Fiche du document numéro 24993

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
24993
Date
Septembre 1996
Amj
Auteur
Fichier
Taille
8336417
Pages
12
Titre
Les mondes de François Mitterrand [Extrait : « La politique africaine après le discours de La Baule »]
Page
693-712
Source
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Tragédie au Rwanda

Le Rwanda, pays d'Afrique centrale grand comme la Bretagne,
est situé à l'ouest du Zaïre, au sud de l'Ouganda, au nord du Burundi
et à l'ouest de la Tanzanie. Il est peuplé de 7 millions d'habitants,
dont 1 % de Twa, occupants d’origine, proches des Pygmées, 85 %

de Hutu, agriculteurs bantous, et 14 % d’éleveurs Tutsi arrivés, croit-on, de la vallée du Nil. Ces populations d'origines diverses semblent
avoir cohabité avant l’époque coloniale, un royaume ayant été instauré au XVIe siècle sous la direction d’un mwami, Tutsi comme l'élite
du pays 1.

Ni le Rwanda, ni le Burundi n’ont fait partie de l'empire français. L'Allemagne qui, de 1898 à 1918, a géré le royaume, rattaché
à l'Afrique orientale allemande, s’est appuyée sur les élites tutsi,
converties par les missionnaires au catholicisme. La Belgique, qui a
reçu mandat de la SDN à partir de 1923, et de l'ONU à partir de
1946, pour administrer le Rwanda (à l’époque, on désignait d’un seul
bloc le « Rwanda-Urundi », bien connu des philatélistes), reconduisit
cette alliance avec la minorité tutsi. Face à l’inéluctabilité de l'indépendance, les Belges et l'Église, restée extrèmement puissante,
décidèrent, à la fin des années cinquante, de composer avec la réalité
majoritaire, hutu. Ce que les Tutsi n'acceptèrent pas.

Après la proclamation de la République du Rwanda en 1959, et
l'élection d'un premier Président hutu, Grégoire Kayibanda, puis son
remplacement en 1973 par son ministre de la Défense, Juvénal
Habyariman, les Tutsi furent nombreux à fuir dans les pays voisins,
notamment en Ouganda où ils aidèrent le Président Museveni, de
mère tutsi, à prendre le pouvoir, et à partir duquel ils ne cessèrent
par la suite de chercher, avec l'appui de ce dernier, à « reconquérir »
le Rwanda. Après l'indépendance, les dirigeants rwandais — hutu —
se tournèrent vers la France, seule des ex-puissances coloniales à
maintenir un réel intérêt pour l'Afrique et une aide conséquente. Le
Rwanda et le Burundi entrèrent ainsi peu à peu dans le champ de
l'Afrique liée à la France. Les dix premières années de pouvoir du
Président Habyarimana ne se passèrent pas trop mal, encore que les
affrontements violents entre membres des deux ethnies n'aient jamais
complètement cessé et que des milliers d’autres Tutsi aient füi dans
les pays voisins, en Ouganda et en Tanzanie.

Au début de la présidence de François Mitterrand, le Président
Habyarimana apparaît comme un homme de bonne volonté et un

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1. La distinction Hutu/Tutsi est ethnique, mais un Hutu qu achetait un troupeau
pouvait acquérir le statut social d'un Tutsi. À l'inverse, un Tutsi qui perdait ses vaches se retrouvait dans La situation d'un Hutu.
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facteur d'équilibre pour un pays où, les spécialistes de l'Afrique le
savent, les extrémistes hutu sont prêts à tout pour garder le pouvoir
et empêcher tout retour des émigrés Tutsi, alors que ces derniers sont
déterminés à reprendre le pouvoir de gré ou de force ; plutôt par la
force, en fait, puisqu'ils sont très minoritaires — ils ont créé en
Ouganda un «Front patriotique rwandais » (FPR) à la fin des années
quatre-vingts. C'est ainsi que, le 1er octobre 1990, le FPR tente une
première fois d'envahir le Rwanda depuis le territoire ougandais. La
Belgique et la France envoient alors un détachement pour protéger et
évacuer leurs ressortissants, ce qui dissuade les assaillants d'aller plus
loin. Faut-il préciser que cette action de protection qui a pour effet
d'empêcher le renversement, par une minorité armée par un pays
étranger, d'un gouvemement africain légitime, n'est alors critiquée
par personne, ni en Europe ni en Afrique, sauf peut-être en Ouganda ?

