Fiche du document numéro 24421

Num
24421
Date
Mardi 9 avril 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
306716
Pages
3
Titre
L’orphelinat de Nyamirambo, symbole des Justes du Rwanda
Sous titre
Les lieux du génocide (5/9). Il y a vingt-cinq ans, Damas Gisimba sauva 398 personnes, dont plus de 300 enfants, en les cachant dans son établissement près de Kigali.
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
FAC-SIMILE

L’orphelinat de Nyamirambo, symbole des
Justes du Rwanda
Les lieux du génocide (5/9). Il y a vingt-cinq ans, Damas Gisimba sauva
398 personnes, dont plus de 300 enfants, en les cachant dans son
établissement près de Kigali.
Par Pierre Lepidi Publié le 09 avril 2019 à 07h00, mis à jour le 09 avril 2019 à 16h31

Aujourd’hui, le Gisimba Memorial Center propose à près de 200 enfants défavorisés du soutien scolaire, des jeux, des
activités sportives... Timothy Moore / Creative Commons

Des enfants de tous âges arrêtent leur match de foot pour accueillir le visiteur : « Bonjour, soyez le
bienvenu ! » Certains s’enhardissent : « D’où venez-vous ? Vous aimez le Rwanda ? » Damas Gisimba
n’est jamais loin de ceux qu’il appelle « mes enfants » et qu’il regarde d’un œil complice et protecteur.
Cet homme de 58 ans est l’un des plus célèbres « Justes » de son pays.
Le terme a été créé par l’institut Yad-Vashem de Jérusalem pour honorer ceux qui ont pris des risques
de façon désintéressée pour sauver des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Depuis le génocide
des Tutsi qui, en 1994, a fait 800 000 morts selon l’ONU, il est aussi employé au Rwanda. « Il a été
utilisé pour la première fois par l’ONG Penal Reform International (PRI) dans un rapport publié
en 2004 », écrit Jacques Roisin, docteur en psychologie à l’université de Louvain et auteur du livre Dans
la nuit la plus noire se cache l’humanité (éd. Les Impressions nouvelles, 2017) :
« Auparavant, les membres de PRI avaient utilisé le terme “intwali mu butabazi” [« quelqu’un qui
secourt sans reculer devant les obstacles », en kinyarwanda] pour désigner les Hutu qui ont sauvé des
Tutsi ou des Hutu modérés. L’association Ibuka [qui chapeaute les associations de victimes] a repris le
terme de “Juste”, le préférant à celui d’“indakemwa” [intègre]. Après une enquête approfondie
en 2010, 271 Justes ont été reconnus comme tels. »
Damas Gisimba en fait partie. Dans son orphelinat du quartier populaire de Nyamirambo, à l’ouest de
Kigali, il a sauvé 398 personnes. Il y avait parmi eux des hommes, des femmes et plus de 300 enfants,
tous promis à la mort dans des conditions effroyables.

FAC-SIMILE

« Ne pas mourir comme un lâche »
Chez les Gisimba, les valeurs humaines se transmettent de père en fils. Au début des années 1950, le
grand-père de Damas hébergeait des orphelins. En 1959, son père, Pierre-Chrysologue, se lança en
politique et s’opposa ouvertement aux premiers massacres de Tutsi. « Mon père disait qu’il était un
Hutu mais qu’il ne voulait pas être un tueur, se souvient Damas Gisimba. Comme il refusait la haine et
qu’il était régulièrement menacé, il s’est exilé à Goma, au Zaïre [actuelle République démocratique du
Congo], où je suis né. »
En 1979, la famille Gisimba rentre au Rwanda, où Pierre-Chrysologue est arrêté. « Dès qu’il a été
relâché, il s’est dit qu’il devait poursuivre l’œuvre de son père avec les orphelins. Avant sa mort,
en 1986, il a considéré qu’en tant que fils aîné, je devais m’occuper des enfants et ne jamais les
abandonner, se souvient Damas Gisimba, qui travaillait alors dans la mécanique industrielle. Il disait
que j’allais recevoir l’aide de Dieu, comme si c’était une évidence. »
Lorsque le génocide commence, il y a 65 enfants dans l’orphelinat, Hutu comme Tutsi. « Ils étaient tous
mes enfants. Il fallait que je les protège en souvenir de la promesse faite à mon père. Je ne voulais pas
mourir comme un lâche, sans avoir tout fait pour les sauver. » Les premiers massacres commencent à
Kigali dès l’assassinat du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril vers 20 h 30, alors que celui-ci
rentrait de Tanzanie après avoir signé un accord avec les rebelles tutsi du Front patriotique rwandais
(FPR).
« Les enfants se sont réfugiés chez moi, puis des adultes sont arrivés, raconte le Juste. Au début, il était
encore facile de circuler, mais à partir du 9 avril les miliciens ont installé des barrages partout et la
ville fut bloquée. Les adultes arrivaient la nuit, toujours plus nombreux et souvent blessés, quand ils
n’avaient pas été bouffés par les chiens. » Aux barrages, les Tutsi sont massacrés à coup de pioches, de
lances ou de machettes. Les cadavres s’entassent au fil des jours sur le bord des routes.
« L’apocalypse pendant cent jours »
Les hôpitaux, les églises, les écoles et les orphelinats sont ciblés par les milices. En tant que Hutu
modéré, Damas Gisimba figure sur une liste de personnes que les extrémistes veulent abattre. Les
miliciens Interahamwe font irruption chez lui le 7 avril ; par chance, il est absent. Chaque jour, ils
reviennent pour le menacer, lui et ses orphelins. « Vous voulez savoir ce qu’a été le génocide ? lance-til. Le génocide, c’était la mort attendue à chaque heure, à chaque minute, à chaque instant. Nous avons
vécu l’apocalypse pendant cent jours. »
Au début, Damas Gisimba repousse les miliciens en leur donnant son argent et celui qu’il récolte auprès
des adultes cachés chez lui :
« Des tas de gens ont payé les miliciens pour être sauvés mais ils ont été tués quand même. J’ai du mal
à expliquer pourquoi je suis toujours en vie. Ma stratégie était de m’adresser au chef. Je racontais
parfois que les orphelins étaient peut-être des enfants de son père, de son oncle et qu’il fallait les laisser
vivre. Une fois, alors que je sentais la situation m’échapper, j’ai dit à un tueur : “Un orphelin n’a pas
de visage, pas de nom. Laisse ces gamins tranquilles maintenant !” Un autre jour, un chef s’est souvenu
que mon grand-père lui avait donné à manger et il nous a épargnés. Je jouais aussi sur la fibre ethnique
en expliquant que nous étions entre Hutu et qu’il ne fallait pas créer de tensions entre nous. Je ne sais
pas comment les mots me venaient. Ils jaillissaient dans ma tête, comme si j’étais animé d’une force
divine. »
Lorsque l’argent est venu à manquer, Damas Gisimba propose aux Interahamwe de la nourriture, grâce
à un stock important de maïs qu’il a récupéré une semaine avant le génocide auprès de la Croix-Rouge.
« Les miliciens avaient faim, comme tout le monde, et les magasins étaient vides, raconte-t-il. Toutes les
boutiques avaient été pillées. »

