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Il y a eu au Rwanda, d’avril à juin 1994, l’un des génocides incontestables du XXe siècle (après ceux des Arméniens, des Juifs et des Tsiganes), à l’encontre de la minorité tutsie. Cette volonté systématique d’extermination, ainsi que d’élimination des Hutus de l’opposition démocratique, a été mûrie, préparée, organisée et programmée par l’entourage du Président Juvénal Habyarimana, son akasu. Cette faction a imposé le slogan du Hutu power, a construit autour de lui une mouvance extrémiste, et a diffusé, à partir de 1990, le concept puis la nécessité d’une « solution finale ».
Puisqu’il y a eu génocide, et que depuis 1945 tout l’effort de vivre en humanité est fondé sur le « plus jamais ça », il s’agit d’en tirer toutes les conséquences, juridiques et politiques. Il s’agit de comprendre comment on a pu en arriver à cette atrocité inouïe, qui l’a voulue et commise, qui l’a encouragée ou laissé faire. L’Afrique est interpellée : au moment même où se fêtait l’avènement presque inespéré, en Afrique du Sud, d’un pouvoir démocratique et multiracial, la voie opposée - l’exploitation des haines et des peurs, sur la base d’un ethnisme qu’a parfois durci la colonisation - révèle jusqu’où elle peut mener.
La France, elle, ne peut et ne doit échapper à l’examen de ses propres responsabilités : elle a soutenu militairement le régime Habyarimana, l’armant, voire combattant à ses côtés ; elle a instruit, renforcé ou « assisté » certains des éléments qui exécuteront le génocide (Garde présidentielle, une partie de l’armée, milices d’« autodéfense ») ; elle a favorisé la division de l’opposition démocratique, pivot des accords d’Arusha ; elle n’a pas rompu, durant le génocide, avec ses principaux responsables, constitués en « gouvernement intérimaire » - le soutenant diplomatiquement, et facilitant, selon plusieurs sources, la poursuite des livraisons d’armes ; elle a reconnu beaucoup trop tardivement le génocide, faisant obstacle, avec d’autres, à une réaction rapide de la communauté internationale ; elle ne tire publiquement, ni au Rwanda, ni ailleurs, aucune des leçons qui se déduisent, pour sa politique africaine, de cet effroyable échec.
Parler de « la France » est en l’occurrence trompeur. L’examen des décisions - et des nombreuses non-décisions - qui ont conduit à cet échec, puis à la persistance dans les mêmes errements, révèle un double phénomène d’hypercentralisation et de démembrement. 35 années de pratique du « domaine réservé » ont coupé l’Elysée de tout débat démocratique comme de toute réflexion intellectuelle, transformant la relation franco-africaine en une familiarité douteuse entre chefs d’Etat et leurs proches, confondant la stabilité souhaitable des institutions avec le maintien, par la force, de rentes et privilèges prélevés sur des pays malmenés. Dans le même temps, l’exécutif apparaît dépassé par les groupes d’intérêts qu’il a utilisés, tolérés, ou laissé prospérer : dans le « champ » africain s’agitent plus d’une dizaine de réseaux, politico-affairistes ou corporatistes, dont les micro-stratégies se juxtaposent en un désordre funeste.
Cette dégradation de la politique franco-africaine, soustraite au contrôle démocratique, se traduit par une série de dysfonctionnements qu’il est indispensable d’examiner lucidement - au vu des résultats obtenus au Rwanda.
1° La corruption et les trafics en tous genres décrédibilisent l’action de la France. Ils l’amènent à ne plus trouver comme interlocuteurs que ceux dont les desseins et les pratiques se situent à ce niveau - ceux qui en Afrique ruinent le bien et le service publics. Ils peuvent engendrer des réactions incohérentes ou décalées face à des risques graves.
2° Le confinement présidentiel, non seulement empêche toute contribution de la recherche africaniste à la définition de la politique française, mais favorise au contraire la prolifération de schémas géopolitiques archaïques et aberrants : le syndrome de Fachoda contre les visées anglo-saxonnes, l’Afrique latine contre le Commonwealth, l’alliance franco-zaïro-soudanaise contre l’« impérialisme » de l’Ouganda et ses hordes « hamites »... Ces schémas peuvent paraître dérisoires, ils n’en ont pas moins animé, et animent encore, nombre d’acteurs de la relation franco-africaine, induisant des options désastreuses. Est-il envisageable que la France ne s’ampute pas systématiquement de son intelligence dès lors qu’il s’agit de sa présence et son action en Afrique ?
