Citation
« On sent que derrière tout cela il y a un mécanisme qui se met en route
et, on a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre
l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établie et nous
insistons beaucoup sur ces mots. […] Ce que je voudrais ajouter aussi,
c’est que notre pays qui supporte militairement et financièrement ce
système a une responsabilité. […] Et j’insiste beaucoup : nous sommes
responsables. »
Jean Carbonare, président de l’association Survie,
au journal télévisé de France 2 le 28 janvier 1993,
de retour de la mission internationale d’enquête
sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda
depuis le 1er octobre 19901
« En ignorant les alertes des plus lucides observateurs, la France
endossait une responsabilité accablante dans un engrenage qui a abouti
au pire alors même qu’elle cherchait précisément à l’éviter. »
Emmanuel Macron, président de la République française,
le 27 mai 2021 au mémorial de Gisozi, à Kigali
Vingt-huit années séparent ces deux déclarations2. Durant trois décennies, les
plus hautes autorités françaises n’ont eu de cesse d’être interpellées par des acteurs
associatifs, médiatiques, académiques, sur la politique menée par la France au
Rwanda jusqu’à la fin du génocide des Tutsi. C’est face à cette pression issue de
divers contre-pouvoirs que les responsables politiques français se sont résolus,
à différentes périodes, à prendre des initiatives au nom de la transparence sur
le rôle de la France dans ce pays jusqu’en 1994. À chaque fois, il ne s’est pourtant
agi que d’un inventaire limité de la politique française de soutien à l’aile dure du
régime de Juvénal Habyarimana, puis au gouvernement intérimaire rwandais
responsable du génocide. Le « rapport Duclert » fin mars 2021 et le déplacement
d’Emmanuel Macron à Kigali deux mois plus tard sont des étapes importantes
de ce processus consistant à admettre par petites touches des responsabilités
françaises. Cependant, il ne s’agit pas selon nous d’un véritable tournant3 dans
ce long cheminement vers la reconnaissance pleine et entière du rôle joué par
Paris avant, pendant et après le génocide. Lorsqu’Emmanuel Macron évoque
dans la citation ci-dessus « le pire », c’est aussitôt pour préciser que la France
« cherchait précisément à l’éviter ». Tout en donnant des gages d’ouverture et
de reconnaissance des responsabilités françaises qui détonnent avec la posture
de ses prédécesseurs, le président de la République reprend ainsi à son compte
un récit mythifié selon lequel Paris aurait tout fait pour empêcher les massacres.
Il occulte donc à son tour le fait que les alertes ont été écartées volontairement
(et non du fait d’un quelconque manque de lucidité de leurs destinataires, comme
l’a d’ailleurs confirmé le rapport Duclert4). Tout en se positionnant en rupture par rapport à ce qu’était jusque-là la position officielle de la France, Emmanuel
Macron parvient donc à consolider ce récit mythifié.
Un an après la publication du rapport Duclert, la visite « historique » du
président Emmanuel Macron au Rwanda et son discours au mémorial de Gisozi,
il nous semble important de réinscrire ces étapes dans l’histoire plus longue des
mobilisations citoyennes pour la reconnaissance des responsabilités de la France
dans le génocide des Tutsi et des parades politiques auxquelles ces mobilisations
se sont heurtées. En s’appuyant sur des sources officielles, journalistiques
et associatives, notamment sur le travail réalisé par l’association Survie, cet
article distingue trois périodes. Tout d’abord avant et pendant le génocide : les
mobilisations ont alors pour but de tenter, en vain, d’infléchir, voire d’inverser,
l’orientation de la politique menée par la France au Rwanda. Une deuxième phase
correspond à l’immédiat après-génocide, quand l’écho rencontré par certaines
accusations de complicité contraint le pouvoir politique français à réagir. Si des
parlementaires proches de l’exécutif se saisissent alors d’un travail d’inventaire,
c’est pour mieux le neutraliser. Cet article montre en effet que les conclusions
rassurantes de la mission d’information parlementaire de 1998 permettent de
cimenter durablement un déni collectif, politique et médiatique, bien au-delà des
joutes partisanes de l’Assemblée. S’ouvre alors enfin une troisième phase, encore
en cours, durant laquelle différents contre-pouvoirs se mobilisent pour briser
l’omerta et ramener le sujet de l’implication française au Rwanda au centre du
débat public et politique, provoquant de nouvelles réactions du pouvoir. Inscrit
dans cette dernière phase, le rapport Duclert permet des avancées notables
sur le plan des savoirs et de l’accès aux archives. Mais il ne provoque aucun
basculement, devenant au contraire selon nous le nouvel outil dont avait besoin
le pouvoir pour verrouiller le récit.
Avant et pendant le génocide : crier dans le désert
(1989-1994)
Comme pour toutes les dictatures d’Afrique avec lesquelles Paris a tissé de
solides liens de coopération jusqu’au cœur de l’appareil d’État, les autorités
françaises n’ignorent rien de la nature du régime de Juvénal Habyarimana. En
1987, par exemple, un télégramme diplomatique décrit le Rwanda comme une
« poudrière contenue par le service de renseignements5 ». L’épouse d’Habyarimana, Agathe Kanziga, ses trois frères et ses proches, le « Clan de Madame »,
aussi appelé Akazu (la « petite maison »), qui tiennent l’économie et l’armée,
défient le pouvoir d’Habyarimana. Dans un télégramme diplomatique de janvier
1989, l’ambassadeur de France leur impute ainsi trois tentatives de coup d’État
militaire en moins d’un an6, ceci avant même l’attaque du Front patriotique
rwandais (FPR), qui fragilise considérablement le régime à partir d’octobre 1990.
Au sein des institutions, différentes alertes tentent d’infléchir la politique
française. Ainsi, de 1991 à 1993, 17 questions parlementaires, dont certaines
sont incisives, demandent au gouvernement de clarifier sa politique au Rwanda,
s’attirant en réponse une langue de bois uniforme7. Gérard Fuchs, secrétaire
du Parti socialiste aux relations internationales, Guy Penne, ancien conseiller
Afrique de l’Élysée, Michel Cuingnet, qui dirige la coopération civile au Rwanda,
le général Varret, qui dirige la coopération militaire, des analystes comme Pierre
Conesa, de la délégation aux Affaires stratégiques du ministère de la Défense,
ne sont pas plus écoutés8. En parallèle, les alertes commencent à se multiplier
en dehors des cercles du pouvoir. Outre certains chercheurs et journalistes, des
associations comme la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH),
Médecins sans frontières, la Communauté rwandaise de France et Survie font
état, en vain, de leurs craintes auprès de l’exécutif français.