La France maintient ensuite ses troupes sur place pour éviter la
reprise des combats, mais aussi pour pousser à un accord entre les
parties. En effet, au Rwanda comme dans le reste de l'Afrique, notre
politique consiste à essayer d’infléchir les comportements dans le
sens de la démocratisation recommandée à La Baule. C'est, au
Rwanda, plus nécessaire encore qu'ailleurs, car chaque camp est de
plus en plus à la merci de ses extrémistes, et les provocations et
affrontements y sont fréquents ; c'est également plus difficile, car
aussi bien chez les Hutu que chez les Tutsi, les « durs » sont décidés
à empêcher tout compromis.

François Mitterrand pense qu'il faut faire fond sur le Président
Habyarimena pour conduire le pays à évoluer. Il représente sans
conteste la majorité, mais il faudrait qu’il trouve un moyen d'associer
la minorité au pouvoir. Le 30 janvier 1991, il lui écrit que « le confit
ne peut trouver de solution durable que par un règlement négocié et
une concertation générale dans un esprit de dialogue et d'ouverture ».
Il précise les conditions qui favoriseraient ce règlement : l'ouverture
d'un dialogue direct avec toutes les composantes de Ia nation (donc
aussi avec la minorité Tutsi), l'avènement d'un État de droit respectueux des droits de l’homme, le règlement de Ia question des réfugiés.
L'insistance française donne des résultats : un cessez-le-feu est signé
en mars 1991, après six mois d’affrontements armés ; une nouvelle
constitution est adoptée en juin 1991 ; neuf partis politiques sont créés
en juillet; un gouvemement de transition conduit par un Premier
ministre issu de l'opposition est mis en place en avril 1992, en dépit

des tentatives des extrémistes des deux bords pour bloquer le processus.

En effet, les extrémistes hutu, qui veulent garder tout le pouvoir,
et les extrémistes tutsi du FPR, qui veulent le récupérer dans sa totalité, ne désarment pas, au propre comme au figuré. Au contraire !
Cette évolution positive les menace. En février 1993, le FPR lance
une nouvelle offensive armée qui tourne court, comme la première,
mais qui amène le Conseil de Sécurité à décider de déployer 80 observateurs « à la frontière entre l'Ouganda et le Rwanda, afin de vérifier
qu'aucune assistance militaire n'est apportée aux factions en lutte au
Rwanda ». Comme on le voit, l'implication ougandaise dans ces tentatives de coups d'État est une évidence pour tout le monde.

Le 21 août 1993, la France réussit tout de même à faire signer
par le Front patriotique rwandais (tutsi) et les Forces armées rwandaises (hutu), à Arusha, en Tanzanie, des accords de paix qui organisent le partage du pouvoir entre « gouvernementaux » et FPR, et
prévoient le retour à Kigali des dirigeants et d’une partie des forces
du FPR exilés. Cet accord est considéré au Rwanda et dans la région,
de même qu’à Paris, chez ceux qui s'intéressent à l'Afrique, comme
un grand succès. Chacun estime que c’est grâce à la présence de
troupes sur place, que nul ne critique, et à son insistance politique
que la France a pu obtenir ce résultat. Le président du FPR (Tutsi),
M. Kanyarengwe, exprime même au Président français, le 28 août,
«ses remerciements les plus sincères pour le rôle joué par la France ».


