Fiche du document numéro 24592

Num
24592
Date
Dimanche 21 avril 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
112774
Pages
6
Titre
Au Rwanda, la solitude des Justes
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
1

Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr

débuter son récit. D’un signe de la main, il envoie
d’abord son adjoint acheter deux grandes bouteilles
d’eau fraîche : l’une pour lui, l’autre pour nous.

Au Rwanda, la solitude des Justes
PAR JUSTINE BRABANT
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 21 AVRIL 2019

Damas Gisimba, le 29 mars 2019, dans la cour de l'orphelinat où il a
caché et protégé des enfants tutsis durant le génocide. © Justine Brabant
Damas Gisimba a protégé des enfants tutsis dans son orphelinat. © Justine Brabant

L’homme résume en peu de mots l’étendue de
son courage : « Avant le génocide, mon orphelinat
accueillait 65 enfants. Pendant, nous en avons eu
325. Nous manquions de tout, les attaques étaient
quotidiennes. C’était une vie difficile. » Quand les
premières tueries sont commises à Kigali, début
avril 1994, les familles voisines, sentant le danger
se rapprocher, commencent en effet à lui envoyer
leurs enfants. Plus tard, ce seront de jeunes rescapés
qui viendront d’eux-mêmes y trouver refuge. Damas
Gisimba accueille tout le monde. Il cache même des
adultes. Sur ce qui l’a poussé à prendre de pareils
risques, il avance simplement : « Je n’allais pas
abandonner l’orphelinat… »

Alors que leurs voisins éliminaient systématiquement
les Tutsis, eux ont choisi de les sauver. Comment leur
rendre hommage ? Vingt-cinq ans après le génocide,
la place réservée par les Rwandais à leurs « Justes »
incarne les tiraillements d’une société aux plaies
encore à vif.
Kigali (Rwanda), envoyée spéciale.– L’orphelinat
n’a pas bougé. Au détour d’une ruelle de Nyamirambo,
un quartier populaire de Kigali, son portail d’entrée
laisse échapper la rumeur d’une centaine d’enfants
en pleine récréation. La bâtisse était déjà là en avril
1994. Mais les jeunes pensionnaires avaient ordre de
rester cloîtrés dans les dortoirs. Lorsque les milices
Interahamwe surgissaient, quasiment chaque jour, la
silhouette de Damas Gisimba s’avançait. Longuement,
sous la menace des armes, le directeur de l’orphelinat
suppliait les miliciens d’épargner « ses enfants ».

Pour avoir protégé les enfants tutsis de la mort – mais
également les orphelins hutus du recrutement forcé
par les miliciens –, Damas Gisimba a été décoré en
2007 des mains du président rwandais Paul Kagame.
L’association de rescapés Ibuka lui a octroyé le titre de
« Juste ». Le mot a été inspiré de l’expression « Justes
parmi les nations » forgée par le Parlement israélien
pour distinguer celles et ceux qui avaient sauvé des
Juifs pendant la Shoah. Au Rwanda, on les appelle
aussi les «Indakemwa » (les « irréprochables ») ou les
«abarinzi b’igihango » (« les gardiens de la vertu » ou
« les gardiens du tabou » – par référence au tabou du
meurtre).

Vingt-cinq ans plus tard, nous le retrouvons au même
endroit. Damas Gisimba a pris un peu de ventre et a
changé de lunettes. Pour le reste, il appelle toujours ses
pensionnaires « mes enfants » et les surveille d’un œil
amusé, depuis son bureau planté au milieu de la cour
de récréation. Affable sans effusions, loquace sans être
bavard, l’homme de 58 ans prend son temps avant de

Pour Olivier Ndumukiza, Gisimba est plus simplement
celui qui lui a sauvé la vie. Le jeune homme à la
présence discrète fait partie des 325 enfants qui ont
trouvé refuge à l’orphelinat. À l’époque, il a dix ans.
Il perd d’abord son père. Le 13 avril 1994, alors que

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des tirs se font entendre au dehors, ce dernier sort de
la maison familiale : « C’est la dernière fois que je
l’ai vu. » Le fils apprendra plus tard que son père a
été exécuté, avec d’autres Tutsis, à proximité d’une
caserne des Forces armées rwandaises.