C’est dans ce contexte que Jean Carbonare tente, fin janvier 1993 sur le
plateau du journal télévisé de Bruno Masure, d’alerter l’opinion publique. Alors
président de Survie, qui milite à l’époque pour une refonte de l’aide publique
au développement (APD), il vient de participer pour une autre association, Agir
ensemble pour les droits de l’Homme, à une mission internationale d’enquête
sur les violations des droits humains au Rwanda depuis 19909. Le jour même,
il a rencontré Bruno Delaye, conseiller aux affaires africaines du président
Mitterrand, pour partager avec lui des éléments concrets recueillis par la mission
sur l’implication du pouvoir rwandais, au plus haut niveau, dans les tueries
de Tutsi qui font office de répétition générale avant le génocide. Espérant une
réaction des autorités françaises, il est frappé par le mépris et l’absence de réaction
du conseiller élyséen10. Son intervention télévisée n’entraîne pas l’indignation
générale qu’il espérait. Pire, elle stimule en retour la campagne de propagande
en France contre le FPR et, dans les jours qui suivent, l’activisme de l’exécutif
français contre ce mouvement redouble11.
L’association Survie milite, depuis sa création fin 1984, pour une « loi pour
la survie et le développement » visant notamment à accroître le rôle des ONG
en tant que canal financier et acteur des processus de développement. Ce n’est
qu’en s’intéressant au dévoiement de l’APD, dont les détournements alimentent
la corruption, que son secrétaire général François-Xavier Verschave en vient à
travailler sur ce qu’il appellera bientôt la Françafrique12. En septembre 1993,
il crée ainsi un supplément régulier au « Point sur la loi pour la Survie et le
développement » édité chaque mois par l’association. Ce supplément, intitulé
Billets d’Afrique, et d’ailleurs, a un objectif précis : « contribuer à achever un système
de coopération rongé jusqu’à la corde par l’affairisme et le cynisme, en ne lâchant
pas les baskets de ceux qui seraient tentés de le perpétuer13 ». Ancienne colonie
allemande, puis belge, le Rwanda a rejoint en 1964 les pays du « champ » de la
Coopération française et a signé en 1975 un accord de coopération militaire avec
Paris. Survie commence donc à s’y intéresser aussi.
C’est ainsi qu’en mars 1994 Billets d’Afrique consacre un « supplément » spécial
au Rwanda et à la plainte en diffamation que le président Juvénal Habyarimana
a déposée à Paris contre les auteurs du rapport de la commission internationale
d’enquête, à qui il réclame 100 millions de francs. L’occasion pour le petit organe
de presse dirigé par François-Xavier Verschave de rappeler que, « depuis octobre
1990, le Rwanda est le théâtre de massacres, d’emprisonnements arbitraires, de
tortures, perpétrés en toute impunité, notamment par l’armée régulière et une
milice armée illégale. […] La commission d’enquête a constaté que les violations des
droits de l’homme dont s’est rendu coupable le pouvoir en place ont été commises
de manière massive et systématique, avec l’intention délibérée de s’en prendre à
une ethnie déterminée de même qu’aux opposants d’une manière générale. […]
Tous les témoignages confirment qu’il existe dans l’entourage du chef de l’État un
certain nombre de personnes qui organisent massacres, assassinats individuels,
troubles et affrontements. […] La Commission internationale d’enquête a conclu
sans aucun doute que le gouvernement rwandais a massacré et fait massacrer
un nombre considérable de ses propres citoyens. Elle conclut à la responsabilité
de la plus haute autorité de l’État dans l’incitation à la haine et à la violence. […]
Les services secrets français, très présents au Rwanda (ils ont formé et même
pratiquement commandé l’armée du général Habyarimana) accomplissent
en France un considérable travail de désinformation. Ils sont relayés en cela
par des personnalités telles que Philippe Decraene [du journal Le Monde], qui
présentent le FPR (Front patriotique rwandais, composé en majorité d’anciens
exilés tutsis) comme des “Khmers noirs”, et résument la situation rwandaise à une
guerre ethnique entre Hutus et Tutsis. Or la majorité des opposants au Général
Habyarimana sont hutus14 ». Les quelques centaines d’adhérents de Survie, les
élus locaux et les parlementaires qui reçoivent le « point sur la loi pour la survie
et le développement » et son supplément Billets d’Afrique peuvent donc lire ces
lignes moins d’un mois avant le début du génocide.
Lorsque celui-ci débute, les observateurs avertis comprennent très précisément
ce qui est à l’œuvre, en dépit d’un traitement médiatique confus. Mais les alertes
sont éparses, chaotiques, peinant à se faire entendre15.
L’association Survie tente à nouveau d’alerter, ou à tout le moins d’exprimer son
indignation : « À partir de la mi-juin, nous défilons tous les jours sur l’esplanade
des Invalides avec des panneaux d’homme-sandwich : “Rwanda, j’ai honte… de
la politique africaine de la France” », témoigne quatre ans plus tard François-Xavier Verschave16. Ce dernier prend la tête de l’association, succédant à Jean
Carbonare, qui quitte en juillet 1994 la présidence de Survie pour se rendre
au Rwanda, démission entérinée lors de l’assemblée générale de l’association
huit mois plus tard. Dans un rapport préparé en août et remis à l’Élysée en
septembre 1994, co-signé avec Marc Le Pape et Claudine Vidal, Verschave ne
tarde pas à rassembler les éléments de preuve de l’implication française au côté
des génocidaires, qui constituent la base d’un ouvrage publié dès l’automne 1994
à La Découverte17.
Au lendemain du génocide : s’opposer au déni collectif
(1995-1998)
Au lendemain du génocide, les enquêtes critiques de journalistes sur le rôle de
la France auprès des génocidaires18 ne suffisent pas à faire que le sujet demeure
dans l’agenda médiatique et politique. L’urgence vitale de près de 2 millions
de réfugiés rwandais amassés dans l’Est du Zaïre, sans compter le reste de
l’actualité politique internationale, donnent aux autorités françaises l’opportunité
de tourner rapidement la page, malgré le traumatisme au sein d’une partie de
l’armée française et parmi les agents du ministère de la Coopération19.
En 1995, le nouveau président de la République n’a nullement l’intention
d’opérer un droit d’inventaire sur la politique africaine de son prédécesseur.
Jacques Chirac rompt avec la politique mitterrandienne en Bosnie mais s’inscrit
en revanche dans une continuité totale pour ce qui est de la région des Grands
Lacs. C’est à peine si la première plainte pour complicité de génocide visant un
Rwandais réfugié en France, l’abbé Wenceslas Munyeshyaka20 alors curé à Bourg-Saint-Andéol (Ardèche), suscite des interrogations quant au type de réfugiés
rwandais accueillis dans l’Hexagone. Le génocide est alors toujours délibérément
présenté dans le débat public comme une « guerre inter-ethnique » : la confusion
entre victimes et bourreaux potentiels est presque totale.
