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Les commémorations qui vont se succéder en ces jours d’anniversaire, les demandes de pardon, n’y changeront rien : la responsabilité de la Belgique face au génocide au Rwanda est multiforme, et elle s’étend sur près d’un siècle !
C’est en 1916 en effet que la Belgique se voit attribuer par la Société des nations le mandat de cette ancienne colonie allemande. Si le colonisateur allemand avait respecté la monarchie rwandaise et pratiqué une sorte de gouvernement indirect dans un pays où les clivages étaient régionaux et n’opposaient guère les Hutus, les Tutsis et les Twa, les Belges s’emploient à transformer, à homogénéiser les structures sociales mouvantes. Administrateurs et missionnaires suivent le conseil du cardinal Lavigerie, qui recommande de « miser sur les Tutsis », qualifiés de « plus aptes au commandement » et que les Allemands considéraient déjà comme une « race supérieure » venue d’Abyssinie. La « tresse de la nation » se défait lentement : malgré la résistance de la monarchie peu à peu dépossédée de son pouvoir, les Tutsis sont désignés comme les alliés du pouvoir colonial, les missionnaires s’emploient à les convertir en masse tandis que les Hutus, considérés comme une « masse » moins « évoluée » sont exclus du pouvoir, traités en subalternes et aussi soumis aux corvées que leur imposent les nouveaux maîtres : construction des églises, des terrasses anti érosives, travaux routiers…
Les Belges, ayant gardé la pratique du pouvoir indirect, transforment les Tutsis en contremaîtres, en percepteurs d’impôts…. A tel point que si certains Tutsis adhèrent à l’idéologie coloniale qui les désigne comme supérieurs, les Hutus en revanche conçoivent à leur égard une animosité croissante. Dans les années 30, les Belges introduisent au Rwanda la carte d’identité et sur chaque livret figure désormais la mention ethnique, Hutu, Tutsi ou Twa. En 1994, ces documents seront toujours d’usage et pour les Tutsis contrôlés aux barrières, ils auront les mêmes conséquences que l’étoile jaune qui marquait les Juifs : une condamnation à mort.
Dans les années 50, le colonisateur change dramatiquement d’alliance : les Tutsis commençant à réclamer l’indépendance et à rêver de la fin de la tutelle belge, le pouvoir colonial, poussé par la démocratie chrétienne, commence à s’intéresser aux Hutus, considérés comme plus « dociles » et surtout, à l’instar de la Belgique elle-même, ils font coïncider majorité ethnique et majorité politique : puisqu’ils sont les plus nombreux, c’est aux Hutus que revient le pouvoir. La « révolution sociale » de 1959 est fortement encouragée par les milieux catholiques belges qui s’émeuvent fort peu des actes de violence à l’encontre des Tutsis, dont 300.000 sont condamnés à l’exil et deviendront « les plus anciens réfugiés d’Afrique ». Kayibanda puis Habyarimana, les deux présidents hutus du Rwanda, pourront compter sur le soutien de la Belgique, d’autant plus qu’au moment de sa prise de pouvoir Juvénal Habyarimana, considéré comme un « modéré » met fin aux massacres de Tutsis approuvés par son prédécesseur.
En 1990 encore, lorsque les Tutsis réfugiés en Ouganda tentent de rentrer de force, la Belgique tente de soutenir ses amis hutus : Bruxelles tente une médiation diplomatique et envoie des troupes en soutien à l’armée rwandaise, mais les Français, sans états d’âme, renforceront leur appui militaire et supplanteront les Belges trop frileux ou trop avertis des risques.
Tout au long de la guerre, les Belges prônent la négociation avec le FPR, mais ils ne cesseront jamais de considérer comme des « rebelles » les descendants des Inyenzi, les réfugiés des années 60. Du reste, si la querelle avec Mobutu mobilise la classe politique belge, le Rwanda suscite moins de passions : les socialistes préfèrent s’intéresser aux luttes de libération d’Afrique australe, les libéraux se détournent d’un pays si pauvre et seuls les partis chrétiens, le CVP ou en Belgique francophone l’Internationale démocrate chrétienne d ’André Louis s’impliquent dans la politique rwandaise, prônant officiellement la négociation, mais avec des sympathies évidentes pour le « pouvoir hutu » toujours considéré comme légitime puisque majoritaire…
Se prévalant de cette longue amitié, la Belgique accepte d’envoyer au Rwanda 450 Casques bleus, dotés par l’ONU d’un mandat insuffisant, purement défensif, et d’équipements obsolètes. En échange, les Français, à contre cœur, se résolvent à quitter le Rwanda en octobre 1993. A ce moment, la Belgique, jugée pusillanime, est déjà la cible de la Radio des Mille Collines, mais à Bruxelles nul ne s’en émeut : dans le chef du pouvoir politique, les Tutsis du FPR demeurent des « rebelles », dotés d’une moindre légititimité que le « peuple majoritaire » » et que ses dirigeants, avec lesquels le contact n’est jamais rompu.
Ce long compagnonnage entre le pouvoir hutu et la Belgique, surtout flamande et catholique, explique le désarroi ressenti en avril, lorsque les dix Casques bleus seront massacrés et que le Hutu power assimilera les Belges aux Tutsis détestés. Lorsque le 14 avril, le ministre Willy Claes décide, sans concertation avec New York, de retirer le contingent de Casques bleus belges, qui formait l’ossature de la force onusienne, il est mu par un sentiment d’impuissance, par l’incompréhension de ce qui se joue réellement. Il rappellera plus tard que non seulement il ne regrette pas sa décision, mais que ce retrait, qui condamnait les Tutsis du Rwanda [à] être massacrés à huis clos, n’avait guère suscité de réaction au sein de l’opinion publique belge. Le 21 avril, lorsque l’ONU elle-même décida de retirer l’essentiel de son contingent de Casques bleus, ne laissant au général Dallaire qu’une petite force de protection, la Belgique se félicita de cette décision qui lui évitait d’avoir le monopole de la lâcheté.