Citation
C’est un « témoin de contexte », assurément de qualité qui se présente à nous ce 12 novembre 2019, jouissant de l’aura de celui qui était présent au moment des événements, mieux, de celui qui nous représentait auprès des autorités rwandaises à l’époque du génocide. Johan Swinnen, 73 ans, était l’Ambassadeur de Belgique au Rwanda du 15 août 1990 au 12 avril 1994. Il a été « évacué de force » alors qu’il restait encore des Belges sur place : lui-même était menacé de mort, quelques collaborateurs ont pris le relai.
Aujourd’hui, Swinnen recherche, dit-il, la vérité et l’objectivité.
Je vais m’efforcer de vous le décrire, emplie de ma propre expérience et de ma propre vision du monde. Celle d’une descendante de réfugiés polonais, accueillis à grand peine durant la Grande Dépression. Celle d’une fille d’enfants cachés pendant la Shoah, jugés indésirables parce qu’ils étaient Juifs. Celle d’une petite-fille de résistant qui a vu toute sa famille décimée. Celle d’une amie de femmes qui ont vécu le génocide dans leur chair, ces dames d’Avega pour lesquelles je nourris un immense respect, elles qui ont décidé de transmettre la mémoire des disparus durant le génocide. Celle d’une passionnée du discours et du récit, qui recherche ce qui peut se dissimuler derrière les mots et qui se permet donc, ici, d’émettre une série d’hypothèses, réfutables bien entendu, tel est le jeu du libre-examen.
Et c’est précisément la question du récit qui occupe l’esprit et le discours de Johan Swinnen. « Cet épisode du Rwanda est mal conté, témoigne-t-il. L’histoire est partielle, partiale, infectée de mensonges, de simplismes. On tombe dans le piège de la pensée unique où toutes les victimes se trouvent d’un côté et les responsables de l’autre. Nous devons mener un combat pour la vérité. » Son raisonnement s’inspire dès lors de son expérience, indiscutable selon moi, et de son vécu. Swinnen est un être de chair et de sang, comme vous et moi.
Swinnen est un diplomate aussi. Il tente donc de respecter une certaine équidistance par rapport aux protagonistes d’un conflit. Swinnen est un diplomate belge, il peut donc se prévaloir d’un rapport privilégié avec le Rwanda – paternaliste ou même teintée de colonialisme, me dira une amie rwandaise ; peut-être, je ne sais pas. Swinnen est un diplomate belge occidental, en effet. Il a pratiqué une diplomatie franche, confesse-t-il, n’hésitant pas à dénoncer des actes et des politiques abusives par rapport aux Droits de l’Homme, du côté du pouvoir comme de celui des rebelles.
Comment a-t-il pu vivre le « départ » des Belges du Rwanda suite au massacre de nos casques bleus ? Comme légitime, nous dit-il, à une époque où « chacun devait se farcir son Belge », selon les appels à la haine de la Radio-Télévision des Milles Collines mise en place par les extrémistes hutus. En revanche, il estime que la MINUAR – Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda – aurait dû rester sur place, malgré la faiblesse de son mandat.
Et comment a-t-il ressenti l’échec des efforts de la Communauté internationale qui a vainement tenté de concilier le pouvoir hutu avec les réfugiés tutsis qui exigeaient de rentrer au pays ? Et son échec personnel à harmoniser les points de vue, lui qui n’a pas ménagé sa peine, rencontrant tant le Président de l’époque, Habyarimana, et le chef des rebelles tutsis, Kagame, alors dirigeant du FPR rebelle ? Je ne l’ai pas vraiment perçu. L’interrogatoire nous révélera cependant, entre les lignes, par allusions successives, les réticences que nourrit Johan Swinnen à l’égard du Paul Kagame de l’époque comme de l’actuel Président.
L’ambassadeur est en effet arrivé dans « un pays en paix, bien géré, un modèle de développement. » Bien sûr, des procès en cours visaient des journalistes opposants et la corruption sévissait, çà et là, mais dans l’ensemble, le Rwanda pouvait se vanter d’être « le chouchou de la Communauté internationale ». Ce pays a été confronté à « des risques de déstabilisation tragiques » face au retour des réfugiés tutsis, « surtout ceux du FPR qui se trouvaient en Ouganda ». « Dans un pays plein, surpeuplé, nous dit-il, il n’y avait pas d’avenir pour les réfugiés. » Cette explication m’interpelle car elle reflète l’argumentation communément développée – aussi ici, chez nous, maintenant – quand il s’agit de les accueillir. Mais surtout, parce que ces réfugiés étaient des Rwandais, Tutsis, certes, mais Rwandais. Ne pouvaient-ils pas rentrer chez eux ?