En 1997, la nouvelle cohabitation et l’arrivée à Matignon de Lionel Jospin
donnent à certains l’espoir d’un aggiornamento de la politique africaine de la
France, appuyé notamment sur ce qu’ils perçoivent comme son dévoiement au
Rwanda. C’est le cas de Jean Carbonare. Comme l’explique Michel Rocard en
199721, l’ancien président de Survie ne connaissait pas le Rwanda, où il s’est rendu
« pour la première fois en 1993 avec la mission de la FIDH ». Mais sa dénonciation
des « premières manifestations du génocide », plus d’un an avant, lui vaut
« l’estime et la confiance des autorités du FPR », en particulier celles de Pasteur
Bizimungu, propulsé à la tête du pays à partir de juillet 1994. Carbonare, qui se
voit confier par le président rwandais le pilotage de projets de reconstruction
de logements et d’aménagements agricoles, devient même « un de ses amis et
conseillers officieux », selon Michel Rocard22. Et il tente, une nouvelle fois, d’être
entendu au sommet de l’État français – mais indirectement cette fois. C’est en
effet lui qui fait en sorte que l’ancien Premier ministre français (1988-1991), alors
président de la Commission pour le développement et la coopération au sein du
Parlement européen, soit invité au Rwanda en août 1997. Celui-ci le décrit comme
« le messager tout autant que l’instigateur de cette mission qui lui paraissait
nécessaire pour renforcer la confiance entre la France, l’Union européenne et le
gouvernement rwandais23 ».
Jean Carbonare et Michel Rocard n’ignorent pas qu’en Belgique le Sénat a
commencé depuis l’été 1996 à mandater des parlementaires pour faire la lumière
sur la politique du royaume avant et pendant le génocide. Dans la région des
Grands Lacs, la donne géopolitique a changé depuis la chute de Mobutu en mars
1997, renversé par une coalition entre la rébellion de Laurent-Désiré Kabila et
l’armée rwandaise. Rocard se laisse facilement convaincre qu’il est dans l’intérêt
de Paris de renouer des liens avec Kigali, mais il sait que cela implique un certain
devoir d’inventaire et sans doute des excuses. Tous deux pensent que le moment
est propice.
Comme l’ont révélé l’historien Pierre-Emmanuel Guigo, auteur en 2020 d’une
biographie de l’ancien leader socialiste, ainsi que Vincent Duclert24, qui a présidé
la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et
au génocide des Tutsi, Michel Rocard adresse une note secrète, informelle, à
cinq poids lourds du nouveau gouvernement : le Premier ministre Lionel Jospin,
la ministre de la Justice Élisabeth Guigou, le ministre des Affaires étrangères
Hubert Védrine, le ministre de la Défense Alain Richard et le secrétaire d’État
à la Coopération Charles Josselin. Il leur transmet cette note par un « exemplaire
numéroté », sous « enveloppe spécialement cachetée » à leur « intention exclusive »,
explique-t-il dans la lettre qui l’accompagne. Il prend cette précaution car la
deuxième partie de la note « concerne le rôle de la France dans le passé récent
jusqu’au génocide inclus ». Aussi, il prévient :
« Quelques informations sont effrayantes. […] Je souhaiterais que vous lisiez ce document
sulfureux seuls chez vous, et que vous détruisiez après lecture la deuxième partie. Les
trois autres peuvent avoir, sans inconvénient dans l’appareil de l’État, les quelques lecteurs
nécessaires pour l’élaboration de notre politique africaine. »
Cette interpellation secrète25, résultat indirect du plaidoyer de Jean Carbonare,
reste sans suite. « Celle-ci ne donne lieu, à notre connaissance, à aucune réaction
des destinataires ni à aucune communication publique », explique Vincent
Duclert, pour qui « il conviendrait, pour s’en assurer le plus précisément possible, d’accéder aux archives des cinq destinataires de la note, et de solliciter leur
témoignage26 ». L’intervention de Rocard semble en tout cas accroître la pression
qui s’exerce sur ces ministres socialistes, dont d’anciens proches du président
Mitterrand27, et qui monte d’un cran quelques mois plus tard.
Le 12 janvier 1998, veille du centenaire de la tribune de Zola sur l’affaire
Dreyfus, « J’accuse », Le Figaro se présente dans son éditorial comme l’héritier du
journal L’Aurore dans lequel elle était parue et publie à l’occasion de son dossier
spécial un article du journaliste Patrick de Saint-Exupéry sur la complicité française dans le génocide des Tutsi au Rwanda28. Trois autres articles paraissent
les 13, 14 et 15 janvier29. Le mois suivant dans Billets d’Afrique, François-Xavier
Verschave explique que continuer de dénier cette « complicité majeure », c’est
« encourag[er] à la face du monde un négationnisme mortifère ». Et de s’interroger : « face à la vérité, sommes-nous moins courageux que les Belges ? Ou plus
prisonniers qu’eux de la sclérose de nos institutions ? »
Le 3 mars 1998, Libération publie une tribune collective appelant ouvertement
à la création d’une commission d’enquête parlementaire30. Les signataires31
écrivent que :
«Le gouvernement déclare vouloir rompre avec la tradition autoritaire et néo-coloniale
de la politique africaine de la France. Les parlementaires peuvent contribuer, par la mise
en place de cette commission d’enquête, à ce que de telles déclarations ne se réduisent pas
à un simple effet d’annonce. À condition que cette commission soit dotée de vrais pouvoirs
notamment celui de faire comparaître devant elle les acteurs français et d’avoir accès aux
archives, un tel choix signerait la fin d’une période sombre.»
Les députés du groupe communiste déposent le même jour à l’Assemblée
nationale une résolution demandant la mise en place d’une telle commission
d’enquête, en mettant en garde : « Si nous nous dérobions une nouvelle fois à
ce devoir impérieux [de vérité], nous aurions tout à redouter du jugement
de l’Histoire et de la perte de crédibilité qui l’accompagnerait dans l’opinion
publique internationale. »
Ce même 3 mars, le président de la commission de la Défense, Paul Quilès,
initie la création d’une mission d’information parlementaire « sur les opérations
militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 » (sans concertation avec la commission des Affaires étrangères, qui
considérera que cela relève aussi de ses compétences et s’associera finalement
à cette mission). Le député socialiste y voit une opportunité de faire avancer
une de ses revendications, accroître le contrôle du Parlement sur les opérations
extérieures de la France. Mais l’ancien ministre de François Mitterrand32 n’ignore
évidemment pas que, pour le pouvoir en place, une telle mission d’information
est bien moins gênante qu’une vraie commission d’enquête : elle ne peut pas
contraindre une personne à venir témoigner et n’est pas concernée par les dispositions du Code pénal qui sanctionnent les faux témoignages ou la subornation
de témoins. En outre, la composition de son bureau est déterminée par le parti
majoritaire (sans nécessairement intégrer des membres de l’opposition comme
c’est le cas pour une commission d’enquête), qui peut ainsi plus facilement
s’assurer de la conduite de son travail.
