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La soirée de ce 6 avril 1994 est calme et la température plutôt
 douce. Je viens juste de raccompagner un ancien collègue de classe au
 Zaïre, Kanamugire Longin, réfugié et installé à Bujumbura (Burundi)
 depuis le déclenchement de la guerre civile au Rwanda en octobre
 1990. Nous avions passé ensemble tout l'après-midi à célébrer nos
 retrouvailles et nos souvenirs d'enfance. Ce fut la dernière fois que
 je le voyais. Longin sera l'une des innombrables victimes du génocide
 qui était déclenché quelques heures plus tard. 
 
 Cela faisait presque une heure que j'avais repris place à la terrasse
 du grand bar du Comité national de développement (CND), siège du
 parlement devenu garnison du FPR en pleine capitale au terme des
 accords d'Arusha. Soudain le commandant du bataillon, Charles Kayonga,
 nous dit de mettre un terme aux attroupements. Ceux qui suivaient la
 radio nous communiquèrent aussitôt la nouvelle. L'avion ramenant
 Habyarimana de Dar-es-Salam venait d'être abattu. Le gouvernement
 annonçait un couvre-feu illimité, et ordre formel était donné aux
 habitants de Kigali de ne pas sortir de leurs maisons le
 lendemain. Seules étaient autorisées à circuler les forces de
 l'ordre. Et les miliciens du régime, bien entendu. 
 
 Déjà au soir du 6 avril, certains de ceux qui quittaient le CND pour
 rentrer chez eux furent interceptés par la garde présidentielle (GP),
 dont la garnison se trouvait à proximité. Nous pouvions entendre les
 coups de feu qui les abattaient. De la centrale téléphonique du CND,
 officiels et autres agents continuaient à s'informer auprès des
 familles et des politiciens pour connaître l'évolution de la
 situation. Très souvent, la communication était interrompue à l'autre
 bout du fil par des tirs nourris et des cris d'épouvante. 
 
 Dans la même nuit du 6 au 7, les lignes téléphoniques du CND furent
 brusquement coupées. Au fil des heures, le bruit des coups de feu et
 les cris des victimes s'intensifiaient à travers toute la ville. Des
 tirs de mortier commençaient à s'abattre sur notre
 bâtiment. Instruction fut alors donnée de descendre dans la cave. Une
 cave énorme puisque nous étions plus de 150 personnes à y trouver
 refuge. La violence de cette nuit avait surpris au CND une centaine de
 civils, habituellement résidant dans la ville. 
 
 La matinée du 7 avril était pluvieuse. Les tirs de mortier sur le CND
 s'étaient interrompus. Les agents de renseignement de l'Armée
 patriotique rwandaise (APR) parvenaient à se connecter sur les
 fréquences radio de l'armée gouvernementale. Ils pouvaient donc savoir
 avec plus ou moins de précision quand commençaient et quand
 s'arrêtaient les opérations de pilonnage du CND et ainsi réglementer
 les déplacements des civils à l'intérieur du bâtiment. 
 
 Nous pouvions remarquer l'exaspération des soldats de l'APR, dont un
 grand nombre avait des familles dans la ville. Ils écumaient de rage,
 observant les tueurs circuler sans entraves à travers la ville pour
 massacrer les leurs. C'est seulement vers 16 heures que l'ordre leur
 fut donné de sortir pour engager les combats. Nous les avons alors vus
 passer comme des éclairs avec leurs Kalachnikovs. 
 
 À aucun moment, ni moi ni les autres locataires civils du CND n'avons
 cru que l'ennemi pourrait envahir la garnison. D'expérience nous
 savions que l'armée gouvernementale, techniquement encadrée par les
 Français, misait plus sur l'artillerie que sur les combats
 d'infanterie dans lesquels l'APR excellait. Il suffisait donc de se
 mettre à l'abri des mortiers. 
 
 Au cinquième jour, un autre bataillon de l'APR atteignit Kigali en
 provenance de Byumba. Les soldats de Alpha bataillon avançaient en
 file indienne dans la vallée de Nyarutarama sous nos regards
 éblouis. Ils avaient marché durant quatre jours pour porter secours au
 bataillon du CND. Les forces gouvernementales continuaient à semer la
 désolation au sein de la population civile. Les soldats de l'APR ont
 tenté plusieurs opérations commando de sauvetage. Comme celle du
 centre pastoral Saint-Paul, d'où plus de cent rescapés furent
 tirés. Dans de nombreux cas, ils arrivaient trop tard, ne recueillant
 que de rares survivants. Parmi ceux-ci, des dirigeants politiques de
 l'opposition, des femmes violées, et parfois des bébés abandonnés à
 côté de leurs mères tuées. Les rescapés transitaient rapidement par le
 CND ou par le stade Amahoro avant d'être évacués vers Byumba.