Mais le Président Mitterrand sait combien ces progrès restent
fragiles et que dans les deux camps, les maximalistes n’ont pas
renoncé à entraver la politique française de réconciliation, c’est-à-dire
de partage du pouvoir. Chez les Hutu, la propagande alarmiste anti-tutsi et les appels à la haine se font de plus en plus violents. Raison
de plus, à nos yeux, pour encourager le Président rwandais à persévérer et, en s'appuyant sur nous, à maîtriser ses extrémistes. Que faire
d'autre ? Aucune des rares personnes qui s'intéressent à cette région,
aucun autre pays ne propose une autre politique.

François Mitterrand essaie justement d'attirer l'attention d'autres
pays sur la gravité d’une situation dont il n’y a aucune raison que la
France soit seule à supporter les conséquences. Il écrit par exemple
le 27 septembre 1993 à Bill Clinton que « si la communauté internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les États-Unis et la France ont, avec les pays de la région, fermement appuyés,

risquent d'être compromis ». Le 5 octobre, le Conseil de Sécurité crée
la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR),
ce qui permet à la France, dès décembre, conformément aux accords
d'Arusha, et alors que s'installent 2 550 Casques bleus de vingt-trois
pays différents, de retirer ses propres troupes du Rwanda. À cette
date, il ne se trouve presque personne pour critiquer cette politique
française.

Dans les premiers mois de 1994, le Président Habyarimana se
dit prêt, comme nous l'y invitons, à appliquer réellement les accords
d'Arusha, c'est-à-dire à franchir le pas du multipartisme et à faire
une place au FPR. Les suites concrètes se faisant attendre, le Président
tanzanien Mwinyi organise à Dar-es-salam une réunion visant à
débloquer la situation. C'est Le 6 avril 1994, au retour de cette conférence — ce qui n’est sans doute pas un hasard —, que l'avion transportant le Président rwandais et son homologue burundais, hutu lui
aussi, Cyprien Ntaryamira, qui a succédé six mois auparavant au Président N'Dadaye, assassiné (événement qui déclencha des massacres
qui firent 100 000 morts), est abattu alors qu'il s'apprête à atterrir à
Kigali.

Informé de l'attentat, n'ayant aucun doute sur les objectifs de
ceux que, de part et d'autre, gênait la politique française d'Arusha,
le Président Mitterrand pronostique les plus tragiques conséquences.
Aussitôt après l'assassinat du Président rwandais, en effet, les milices
et les extrémistes hutu, prétendant venger le Président assassiné,
déclenchent une effroyable tuerie contre les Tutsi et les Hutu
modérés, accusant le FPR de vouloir s'emparer des terres et des
emplois des Hutu. La «radio des mille collines » fanatise ses auditeurs hutu et lance sans répit des appels au massacre des Tutsi. Le
FPR reprend sa marche militaire en avant. Bientôt, le gros de ses
forces, venu des zones frontalières de l'Ouganda, s'empare de Kigali,
tandis que les massacres de Tutsi déclenchés par les milices et les
bandes armées hutu dans tout le pays tournent au génocide : 500 000
victimes environ en quelques semaines.

Les combats sont si violents que la MINUAR ne peut plus rien
faire d'autre que se protéger elle-même, d'autant plus que la Belgique
retire son contingent après que dix de ses soldats ont été tués pour
avoir voulu protéger le Premier ministre rwandais. Le Conseil de
Sécurité en tire les conséquences en se résignant, le 21 avril, à réduire
la MINUAR de 2 500 à 270 hommes ; puis, devant l'ampleur de la

tragédie, il essaie, trois semaines plus tard, avec notre appui, de
reprendre l'initiative en décidant, à l'inverse, par sa résolution 918
du 17 mai, de porter à 5 500 le nombre des Casques bleus afin de
constituer une MINUAR 2. Plusieurs pays africains (Éthiopie, Ghana,
Nigéria, Sénégal, Zimbabwe) répondent aux appels de Boutros Bouros-Gkali, mais ne disposent pas des moyens de transport et du matériel nécessaires,


