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Le 6 avril 1994, il est 20h22. L'avion qui ramène d'Arusha en Tanzanie le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, le président du Burundi, Cyprien Ntaryamira, et le chef d'état-major de l'armée rwandaise, le général Nsabimana, est abattu par un missile tiré depuis une colline de Kigali qui surplombe l'aéroport de Kanombe. Il n'y a aucun survivant parmi les passagers et l'équipage du Falcon. Le Rwanda, à peine engagé dans un processus de paix, est au bord du précipice.
Les accords d'Arusha de 1993 qui établissent un partage du pouvoir entre le régime en place, hutu, et la rébellion, tutsie, qui a lancé des attaques depuis 1990, prévoient qu'Agathe Uwilingiyimana, Première ministre du gouvernement intérimaire, une Hutue modérée, assure la transition. L'état-major de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar) décide en urgence d'augmenter la protection dont elle bénéficie. Le contingent belge, qui en forme l'ossature, dépêche à son domicile, dans le centre de Kigali, dix hommes du peloton Mortier
qui assure les opérations d'escortes des personnalités politiques. L'objectif de Roméo Dallaire, le général canadien qui commande la Minuar, est d'assurer la sécurité de la Première ministre qui doit s'adresser à la radio nationale, à l'aube du 7 avril, pour appeler la population au calme et démontrer de la sorte qu'il n'y a pas de vide du pouvoir. Mais des membres de l'entourage du président Habyarimana (un cercle dénommé l'akazu
, la petite maison
), des Hutus extrémistes qui ne consentent pas à partager le pouvoir avec la minorité tutsie de la population, en ont décidé autrement. Le chef de cabinet du ministre rwandais de la Défense, le colonel Bagosora, « s'est levé et s'est penché vers moi, les jointures de ses doigts pressées sur la table. Il a réitéré avec force que la Première ministre, Madame Agathe, ne possédait aucune autorité », explique Roméo Dallaire (1), évoquant une rencontre le soir de l'attentat avec celui qui de facto gère l'après-Habyarimana. La mission du détachement du peloton Mortier
auprès d'Agathe Uwilingiyimana devient dès lors particulièrement périlleuse...
La confirmation est immédiate pour les dix Casques bleus belges dirigés par le lieutenant Lotin. Dès l'annonce de l'assassinat du président Habyarimana, des barrages ont été érigés dans Kigali. Les militaires et les miliciens extrémistes qui s'y postent sont particulièrement agressifs. D'autant plus envers des militaires belges de la Minuar qu'est rapidement répandue la rumeur qui veut que ce sont certains d'entre eux qui ont abattu l'avion présidentiel. Non sans mal, les dix Casques bleus belges parviennent à rejoindre le domicile d'Agathe Uwilingiyimana vers 5h20 alors que l'ordre leur a été transmis vers 1h du matin. Tout de suite, l'habitation est la cible de premiers coups de feu; des hommes de la Garde présidentielle, lourdement armés, ont pris position aux alentours. Comme si leur objectif était d'empêcher la Première ministre de se rendre au siège de la radio publique et de l'éliminer. Agathe Uwilingiyimana l'a bien compris. Elle qui espérait qu'une protection renforcée de la Minuar lui permettrait d'« assumer la continuité de l'Etat et de sauvegarder la paix civile » (2), tente désormais - il est environ 8h20 - de s'enfuir par les jardins qui entourent sa parcelle. Elle réussit à se réfugier chez un voisin où elle sera débusquée avant d'être assassinée, chez elle, en compagnie de son mari.
La menace des militaires rwandais s'est en effet faite plus précise. Et les Casques bleus, belges et ghanéens, sont face à un dilemme : se rendre ou combattre, en attendant l'arrivée de renforts, avec des chances très aléatoires de survie. Des tractations s'engagent alors entre Thierry Lotin et celui qui commande les hommes de la garde présidentielle qui les assiègent et qu'il qualifie, dans ses contacts radios avec sa hiérarchie, de "major". Celui-ci leur propose de rendre leurs armes et, en contrepartie, il les conduira dans un lieu sûr, un bâtiment de la Minuar. « C'est à toi de juger. Tu es seul maître de la situation », lui conseille le colonel Luc Marchal, l'officier belge de la Minuar commandant le secteur de Kigali. Le choix s'impose à Thierry Lotin : deux de ses hommes ont déjà été neutralisés par les Rwandais.