Une seconde difficulté se greffait sur la première : le pays devait être réformé et introduire le multipartisme, la démocratie. Dans ce domaine, des « progrès fascinants » ont rapidement été réalisés. Dans le même temps, la situation restait explosive, le Rwanda entrant dans un cycle infernal des agressions et des représailles, de la violence et de la vengeance. « A un moment, près d’un million de personnes ont été déplacées qui avaient dû fuir le FPR. »
Comme la plupart des analystes, Swinnen pointe les accords de paix d’Arusha, inéquitables vis-à-vis des Hutus, précise-t-il, comme à l’origine de la radicalisation de cette ethnie. Il souligne qu’aucune des parties ne les a suffisamment défendus. La création du mouvement « émotionnel et politique de résistance » – oui « de résistance » a-t-il dit – du Hutu Power en sera la conséquence. La Radio-Télévision des Milles Collines, une « radio de haine » souligne Swinnen, luttera contre le retour de la domination tutsie. Mais Kagame avait aussi une radio contribuant à la polarisation du pays, nous informera l’ambassadeur, toujours soucieux d’équidistance. Une véritable « hystérie collective » saisira le Rwanda.
Ainsi, Swinnen nous décrit-il des frères jumeaux et ennemis, agissant comme en miroir l’un de l’autre.
La situation ainsi créée amène Johan Swinnen à s’interroger sur les responsabilités. Et c’est là que, question après question, par faisceaux convergents, les indices semblent s’orienter vers une seule personne, même si l’ex-ambassadeur ne nous l’indique pas clairement. Je reprends ici certaines de ces questions :
« Dans quelle pièce avons-nous joué ? » se demande Swinnen. Je ne sais pas très bien ce que désigne ce « nous ». Est-il collectif, désignant les Belges ou les Occidentaux, majestatif ou de modestie, désignant Swinnen lui-même ? On devine, entre les lignes, que l’ex-ambassadeur met en cause la sincérité du FPR de l’époque. « Le FPR ne pouvait pas être le champion d’un processus électoral, puisque minoritaire. » Il tenait pourtant, selon Swinnen, un discours très démocratique, contre la dictature en place. Qu’en est-il du Rwanda d’aujourd’hui ? se questionne le diplomate.
« Pourquoi tant de Rwandais sont tombés dans le piège de la radicalisation ? Qui y avait intérêt ? Y avait-il des agendas machiavéliques ? ». On retrouve là la question favorite des tenants des théories du complot : A qui profite le crime ? Et l’ex-Ambassadeur de souligner que le tribunal d’Arusha chargé de juger les génocidaires a conclu que Habyarimana n’avait pas d’agenda caché.
« Pourquoi le génocide a-t-il duré si longtemps ? Pourquoi celui qui l’a stoppé ne l’a pas fait avant ? » Et Swinnen de rappeler que Kagame a toujours été opposé à la présence de la Minuar sur place. Alors « pourquoi faire le procès de la communauté internationale ? »
Johan Swinnen insiste, il n’est pas négationniste. Il reconnaît le génocide mais « il faut s’en prendre aux véritables responsables. La justice doit être faite avec patience, avant qu’on ne trouve la vérité. »
Les responsables du génocide contre les Tutsis seraient-ils aussi les Tutsis eux-mêmes ? On reconnaît là aisément l’argument de la provocation. Justifierait-elle un génocide, un million de morts en cent jours ?
Mais, pour rappel, c’est d’une responsabilité individuelle dans un crime précis à une époque déterminée que devra juger la Cour.
Et qu’en est-il de Claire Beckers, cette ressortissante belge mariée à un Tutsi, sauvagement assassinée dès le début du génocide, et dont le cas est examiné par le tribunal aujourd’hui ?
Étrangement, le raisonnement tenu par l’ex-Ambassadeur à son égard s’apparente à celui tenu autour du génocide. Nous savons par sa sœur Martine qu’avant d’être massacrée, Claire Beckers a tenté, à plusieurs reprises, d’alerter l’Ambassade des risques qu’elle encourrait. Sans succès. Et on veut bien comprendre que les services diplomatiques, dotés de trop peu de moyens techniques, aient été submergés.
Johan Swinnen souligne le premier devoir du diplomate : s’occuper de la sécurité de ses ressortissants. Dès son arrivée, en 1990, il avait mis en place des listes complètes et un système pyramidal de communication afin que chacun puisse être averti ou contacter l’Ambassade en cas de danger. Chaque quartier avait son responsable. « Claire Beckers avait-elle averti le sien ? » questionne-t-il. « Claire n’a pas eu de chance. Combien de fois a-t-elle essayé ? » Swinnen a appris son assassinat rapidement. « Claire Beckers, je la connaissais bien, nous dit-il. Elle est venue me voir plusieurs fois. Je ne sais pas si elle avait des contacts avec le responsable du quartier. Elle était toujours très anxieuse, très inquiète. C’était une gentille personne. Elle a dit que son fils s’était enrôlé au FPR, à Bujumbura. S’en est-elle vantée ? »
Claire Beckers figurerait-elle parmi les responsables de sa propre mort ?
A cette question, je peux clairement répondre. Claire avait sûrement des raisons de lancer des alertes, comme on dit aujourd’hui, sur le sort réservé à l’époque aux Tutsis. Elle était bien plus qu’une gentille fille angoissée.
Et même si cela avait été le cas, aurait-ce été une justification ? Et en existe-t-il une pour ses voisins, tués en même temps qu’elle ?
Votre Excellence l’Ambassadeur honoraire, tout comme, dans votre témoignage, vous vous permettez de poser respectueusement des questions au Président rwandais, permettez-moi aussi de vous interroger : Existe-t-il une quelconque justification au génocide ?
Evelyne Guzy