Fiche du document numéro 2550

Num
2550
Date
Mercredi 20 avril 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
83767
Pages
1
Titre
Puissance de l'impuissance
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
APRES-COUP

Au Rwanda, un Casque bleu lacère son béret d'un coup de poignard,
laconiquement sardonique, plein de rage fatiguée. Toute la puissance
de l'impuissance dans ce geste anonyme, narrant en trois secondes
l'horreur rwandaise pour tous les journaux du monde (il fera
l'ouverture de celui de TF1). Certes, on avait déjà eu des images
«objectâtes» de cette horreur: travelling en camions fugueurs sur des
routes ensanglantées, exécutions à la machette dans le flou des
télé-objectifs (ce qui nous suffisait amplement). Mais ce geste-là - à
peu près l'inverse exact de celui que fait l'armée lorsqu'elle
désavoue l'un des siens en lui arrachant sèchement ses épaulettes
- nous fit frissonner, précisément parce qu'il était une image: non pas
une chose, mais un sentiment filmé. Même impression en regardant le
terrible « 24 Heures », rediffusé hier après-midi sur Canal +, sur le
rapatriement des ressortissants français au Rwanda. Cet homme qui
tombe en pleurant dans les bras de sa femme à l'aéroport de Roissy, et
lui dit: « On a été obligé de rouler sur des cadavres. » Cette petite
orpheline rwandaise de cinq ou six ans qui raconte que des messieurs
lui ont cassé les dents avec de grands bâtons. Puis la soeur polonaise
qui dirigeait l'institution d'où vient cette enfant, qui explique
qu'en général, les orphelins n'ont pas été traumatisés, mais qu'elle,
c'est un cas spécial: « Elle a été ramassée parmi les cadavres. » Refus
d'être saint Thomas. Refus de toucher des yeux la mort. Lundi soir,
une journaliste de TF1 expliquait qu'en interdisant aux médias
d'approcher de Gorazde, les Serbes avaient réussi leur coup et
dissuadé l'Otan d'intervenir. Pierre terrible dans notre jardin?
Pourtant, juste après son sujet « sans cadavre », une voix surgissait en
direct de Sarajevo: celle de Geneviève Begkoyan, représentante du Haut
Commissariat aux réfugiés. Une voix blanche qui clouait sans aucune
joie le bec à PPDA en lui disant: « Mais pourquoi parlez-vous de
Gorazde ? Gorazde n'existe plus. Gorazde, c'est fini maintenant. » Une
voix tel un coup de poignard dans le béret de tous les Casques bleus
du monde, dans les cartons de l'aide humanitaire, une dague dans la
complainte des péroraisons, diplomatiques. Pas besoin d'images de
cadavres quand les vivants font, devant la caméra, des gestes morts,
quand les vivants parlent à la télé avec une voix qui n'a plus que
l'espoir des morts. Ou alors?
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