Fiche du document numéro 25835

Num
25835
Date
Lundi 3 février 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3114702
Pages
4
Urlorg
Titre
Rwanda : sœur Gertrude et sa conscience face aux fantômes du génocide
Sous titre
Cette religieuse rwandaise, condamnée en 2001 par la justice belge pour son comportement lors du génocide de 1994, continue de clamer son innocence. « Le Monde » l’a rencontrée dans son couvent, en Belgique.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Thierry Charlier/AP

Le livre est là, entre deux pots de confiture et des chaussons pour bébés : Rwanda 1994. La parole de sœur Gertrude (éditions Saint-Augustin, 2018). Visage rond et regard limpide, l’intéressée sourit sur la couverture de ce témoignage, en vente dans la boutique d’artisanat de l’abbaye belge de Maredret. Avec sa coiffe sombre et ses cheveux grisonnants, sœur Gertrude a l’air parfaitement inoffensive. On lui donnerait le bon Dieu sans confession.

En 2001, pourtant, la justice belge n’a pas été de cet avis. A l’issue d’un procès de plusieurs semaines, la cour d’assises de Bruxelles condamne Consolata Mukangango, sœur Gertrude en religion, à quinze ans de réclusion pour son implication dans les massacres perpétrés autour du couvent rwandais de Sovu, dont elle était la supérieure. Pour la première fois en Belgique, quatre citoyens rwandais, dont deux religieuses, sont reconnus coupables d’avoir participé plus ou moins directement au génocide des Tutsi, au printemps 1994.

Libérée à la moitié de sa peine, sœur Gertrude a regagné l’abbaye de Maredret, près de Namur, maison mère de son ordre bénédictin. Elle y défend aujourd’hui une version des faits fort différente de celle sanctionnée en 2001 par la justice.

Un homme lui apporte une aide inattendue : Jérôme Gastaldi, cadre supérieur dans une société internationale basée au Luxembourg. Franc-maçon soucieux d’« équité », ce Français installé à la frontière belgo-luxembourgeoise est sincèrement convaincu de l’innocence de son amie. C’est lui qui a recueilli sa « parole » pour le livre.

Mais qui est vraiment sœur Gertrude ? Ce matin de janvier, lorsqu’elle vient ouvrir la porte de l’abbaye, son sourire est celui d’une religieuse affable, emmitouflée dans des superpositions de vêtements serrés autour d’elle. C’est qu’il fait frisquet dans cette immense bâtisse néogothique, grise au milieu d’une forêt grise. Le long des couloirs, des moniales originaires du Rwanda, du Congo ou de Madagascar promènent leurs mines frigorifiées. Elles sont dix-neuf, sous la houlette de mère Bénédicte, une vieille Alsacienne aux traits délicats qui s’excuse de ne pas se souvenir de tout.

Ici, c’est plutôt sœur Gertrude qui fait tourner la boutique, croit-on comprendre. Elle qui répare la chaudière, organise l’accueil des groupes, dirige les ventes d’artisanat et cherche désespérément les fonds pour chauffer ce lieu glacial. A ses moments perdus, elle prend des cours d’orgue à l’abbaye voisine de Maredsous, où vivent des moines bénédictins.

Des tensions au couvent



Quand des policiers sont venus la chercher pour la conduire au tribunal, en avril 2001, mère Bénédicte en fut bouleversée. « Je t’ai toujours crue, n’est-ce pas ? », dit-elle en se tournant vers sa consœur. Cette dernière a été emmenée avec sœur Kisito, une autre ancienne du couvent de Sovu, accusée elle aussi de participation au génocide. Condamnée à douze ans de réclusion, Julienne Mukabutera (son nom civil) a bénéficié d’une libération anticipée. Elle vit à Maredret, mais ne s’exprime pas publiquement sur le passé.

Comme durant le procès, sœur Gertrude est clairement la « vedette » de cette histoire. Née en 1958 de mère hutu et père tutsi, entrée en religion à l’âge de 19 ans, Consolata Mukangango est élue supérieure du couvent bénédictin de Sovu à 35 ans, après des séjours d’étude en Belgique. La communauté compte alors trente et une religieuses, dont dix-sept tutsi. Certaines n’ont pas plus de 20 ans.