Les deux rapporteurs nommés (un pour chaque commission) représentent chacun un courant différent au sein du Parti socialiste, et si Pierre Brana se présente
ostensiblement comme étant disposé à aller plus au fond des choses, le rapporteur
nommé par la commission de la Défense, Bernard Cazeneuve, apparaît progressivement comme un gardien de la Mitterrandie. Mais c’est surtout Paul Quilès,
prenant la présidence de la mission d’information parlementaire, qui assume
ce rôle. La mission entend en tout 88 témoins, cumulant 110 heures d’audition,
et épluche les archives qui lui sont accessibles – donc pas celles, nombreuses,
couvertes par le secret-défense. La manière dont les auditions sont conduites
suscite rapidement des doutes sur les objectifs et l’ambition de la commission. Le
politiste Samy Cohen, qui assiste aux auditions publiques, s’alarme fin mai dans
les colonnes du quotidien Libération du fait que les députés conduisent celles-ci
« avec une légèreté surprenante », en s’abstenant « de contredire, de demander
des précisions, de mieux cerner les faits ». Il précise en effet que : « Cette vigilance
s’imposait d’autant plus que les dépositions des représentants du pouvoir politique (Balladur, Juppé, Léotard, Roussin, J.-C. Mitterrand, Védrine) n’ont brillé
ni par leur précision, ni par leur originalité. Ces derniers se sont contentés d’un
discours tout fait33. » En juillet 1998, Le Monde constate : « Pour la première fois en
France, le Parlement enquête sur le “domaine réservé” institué par le général de
Gaulle et précieusement préservé par François Mitterrand : la politique étrangère
et de défense nationale34. » Mais c’est aussitôt pour tempérer : « Le monde de la
“Françafrique” n’a pas été sondé. Un homme comme Paul Barril […] n’a pas été
auditionné au motif qu’“on n’écoute pas les guignols”, selon la sentence d’un
parlementaire35. »
En décembre 1998, les conclusions de la mission et la présentation qui en est
faite dans les médias par Paul Quilès exonèrent la France de toute responsabilité,
à part celle d’avoir « échoué dans sa volonté de stabiliser le Rwanda grâce à
un appui militaire indirect et de résoudre, par l’ouverture démocratique et la
négociation, des conflits qui déchiraient ce pays36 ». La documentation accumulée
par cette mission d’information parlementaire va pourtant à l’encontre de
cette conclusion, qui fait elle écho au récit gouvernemental sur la nécessaire
adaptation aux mutations géopolitiques en cours et à la recherche d’efficacité
de l’action publique. C’est d’ailleurs au nom de cet argumentaire qu’est menée
au même moment la réforme de la Coopération, se traduisant notamment par
l’absorption du ministère éponyme par le Quai d’Orsay et la suppression de la
Mission militaire de coopération, largement éclaboussée par les révélations sur
le soutien français aux génocidaires37.
La mission d’information parlementaire semble ainsi enterrer le dossier pour
de bon. Certes, dans son livre La Françafrique38 et dans toutes les conférences
qu’il donne aux six coins de l’Hexagone, François-Xavier Verschave évoque
les complicités françaises au Rwanda et le choc qu’elles ont produit parmi les
militants de l’association Survie. Mais le sujet disparaît des radars médiatiques
et le pouvoir n’est alors plus sommé de revenir sur cette page de la politique
africaine de la France. Un patient travail de remobilisation s’engage alors pour
empêcher la page de se tourner.
Après avoir assisté au premier procès d’assises organisé en Belgique pour juger
des présumés génocidaires rwandais, Alain et Dafroza Gauthier décident en 2001
de créer avec quelques amis une association française, le Collectif des parties
civiles pour le Rwanda (CPCR), dont l’objectif principal est de « poursuivre
en justice les présumés génocidaires rwandais présents sur le sol français39 ».
Briser l’omerta (2001-2021)
Le couple, dont la quasi-totalité de la famille rwandaise a été exterminée en
1994, est en effet écœuré de la lenteur de la justice à instruire des plaintes contre
des suspects présents en France, faute de moyens, reflet du manque de volonté
politique.
Mais pour les personnes mobilisées depuis des années pour documenter le
rôle de Paris, il faut compléter le tableau et l’appuyer sur le plus de faits solides
possibles. Mettant le pouvoir politique sous pression au moment du dixième
anniversaire du génocide, Patrick de Saint-Exupéry publie un livre marquant :
L’inavouable. La France au Rwanda40. Parallèlement, pour pallier l’absence de commission d’enquête digne de ce nom au Parlement, une douzaine de chercheurs,
de journalistes et d’acteurs associatifs prennent une initiative inédite : créer une
Commission d’enquête citoyenne (CEC). Mise sur pied avec l’aide logistique
de l’association Survie, présidée par le juriste Géraud de la Pradelle mais sans
existence formelle, la CEC siège du 22 au 26 mars 2004 à Paris. Elle procède à des
auditions d’experts, de témoins, de rescapés, qui sont filmées et retranscrites.
Elle accumule ainsi une documentation précise rassemblée dans un rapport
publié en 200541.
Ce travail très dense inspire et nourrit finalement des travaux postérieurs,
mais aussi de nouvelles procédures judiciaires en France, qui cette fois ne visent
plus des Rwandais. Trois femmes rwandaises déposent ainsi dès 2004 une plainte
contre X en accusant des soldats français de les avoir violées dans un camp de
réfugiés42 et des rescapés portent plainte début 2005 pour complicité de génocide,
visant cette fois les responsabilités politiques et militaires qui ont conduit à
l’abandon aux tueurs de centaines de rescapés dans les collines de Bisesero43.
La Ligue de droits de l’homme (LDH), la Fédération internationale des droits de
l’homme (FIDH) et l’association Survie rejoignent rapidement cette procédure, en
se portant parties civiles. Cette fois, il s’agit bien d’obtenir devant les tribunaux
la mise à nu d’une vérité que le pouvoir politique s’évertue à masquer depuis
plus de dix ans44.
D’autres éléments permettent de nourrir un travail de fond sur ce dossier à
cette période, loin de l’attention médiatique. Entre 2005 et 2007 circule ainsi sous
le manteau le « fonds Carle », du nom d’une assistante de François Mitterrand
chargée de rassembler les archives les plus importantes de chaque dossier de la
présidence. Concernant le Rwanda, ce dossier a fuité et, à force de circuler, il est
finalement versé dans un dossier judiciaire. Dès lors, confrontés à des documents
non authentifiés, les juges demandent et obtiennent la déclassification de certains
d’entre eux, permettant ainsi d’authentifier ce lot d’archives45. Celui-ci permet
pour la première fois d’observer de l’intérieur le fonctionnement de la machine
élyséenne, et d’établir solidement ce que Verschave, Krop, Sitbon ou Ba avaient
décrit dès 199446.