12 personnes ont été tuées à l’orphelinat durant le
génocide. Le temps a patiné les noms. Les enfants
jouent autour sans y prêter attention.
On a cru, un temps, que tous les Justes étaient morts.
Le journaliste et écrivain français Jean Hatzfeld, qui
a longuement travaillé sur le génocide des Tutsis,
témoignait en ces termes, lors du procès à Bruxelles
de quatre Rwandais suspectés de génocide : « Sur
cette commune de Nyamata où j’ai beaucoup vécu,
j’ai trouvé cinq ou six Justes, c’est-à-dire des gens
qui ont refusé. Mais aucun de ces Justes n’est vivant :
ils ont tous été tués, immédiatement » [ses propos
sont rapportés par Laure de Vulpian dans Rwanda, un
génocide oublié ? Un procès pour mémoire, 2004].

Quelques jours plus tard, sa mère est tuée devant ses
yeux par des miliciens, alors qu’elle cherche à franchir
un checkpoint. Le garçon tente d’aller chercher du
secours chez un cousin de sa mère, mais il trouve porte
close : celui-ci a également été tué. Il se réfugie un
temps dans une étable dont les vaches ont été volées
par les génocidaires. Puis un jour, Olivier Ndumukiza
entend parler de l’orphelinat.
À Nyamirambo, il est accueilli par un Damas
Gisimba qui ne refuse l’accueil à personne, malgré la
promiscuité et les risques croissants. « Des deux mois
passés chez lui, je me souviens de la bouillie de farine
jaune amère qu’on nous servait tous les soirs, des
prières que la femme de Gisimba nous faisait réciter,
des enfants qui arrivaient blessés », énumère le jeune
homme.

De fait, nombreux sont ceux qui ont été exécutés
par les soldats ou miliciens auxquels ils tentaient
de s’opposer. Mais quelques travaux menés depuis
attestent que certains ont survécu. À l’issue d’une
enquête menée durant un an par 30 enquêteurs,
l’association de rescapés Ibuka a établi une liste de
271 personnes considérées comme des Justes, toujours
en vie. L’étude, achevée en 2010, ne couvrait qu’un
dixième du pays. Elle n’a jamais été étendue – « par
manque de fonds », indique-t-on chez Ibuka.

Le directeur de l’orphelinat connaît certains des
Interahamwe du quartier : « Avant le génocide, je
pensais qu’ils étaient des amis. » Il met à profit son
statut de Hutu pour détourner leur attention de ses
petits : « À chaque fois que les miliciens venaient, je
leur disais : “Ici, ce sont des enfants, il n’y a pas
d’adultes.” Je leur disais aussi ce qu’ils voulaient
entendre : “Je ne peux pas m’aventurer à cacher
un Tutsi, ce sont des gens mauvais.” » Quand cela
n’est plus suffisant, il gagne du temps en leur donnant
quelques billets : « Je leur remettais un peu d’argent.
Ils repartaient et revenaient le lendemain. »

Bien que partielle, elle donne quelques
renseignements sur la manière dont ces sauveteurs ont
pu agir : « La plupart de ceux qui ont caché des Tutsis
l’ont fait à l’extérieur de leur maison. Ils creusaient
un abri dans leur champ et venaient leur porter de
la nourriture pendant la nuit. D’autres cachaient des
familles dans des maisons en construction ou dans
des bosquets près de chez eux – mais dans la maison
familiale elle-même, c’était très rare, car considéré
comme trop risqué », détaille Jean-Marie Kayishema,
professeur de littérature à l’université du Rwanda à
Kigali et coordonnateur de l’étude.

Mais le génocide se rapproche de plus en plus. Un
jour, les Interahamwe entrent dans l’orphelinat à la
recherche d’adultes. Ils tuent le cuisinier, un Tutsi,
devant les jeunes pensionnaires. Olivier se souvient
« des trous de balles et de son sang qui coulait ».
Un autre jour, ils exécutent l’une des femmes qui
s’occupent des enfants blessés. Aujourd’hui, une stèle
dans un coin de la cour de récréation rappelle que

Damas Gisimba, lui, a tout risqué. Le Juste et ses
enfants doivent leur survie à un double coup de chance.
« D’abord, nous ne manquions pas de nourriture
parce qu’une semaine avant le début du génocide,
j’avais récupéré par hasard des stocks de la CroixRouge, se souvient le directeur. Ensuite, j’ai obtenu
l’aide d’un humanitaire américain, Carl Wilkens, qui

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a refusé de quitter le pays lorsque le génocide a
commencé. Quand il a appris que j’étais ici, à me
battre avec ces miliciens, il est venu me voir dans
sa voiture avec un drapeau blanc. Il a vu les enfants
et s’est mis à pleurer. Je lui ai dit : “Nous sommes
condamnés à mourir.” »

plusieurs exemples de courage, dont celui d’élèves de
Nyange qui refusèrent de se séparer entre Hutus et
Tutsis – six ont été tués, quarante blessés.
Au-delà des décorations nationales, les Justes ont été
reconnus par des organisations internationales. Damas
Gisimba a ainsi fait l’objet d’un rapport de l’ONG
britannique African Rights intitulé Pas de place pour
la peur ; il a également sa stèle au « Jardin des Justes
du monde » à Padoue, en Italie.

