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Les collines de Bisesero, dans la préfecture de Kibuye bordant le lac
Kivu, sont devenues un lieu doublement symbolique : du génocide de 1994,
et de la résistance opposée par les Tutsi contre le régime qui avait
planifié leur extermination. La dernière « journée des héros », fête
traditionnelle du début de février, y fut célébrée en présence des plus
hautes autorités de l'État et des membres du corps diplomatique.
Commencée dès le 8 avril, la « guerre des pierres contre les balles »
dura jusque vers la fin de juin. Il ne restait plus alors que 2 000
survivants sur une population qui, gonflée par la venue de Tutsi des
autres régions du pays comme celle de Gisenyi, au nord, ou, plus proche,
celle de Gikongoro, avait atteint 50 000 personnes. Le 26 juin, ces
survivants sortent de leurs cachettes pour demander de l'aide à des
soldats français patrouillant en 4 x 4 depuis leur base de Kibuye --
Bisesero se situe dans la zone dite « sécurisée ». L'officier de « Turquoise » les abandonne à leur sort, se contentant de promettre de
revenir trois jours plus tard. Les interahamwe assistaient à la
rencontre et purent ainsi localiser les rescapés. Soixante-douze heures
après, leur nombre était réduit à un millier, la milice ayant repris son
« travail » pour tenter d'éliminer les ultimes témoins de ses crimes.
Le peuple des Abasaseros, composante locale de la communauté tutsie,
s'était déjà illustré par sa pugnacité lors des périodes de massacres « ethnistes » antérieures, celles des années soixante ou encore de 1973,
lorsque Juvénal Habyarimana s'empara du pouvoir par un coup d'État
militaire. D'où la venue massive de familles fuyant les pogroms
perpétrés dans les autres régions pour chercher protection auprès des
Abasaseros.
Sur place, la population hutu semble avoir refusé dans un
premier temps de se joindre aux miliciens qui commençaient de converger
vers ce site dont le caractère accidenté en faisait un potentiel lieu de
résistance. Refus de quelques jours à peine, car par la suite une partie
importante de cette population locale, après « explication » des
autorités officielles, rejoignit, ici comme ailleurs, le camp des
génocidaires.
Jusqu'à la fin d'avril, les Tutsi réfugiés sur les hauteurs menèrent
de véritables batailles rangées, parvenant à repousser des assaillants
armés jusqu'aux dents. Les génocidaires suspendirent leurs attaques
durant la première moitié de mai, le temps de faire venir des renforts
et du matériel de Cyangugu, Gisenyi ou Ruhengeri. Sous la direction,
entre autres, de John Yusufu Munyakasu, le bourreau de Cyangugu. Des
personnalités du gouvernement intérimaire, tel le ministre de
l'Information Eliezer Niyitega, et du monde religieux, tel le président
des adventistes de Kibuye le pasteur Elizaphan Ntakuritima, vinrent
superviser l'organisation des massacres à venir. Ils furent secondés par
des représentants de l'État : le préfet de Kibuye Clément Kayishema, les
bourgmestres (nommés et non élus) de Gishyita ou de Gisovu. Également
par des hommes d'affaires comme Alfred Musema, directeur de la fabrique
de thé de Gisovu, et Obed Ruzindana, qui commandera personnellement les
commandos de tueurs partant à l'assaut. Pour Kigali, il devenait d'une
importance nationale d'éradiquer une résistance qui prenait une
dangereuse allure de défi au pouvoir génocidaire.
L'attaque reprend le 13 mai. Elle est suivie d'un massacre le lendemain
pour achever les innombrables blessés qui jonchaient les pentes. On
estime que 25 000 à 30 000 hommes, femmes et enfants -- plus de la moitié
des réfugiés -- trouvèrent la mort durant ces deux journées. La traque
des groupes de survivants dispersés à travers le site suivit aussitôt
après. Sans que ces groupes cessent à aucun moment une résistance menée
avec des pierres, des machettes et des lances.
Le millier de rescapés du génocide de Bisesero fut finalement regroupé
sur une colline de Gisovu par les militaires de « Turquoise ». Ils y
restèrent trois semaines. L'un d'eux, Chadrac Muvundandinda, rapporte
qu'au bout de cette période, « on nous a transférés vers la zone du FPR,
à Nyange, car c'était notre souhait. Après avoir remarqué que nous
n'avons pas voulu rester avec eux, les soldats français se sont fâchés
et ont arrêté de nous fournir des vivres ».
Jean Chatain