Parallèlement, des militants lassés des dénonciations par la plume cherchent
à mener des actions spectaculaires afin de remettre le sujet sous les projecteurs
médiatiques. Entre 2007 et 2008, le collectif « Génocide made in France », qui va
jusqu’à accuser l’État français d’être « co-auteur du génocide47 », dépose ainsi
du colorant rouge et de faux cadavres dans les bassins du Trocadéro, asperge
Hubert Védrine de faux sang en diffusant les images vidéo48, ou encore organise
une fausse vente d’ossements au moment de la vente aux enchères des effets
personnels de François Mitterrand.
Au Rwanda, le pouvoir en place donne aussi de la voix pour pointer les
complicités françaises. En 2008, la publication du rapport de la Commission
nationale indépendante chargée de rassembler les éléments de preuve montrant
l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide
perpétré au Rwanda en 1994, dit « rapport Mucyo » (du nom du président de
cette commission, Jean de Dieu Mucyo), provoque des remous diplomatiques
entre Paris et Kigali. Cela ravive aussi le débat public en France, au moment où
l’ordonnance du juge Bruguière, dans l’instruction de la plainte sur l’attentat
du 6 avril 1994, apporte de l’eau au moulin des pourfendeurs du FPR, qui
surnomment ses membres des « Khmers noirs49 ». L’hebdomadaire Le Nouvel
Obs et la revue indépendante La nuit rwandaise 50 décident ainsi de diffuser
le rapport, et sont poursuivis en diffamation par neuf officiers français dont le rôle
est évoqué dans celui-ci. En vue des audiences, prévues en avril 2013, souhaitant
prouver les accusations du rapport, La nuit rwandaise réunit des documents et
mobilise des témoins rwandais, qui ont déjà leur billet d’avion lorsque la plainte
des officiers, trop vague, est finalement déclarée nulle : ce qui aurait pu être le
premier procès détaillé sur le fond en France n’a pas lieu51.
Les associations cherchent aussi à actionner de nouveau le levier judiciaire.
Survie, la LDH et la FIDH portent ainsi plainte contre le mercenaire Paul
Barril en juin 2013 pour l’appui qu’il a apporté au gouvernement génocidaire,
vraisemblablement avec l’aval des autorités françaises. Puis Survie dépose une
plainte contre X visant des décideurs français au sujet des livraisons d’armes
aux génocidaires52. Le CPCR, l’association de rescapés Ibuka France et l’ONG
Sherpa ouvrent en 2017 un autre front judiciaire, contre la banque BNP Paribas
cette fois, pour le financement via les Seychelles d’achat d’armes en violation de
l’embargo sur le Rwanda décrété le 17 mai 1994.
Bien que de telles critiques et questionnements proviennent de différents
acteurs, un puissant rempart permet au pouvoir politique de résister durant
toute cette période à ces pressions multiples : le secret-défense est ainsi quasi
systématiquement opposé aux chercheurs, journalistes et juges d’instruction qui
cherchent à établir précisément les responsabilités et les chaînes de décision53.
À l’abri de ce bouclier institutionnel prospère toujours un récit mythifié du rôle
de Paris, supposément vertueux : celui d’une France œuvrant exclusivement
pour la paix et la réconciliation mais ne parvenant finalement pas, en dépit
d’innombrables efforts, à empêcher le pire. Les critiques de ce storytelling sont
systématiquement accusées 54 d’être à la solde du président rwandais Paul
Kagame ou de son allié, et grand rival de la France en Afrique, les États-Unis.
L’association Survie, au sein de laquelle le renouvellement générationnel est
quasiment total depuis la mort de François-Xavier Verschave en 2005, axe donc
sa campagne de 2014, vingt ans après le génocide, sur la levée du secret-défense
et l’accès aux archives que le pouvoir politique refuse de dévoiler – y compris
celles du « fonds Carle » qui ont pourtant fuité depuis des années. Une pétition,
récoltant moins de 7 000 signatures mais commentée parmi les spécialistes du
sujet, contribue à diffuser dans le débat public l’idée que seule une transparence
complète permettra d’établir pleinement la vérité. Et si les autorités françaises
n’ont rien à se reprocher, pourquoi maintenir cette part d’ombre ? Un an plus
tard, l’Élysée fait savoir par voie de presse que François Hollande a décidé de
déclassifier les archives de la présidence française sur le Rwanda pour la période
allant de 1990 à 1995. Mais, en réalité, un « second verrou » perdure ; le Code
du patrimoine confère en effet à l’ex-ministre socialiste Dominique Bertinotti,
légataire privée de François Mitterrand, le droit discrétionnaire d’en autoriser ou
d’en refuser l’accès, jusqu’à 25 ans après la mort de l’ancien président.
Il faut finalement cinq années de procédures judiciaires et administratives,
allant jusqu’au Conseil constitutionnel puis à la Cour européenne des droits
d’homme, pour que le Conseil d’État ordonne en juin 2020 aux autorités
françaises de laisser un membre de Survie, François Graner, consulter ces
archives déclassifiées mais jalousement gardées par Dominique Bertinotti. Après
quelques mois passés à les consulter, il explique dans Le Monde :
« Plus on avance et plus le tableau est accablant. À aucun moment, de 1990 à 1994, on n’observe
de panique ou d’aveuglement à Paris. […] La politique française qui a été menée est une complicité de génocide, au sens précis de “soutien actif, en connaissance de cause”, avec un
effet sur le crime commis55. »
Entre-temps, Emmanuel Macron est arrivé à l’Élysée. Pour le vingt-cinquième
anniversaire du déclenchement du génocide, il se sait attendu politiquement. Le
rôle de la France au Rwanda reste une tache indélébile sur la politique africaine
de Paris, même – ou surtout – pour un jeune dirigeant qui entend mettre en
scène une rupture par rapport ses prédécesseurs. Vingt ans après la mission
d’information parlementaire, qui avait habilement désarmé la critique, le sujet
est redevenu un thème légitime de débat politique en France, où de nouvelles
révélations et les atermoiements de la justice dans les procédures visant des
responsables français interpellent de plus en plus largement.
C’est donc à l’aune de cette histoire des mobilisations sur ce sujet, en France
mais aussi à Kigali56, qu’il faut analyser la nomination de la commission Duclert,
un groupe d’historiens officiellement indépendants mais dont la composition
a été adoubée par l’Élysée57.