3° Les accords bilatéraux de défense sont de plus en plus perçus comme une garantie de l’irresponsabilité politique, dispensant un pouvoir dictatorial, voire fasciste, de trouver des accommodements avec ses opposants. Au Rwanda, les radicaux ont d’abord assimilé l’intervention militaire du FPR à une invasion ougandaise. Puis ils se sont fiés au soutien inconditionnel de Paris - ou d’une partie du lobby militaro-africaniste - pour saper les accords d’Arusha. Il est urgent de concevoir une approche moins néocoloniale et plus internationale de la sécurité du continent.
4° Amenée à intervenir dans des guerres civiles plutôt que face à des agressions extérieures, l’armée française - ou plutôt certaines de ses troupes et ses services secrets - sont tentés de renouer avec les dérives de la « lutte anti-subversive » et la pratique de « coups tordus », aux terribles conséquences politiques. Il n’est pas sain, pour l’honneur d’une armée républicaine, que les mécanismes politiques et psychologiques conduisant à de tels égarements, enfouis par des lois d’amnistie, n’aient jamais été analysés. Les soupçons de fautes lourdes (aide à l’organisation et l’instruction des milices, formation de commandos pratiquant la torture et des exécutions massives, sabotage des partis d’opposition, ...) demeurent dès lors suffisamment vraisemblables pour qu’une enquête approfondie soit nécessaire, permettant d’établir les responsabilités ou de lever les soupçons.
5° Au Rwanda, comme aujourd’hui au Burundi, au Zaïre et en maints pays d’Afrique, une part importante de la société tentait de s’organiser pour s’opposer aux surenchères et délires extrémistes, pour exiger le respect des populations, la priorité du développement humain, la garantie des libertés civiles et politiques. L’exercice de la politique franco-africaine dédaigne ou méprise ces efforts. Il est dès lors probable que les décideurs de cette politique aient choisi, pour soutenir le régime Habyarimana, de ne laisser aucune chance à cette émergence démocratique multiforme. Il s’agirait en ce cas, pire qu’un crime, d’une faute politique gravissime, visant à faire céder le maillon central des accords d’Arusha - donc à précipiter l’affrontement. Là aussi, une enquête s’impose.
6° Parmi les signataires de la Convention pour la prévention et la répression du génocide, la France est l’un des rares pays à avoir inclus dans son propre Code pénal des dispositions exécutoires. Elle n’a pourtant cessé d’agir en contradiction avec l’esprit de cette Convention : son ambassade à Kigali, puis son territoire, ont accueilli les organisateurs des massacres, ou ceux qui n’ont cessé de les susciter via la Radio des Mille Collines ; au Conseil de Sécurité, la France s’est opposée jusqu’à la mi-mai 1994 à la reconnaissance du génocide - qui eût permis de mobiliser à temps une réaction internationale ; pour l’opération Turquoise, elle a sollicité un mandat qui n’envisageait pas l’arrestation des coupables - dont beaucoup ont pu transiter sans encombres dans sa « Zone Humanitaire Sûre », y compris les animateurs de la Radio des Mille Collines...
Au point que l’on peut se demander si la répugnance fondatrice envers le génocide irrigue toujours nos institutions. Il serait nécessaire que ses plus hautes instances définissent l’attitude de la France : comment le « pays des droits de l’homme » compte-t-il contribuer à la sanction du génocide rwandais ?
7° A de rares exceptions près, et à la différence de ce qui s’est passé dans la presse écrite, la présentation des événements rwandais par les médias audiovisuels a recouvert le génocide sous l’émotion humanitaire et esquivé tout débat sur les responsabilités de la France. Des pressions constantes et efficaces se sont exercées. Or, en cas de présomption de génocide, la vigilance des professionnels de l’information présente un caractère vital, tant par les réactions de l’opinion, qu’elle peut éveiller, que par les décisions politiques qu’elle peut susciter. Il convient de s’interroger sur les raisons d’une défaillance aussi manifeste de cette vigilance dans le journalisme audiovisuel.
8° La société française, les citoyens et leurs organisations, ont beaucoup plus fortement réagi à l’urgence humanitaire qu’au génocide. Ils étaient certes influencés par le discours politique et le langage des médias. Mais, surtout pour de telles circonstances, la démocratie suppose que les citoyens se dotent des moyens d’une information et d’une action indépendantes, capables d’influencer en retour la communication officielle.
9° Le nouveau gouvernement de Kigali tente de remettre debout un pays ravagé. Par ressentiment, la France laissera-t-elle passer cette chance ? Poussera-t-elle à la faute ce nouveau gouvernement, manoeuvrant pour lui substituer un autre pouvoir, ou lui proposera-t-elle une coopération à principes clairs et livres ouverts ? Est-elle capable en Afrique d’avoir une relation autre que clientéliste ?
67. Colette Braeckman, in Le Soir, repris par Courrier international du 30/06/94.