FAC-SIMILE

Damas Gisimba va héberger dans son orphelinat 406 personnes : 326 enfants et 80 adultes. Il cache les
plus valides dans les plafonds, « parce qu’ils sont plus agiles pour monter et descendre à l’échelle » ;
d’autres sous les lits, « grâce à des couvertures qui descendent jusqu’au sol » ; ou dans les toilettes de
l’infirmerie, pour les personnes âgées et les femmes blessées, dont certaines ont été laissées pour mortes
après leur viol. Dans la journée, les Interahamwe qui viennent dans l’orphelinat ne voient que des enfants
terrorisés.
« Les gamins savaient qu’il y avait des adultes cachés partout, mais je leur avais demandé de ne rien
dire car on risquait tous d’être tués. Mes protégés sortaient de leur cachette vers minuit, à l’heure où
les miliciens s’effondraient, complètement ivres. Je faisais alors sortir tout le monde pour respirer à
l’air libre et on en profitait pour aérer les pièces. Les adultes mangeaient une fois par jour, les enfants
avaient deux repas. »
« Torturés toute la nuit »
Un soir de juin, alors qu’il urine à l’extérieur d’un bâtiment, un réfugié est repéré par des miliciens.
Tabassé, il avoue que sept autres personnes sont cachées dans le plafond d’un local annexe de
l’orphelinat. « Je me suis interposé mais j’ai pris un coup de crosse, raconte le Juste. Les huit ont été
torturés toute la nuit mais ils n’ont rien dit, car la plupart avaient leurs enfants ou leur femme cachés
dans d’autres pièces de l’orphelinat. A l’aube, ils ont été achevés à la machette près du potager. »
Les menaces contre Damas Gisimba se font alors de plus en plus pressantes. On lui raconte que sur un
barrage, des miliciens jurent d’en finir et de tuer tout le monde, « en commençant par moi ». Le 26 juin,
il quitte l’orphelinat et trouve refuge dans la cathédrale Saint-Michel de Kigali. Carl Wilkens, un
adventiste américain resté au Rwanda pendant toute la durée du génocide, va alors s’occuper des
rescapés de Damas Gisimba. C’est lui qui assurera « leur transfert miraculeux » jusqu’à la cathédrale
Saint-Michel, le 30 juin. Le 4 juillet, la ville sera libérée par les soldats du FPR.
« Je me répétais que si je devais mourir, ce serait avant mes enfants, car je ne voulais pas voir une
goutte de leur sang, confie Damas Gisimba. Cette idée m’a obsédé jour et nuit. » L’homme a été reconnu
Juste en 2007, parmi les premiers au Rwanda.
Financé par des ONG, des sociétés privées et des fondations, le Gisimba Memorial Center propose
aujourd’hui à près de 200 enfants défavorisés du soutien scolaire, des jeux, des activités sportives… Il
y a eu quelques aménagements dans les bâtiments, notamment au niveau des célèbres plafonds, mais les
murs en briques rouges sont restés à l’identique. Vingt-cinq ans après, les rescapés de chez Damas
Gisimba passent régulièrement lui rendre visite. « Certains ont quitté le Rwanda, explique-t-il. Je reçois
des lettres et des faire-part de mariage de France, de Belgique, des Etats-Unis… J’ai aujourd’hui des
enfants partout dans le monde. »

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