Vis-à-vis de Survie, qui développe une expertise citoyenne sur le sujet
depuis un quart de siècle, la commission est pour le moins restée distante. Son
président Vincent Duclert avait pris soin, dès sa nomination, de dire que la
commission parlerait « avec tout le monde : aussi bien avec l’association Survie
qu’avec l’association France-Turquoise58 ». Ce faisant, il avouait implicitement voir
Survie comme un acteur biaisé, au même titre qu’une association de vétérans de
l’opération extérieure Turquoise (juin-août 1994), c’est-à-dire un regroupement
corporatiste destiné à défendre des intérêts particuliers – ceux des militaires
français entraînés dans une intervention dont la finalité même faisait partie du
champ d’étude de la commission. En réalité, loin d’auditionner Survie et de la
considérer comme une source potentielle d’information, seul le président de
la commission a rencontré deux représentants de l’association en février 2020,
en leur expliquant le fonctionnement et le calendrier de travail établis, mais
sans qu’aucune suite ne soit donnée, notamment en termes de demande de
documents ou de pistes de recherche59. Surtout, revendiquant le fait de n’intégrer
aucun spécialiste du génocide des Tutsi afin d’apporter un œil neuf et impartial,
la commission est prise dans ses contradictions lorsque, fin octobre 2020, Le
Canard enchaîné révèle qu’elle compte dans ses rangs l’autrice d’une « notice »
particulièrement flatteuse pour l’opération Turquoise dans le Dictionnaire des
opérations extérieures publié en 2018 par le ministère des Armées60. Ces écrits
antérieurs de l’historienne militaire Julie d’Andurain contiennent des erreurs
grossières, semblant « apporter du crédit à la thèse négationniste du double
génocide contenue dans ses maigres sources », comme le pointe sa consœur
Hélène Dumas61. La polémique enfle au sein de la communauté académique,
jusqu’à ce que Vincent Duclert précise fin novembre que cette historienne se
serait mise en retrait de la commission dès le mois d’août, ce qu’infirment des
témoignages cités dans la presse62.
Au final, la commission réussit un double exploit : celui, en termes de
recherches, de produire un travail dense et riche de milliers de références
archivistiques, dont certaines inconnues jusqu’ici ; et celui, très politique,
de parvenir à une conclusion qui s’inscrit dans la filiation des initiatives précédentes, à l’exception des égards désormais accordés au FPR et aux autorités
de Kigali. Concluant ses travaux en pointant la responsabilité accablante mais
non la « complicité » des autorités françaises, la commission choisit en effet
une définition de la complicité de crime contre l’humanité qui impliquerait la
volonté explicite de s’associer au crime commis63. Or d’autres acceptations de
la complicité de crime contre l’humanité existent, comme le montre le juriste
Damien Roets qui considère notamment qu’il est possible de rejeter l’argument
du partage de « la haine raciale et la volonté destructrice dirigées contre la
population tutsi avec les auteurs principaux », en s’appuyant sur l’existence
d’une « conjonction de jurisprudences », à partir de la condamnation en France
de Maurice Papon d’une part et des décisions du Tribunal pénal international
pour le Rwanda d’autre part64.
La commission et son président offrent ainsi au pouvoir français du moment
l’opportunité de circonscrire un débat encore inachevé, porté jusqu’ici par
de multiples contre-pouvoirs indépendants, en prétendant avoir réalisé un
inventaire complet de la politique menée à l’époque. Tout en se targuant
d’avoir traité avec courage cet épineux dossier et d’avoir mené une politique
mémorielle exemplaire, l’Élysée parvient – au moins provisoirement – à
neutraliser des questionnements critiques devenus trop audibles. Ce faisant,
Emmanuel Macron et son équipe évacuent, avec l’aide des autorités rwandaises,
tout risque de remise en cause de l’hyper-présidentialisme des institutions
françaises qui ont permis de mener cette politique, soi-disant banale, dite de
la « zone d’influence française en Afrique », au mépris de ses conséquences
extrêmes. Pour les associations mobilisées sur le sujet, l’enjeu dans les mois et
années à venir est donc d’arriver à remettre au cœur du débat cette question
institutionnelle, notamment à travers la mise en cause au plan judiciaire de
personnalités ayant occupé des fonctions centrales dans la chaîne de décision
des autorités françaises.
Thomas Borrel
[Notes :]
1. La commission, créée à la demande d’associations rwandaises, comprenait dix enquêteurs et
enquêtrices mandatés par quatre organisations : la Fédération internationale des droits de l’homme
(FIDH), Africa Watch (département de Human Rights Watch), le Centre international des droits de
la personne et du développement, l’Union interafricaine des droits de l’Homme. Elle a enquêté au
Rwanda du 7 au 21 janvier 1993. Son rapport final – FIDH, Africa Watch, UIDH et CIDPDD, Rapport
de la commission internationale sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
(7-21 janvier 1993). Rapport final, Paris/New York/Ouagadougou/Montréal, Fédération internationale
des droits de l’homme/Africa Watch/Union interafricaine des droits de l’Homme/Centre international
des droits de la personne et du développement, 1993 –, publié le 8 mars 1993, est disponible sur
, consulté le 17 juin 2022.
2. Militant de l’association Survie depuis 2006, Thomas Borrel en est aujourd’hui l’un des porte-parole,
après y avoir occupé différentes responsabilités (administrateur, secrétaire national, vice-président,
salarié chargé des relations presse). Il est aussi l’un des quatre codirecteurs de l’ouvrage collectif
L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021.
3. On peut en revanche voir le véritable tournant que cela représente dans les relations entre Paris et
Kigali, permettant un important rapprochement diplomatique : l’occasion pour le président rwandais
Paul Kagame d’affirmer son leadership en Afrique en se présentant comme celui qui a fait « plier » la
France et l’opportunité pour l’Élysée d’intégrer dans son jeu d’influence en Afrique l’acteur désormais
incontournable qu’est devenu le Rwanda.
4. Vincent Duclert l’explique par exemple dans l’entretien donné à Anthony Guyon, « Des
“responsabilités, lourdes et accablantes” : la France et le génocide des Tutsi. Entretien avec Vincent
Duclert », Historiens et géographes, n° 457, 2022, p. 17-23.
5. Archives nationales, Jean-Christophe Mitterrand, AG/5(4)/JCM/21, Dossier 1, période 1987-1988.
TD Kigali, 21 mars 1987.
6. Archives nationales, Dominique Pin, AG/5(4)/DP/34, période 1989-1991. TD Kigali, 10 janvier 1989.
7. A. Givord, « Le contrôle de l’exécutif par les parlementaires à propos de la politique au Rwanda
(1990-1994) », Francegenocidetutsi.org, 19901994.pdf>, consulté le 17 juin 2022.
8. Voir R. Doridant et F. Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Marseille, Agone/
Survie, 2020.
9. FIDH et al., Rapport de la commission internationale sur les violations des droits de l’homme au Rwanda…,
op. cit.
10. Entretien avec Jean Carbonare, Kigali, 27 août 1993, in J.-F. Dupaquier, Politiques, militaires et
mercenaires français au Rwanda. Chronique d’une désinformation, Paris, Karthala, 2014, p. 252.
11. C’est ainsi qu’en février une vingtaine d’officiers des forces spéciales commandées par le colonel
Didier Tauzin sont envoyés à Kigali avec pour mission de « reprendre en main l’armée rwandaise en
déroute ». Parallèlement, sur instruction de l’Élysée, le ministre de la Coopération Marcel Debarge
appelle publiquement les opposants hutu à Habyarimana à « faire front commun » avec ce dernier
contre le FPR. Voir R. Doridant et F. Graner, L’État français et le génocide…, op. cit., p. 80-93.