En France, des voix appellent à une intervention militaire française. Le président de « Médecins sans frontières », plusieurs ONG y
sont favorables, comme la plupart des médias et beaucoup d'élus de
la nouvelle majorité sortie des urnes en mars 1993. Le Président, le
Premier ministre Édouard Balladur, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, constatant que l'ONU ne parvient pas à mettre
sur pied la MINUAR 2, que les États-Unis sont échaudés par leur
déconfiture en Somalie, et que le temps presse, en discutent en
Conseil restreint. Au départ, leurs avis divergent. Le ministre de la
Défense, François Léotard, et le chef d'état-major des Armées jugent
très risquée une intervention solitaire de la France dans des conditions
matérielles très difficiles, à 8 000 kilomètres de l'Hexagone, au milieu
d'une guerre civile d'une extrême cruauté. Alain Juppé, ministre des
Affaires étrangères, soutient que la France a le devoir d'y aller malgré
tout. Son directeur de cabinet, le bouillant Dominique de Villepin, y
pousse, en liaison avec le chef d’État-major particulier du Président,
le général Quesnot, et ils préparent déjà les modalités pratiques. En
ce qui me concerne, l'intervention me paraît s'imposer. Je le dis. Le
Premier ministre se montre d'abord plus proche de François Léotard,
tandis que le Président penche, selon les propres termes d’Édouard
Balladur, « pour une intervention plus marquée ». Après discussion, le
Président et le Premier ministre se mettent d'accord. Le Président
arbitre pour l'intervention en tenant compte des préoccupations du
Premier ministre : « J'ai défini les conditions de notre intervention
humanitaire en accord avec M. Mitterrand qui a admis lui aussi qu'un
déploiement militaire à Kigali et au centre même du pays était extrêmement dangereux. 1»

Quelles sont ces conditions ? L'autorisation du Conseil de Sécurité (préalable systématiquement exigé par le Président pour toutes

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1. Édouard Balladur, Deux ans à Matignon, Plon, 1995.
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nos interventions à l'extérieur); la limitation de l'opération à
quelques semaines, en attendant la MINUAR renforcée (Édouard Balladur a insisté sur ce point et convaincu le Président) ; une opération.
à caractère strictement humanitaire (l'accord a été immédiat entre eux
sur ce point).

Ni l'ONU, ni l'OUA n'arivant manifestement à quoi que ce
soit, l'« Opération Turquoise » est décidée en Conseil restreint le 15
juin 1994. Constatant l'absence de la MINUAR et l'urgence de Ia
situation, le Conseil de Sécurité donne son accord, le 22 juin, par la
résolution 929, à une intervention française de deux mois pour « assurer la sécurité et la protection des personnes déplacées, des réfugiés et
des civils en danger au Rwanda ».

L'opération française avalisée par l'ONU, immédiatement mise
en œuvre avec 5 000 militaires français et 500 militaires africains,
consiste à créer à partir du Zaïre voisin une «zone humanitaire sûre »
au sud-ouest du pays. Elle permettra de sauver la vie de milliers de
personnes et s'achèvera le 22 août, deux jours avant la date fixée par
le Conseil de Sécurité. Le Secrétaire général des Nations unies décla-
rera que l'initiative française « a permis de réduire l'ampleur de la
tragédie humaine et de mettre un frein aux tueries, dans la mesure où
elle a tenu cette zone à l'abri des derniers affrontements militaires et
empêché l'exode de près d'un million de personnes .

Pour bien montrer que la France n'est intervenue au Rwanda —
avec l'accord de l'ONU — que parce que personne d'autre n'en avait
l'intention ou la capacité, le Président, le Premier ministre et plusieurs
ministres évoquent l'intérêt qu'il y aurait pour les Africains à créer
une « force inter-africaine de maintien de la paix ». Le seul exemple
dans ce sens est alors l'« Ecomog », force déployée au Libéria, où la
guerre civile dure depuis des années, par les États d'Afrique de
l'Ouest.

