Citation
ANNICK KAYITESI-JOZAN, MÊME DIEU NE VEUT PAS S’EN MÊLER
Florent Piton
De Boeck Supérieur | « Afrique contemporaine »
2018/3 N° 267-268 | pages 289 à 291
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ISSN 0002-0478
ISBN 9782807391741
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Déjà auteure d’un témoignage sur son expérience
pendant le génocide des Tutsis du Rwanda,
Annick Kayitesi-Jozan 2 signe avec Même Dieu ne
veut pas s’en mêler un très beau texte, davantage
tourné sur l’après, la mémoire et la transmission.
Il en ressort un très beau récit, qui interroge avec
finesse et sensibilité le rapport entre les morts
et les vivants vingt-cinq ans après le génocide :
« Non, dans cette sale affaire, je ne pense pas que
les vivants puissent prier pour les morts, je crois
que les morts devraient prier pour les vivants. »
Sur le plan littéraire, outre une langue
qui, sans s’embarrasser d’artifices, parvient à
mettre en mots – non sans poésie – la douleur
et la reconstruction, le principal parti pris réside dans la construction narrative. L’ouvrage est constitué d’une série de chapitres, datés d’entre mars 1988
et août 2015, mais sans que leur enchaînement ne respecte la chronologie. En
ouvrant et en fermant quasiment le récit sur les mois du génocide au printemps 1994 (si l’on fait abstraction du dernier chapitre situé en avril 2014
pendant la 20 e commémoration), l’auteure souligne combien le moment du
génocide enserre le temps psychique de la rescapée. Ce temps d’ailleurs, s’il est
bien celui d’une survivante, se situe quelque part entre la vie et la mort. « Je n’ai
pas la mort, certes. J’ai certainement un peu de vie, je suis orpheline », souligne
AKJ. Et d’ajouter à la page suivante : « Je suis au purgatoire. »
L’acte de témoigner participe ainsi d’une forme de réappropriation du
temps, par le biais d’une transmission d’autant plus nécessaire que celle qui
témoigne a désormais deux enfants, Cyaka et Cyeza. « J’écris ce livre pour eux,
pour briser les murs qui me retiennent dans cette cuisine où j’attends la mort
avec les miens. » Les enfants d’AKJ constituent donc le fil rouge de la narration, alors qu’ils sont désormais à « l’âge des pourquoi. Pourquoi il pleut ?
Pourquoi le soleil est jaune ? Pourquoi il faut se coucher ? Pourquoi ta maman
est morte ? ».
La transmission passe d’abord par la reconstitution d’une généalogie
rompue par la disparition des parents et des proches. Aux morts du génocide s’ajoutent les morts du temps d’avant, ici un père et une sœur, décédés en
Belgique en 1988, et ceux du temps d’après, en l’occurrence la grand-mère, en
2014, après avoir « vieilli plus que faire se peut » au sein d’une famille décimée :
1. Seuil, 2017.
2. Désormais « AKJ ».
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Annick Kayitesi-Jozan
Même Dieu ne veut pas s’en mêler 1
290 notes de lecture
Afrique contemporaine 267-268
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elle est « la première personne de ma famille à mourir de sa belle mort ».
L’histoire familiale est de la sorte réinscrite dans une temporalité plus large,
dans laquelle le génocide reste toutefois le principal point de mire : l’auteure
reconstruit ainsi – répare ? – des généalogies éteintes, rompues par l’ampleur
des deuils de 1994. La langue également est au cœur de ce récit de transmission.
AKJ souligne le rapport ambigu de son fils au kinyarwanda, cette langue dont
il « n’a pas besoin […]. Il n’achète pas cette langue. Pourtant, c’est seulement
dans cette langue que se trouvent les mots qu’il demande à entendre ». Ainsi le
texte est-il parsemé de poèmes et chants en kinyarwanda, ces fredonnements
scripturaires étant à la fois souvenir du temps d’avant et complainte de la perte.
