Permettez-moi donc de vous dire à quel point j’ai été choqué et indigné de lire des éloges non mérités que vous faites à quelqu’un que vous n’avez connu qu’« à travers une amie » !
Lors du procès aux Assises de Bruxelles en 2001, le juge Vandermeersch et l’Avocat Général ont parfaitement fait une description exhaustive de Madame Consolata Mukangango (ex-sœur Gertrude) dont il est question dans votre ouvrage. Son portrait, tel qu’il a été peint par ces deux professionnels, est tellement expressif et détaillé qu’il ne peut souffrir d’aucun reproche.
Cependant, toute tentative de redorer son image en essayant de lui coller un nouveau visage ou lui trouver des excuses serait une erreur de jugement très grave. Et, croyez-moi Mr Gastaldi, tous les efforts d’embellir voire innocenter ou trouver des faits atténuants pour les génocidaires ou leurs complices, seront dorénavant voués à l’échec tant et aussi longtemps que les rescapés seront en vie, car c’est leur raison d’être.
Ils sont restés pour révéler la vérité au monde, pour dénoncer les mensonges et les demi-vérités, pour mettre à jour les vérités cachées et crier tout haut pour que la justice leur soit rendue. C’est justement et uniquement à ce titre que je me sens interpellé par votre livre. A toutes fins utiles, probablement qu’il serait nécessaire de rappeler que le génocide est un crime odieux, incomparable qui n’est ni excusable ni justifiable.
Si je vous parle d’une erreur d’appréciation très grave, ce ne sont pas des mots vides, je me réfère plutôt à ces trois cas concrets :
Primo, sur le plan juridique : Ex-sœur Gertrude a été non seulement reconnue coupable mais aussi condamnée. Essayer de l’innocenter et la présenter comme une victime serait une peine perdue et équivaudrait à mettre en doute les institutions judiciaires belges qui, pourtant jouissent d’une réputation internationale. Les avocats d’ex-sœur Gertrude se battaient, dès la première heure, becs et ongles pour qu’elle ne soit surtout pas extradée vers le Rwanda, pays dans lequel « la justice n’est pas indépendante », dit-on. Ils ont tous poussé un soupir de soulagement quand ils ont réussi cette petite bataille, et très contents d’affronter la justice belge qui, elle, est sans tache.
Laissez-moi vous dire,quand même, que je n’arrête pas de rire aux éclats quand je vous vois, à travers vos écrits, émettre des doutes et des réflexions générales sur la justice des hommes, si décevante quand elle est à l’écoute du pouvoir et de l’opinion !! Ces mots sonnent comme si Madame Gertrude aurait été victime d’un complot et qu’elle n’aurait pas dû faire face à la justice !
Honnêtement, ceci est un véritable poignard dans la plaie de tous les rescapés de Sovu et ceux qui y ont perdu les leurs. Heureusement que la nature nous a entrainé à alléger nos souffrances et à pleurer sans verser les larmes. Je suis tout de même curieux de savoir, finalement de quelle justice vous croyez qui aurait été « juste et impartiale » pour l’ex-sœur Gertrude !
Secundo, sur le plan identitaire : Nous, les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, connaissons bien la vraie identité de nos bourreaux, détenons la vérité, la vraie vérité sur ce génocide, et surtout la méchanceté avec laquelle il a été exécuté. Le jeu de déformer l’histoire de ce génocide, maquiller les faces ou même changer les noms des génocidaires n’amuse que ceux qui se livrent à cet exercice, mais en réalité il n’altère en rien la mémoire des rescapés. Par contre, tout discours, tout propos qui va à l’encontre, sciemment ou inconsciemment, de la vérité vécue en 1994, ne fait que discréditer et jeter le mauvais sort à son auteur.
Tertio, sur le plan moral : Madame Gertrude, intérieurement, sait bien que le contenu de ce livre lui dédié est loin de refléter la vérité. Sincèrement parlant, qu’est-ce que vous vouliez qu’elle vous dise ? Si elle a la chance de trouver une oreille attentive ou un podium, certainement qu’elle ne peut rien dire d’autre, car elle n’aura jamais le courage d’avouer l’inavouable ou admettre l’inadmissible. Elle est simplement victime de sa propre conscience, puisqu’elle sait pertinemment qu’elle a péché par action et par omission devant son Dieu et l’humanité entière. Toutes les démarches qu’elle a faites et tous les efforts déployés, pour que les Tutsi refugiés dans son dispensaire, ainsi que les membres des familles des sœurs qui étaient avec elle à l’intérieur du couvent, soient livrés et tués, sont connus de nous tous. Les réunions auxquelles elle a participé, ses tête-à-tête avec les complices génocidaires, mais surtout la lettre qu’elle a écrite et signée, elle-même, puis expédiée au Bourgmestre en cette date fatidique du 6 mai 1994 en disent long.