Désarmés, les dix Belges et les cinq Ghanéens montent dans un minibus et sont conduits au camp Kigali, distant d'environ 1 km de la résidence de la Première ministre, qui vit ses dernières minutes. Le camp Kigali est un complexe militaire au centre de la capitale rwandaise.
Débarqués sur place, Thierry Lotin et ses hommes sont contraints de s'agenouiller le long d'un mur. Aussitôt, la rumeur de l'implication des Belges dans l'assassinat du président Habyarimana étant attisée par certains, c'est la curée. « J'ai entendu, au moment où les éléments de la Garde présidentielle arrivaient avec les Casques bleus, l'officier qui les conduisait chuchoter aux militaires stationnés (sur le) tarmac que ces militaires belges avaient abattu l'avion présidentiel. C'est à ce moment que les militaires rwandais ont attaqué les Casques bleus massivement et cruellement », raconte un témoin, M. Silas Gashomba, dans une déclaration à l'auditeur général près la Cour militaire (3), en désignant, selon toute vraisemblance, Bernard Ntuyahaga. L'accusation est aussi colportée par un sous-officier rwandais, l'adjudant-chef Léonard Sebutiyongera. Celui-ci « dirige le secrétariat de la présidence et est considéré par plusieurs de mes informateurs comme faisant partie de l'akazu », fait observer le professeur et spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs, Filip Reyntjens (2).
Les Casques bleus sont pris à partie par des militaires rwandais, dont des invalides de guerre. Le lieutenant Lotin a réussi à entrer dans le local réservé à la Minuar et, par le Motorola du seul observateur de l'Onu présent, le capitaine togolais Apedo, à alerter ses supérieurs. Il est 9h06. « Ils vont nous lyncher », crie-t-il au lieutenant-colonel Dewez, l'officier commandant le contingent belge (4). « Tu ne crois pas que tu exagères un peu ? », lui répond celui-ci, incrédule face à la tournure des événements...
Quatre Belges sont pourtant en train de mourir à coups de pierres, de gourdins, de baïonnettes et de... béquilles. Leurs compagnons et les Casques bleus ghanéens ont réussi à s'engouffrer dans le local de la Minuar, aux côtés du lieutenant Lotin et du capitaine Apedo. Les Belges n'obtiennent cependant qu'un sursis. Alors que la soldatesque laisse les Ghanéens et le Togolais s'extraire du bâtiment, le calvaire des autres continue. Leur résistance courageuse ne peut rien contre le déchaînement de violences que personne, ni officiers rwandais ni responsables de la Minuar, ne vient rompre. Les Casques bleus belges sont tués les uns après les autres. C'est le sergent Yannick Leroy, grâce à un revolver qu'il a réussi à dissimuler et à un fusil arraché à un Rwandais, qui est le dernier à succomber. Il est environ entre 12h et 14h lorsque le jet d'une grenade lui est fatal. Elle a été lancée par le caporal Twahirwa, seul exécutant du massacre dont l'identité est connue et qui est détenu au Rwanda.
Le général Dallaire, qui a pourtant vu les corps de certains des soldats belges depuis la route qui longe le camp Kigali sans - pouvoir ? - intervenir, rapporte les propos du colonel Bagosora et du chef d'état-major de la gendarmerie qu'il rencontre dans l'après-midi du 7 avril. Ils m'ont indiqué qu'« il était peut-être préférable que les Belges quittent la Minuar à cause des rumeurs selon lesquelles ils auraient abattu l'avion du Président et au vu des réactions que cela avait déjà suscité au camp Kigali » (1). L'objectif des extrémistes du régime est atteint.
(1) J'ai serré la main du diable
, Roméo Dallaire, éd. Libre Expression, Outremont, Québec, 2003, 685 pp., 27,05 euros.
(2) Evocation par Filip Reyntjens, dans "Trois jours qui ont fait basculer l'histoire", éd. L'Harmattan, Cahiers africains n°16, Paris, 150pp.
(3) Rapport de la commission d'enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda - Sénat de Belgique.
(4) Dix commandos vont mourir !
, Alexandre Goffin, éd. luc Pire, Bruxelles, 184pp.