La polémique déclenchée à Paris et à Bruxelles contre l'intervention et, par extension, contre la politique française au Rwanda en
général, puis, de proche en proche, contre toute la politique française
en Afrique, a de quoi stupéfier les responsables politiques et diplomatiques les plus agueris. En effet, non contente d'imputer arbitrairement à la France seule l'inconsistance d’une communauté internationale dont on voudrait tant qu’elle existe et répande la paix dans le
monde — procédé également employé à propos de la guerre en Yougoslavie - elle va jusqu’à accuser la France d’avoir soutenu le régime


rwandais — au sens d'avoir soutenu ses exactions ! Le sophisme est
d'envergure : la France entretenait, comme le reste du monde, des
relations avec Kigali et lui fournissait une aide, mais elle s'efforçait,
en contrepartie, je l'ai rappelé, d'obtenir du Président rwandais qu'il
progresse dans la voie démocratique, ce qui est le contraire de soutenir un régime dans ses excès puisqu'il s'agissait de les faire disparaître en le faisant évoluer. Et qu’il ait pu y avoir des relations trop
étroites entre certains militaires français, ou les services, et le gouvemement du Président Habyarimana ne change rien à la ligne très
claire de la diplomatie française à l'égard du problème rwandais de
1991 à 1994.

Dans la bouche de certaines ONG, sous la plume de quelques
journalistes qui vont plus loin encore, la France se voit carrément
accuser d'avoir délibérément appuyé au Rwanda un régime qui préparait un génocide ! Cette accusation occupe une place à part parmi
toutes celles, futiles ou sérieuses, qui ont été adressées à la politique
étrangère française, car elle est à la fois fausse, absurde et ignoble.
C'est, je l'ai rappelé, l'inverse qui a été l’obsession de la politique
française, seul pays au monde, avec la Tanzanie, à se soucier de ce
qui risquait d’advenir au Rwanda (même si personne ne s'attendait à
des massacres d’une telle ampleur, ni aussi systématiques). Comment
la politique française aurait-elle pu souscrire à une telle horreur,
aurait-elle pu y consentir, même de façon tacite ? Mesure-t-on ce
qu'une telle diffamation représente pour François Mitterrand,
Édouard Balladur, François Léotard, Alain Juppé, Michel Roussin,
Bernard Debré, Jacques Lanxade, Pierre Bérégovoy, Roland Dumas,
pour les diplomates, les fonctionnaires des ministères de la Défense
et de la Coopération ?


La conviction des spécialistes français du Rwanda n’a rien à voir
avec cette interprétation délirante : elle est que la solution, dans ce
malheureux pays, ne pouvait en aucune façon découler de la prise du
pouvoir, par la force, d’une minorité tutsi ne représentant que 14%
de la population et qui ne pourrait que se durcir, faute de pouvoir
affronter les urnes. Une amélioration ne pouvait découler, selon les
mêmes, que d'une acceptation, sous notre pression, par la majorité
hutu, des règles de base de la démocratie et du respect des droits des
minorités. Cette politique peut être contestée, mais personne n'a le
droit de la décrire sous un jour faux et infamant. La politique française ne conduisait pas aux massacres, mais à la démocratisation,


même si c'était lent ; c’est vraisemblablement parce qu'il s'y prêtait,
füt-ce à reculons, que le Président Habyarimana a été assassiné.