L'Américain parviendra à ramener ce dont Gisimba
manque le plus cruellement : de l’eau, nécessaire pour
donner à boire aux enfants mais aussi pour soigner
les blessés et les malades. Vingt-cinq ans plus tard,
ce n’est probablement pas un hasard si le directeur
d’orphelinat accueille ses visiteurs avec une bouteille
d’eau bien fraîche.

Mais la question des Justes est plus complexe que
cette reconnaissance nationale et internationale peut
le laisser penser. Cette figure renvoie les Rwandaises
et Rwandais à de lourdes interrogations : ont-ils
réellement été tous irréprochables ? En les décorant,
ne risque-t-on pas de faire passer au second plan
l’héroïsme des rescapés eux-mêmes ? L’exemple
des Hutus ayant sauvé des Tutsis n’est-il pas
instrumentalisé par un régime et des ONG souhaitant
imposer une réconciliation à marche forcée ?

Faute d’avoir pu identifier tous ceux qui, comme
Damas Gisimba, se sont opposés au génocide, la
question des Justes reste donc largement sousdocumentée. Elle n’en demeure pas moins un sujet
de débats hautement symbolique dans la société
rwandaise post-génocide. Car autour de la place
accordée aux Justes se nouent des questions aussi
essentielles que celle de la place des Hutus dans la
société rwandaise aujourd’hui.

Les circonstances mêmes dans lesquelles la notion
de Juste est apparue au Rwanda illustrent bien les
enjeux politiques dont sont investis ces héros. Les
premières tentatives pour identifier ceux qui ont sauvé
des Tutsis ont lieu au début des années 2000. Pour les
associations qui s’y attellent, Ibuka en particulier, il
s’agit autant d’exprimer de la gratitude que d’envoyer
un message. « Certains rescapés voulaient retrouver
ceux qui les avaient aidés et leur rendre hommage,
rappelle l’ancien président d’Ibuka (de 2007 à 2011),
Théodore Simburudali. Mais surtout, mettre en avant
les Justes permettait de combattre l’idée, qui était
propagée à cette époque, que nous considérions tous
les Hutus comme des génocidaires. »

Damas Gisimba se souvient avec le sourire du jour où
il a appris qu’il serait décoré. « On m’a appelé pour
me dire : “Monsieur, vous êtes convoqué au ministère
de la défense.” La défense ! J’ai d’abord eu peur.
Une fois sur place, un militaire a commencé à nous
distribuer des bouteilles d’eau minérale. C'est là que
je me suis dit : “Bon, ça doit aller, ça n’a pas l'air trop
grave, sinon ils ne nous mettraient pas à l’aise comme
ça” », lâche-t-il dans un éclat de rire. L'eau, encore…
Ce jour-là, au ministère de la défense, on l’informe
qu’il sera décoré avec d’autres Justes deux jours plus
tard, le 4 juillet 2007, au grand stade de Kigali, des
mains du président rwandais en personne. Ce n’est
ni la première ni la dernière fois que Paul Kagame
rend hommage aux Justes au nom de l’État rwandais.
Depuis le milieu des années 2000, l’hommage aux
abarinzi b’igihango est un thème récurrent des
commémorations annuelles. Ce 7 avril 2019 encore, le
président du Rwanda a mentionné dans son discours

« Je suis resté qui je suis, c’est tout »
Au début des années 2000, les autorités rwandaises
chargées des politiques de mémoire et les associations
de rescapés sont en effet à un tournant. Alors que
les autorités commencent à adopter un discours sur la
reconstruction du pays, la « résilience » et la nécessaire
« réconciliation » entre Rwandais, les associations de
rescapés hésitent à accompagner ce virage, jugé par
certains trop rapide.