12. Terme qui existait depuis un demi-siècle mais qu’il va utiliser pour décrire la politique africaine
de la France. Il l’emploie pour la première fois dans le numéro de janvier 1994 de Billets d’Afrique.
13. Édito du n° 1 de Billets d’Afrique, septembre 1993.
14. Supplément à Billets d’Afrique, n° 7, et au « Point sur la loi pour la survie et le développement »,
n° 50, mars 1994.
15. Citons notamment le travail régulier de Jean Chatain dans L’Humanité ou de Monique Mas sur
RFI, ou encore de Colette Braeckmann dans le quotidien belge Le Soir. Plus ponctuellement, Sylvie
Coma et Alain Frilet dans Libération ou Sylvie Caster dans Le Canard enchaîné, journaux dont le reste
de la rédaction est alors bien peu encline à documenter précisément la dynamique à l’œuvre. Avec
l’opération Turquoise, apparaissent d’autres reportages, comme ceux de Maria Malagardis (Libération)
ou de Patrick de Saint-Exupéry (Le Figaro) entre autres.
16. F.-X. Verschave, Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998, p. 55.
17. F.-X. Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, Paris, La Découverte,
1994. Le point d’interrogation est imposé à Verschave par l’éditeur.
18. Voir par exemple P. Krop, Le génocide franco-africain. Faut-il juger les Mitterrand ?, Paris, JC Lattès,
1994 ; J.-F. Dupaquier, « Révélations sur l’accident d’avion qui a provoqué la mort de un million de
personnes », L’Événement du Jeudi, 1er décembre 1994 ; M. Ba, Rwanda, un génocide français, Paris, L’esprit
frappeur, 1997 ; M. Sitbon, Un génocide sur la conscience, Paris, L’esprit frappeur, 1998 ; P. de SaintExupéry, L’inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les arènes, 2004.
19. À ce sujet, voir notamment les témoignages recueillis par Julien Meimon, En quête de légitimité : le
ministère de la Coopération (1959-1999), Thèse de doctorat en science politique, Lille, Université Lille 2,
2005.
20. Au Rwanda, il est condamné par contumace en 2006 à une peine de détention à perpétuité pour
génocide. Les poursuites en France contre lui seront définitivement abandonnées en novembre 2019,
avec la confirmation par la Cour de cassation de l’ordonnance de non-lieu prononcée en sa faveur.
21. Rapport de la mission de Michel Rocard au Rwanda, du 28 août au 1er septembre 1997, pour la
Commission pour le développement et la coopération du Parlement européen, p. 1.
22. M. Rocard, « Déposition Rwanda », préparée pour son audition par la Mission d’information
parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda, 30 juin 1998, photopro.sk/rocard/detail?docid=657273>, consulté le 17 juin 2022.
23. Rapport de la mission de Michel Rocard au Rwanda, du 28 août au 1er septembre 1997, op. cit., p. 1.
24. V. Duclert, « Michel Rocard, le Rwanda et le génocide des Tutsi : un engagement révélé », Note
d’analyse réalisée à la demande de l’association MichelRocard.org, Institut tribune socialiste, juin
2021.
25. Si la lettre et la note ont été publiées sur le site michelrocard.org à l’été 2021, c’est après avoir retiré
les deux pages en question.
26. V. Duclert, « Michel Rocard, le Rwanda et le génocide des Tutsi… », art. cité.
27. Hubert Védrine a été conseiller diplomatique de François Mitterrand dès 1981, avant de devenir
secrétaire général de l’Élysée en 1991. Proche de Michel Rocard dans les années 1970, Élisabeth Guigou
a été conseillère technique au secrétariat général de l’Élysée (chargée de l’économie internationale,
du commerce extérieur, des affaires européennes et des sommets économiques internationaux)
de 1982 à 1988, puis chargée de mission auprès du président de la République pour l’Europe et
l’économie internationale de 1988 à 1990.
28. P de Saint-Exupéry, « France-Rwanda : un génocide sans importance… », Le Figaro, 12 janvier 1998.
29. P. de Saint-Exupéry, « France-Rwanda : le syndrome de Fachoda », Le Figaro, 13 janvier 1998 ;
P. de Saint-Exupéry, « France-Rwanda : des silences d’État », Le Figaro, 14 janvier 1998 ; P. de SaintExupéry, « France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie », Le Figaro, 15 janvier 1998.
30. « Pour une commission d’enquête parlementaire sur le rôle de la France entre 1990 et 1994. Au
Rwanda, quelle France ? », Libération, 3 mars 1998.
31. William Bourdon (Fédération internationale des droits de l’Homme), Jean-François Bayart
(directeur de recherches au CNRS), Philippe Biberson (président de Médecins sans frontières), Jose
Bidegain (président d’Action contre la faim), Rony Brauman (enseignant), André Guichaoua
(professeur à l’université de Lille), Alfred Grosser (professeur émérite), Alain Joxe (directeur d’études
à l’EHESS), Henri Leclerc (président de la Ligue des droits de l’Homme), Elikia M’Bokolo (directeur
d’études à l’EHESS), Marc Pilon (président de l’Observatoire permanent de la coopération française),
Marie-Line Ramackers (secrétaire nationale d’Agir ici), Yves Ternon (médecin et historien), Claudine
Vidal (directeur de recherches au CNRS).
32. Ministre de la Défense de septembre 1985 jusqu’à la première cohabitation (mars 1986), il est
membre du gouvernement sans discontinuer durant le second septennat de Mitterrand, avec plusieurs
portefeuilles ministériels successifs, dont celui de l’Intérieur (avril 1992-mars 1993).
33. P. Haski et S. Cohen, « Rwanda : mission impossible » [en ligne], Libération, 27 mai 1998, www.liberation.fr/tribune/1998/05/27/de-nombreuses-restrictions-jettent-un-doute-sur-le-travail-dela-mission-d-information-parlementaire_237128/>, consulté le 18 juin 2022.
34. R. Ourdan, « Le Parlement peine à éclaircir le rôle de la France au Rwanda », Le Monde, 10 juillet
1998.
35. Ibid. Paul Barril est finalement convoqué quelques semaines plus tard mais, étant potentiellement
visé par l’instruction judiciaire qui s’est ouverte entre-temps concernant l’attentat du 6 avril 1994
contre l’avion des présidents rwandais et burundais, il explique ne pas pouvoir répondre aux
questions des députés.
36. P. Brana et B. Cazeneuve, Rapport de la mission d’information parlementaire de la commission de la
Défense nationale et des forces armées et de la commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires
menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, Paris, Assemblée nationale,
15 décembre 1998, p. 381.
37. Voir J. Meimon, En quête de légitimité…, op. cit.
38. F.-X. Verschave, Françafrique…, op. cit.
39. Voir D. Gauthier, et A. Gauthier, « Une justice au service des victimes, de l’Histoire et de la
mémoire », Les cahiers de la justice, n° 4, 2014, p. 585-592.