A l’entendre, « il régnait une certaine anarchie » au sein du couvent, où des factions s’opposaient depuis son élection. Prise en tenaille dans des conflits de pouvoir, mère Gertrude affirme aujourd’hui qu’elle n’avait alors ni la confiance en elle « ni la maturité ni les techniques de management » pour maîtriser la situation. Peu de temps avant le début du génocide, elle cherche à démissionner, mais sa hiérarchie ne le lui permet pas.

Sœur Gertude, le 3 février 2000, à Bruxelles. ROBERT VANDEN BRUGGE / AFP

C’est dans cette ambiance tendue que surviennent, en avril 1994, les premières tueries aux abords du couvent. Sovu est proche de Butare, deuxième ville du pays, où les génocidaires n’ont pas immédiatement sévi avec la même frénésie qu’à Kigali, la capitale, livrée au chaos dès le 7 avril.

Le 17, cependant, des rumeurs poussent des centaines de villageois à tenter de se réfugier auprès des religieuses de Sovu. De son propre aveu, Gertrude ne les accueille pas, de peur, dit-elle, d’attirer sur elle et sur les autres moniales la fureur des miliciens interahamwe, responsables de la plupart des crimes commis cette année-là. A partir du 18, elle refoule donc les villageois vers un centre de santé géré par sa communauté, mais situé à l’extérieur de l’enceinte. Ne restent entre les murs que ses occupantes habituelles, les familles de cinq religieuses tutsi et certains réfugiés ayant réussi à se glisser par des trous dans la clôture, sans être vus des miliciens.

« Il faut que tout soit terminé »





La condamnation prononcée par la cour d’assises de Bruxelles s’appuie sur les récits de religieuses tutsi, mais aussi de rescapés venus du Rwanda pour témoigner.

En cause : l’attitude des sœurs Gertrude et Kisito durant les trois vagues de massacres perpétrés à proximité du couvent. Le 22 avril, des centaines de personnes périssent dans et autour du centre de santé ; le 25, les miliciens font sortir tous les réfugiés présents dans le couvent et liquident sur place une cinquantaine d’entre eux, épargnant les familles des moniales tutsi ; mais le 6 mai, ces familles, soit une trentaine de personnes au total, sont finalement exécutées.

Sœur Gertrude (à droite) et ses condisciples à l’abbaye de Maredret, près de Namur, en Belgique. JACQUES COLLET / AP

Sœur Gertrude n’a pas informé les réfugiés du massacre prévu le 25, alors qu’elle-même avait été avertie la veille par Emmanuel Rekeraho, le chef de la milice locale. Persuadée d’être visée elle aussi, elle avait d’abord fui avec une partie des religieuses, avant de retourner au couvent « pour mourir chez nous ». Surtout, deux semaines plus tard, elle envoie une lettre accablante, qui sera fatale aux familles des religieuses restées sur place.

Ce document, reproduit dans le livre de Jérôme Gastaldi, est une « Demande de protection aux autorités » adressée le 5 mai au bourgmestre (l’équivalent du maire) de Butare. Sœur Gertrude s’y plaint de la présence de personnes venues « de manière désordonnée et qui s’obstinent à rester » dans le monastère. Autrement dit, les fameuses familles. « Je vous demande avec insistance monsieur le bourgmestre que la date du 6/05/1994 soit la date limite : il faut que tout soit terminé à cette date pour que les travaux habituels du monastère se poursuivent sans inquiétude. » La dernière partie du texte est soulignée.

« Que tout soit terminé »… Pour l’avocate Michèle Hirsch, conseil des parties civiles lors du procès de 2001, l’intention criminelle ne fait aucun doute : « Quand on connaît la terminologie du génocide, ces mots voulaient dire : “Venez terminer le travail.” » C’est d’ailleurs ainsi que l’ont entendu les « autorités », accourues sur place en moins de vingt-quatre heures, machettes à la main.