La présentation qui est faite du drame rwandais par une partie
de la presse, française ou belge, et plusieurs ONG s'aligne mot pour
mot sur l'active propagande du FPR. La situation très minoritaire des
Tutsi au Rwanda est occultée ; le portrait du FPR propagé par des
personnalités et artistes tutsi à Paris, Londres, Bruxelles et New York,
est à l’eau de rose ; les efforts incessants déployés par la France pour
faire signer, puis appliquer les accords d’Arusha, sont escamotés ; il
n'est jamais rappelé que c'est l'assassinat du Président rwandais,
Hutu lui-même, qui a tout déclenché. Et pour cause : cela ne cadre
pas avec la thèse que l’on voudrait accréditer ! Or, que le Président
rwandais ait été tué par le FPR pour prendre le pouvoir, ou par des
extrémistes hutu pour l'empêcher de partager le pouvoir avec les
Tutsi, comme la France le lui demandait, dans l’un ou l’autre cas,
que reprocher à notre pays ? Et quels autres mobiles auraient pu avoir
les auteurs de l'attentat ? De plus, la présence française dans cette
partie de l'Afrique, frontière entre plusieurs colonialismes, est très
contestée par les Anglo-saxons, certains Belges, les médias et régimes
qui sont proches d'eux, lesquels n’ont pas pardonné à la France son
intrusion dans une région où elle n'était pas traditionnellement
implantée et où elle a peut-être, selon quelques africanistes chevronnés, contrarié (retardé ?) la constitution d’un « Tutsiland ». Mais
si ce n'est vers notre pays, vers qui d'autre auraient pu se tourner, à
l'heure de l'indépendance, l’ex-Congo belge, l'ex-Rwanda-Urundi,
pour trouver compréhension politique et aide au développement ?

Pourtant, lorsque se dessine l'« Opération Turquoise », les ONG,
« après avoir, comme l'écrit Mario Bettati, réclamé depuis deux mois
l'intervention, tantôt soulignent l'ambiguïté et la partialité de la
France, soupçonnée de vouloir aider davantage les responsables du
génocide que les victimes, tantôt annoncent leur retrait en raison de la
francophobie qu'engendre l'annonce de l'intervention française ».
Pharmaciens sans frontières, Médecins du monde, Handicap international, Équilibre, le Conseil œcuménique des Églises se déclarent
opposés à l'intervention. Médecins du monde affirme même :
« L'armée française est pour l'instant un obstacle (sic) à notre activité

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1. Le Droit d'ingérence, Ed. Odile Jacob, 1996.
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humanitaire. » AICF pose en préalable que nous obtenions l'accord
du FPR... L'analyse que ces organisations font de la situation n’est
pas la nôtre. S’y ajoute le fait que les organisations non gouvernementales, tout en mobilisant d'immenses dévouements, sont devenues, depuis une vingtaine d’années, de vraies puissances politiques,
économiques et médiatiques qui se comportent de plus en plus
comme telles, qui entendent participer, directement où par médias
interposés, à la détermination de la politique étrangère, et non plus
seulement à l'action humanitaire, et qui ont tendance à réagir vis-à-vis des États qui mènent des opérations humanitaires comme s'ils
étaient des concurrents ! Les vifs débats en cours depuis des années,
dans ces milieux, sur la relation action humanitaire/action politique
et action humanitaire/dérive médiatique, en témoignent 1.

Je m'attarde sur cette âpre polémique, émanant de gens ardents
mais souvent de bonne foi, car elle a blessé profondément les collaborateurs du Président, qui en avaient pourtant vu bien d’autres.
Qu’aurait-il fallu faire d’autre au Rwanda ? Soutenir ou laisser s’accomplir la conquête par la force du pouvoir par le FPR, en
contredisant ainsi trente années de politique africaine ? Se désintéresser de ce qui se passait au Rwanda, comme le faisaient tous les
autres pays ? Ne pas se « mouiller » en ne cherchant pas à imposer
une démocratisation dont aucun des deux camps ne voulait vraiment ?
Ne pas intervenir ensuite en se bornant à déplorer que l'ONU n'arrive
pas à mettre sur pied une nouvelle force d'interposition ? Laisser
l'Afrique « se débrouiller » ? Ces choix ont été écartés. À la limite
on pourrait regretter que la France n’ait pas mesuré toutes les conséquences déstabilisatrices que son action de démocratisation risquait
d’avoir. Mais ce n’est pas du tout ce qui nous a été reproché. En
1996, les commentaires sur la situation au Burundi — très semblable
_ sont moins insensés.….

