Un quart de siècle après le génocide, le seul énoncé du nom
Rwanda
déclenche sous nos latitudes toute une gamme de réactions instinctives, irraisonnées. Au mieux, un soupir navré, de ceux qu'inspirent l'impuissance et l'effroi face à l'inconcevable. Au pire, un raccourci fataliste, entre
Tout a été dit
,
On ne saura jamais vraiment
et
A quoi bon fouiller encore ce cloaque ?
Non, tout n'a pas été dit. Si, on en sait beaucoup, chaque jour un peu plus, chaque jour un peu mieux. Quant au renoncement à démêler l'écheveau touffu des faits, il signe la reddition en rase campagne de la conscience sous les assauts conjugués du déni et de la culpabilité.
Antidote à l'amnésie
Diffusé ce jeudi à 23 h 20 sur France 3, le documentaire de Jean-Christophe Klotz --
Retour à Kigali, Une affaire française
-- fournit un précieux antidote au virus de l'amnésie volontaire. L'auteur a, entre autres, l'immense mérite de tenir à distance ses tourments intimes. Lui qui, le 8 juin 1994, fut blessé par balle lors d'un assaut furieux des miliciens hutu interahamwe sur la paroisse de Nyamirambo, là où deux prêtres, le Français Henri Blanchard et l'Allemand Otto Mayer, avaient recueilli une foule affolée de civils tutsi, hommes, femmes et enfants, s'échinant à les soustraire aux machettes, aux grenades et aux rafales.
Nul pathos, point d'hyperboles ni de lyrisme tire-larmes. Le ton est sobre, l'enquête rigoureuse. Le constat de l'inexpiable cécité de la France officielle est d'autant plus accablant qu'il se passe des artifices du réquisitoire manichéen. Mieux, le diagnostic s'adosse aux témoignages, parfois inédits, d'acteurs alors propulsés dans l'arène infernale du grand carnage.
L'apathie des décideurs
Citons Guillaume Ancel, officier au sein du dispositif Turquoise, lequel sauva certes d'une mort certaine plusieurs centaines de Tutsi, mais dont le déploiement tardif eut pour effet pervers de couvrir la retraite vers l'ex-Zaïre d'une horde de génocidaires, cerveaux compris. Citons aussi l'ex-adjudant-chef Thierry Prungnaud, qui sans doute ne se remettra jamais tout à fait d'avoir formé, dans l'Hexagone puis in situ, quelques-uns des futurs stratèges de l'hallali. Citons enfin l'ancien général Jean Varret, chef de la Mission de coopération militaire à Kigali, sorti voilà peu de son long silence pour dénoncer l'apathie des
décideurs
des bords de Seine, sourds à ses mises en garde.
D'autres témoins privilégiés, tel Pierre Conesa, cadre de la Direction des affaires stratégiques du ministère de la Défense à l'époque et auteur de notes préconisant une révision du soutien inconditionnel fourni au régime du défunt président Juvénal Habyarimana, étayent cette évidence : Paris détenait en amont de la tragédie maints indices factuels, émanant pour certains de ses propres services de renseignement et attestant la réalité du projet d'extermination, donc disposait des moyens de l'enrayer, sinon de le prévenir.
Duplicité d'État
Au coeur de ce film, une double séquence d'anthologie met à nu les ressorts de l'aveuglement élyséen, rançon d'une vision archaïque des enjeux géopolitiques de l'Afrique des Grands lacs. On mesure d'abord l'embarras, palpable, de l'amiral Jacques Lanxade, alors chef d'état-major des armées. Puis le désarroi, pathétique et bafouillant, de l'ex-général Christian Quesnot, chef de l'état-major particulier de François Mitterrand à compter d'avril 1991, qui n'échappe à la noyade qu'en s'agrippant tant bien que mal à la douteuse bouée de la Realpolitik.
Bien sûr, les initiés connaissaient quelques-unes des facettes de cette duplicité d'État. Le traitement, d'une complaisance obscène, réservé à un prétendu
gouvernement intérimaire
dont la composition fut d'ailleurs arrêtée dans l'enceinte de l'ambassade de France à Kigali ; l'abandon, misérable, d'employés tutsi de la même ambassade, livrés de fait aux tueurs ; les livraisons d'armes, via l'aéroport zaïrois de Goma, au profit de ceux qui n'avaient d'autre obsession que d'
achever le travail
interrompu par l'irruption des maquisards du Front patriotique rwandais de Paul Kagamé.
Un monstrueux fiasco
Il n'empêche : Jean-Christophe Klotz met en perspective le faisceau des égarements qui aboutiront à ce que l'un de ses interlocuteurs qualifie de
monstrueux fiasco
. Égarements de Paris, bien sûr, mais aussi des Nations unies, coupables d'avoir ordonné le retrait de la plupart des Casques bleus opérant dans le pays des Mille collines, et d'un Conseil de sécurité tétanisé par les conséquences de l'emploi du substantif
génocide
.
On entend d'ici les amers griefs des
patriotes
, gardiens du temple mitterrandien en tête, outrés par ce qu'ils assimilent à un procès indigne. Ceux-là se trompent de colère. Il n'y a dans ce
docu
nul masochisme, ni je ne sais quel trouble attrait pour l'autoflagellation. A l'inverse, on y décèle à chaque instant la volonté de regarder en face la vérité, si dérangeante soit-elle.
Sans doute aurait-il été préférable de diffuser
Retour à Kigali
un peu plus tôt en soirée. Mais au fond, qu'importe. Mieux vaut voir dans cette programmation nocturne un hommage rétrospectif à la nuit sans merci dans laquelle sombra, plus de trois mois durant, le Rwanda. Il n'est jamais trop tard pour bien dire.