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La France s'enlise au Rwanda, au risque de devenir partie prenante
dans une des guerres les plus vicieuses d'Afrique. Pris au piège du
soutien apporté, depuis deux ans, au régime du général-président
Juvenal Habyarimana, Paris ne cesse de dépêcher à Kigali des
« compagnies supplémentaires chargées d'assurer la sécurité des
ressortissants français ». Samedi, deux nouveaux contingents (300
hommes) ont ainsi été envoyés d'urgence au « pays des mille
collines ». Après l'envoi de 150 soldats dix jours auparavant, les
effectifs français sur place dépassent à présent 600 hommes. C'est
beaucoup pour une ancienne colonie belge, dix fois moins étendue que
l'Hexagone et où ne résident que 400 Français !
« La situation est extrêmement préoccupante. Kigali peut tomber à tout
moment », a expliqué vendredi soir un haut responsable à Paris,
confirmant que les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR),
l'opposition armée au régime, n'étaient plus « qu'à 25 kilomètres de la
capitale ». Il redoutait « l'effondrement » du pouvoir à Kigali « dans les
tout prochains jours, qu 'il y ait ou non prise de la capitale par les
rebelles ». La pression sur la ville serait en effet suffisamment forte
pour provoquer l'implosion du régime. « Dans ce cas, il ne nous
resterait qu'à évacuer en catastrophe ou à intervenir, à titre
humanitaire, pour éviter un bain de sang. Or, en Afrique, la France ne
veut plus apparaître comme interventionniste. »
Hier soir, le spectre d'un engagement militaire actif aux côtés du
président Habyarimana - alors que la France a constamment refusé
d'intervenir en faveur de mouvements contestataires en Afrique, même
quand ils étaient, comme par exemple au Togo, écrasés dans le sang -
s'est éloigné dans l'immédiat. Depuis Byumba, le chef du FPR, le
colonel Alexis Kanyarengwa, a en effet proclamé un « cessez-le-feu
immédiat » concédant pour la première fois le retrait de ses troupes
sur les positions tenues avant la rupture de la précédente trêve, au
début du mois. Sous réserve d'acceptation par le gouvernement rwandais
d'une « zone tampon » soumise au contrôle des observateurs de l'OUA
(Organisation de l'unité africaine), les rebelles se déclarent prêts à
retourner « dans les meilleurs délais » à la table des négociations à
Arusha, en Tanzanie.
Si la crise aiguë semble ainsi désamorcée in extremis, la question de
l'engagement français au Rwanda demeure néanmoins sans
réponse. Pourquoi, depuis deux ans, la France maintient-elle à Kigali
une présence militaire permanente alors que la Belgique a retiré ses
parachutistes dès le lendemain de l'évacuation partielle de ses
ressortissants, en novembre 1990, au début de la guerre civile ? A
Paris, après avoir usé jusqu'à la corde le paravent de la « sécurité
des Français sur place », on met en avant, pêle-mêle, « le ralliement
du Rwanda au mouvement francophone », « la responsabilité de la France
en Afrique » et la « ferme volonté de démocratisation » du président,
qualifié de « très bon élève de La Baule ». Est-ce assez de raisons pour
justifier l'encadrement d'une armée qui, autrement, de l'aveu même
d'un militaire français, « se serait débandée depuis longtemps » ?
Accusée la semaine dernière par un observateur de l'OUA, qui avait
tenu à garder l'anonymat, d'avoir directement participé aux combats,
l'armée française a protesté de sa bonne foi. Celle-ci, cependant, a
été prise en défaut à plusieurs reprises: ainsi, en novembre 1990, un
agent du service de contre-espionnage français avait, en la « pilonnant de roquettes à bord d'un hélicoptère, stoppé la colonne
avancée du FPR qui s'apprêtait déjà à investir Kigali ». Il y a un an,
un officier français, le lieutenant-colonel Chollet, exerçait
l'autorité opérationnelle sur l'armée rwandaise. « Cette fois-ci, nous
ne sommes pas intervenus dans les combats à proprement parler », a
cependant insisté une source militaire à Paris, tout en admettant que
« nos hommes étaient très près des zones de combats ».
Par « fuites » distillées dans la presse, les services français ont,
depuis une semaine, tenté d'accréditer l'idée d'une guerre menée, non
pas par les rebelles du FPR, mais par l'Ouganda contre son voisin
rwandais. La confusion est d'autant plus facile à entretenir qu'une
grande partie de l'armée ougandaise, et notamment de son état-major,
est composée de Tutsi, l'ethnie minoritaire et opprimée au
Rwanda. Soupçonnant par ailleurs la Grande-Bretagne de soutenir
l'Ouganda, l'ancienne « perle » de ses possessions en Afrique de l'Est,
« pour avoir un levier sur le Sud-Soudan », la thèse d'une « invasion
étrangère » a été poussée, à Paris, jusqu'à imaginer une « prise en
tenaille du Rwanda, du nord et du sud, avec le concours du Burundi. Le
tout pour assouvir l'impérialisme tribal qui rêverait d'un ``grand
Tutsiland'' ». Si, en réalité, les conflits ataviques - entre Hutu et Tutsi - dans
l'Afrique des Grands lacs mériteraient sans doute une lecture
davantage politique, la récurrence de massacres au Rwanda n'en est pas
moins établie. Après les tueries de plus de 300 civils tutsi
organisées par les escadrons de la mort de la présidence en janvier
(cf. Libération du 9 février), le FPR se voit à présent, à son tour,
accusé de liquidations sommaires. Le Comité de liaison des
associations rwandaises de défense des droits de l'homme (Cladho)
vient ainsi de dénoncer, sur la foi de « témoins oculaires », la mort de
« centaines de civils tués par les soldats du FPR ».
Vendredi, le Quai d'Orsay s'est empressé de condamner ces tueries tout
en admettant qu'il était toujours « en train de procéder à des
vérifications ». L'indignation peut surprendre alors que, en dépit de
plus de 1 500 civils tués depuis deux ans, le régime Habyarimana n'a
jamais été publiquement désavoué. Même pas lorsque, le 10 octobre
1990, le journal rwandais Kangura a publié ses « dix commandements pour
la pureté de la race Hutu » avec, couvrant toute la dernière page, un
portrait de François Mitterrand, « un véritable ami du Rwanda »
Stephen Smith et Dominique Garraud
Le beau-frère du président rwandais, accusé d'avoir menacé deux
opposants au régime, a été arrêté samedi à Montréal où il doit être
inculpé, indique la police. Protaïs Zigiranyirazo avait déjà été mis
en cause, dans le passé, pour son appartenance supposée au « réseau
zéro », les escadrons de la mort de la présidence.