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1. Voir par exemple : Rony Brauman, Le crime humanitaire, Somalie, Arléa,
1993 ; R. Brauman et R. Backmann: Les médias et l'humanitare, CFPJ, 1996 ;
X. Emmanuelli, Les Prédateurs de l'action Humanitaire, Albin Michel, 1991 ; Luc
Boltanski, La Soufrance à distance morale humanitaire, médias et politique, À-M.
Métailié, 1993; François Broche, Au bon chic humantaire (B-H. Biafra, Bosnie),
Première ligne, 1994.
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Faut-il une politique africaine de la France ?

Cette polémique sur l'« Opération Turquoise » et notre politique
au Rwanda en déclenche une autre, plus générale, sur le « bilan »,
présenté comme désastreux, de la politique française en Afrique sous
la présidence de François Mitterrand. On peut regretter qu'il ait
adopté en Afrique, avant La Baule, une ligne plus « chinoise » (déve-
loppement économique d’abord, la démocratie suivra, le moment
venu, sur des bases plus solides) que « gorbatchévienne » (glasnost
d'abord). On peut aussi juger que cette attitude sage a préservé
l'avenir, Mais, même si l’on se montre critique, pourquoi aceumuler
autant de contrevérités sur les mécanismes de l'aide française à
l'Afrique, sur le bilan global de l'Afrique « française » par rapport à
celui d'autres parties du continent noir, et une telle indifférence à la
dimension Nord/Sud de la politique mitterrandienne, hors du classique et hypocrite coup de chapeau au prétendu « discours de Canctün
qui n’a pas eu de suites » 1 ?

L'aide française est présentée communément comme une source
de gaspillage et de corruption, les dirigeants africains — pour ne pas
dire les « rois nègres », comme dans les bistrots — étant censés vivre
sur le dos du contribuable français et multiplier, par mégalomanie,
les projets dispendieux et inutiles. Il est piquant de noter que cette
critique rassemble tout à la fois les « beaufs », les cartiéristes 2, les
moralistes et les comptables. D'où sans doute son succès ! Pourtant,
elle est largement inexacte. L'aide publique française est ultra contrôlée, soumise à des mécanismes très précisément conçus pour éviter
les détournements : prise de décision collégiale, appels d'offres régle-

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1. Alors qu'il n'y a pas eu, je l'ai rappelé, de discours à Cancùn, mais un
discours prononcé à Mexico, lequel ne portait d'ailleurs pas sur l'aide de la France, et alors que l'action Nord/Sud de La France ne s'est pas interrompue après Cancùn.
À Cancùn s'était tenue une réunion Nord/Sud convoquée avant l'élection de François Mitterrand par Bruno Keisky. Les thèses de ces derniers s'y sont heurtées au refus de Ronald Reagan. Les efforts du Président français pour combler le fossé Nord/Sud ne se sont ensuite roléchés ni au niveau européen, ni à celui du Sommet des Sept, ni sur le plan franco-africain.

2. Par référence aux thèses hostiles à l'aide au tiers monde («la Corrèze avant
le Zambèze ») popularisées dans les années soixante par le joumaliste Raymond
Cartier, de Paris-Match.
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mentés et contrôlés, contrôle des justificatifs de paiements, contrôle
ex-post, notamment par la Cour des Comptes... Les fortunes colossales de certains dirigeants africains viennent de tout autres sources :
les prélèvements sur les gros marchés de travaux, les emprunts faits
auprès des banques locales et jamais remboursés, les fraudes à
l'importation et à l'exportation. Les grands projets somptuaires
contestés — les « éléphants blancs » — n'ont en règle générale pas été
financés par l'aide publique française. Tout cela a plus à voir avec
le sous-développement qu'avec l’aide française.

