s'étonnera pas de voir la classe
sociale dirigeante de l'Europe féodale retrouver à un moment
donné le langage de la caste pour se définir. Le terme caste
vient tout naturellement sous la plume de Boutruche décrivant
la noblesse européenne, attachée à ses prérogatives et à ses
rites, définie essentiellement par ses activités militaires [chevalerie) .
Un univers de relations purement contractuelles serait-il
utopique? La possibilité théorique d'une telle société libre où
les échanges de biens et de services ne se dérouleraient plus
entre groupes hiérarchisés (castes ou classes), ni même entre
groupes égaux (clans totémiques), mais entre des individus
non hiérarchisés. est donnée par Ia logique, mais non par
l'histoire. Les sociétés socialistes semblent s'écarter de plus en
plus de ce modèle, vigoureusement dessiné par les penseurs
anarchistes.
Les structures de clientèle ne s'évanouissent pas à l'aube
des temps industriels. Bien qu'elles aient perdu toute valeur
juridique dans notre propre civilisation, elles président tou-

jours aux relations entre les nations industrielles riches et les
nations pauvres, c'est-à-dire entre des personnalités de droit
public théoriquement libres. On les retrouverait à bien d'autres
niveaux encore. Nous nous garderons cependant de transposer
à l'ensemble de la sociologie politique les conclusions modestes
auxquelles nous conduit l'analyse de quelques systèmes africains. II faut peut-être, comme le suggère Aron, résister à la
tentation d'assimiler l'ordre politique à l'ordre économique
dans nos sociétés complexes 149. Nous suggérons cependant
d'éclairer la complexité de cet univers retors par la transparence ingénue des sociétés proches dans le temps, ou lointaines
dans l'espace, dont nous avons tenté de situer la structure et
l'idéologie. On peut admettre le postulat aronien que « la
relation d'échange est, selon le type idéal. égalitaire (alors
que) la relation de puissance est par essence dissymétrique et
inégalitaire» ; mais l'ethnologie, au même titre que l'histoire,
nous révèle l'existence d'une relation ambiguë entre réciprocité
et subordination au sein des structures d'échange qui préludent
aux premiers développements des sociétés complexes. Cette
ambiguïté même mdique assez que, pour l'essentiel, la démarche structuraliste rejoint, à un certain niveau, le modèle
marxiste.

149

ARON,

1964.

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Z
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46S

Table des matières

Chapitre 1

Introduction •

7

Points de repère pour une histoire des civilisations
Interlacustrcs •

12

Une ancienne civilisation pastorale
L'empire du Kitara . •
Les invasions nilotiques et le problème hinda
La geste cwezi au Bunyoro et en Ankole .
Le rôle des Hinda dans la disparition de la civilisation
cwezi
Les Hinda et les autres clans dominants locaux
- les Shambo .
- Ies Yango
Essai de chronologie
Les Hinda et le Gisaka (Rwanda oriental) : essai d'interprétation d'une légende totémique
Totem et histoire • • .
Les Hinda au Burundi et au Buha
Conclusions
Chapitre II

12
15
21
23
29
41
42
46
47
51
64
67

Constitution et expansion du royau.:ne Rwanda

69

Tuutsl, Hutu et les origines de la royauté sacrée
La pénétration tuutsi au Rwanda: clans dominants et
premiers Etats .
Emergence des Tuutsi au Mubari : mythes et réalité.
Contacts probables des Tuutsi et des Renge .
Genèse des royaumes rwanda etgisaka • •
Perspectives nouvelles pour une histoire du Gisaka et
. • •.
du Bugesera .

69
77
83
92
94
96

469

La crise dynastique du Rwanda: émergence d'une nouvelle dynastie et invasion nyoro. • • . • • •
Arguments en faveur de la chronologie Vansina .
Ruganzu Ndoori, fondateur de la troisième dynastie
rwandaise. et les pressions hima-hinda •
L'essor de la royauté rwandaise (xvu' siècle)..
La grande expansion territoriale (XVIIIe-XIX' siècles)
Elaboration de la monarchie absolue : structures administrative et militaire. •
Formation d'une société à castes.
Pouvoir politique et régime foncier.
Conclusion
Chapitre III

La royauté sous l'Érythrine 1 le kubandwa .
Kubandwa et culte des ancêtres
Le kubandwa et la cour .
Structure du kubandwa .
Position du kubandwa parmi les cultes africains de
possession. .
L'initiation: kwatura
La seconde initiation le retour au trône de Ryangombe •
Culte et sacrifice
Commentaire. •

Chapitre IV

Chapitre V

470

109
117

118
123
127
129

135
146
150
158
158

164
167
173
183
190
192
194

La geste de Ryangombe 1 analyse synchronique.

201

Ryangombe et le roi Ruganzu Ndoori •
Les quatre versions du mythe .
Commentaire:
- relations de parenté .
_ J'opposition des sexes.
- le niveau royal. roi et reine-mère
_ niveau soclo-économique, nature et culture
Structure du mythe : essai d'interprétation générale

201
203

La geste de Ryangombe 1 analyse diachronique .

249

Les sources rwandaises et étrangères
La légende du roi Bwimba Ruqanzu

249
253

206
220
230
233
237

,
i

1

Chapitre VI

Sources étrangères (la geste de Wamara) :
la chronique légendaire et le culte des Cwezi au
Bunyoro et au Toro. •
la chronique légendaire et le culte des Cwezi en
Ankole
. • • • •
la geste haya de Wamara , •
Mythe et histoire •
De la geste de Wamara à la geste de Ryangombe
Emergence de Ryangombe
- Bunyamwezi .
- Buha et Busumbwa .
Le mythe et le culte au Burundi
Naissance, diffusion et variations des mystères de
Ryangombe
••••
Schème et variations des rituels initiatiques .
Zone Wamara :
- Bunyoro .
- Ankole
Zone Ryangombe
- Busumbwa-Buha septentrional
- Bunyamwezi .
Commentaire. .
Zone Ryangombe : Burundi-Buha méridional
Position historique du rituel rwandais .
Conclusions générales
Signification et valeur de J'initiation •
La messe noire de Ryangombe •
Diffusion des mystères de Ryangombe chez les Luba ,

312
320
321
328
334
338
351
354
362

Clan. caste et féodalité •

364

Clans et stratification sociale: Bunyoro. Buhaya
Avènement des castes au Rwanda, en Ankole et au
Burundi
• • • •
Structures de clientèle et féodalité
L'Etat et la structure de clientèle.

374
391
401
436

Ouvrages cités .

460

257
261
265
272
276
283
287
291
294
302
303
309

471

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7.

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