40. P. de Saint-Exupéry, L’inavouable…, op. cit.
41. L. Coret et F.-X. Verschave (dir.), L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au
Rwanda, Paris, Karthala, 2005.
42. Trois autres femmes porteront plainte par la suite pour les mêmes motifs, une en septembre 2012
et deux en juin 2014. À ce sujet, voir le documentaire « Rwanda : le silence des mots » de Gaël Faye et
Michael Sztanke, diffusé sur Arte le 25 avril 2022.
43. Voir au sujet de cette procédure (et des lenteurs et du manque manifeste de volonté durant
l’instruction) la note publiée par la LDH, la FIDH et Survie, « Le sort des Tutsis de Bisesero a été scellé
à Paris » [en ligne], Survie, 11 mai 2022, pdf>, consulté le 17 juin 2022.
44. Alors que le Rwanda redevient un sujet de débat public à partir de 2004, le journaliste Pierre Péan
publie un premier ouvrage sur le sujet jouant efficacement le rôle de contre-feu. Noires fureurs, blancs
menteurs. Rwanda 1990-1994 (Paris, Mille et une nuits, 2005) devient immédiatement l’ouvrage de
référence des défenseurs du rôle de la France et des milieux négationnistes, le célèbre journaliste
revendiquant pour sa part un certain « révisionnisme » par rapport à une Histoire « truquée ». Voir
V. Hugeux, « Pierre Péan : la “face cachée” », L’Express, 1er décembre 2005 ; B. Collombat, « Le grand
retournement de Pierre Péan : du dénonciateur d’Affaires africaines au défenseur de la Françafrique »,
in T. Borrel, A. Boukari Yabara, B. Collombat et T. Deltombe (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une
histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021, p. 672-676.
45. Celui-ci sera même publié par B. Boudiguet, Rwanda. Les archives secrètes de Mitterrand (1982-1995),
Paris, L’esprit frappeur, 2012.
46. R. Maison, « Que disent les “Archives de l’Élysée” ? », Esprit, n° 5, 2010, p. 135-159.
47. Communiqué de presse du collectif à la veille du procès d’un militant et d’une militante,
5 novembre 2008.
48. Action qui vaudra au porte-parole du collectif une condamnation à 1 000 euros d’amende et à
2 001 euros de dommages et intérêts.
49. À ce sujet, voir R. Doridant, « Justice : rideau sur un attentat » [en ligne], Billets d’Afrique, n° 283,
décembre 2018-janvier 2019, , consulté le 17 juin 2022.
50. Revue indépendante créée en 2007, dont le nom rend hommage au travail de Jean-Paul Gouteux
qui avait publié un ouvrage au titre éponyme (La nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier
génocide du siècle, Paris, L’esprit frappeur, 2002) et qui publie chaque 7 avril un numéro annuel
apportant de nouveaux éclairages et analyses portant sur l’implication française dans le génocide
des Tutsis du Rwanda, .
51. Sept officiers ont fait appel pour contester la nullité de leur plainte, sans succès. Le général Quesnot,
qui s’est pourvu en cassation, a été débouté le 11 mai 2015.
52. Une première plainte déposée en novembre 2015 est classée sans suite. L’association porte à
nouveau plainte en juin 2017 en se constituant cette fois-ci partie civile afin de mettre en mouvement
la justice.
53. M. Mourre, F. Piton et N. Powell, « Enquêter sur la France au Rwanda en contexte militant. Entretien
avec François Graner » [en ligne], Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, 2021, p. 102-117, oap.unige.ch/journals/rhca/article/view/rwandamourrepitonpowell/448>, consulté le 17 juin 2022.
54. Notamment par Pierre Péan, à partir de 2005, ou plus récemment par Charles Onana ou Judi Rever.
55. P. Lepidi et P. Smolar, « François Graner : “Plus on avance, et plus le tableau est accablant” pour la
France au Rwanda », Le Monde, 16 janvier 2021.
56. Le régime de Paul Kagame a régulièrement utilisé les leviers diplomatiques à sa disposition pour
rappeler que le rôle de Paris ne pourrait pas être oublié facilement. Outre les obstacles ou freins à
l’influence française sur le continent africain que représentait la défiance de Kigali, chaque critique
du pouvoir rwandais était suffisamment commentée dans les médias français pour relancer le débat
à Paris sur la complicité française.
57. Suite à la création de la commission, souhaitant répondre aux critiques sur sa composition, son
président, Vincent Duclert, explique par exemple : « L’Élysée a donc exercé un droit de regard sur la
composition de la commission, ce que je n’ai pas vécu comme une volonté de censure mais plutôt
comme une contrepartie au pouvoir accordé exceptionnellement aux neuf membres que nous
sommes. » R. Gras, « Génocide des Tutsi au Rwanda – Vincent Duclert : “L’Élysée ne m’a pas imposé
les noms des membres de la commission” » [en ligne], Jeune Afrique, 15 avril 2019, jeuneafrique.com/761434/politique/genocide-des-tutsi-au-rwanda-vincent-duclert-lelysee-ne-mapas-impose-les-noms-des-membres-de-la-commission/>, consulté le 17 juin 2022.
58. R. Gras, « Génocide des Tutsi au Rwanda – Vincent Duclert… », art. cité.
59. M. Mourre et al., « Enquêter sur la France au Rwanda… », art. cité.
60. P. Chapleau et J.-M. Marril (dir.), Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française. De 1963
à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions/Ministère des Armées/Ecpad, 2018.
61. Pour plus de détails sur son parcours et ses écrits, voir F. Graner, « Génocide des Tutsis : “L’affaire
Julie d’Andurain” » [en ligne], Billets d’Afrique, n° 302, 2020, , consulté le
17 juin 2022.
62. Voir M. Malagardis, « France-Rwanda : une historienne défend Turquoise et crée le malaise »,
Libération, 27 novembre 2020.
63. « Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives
consultées ne vient le démontrer », écrit la commission en conclusion de son rapport, sans envisager
d’autres définitions. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au
génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au Président
de la République le 26 mars 2021, Malakoff, Armand Colin, 2021, p. 972. « Nous avons considéré que la
complicité relevait de ce point central de l’argumentation », explique à l’époque son président Vincent
Duclert dans la presse. G. Gaïdz et P. Lepidi, « Vincent Duclert : “Le dossier rwandais a été contaminé
par le mensonge, la manipulation et la passion” » [en ligne], Le Monde, 26 mars 2021, lemonde.fr/afrique/article/2021/03/26/vincent-duclert-le-dossier-rwandais-a-ete-contamine-par-lemensonge-la-manipulation-et-la-passion_6074605_3212.html>, consulté le 17 juin 2022.
64. D. Roets, « Le génocide des Tutsi du Rwanda : la thèse des complicités françaises au prisme des
exigences du droit pénal », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n° 1, 2015, p. 1-27.