Pour sœur Gertrude, en revanche, la panique explique sa démarche. « J’ai pris des décisions que je regrette, mais je pensais qu’ils seraient seulement déplacés. » Et puis, affirme-t-elle, « cette lettre, je l’ai signée, mais pas écrite ». Un certain Gaspard Rusanganwa, voisin du couvent et adjoint de Rekeraho, aurait lui-même rédigé le texte en insinuant que les religieuses étaient en danger. Au procès, Rekeraho a pourtant soutenu ne pas avoir eu l’intention d’éliminer les sœurs, ni leurs familles.

Choix difficiles



Sœur Gertrude est soupçonnée d’accointances avec Rekeraho, ce qu’elle nie absolument. Tout au plus reconnaît-elle des relations fondées sur la crainte. Car la peur, la terreur même, sont au centre de ces événements. Celles des victimes, bien sûr, mais aussi celle de sœur Gertrude, qui assure avoir alors été confrontée à des choix terribles.

« Mettez-vous dans la peau de quelqu’un qui a une famille à défendre, dit-elle. S’il ne s’agissait que de ma vie à moi, je l’aurais donnée. Mais fallait-il que je livre ma communauté ? » Dans ces torrents d’horreur, suggère-t-elle, le sens commun n’avait plus cours. « Croyez-vous que nous avions encore une intelligence pour réfléchir ? Nous étions traquées, sans secours, nous avons traversé des vallées de sang. Il faut l’avoir vécu. »

A quel saint se vouer, dans une situation chaotique, où les morts finissent par devenir plus nombreux que les vivants ? L’un des soutiens de la religieuse, inattendu là encore, vient d’une femme tutsi qui a perdu cinq membres de sa famille en 1994. Appelons-la Marie – elle ne souhaite pas donner son nom, par crainte d’éventuelles représailles contre elle ou ses proches restés au Rwanda. Elle aussi plaide l’affolement, l’incapacité à raisonner normalement, les choix qui finissent par tuer.

« J’ai bien vu à quel point on ne savait que faire, explique cette femme dont la famille était amie avec celle de Consolata Mukangango. On reproche aux survivants d’être toujours là. Moi-même, je me pose la question. J’étais l’aînée, j’aurais peut-être dû obliger mon frère et ma belle-sœur à se cacher au même endroit que moi. Ils ont pris une autre direction, ils en sont morts. » Puis elle ajoute : « Croyez-vous que je pourrais même approcher sœur Gertrude, si je la croyais coupable ? »


Jérôme Gastaldi, lui, est persuadé que son amie « a fait ce qu’elle a pu. » Il suggère que les dissensions entre religieuses auraient poussé certaines à charger leur ancienne mère supérieure. « L’une d’elles est même venue ensuite à Maredret pour demander pardon à sœur Gertrude, disant qu’elle avait subi des pressions, affirme-t-il. Et puis, si la mère supérieure avait été dans la haine, n’aurait-elle pas livré ces gens dès le départ ? » Il soupçonne enfin le procès d’avoir servi à « purger l’histoire » belge, encombrée d’un lourd passé colonial. « Mais attention, je ne suis pas négationniste, conclut-il. Je ne réfute pas la réalité du génocide. »


Indissociable de tout génocide, la question du négationnisme n’en plane pas moins sur l’histoire rwandaise. Selon Me Hirsch, elle a d’ailleurs tout récemment refait surface dans un nouveau procès lié aux massacres de 1994.

Le 19 décembre 2019, Fabien Neretsé, haut fonctionnaire rwandais, a été condamné à vingt-cinq ans de prison par la cour d’assises de Bruxelles pour génocide et crimes de guerre. La justice a tranché, démêlant les fils de l’histoire.

Dans le cas de sœur Gertrude, elle a aussi dépassé la fameuse question miroir : « Qu’auriez-vous fait à sa place ? » Dans son livre Comment devient-on génocidaire ? (Grip, 2013), le juge Damien Vandermeersch, qui a instruit le procès de 2001, rappelle une phrase d’Hannah Arendt, dans Responsabilité et jugement : « Ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. » Il arrive que les choix soient difficiles, observe-t-il, mais certaines options n’en restent pas moins criminelles. La justice est là pour servir de boussole, quand le sang a cessé de couler.

Raphaëlle Rérolle, Maredret (Belgique), envoyée spéciale
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024