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« Ibuka était mal à l’aise vis-à-vis de la politique
du gouvernement qui poussait à pardonner aux
bourreaux. Ils trouvaient qu’on ne pouvait pas
pardonner l’impardonnable, analyse Jean-Marie
Kayishema. À cause de cela, certains Hutus
voyaient Ibuka comme une association de rescapés
revanchards, extrémistes. Identifier et valoriser les
Justes, c’était une manière de répondre à cela,
et de montrer qu’ils n’avaient pas de problème
avec les Hutus, juste une autre manière de voir la
réconciliation nationale. »

des réunions de vulgarisation, des affiches, des petits
présidents locaux, des Blancs très polis en tout-terrain
turbo. »
Cette réconciliation encouragée à grands frais par
des étrangers passe notamment par la reconnaissance
des Justes. Dans un rapport entièrement consacré
à ces derniers, l’ONG Penal Reform International,
basée à Londres, donne une idée du ton qui a pu
être celui adopté par les acteurs internationaux :
« Ces Justes sont l’exemple vivant qu’un choix
était possible. Les mettre en avant obligerait les
génocidaires à penser leur action sous l’angle de la
responsabilité, en leur démontrant qu’ils avaient le
choix […] et [permettrait] par là d’amorcer un travail
de réconciliation », écrivent les auteurs du rapport en
2004, avant d’ajouter que cela permettrait également
de « sensibiliser la population à l’autonomie et
l’indépendance d’esprit, et l’amener à réfléchir sur les
notions d’obéissance et de soumission à l’autorité ».

La question des Justes semble ne jamais s’être
complètement détachée de ces préoccupations. Elle
reste intimement liée aux politiques de pardon
et de réconciliation impulsées par les autorités
rwandaises, avec l’appui de nombreuses organisations
internationales. Or ces politiques sont toujours
considérées avec défiance par certains rescapés,
qui considèrent qu’elles ont été trop précoces,
voire imposées par une communauté humanitaire
déconnectée des réalités de la société rwandaise.

Pour la professeure à l’université catholique de
Louvain Valérie Rosoux, qui a consacré plusieurs
publications aux mémoires du génocide au Rwanda,
cette posture surplombante pose question : « Le
souci de valoriser l’exemplarité des actes justes est
compréhensible. Par contre, l’idée d’“obliger” les
génocidaires à relire leurs actions et d’amener la
population à “réfléchir” à son attitude passée peut
laisser songeur. Au-delà de la question de l’efficacité
de ce type d’objectifs, quelle est la légitimité du tiers
en la matière ? »
Parce qu’ils craignent que ces exemples de Hutus
« vertueux » ne soient instrumentalisés pour servir
une politique de réconciliation et de pardon qu’ils
n’approuvent pas, certains rescapés sont donc réservés
quant aux hommages rendus à ceux qui ont sauvé
des Tutsis. Cette réserve vient également, dans une
moindre mesure, d’interrogations sur le rôle exact des
uns et des autres durant le génocide.

Le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld. © DR/Gallimard

Dans La Stratégie des antilopes, l’un des rescapés
interrogés par Jean Hatzfeld, Innocent Rwililiza, a ces
mots : « Au fond, qui parle de pardon ? Les Tutsis, les
Hutus, les prisonniers libérés, leurs familles ? Aucun
d’eux, ce sont les organisations humanitaires. Elles
importent le pardon au Rwanda, et elles l’enveloppent
de beaucoup de dollars pour nous convaincre. Il y
a un Plan Pardon comme il y a un Plan Sida, avec

En 1994, de nombreux Rwandais ont en effet aidé des
Tutsis, sans pour autant être des « irréprochables ».
« À cet égard, l’histoire rwandaise balaie tout
manichéisme sur le plan moral. Elle rassemble une
infinité de récits relevant de la “zone grise” évoquée

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par Primo Levi », relève la politiste Valérie Rosoux.
« Certains cachaient leur épouse tutsie mais tuaient
leur beau-père et leur beau-frère », rappelle l’ancien
président d’Ibuka Théodore Simburudali. « D’autres
ont aidé des femmes tutsies pour les violer et en faire
leurs femmes contre leur gré », ajoute le professeur
Jean-Marie Kayishema.

qu’ils avaient cachées, ont tous été écartés », explique
Jean-Marie Kayishema, à propos de la liste des 271
Justes qu’il a établie avec son équipe de recherche.
Dans ce dernier cas, en effet, il était trop difficile de
déterminer si les futurs époux et épouses n’avaient pas
été sauvés dans l’intention d’un mariage forcé.
Quand bien même certains seraient irréprochables,
quand bien même leurs actions seraient considérées
indépendamment des politiques publiques de
réconciliation, faut-il célébrer en héros des individus
qui ont « simplement » refusé de tuer ?
Laurien Ntezimana est d’avis que non. Malgré la
reconnaissance dont il a fait l’objet pour avoir sauvé de
nombreux Tutsis en 1994 (il a notamment reçu le prix
de la Paix Pax Christi International et le prix Theodor
Haecker pour le courage civique), ce théologien ne se
définit ni comme Juste, ni comme héros.