Dans les derniers mois de la présidence Mitterrand, on a assisté
à une furie moralisatrice qui voudrait une Afrique impeccable. Des
progrès sont assurément souhaitables ; ils sont possibles ; la preuve :
le chemin parcouru entre La Baule et Biarritz, de 1990 à 1995.
D'autres sont encore envisageables et nécessaires. Mais, à vouloir
exiger que l'aide n'aille qu'à des pays capables d'en faire un usage
parfaitement rigoureux, rationnel et contrôlé, qui aiderait-on ? Pas
l'Afrique, et, à vrai dire, aucun pays en développement, ni même la
Russie ! On finirait par ne plus aider que la Suisse ou le Danemark.
Si l'hypocrisie était moins répandue à ce sujet, on admetrait qu'une
des formes du sous-développement est précisément la difficulté à
faire de l'aide un usage rationnel. Tout cela est affaire de temps, de
transition, d'apprentissage, et donc, pour nous, de patience. Exprimée
brutalement et abstraitement, l'exigence moraliste occidentale peut
ramener au pur et simple cartiérisme.


D'ailleurs, les pays européens qui ont purement et simplement
tourné la page et quasiment laissé tomber l'Afrique, leurs colonies
leur ayant été retirées il y a longtemps, comme l'Italie ou l'Allemagne, ou par choix délibéré, comme la Grande-Bretagne, l'Espagne
ou le Portugal, de même que les pays qui ne font rien, ou presque,
comme la Russie ou les États-Unis, sont au total beaucoup moins
attaqués que la France, laquelle est restée, plonge les mains dans le
cambouis, contribue à la sécurité, a maintenu son aide et un ministère
spécialisé, celui de la Coopération. Pourtant, son « bilan » est évoqué

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1. Ministres chargés de la Coopération: Jean-Pierre Cot: mai 81-déc. 82;
Christian Nucci : déc. 82-20.03.86 ; Michel Aurillac 20.03.86-10.05.8 ; Jacques Pelletier: 12.05.88-15.05.1 ; Edwige Avice: 16.05.91-02.04.92; Marcel Debarge :
02.04.92-29.03.93 ; Michel Roussin: 93-94, puis Bernard Debré : 94-95.
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avec une moue gênée ou un air sévère. Mais à quel autre bilan le
compare-t-on? À quelle politique d'aide idéale? On voudrait
répondre avec Péguy : Les autres «ont les mains propres, mais ils
n'ont pas de mains ! » Se peut-il que l’on n’ait pas remarqué qu'à la
seule et dramatique exception des ex-colonies belges, les grands
drames de l'Afrique — guerres civiles ou de sécession qui peuvent
avoir fait plus de 500 000 morts chacune, luttes tribales, dictatures
féroces — se sont tous produits depuis trente ans dans des zones où
l'influence stabilisatrice de la France ne s'est jamais exercée : Nigeria/Biafra, Ouganda, Mozambique, Angola, Sierra Leone, Libéria,
Sud Soudan, Éthiopie, Somalie, Érythrée ?

Ne peut-on admettre que c'est en raison de la combinaison d'une
présence politique et militaire, d'une aide économique massive, de
médiations diplomatiques, d'interventions militaires ponctuelles et
brèves sollicitées par les pouvoirs légitimes 1, d’étroits contacts personnels au sommet, que ce résultat, comparativement bon, a été
atteint ?

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1. Interventions militaires françaises sous François Mitterrand : envoi de 150 paras au Togo en 1986 après la tentative de coup d'État contre le président Eyadema ; renforcement des effectifs après des émeutes au Gabon en 1990 ; envoi de 200 hommes la même année après l'asassinat du Président Abdallah aux Comores ; envoi de 300 militaires français au Rwanda de 1990 à 1993 ; en 1991, aide à l'évacuation de ressortissants français au Zaïre (450 militaires ; déploiement au nord de Djibouti après la rebellion Afar ; envoi de 2 500 hommes en Somalie pour l'opération: «Restore hope» de l'ONU; au Rwanda évacuation d'un milier de Français et d'étrangers en avril 1994, opération Turquoise en juin-août 1984 (2.500 militaires). Plus les opérations Manta (1983) et Épervier (1986) au Tchad.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024