Le récit biographique d’AKJ est en outre bien éloigné des discours
lénifiants sur la résilience. Si la reconstruction est bien au cœur du récit, le
génocide imprime toujours sa marque, et les souffrances et difficultés de la vie
rescapée ne sont jamais loin. Après avoir survécu aux massacres en avril 1994,
l’auteure est prise en charge avec sa sœur Aline, également survivante, par
l’ONG Terre des Hommes, et envoyée en France dès août 1994. Dans une narration volontairement déstructurée, elle évoque la vie dans une famille d’accueil,
les démarches auprès de l’OFPR A (Office français de protection des réfugiés
et apatrides) pour obtenir le statut de réfugiée, l’expérience d’une nouvelle
forme de racisme en France, les études… Orpheline du génocide, elle choisit
ainsi d’étudier les sciences politiques et rédige un mémoire sur les enfants ayant
participé aux tueries pendant ce même génocide. La première relation amoureuse avec un Rwandais né en exil en Ouganda, avec qui elle retourne au pays
avant qu’ils ne se séparent, illustre les (re)constructions familiales sinueuses de
bien des rescapés, singulièrement des femmes. De cette relation naît toutefois
un fils, dont AKJ nous dit qu’à six ans, il « ressembl[e] comme deux gouttes
d’eau » à Aimé, le frère disparu au même âge. Revenue ensuite en France, l’auteure rencontre alors Raphaël, avec qui elle a une fille ; la famille part vivre en
Ouzbékistan en 2015.
Si l’expérience qui nous est racontée ici est celle d’une rescapée installée
à l’étranger, les retours au Rwanda sont réguliers. En filigrane, on comprend
que malgré la victoire du Front patriotique rwandais ayant mis fin au génocide
en juillet 1994, la vie des rescapés n’est pas simple : confrontation aux ruines
et aux anciens voisins qui racontent – en partie du moins – les massacres sans
beaucoup d’égards pour la violence psychique que cela implique, recherche et
découverte des corps des années après les tueries, réminiscence du temps du
génocide lors des commémorations, insatisfactions face au processus judiciaire
(AKJ regrette ainsi l’acquittement d’un couple dont elle affirme qu’il a pourtant participé à l’extermination de ses proches)… On est frappé également par
l’hostilité que doivent affronter les survivants de retour sur leur colline : « J’ai
peur de me faire tuer. Leur apparence de bons voisins ne me trompe pas. Mais je
joue le jeu. Je les remercie. “C’est vraiment très gentil de m’avoir renseigné sur
la mort de ma famille.” Je dois m’en aller. Quitter cet endroit, et ne plus jamais
revenir. » Du récit d’AKJ, il ressort que le Rwanda n’est assurément pas un pays
3. Doctorant, CESSMA, Université
Paris-Diderot.
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où les victimes se sentent complètement en sécurité physique et psychique, en
dépit des nombreuses politiques qui leur sont destinées.
La force du témoignage tient au fond à ce qu’il nous dit de la sortie du
génocide, un processus complexe et bien loin d’être achevé dans la société rwandaise et plus encore dans l’expérience personnelle de l’auteure. Les « cadavres
[…] collent à la peau » souligne AKJ, notamment celui de sa mère : « Vivante,
elle m’a portée dans son ventre, elle m’a nourrie de son sein, elle m’a portée sur
son dos, elle m’a aimée. Morte, je la porterai, dans mon ventre, sur mon dos.
Partout, tout le temps. » La structure narrative illustre ainsi une vie personnelle
dans laquelle le génocide enserre tout, modifiant jusqu’à l’identité profonde des
individus : « Enfants, quand nous rencontrions des inconnus, nous nous présentions en donnant les noms de nos parents. Je suis la fille de Kayonga. Les
gens me situaient. Aujourd’hui, je dis “rescapée du génocide” et les gens me
situent. » De tout cela, pourtant, le lecteur ne retire pas un sentiment d’inexorable échec quant à la possibilité pour les rescapés de se reconstruire après le
génocide. Le parcours d’AKJ, malgré ses sinuosités et les difficultés qu’elle a
rencontrées, en témoigne. Une note d’espoir aff leure d’ailleurs en creux : « Ce
ne sera pas facile et ce sera long. Il me faut creuser dans mon existence une voie
d’évacuation. Je sais laquelle : vivre. » Florent Piton 3