L'orphelinat du quartier de Nyamirambo, à Kigali. © Justine Brabant

D'autres encore ont monnayé leur protection. Selon
plusieurs rescapés, ce fut le cas de Paul Rusesabagina,
le gestionnaire de l’hôtel des Mille-Collines où se sont
cachées des centaines de personnes durant le génocide.
Propulsé héros mondial grâce au film Hôtel Rwanda
(2004), Rusesabagina est l’objet de critiques sévères
dans son pays : pour le président rwandais Paul
Kagame, c’est un « héros fabriqué » ; pour l’ancien
président d’Ibuka François Xavier Ngarambe, il a
« fait du commerce avec le génocide ».

Durant le génocide, il a ravitaillé en nourriture des
déplacés, caché jusqu’à 45 personnes chez lui (il
faisait valoir sa parenté avec un lieutenant-colonel des
FAR pour éloigner les miliciens) et aidé des dizaines
d’enfants à fuir vers le Burundi avec l’aide de l’ONG
Terre des hommes.
« Je suis resté qui je suis, c’est tout, expose-t-il au
téléphone – il habite désormais en Belgique –, de sa
voix maîtrisée d’homme de foi. J’ai tenté de rester
humain dans ces circonstances, point à la ligne. Estce qu’il faut vraiment être récompensé pour ça ? Pour
être resté humain ? » Pour parler de ses valeurs et de sa
conception de l’humanité, Laurien Ntezimana a cette
expression : il faut « vivre à l’endroit ».« Être Juste,
c’est être à l’endroit. Tu es à l’endroit quand tu as le
ciel au-dessus de la tête, la terre sous les pieds et les
humains autour de toi, égaux, à tes côtés. Si tout ça
n’est pas vrai pour toi, si tu places le pouvoir ou les
possessions matérielles au-dessus, alors tu n’es pas
Juste, tu es à l’envers. »

C’est cette « grande ambiguïté des circonstances
passées » qui rend la notion de Juste si difficile
à manier dans le contexte rwandais, estime Valérie
Rosoux. « La figure du Juste est comme un point
de repère pour nous [Européens]. Le cadre de la
Seconde Guerre mondiale et de la Shoah lui donne un
rôle central. Elle pose beaucoup plus de questions au
Rwanda, où la gratitude – réelle – n’empêche pas la
rancœur. »
Pour éviter de décorer des personnages dont on
découvrirait ensuite le rôle ambivalent, Ibuka assure
avoir appliqué des critères drastiques : « Nous avons
examiné attentivement les motivations qui ont conduit
ces gens – Hutus mais également étrangers – à sauver
des Tutsis, et écarté tous ceux qui avaient agi par
intérêt. Ceux qui ont reçu de l’argent, ceux qui ont
sauvé uniquement des membres de leur famille, et
même ceux qui ont fini par épouser les personnes

Depuis le canapé qui reçoit les visiteurs dans son
bureau de l’orphelinat, à Kigali, Damas Gisimba
exprime un sentiment différent : « Quand j’ai été
décoré, cela m'a fait du bien. Je me suis dit : “Ce que
nous avons fait a de la valeur.” Avant, nous ne savions
pas que le pays pensait à nous. »

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De toute évidence, pour lui, cet hommage compte.
Condamnés à incarner la mauvaise conscience d’une
partie de la population rwandaise, menacés de
mort pour avoir désigné les génocidaires devant les
gacaca (juridictions populaires rwandaises), les Justes
n’ont pas le destin facile des héros de papier ou de
cinéma.

là, au milieu », résume Gaspard Kalisa, interrogé
par l’écrivaine Marie Darrieussecq (« Deux Justes du
Rwanda », XXI, n° 36, 2016).
Avant de prendre congé, Damas Gisimba raconte
pourquoi lui aussi, parfois, éprouve une grande
solitude : « J’ai risqué ma vie. Je pensais que tout
le monde était en train de faire comme moi : sauver
des semblables. Mais par la suite, j’ai compris que
les autres ne l’avaient pas fait, articule lentement le
directeur d’orphelinat. Nous n’étions pas si nombreux.
Si nous avions été plus nombreux, il y aurait eu
300 morts, pas un million. Mes oncles et tantes, mes
amis, mes cousins et cousines ont été tués. Parfois,
je regrette : pourquoi personne n’a sauvé les miens,
comme moi j’en ai sauvé d’autres ? »

Tiraillés entre une famille qu’ils ont trahie et des
rescapés qu’ils ne sont pas, ils doivent vivre dans un
entre-deux singulier : « Ibuka […] et le gouvernement
me protègent, moi et les autres justes. Mais les voisins
nous veulent du mal parce que nous ne sommes plus
hutus, et pas tutsis. Nous sommes au milieu. Je suis

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