L’excès de zèle caractérisé par ses actes depuis le 7 avril jusqu’au 6 mai 1994, montre clairement qu’elle avait mis de côté ses habits de religieuse pour prêter main forte à ses frères et sœurs dans leur besogne d’extermination des « cafards ». Ceci explique en partie son manque de remords, puisqu’elle pense avoir contribué, à sa façon, à l’effort de guerre. Chose étrange, même Rekeraho, le tristement célèbre chef des tueurs de Sovu a dit à Gertrude qu’il en avait assez tué, les membres des familles des sœurs pouvaient rester sains et saufs ; mais comme cela ne faisait pas l’affaire de Gertrude, elle est allée demander, avec insistance, de l’aide au bourgmestre pour « chasser les derniers refugiés du monastère ».
Nous, les Rwandais, connaissons et respectons bien l’autorité hiérarchique. Et d’ailleurs, pour ceux qui ne le savent pas, c’est l’une des raisons qui a fait que ce génocide perpétré contre les Tutsi ait été le plus rapide. L’église catholique a toujours exercé une influence sur la population rwandaise, quand Mr l’Abbé ou « Mameya » (la Mère Supérieure) « a dit », on ne passe pas à côté. Qu’on le veuille ou pas, au Rwanda, les dirigeants ecclésiastiques exercent un pouvoir d’autorité morale sur leurs adeptes. Gertrude, elle-même, sait bien qu’elle a omis de sauver ses protégés en refusant d’utiliser son pouvoir de dissuasion et persuasion qui était à sa portée. Cependant, s’il y a des fanatiques qui veulent continuer à la peindre comme une pauvre victime impuissante, sans le moindre pouvoir de décision ou d’action, c’est leur choix. Ils peuvent le dire aux autres, mais pas aux rescapés qui la connaissent bien. Et s’ils veulent aller jusqu’à atténuer la gravité des faits lui reprochés, au nom de l’honnêteté et de l’humanisme, ils devraient tout au moins lui reconnaître « le crime de lâcheté ».
Qu’elle ait été accusée voilée, condamnée voilée, emprisonnée voilée puis relâchée toujours voilée n’enlève en rien de ses crimes. Par contre, l’église catholique devrait faire une réflexion profonde sur un cas comme celui-ci qui mine dangereusement sa crédibilité. Il y a lieu de se demander la valeur que l’église catholique accorde aux arrêts rendus par les juridictions étatiques reconnues. Si dans la vie civile, un citoyen condamné pour un crime perd quelques droits et privilèges, qu’en est-il de la vie religieuse ? Finalement, l’assertion répandue par les hauts placés de la hiérarchie catholique selon laquelle « les religieux coupables de crimes de génocide ne l’ont commis qu’à leurs noms et non au nom de l’institution » n’a plus de sens s’ils continuent de se replier dans les monastères en soutane pour échapper à la justice ou après avoir purgé les peines !
Ce que Madame Gertrude a fait ou a manqué de faire pour les pauvres réfugiés Tutsi en détresse qui espéraient trouver protection auprès d’elle, devrait la hanter tout le reste de sa vie. Par contre, des bons chrétiens ou citoyens du monde épris de compassion pour elle, pourraient lui rendre un grand service s’ils lui donnaient plutôt la chance d’utiliser leur espace/plateforme pour demander pardon et se réconcilier avec tous ceux qu’elle a rendus orphelins, veufs etc.,au lieu de perdre leur temps, sans doute précieux, en essayant de réparer l’irréparable.
Toutefois, comme on ne peut pas empêcher un poisson de plonger librement dans les eaux les plus profondes, on ne pourra pas non plus arrêter ceux qui veulent voler à la rescousse des gens cruels, quand bien même il s’agirait des génocidaires. Heureusement qu’il y a toujours une fenêtre qui reste ouverte, celle de la vérité, la vraie vérité. Comme le dit bien le proverbe français, « la vérité peut languir, mais non périr ».
« Toute vérité franchit trois étapes :
D’abord, elle est ridiculisée.
Ensuite, elle subit une forte opposition.
Puis, elle est considérée comme ayant été une évidence ». Arthur Schopenhauer
Très respectueusement,
Charles Butera
Ontario, Canada