Fiche du document numéro 23591

Num
23591
Date
Jeudi 8 septembre 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
207086
Pages
5
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Titre
La genèse d'un chef
Sous titre
Que faisait François Mitterrand entre 1934 et 1947 ? Pierre Péan s'est attaqué à ce sujet tabou avec rigueur. Au point d'obtenir la coopération de l'intéressé. Question: pourquoi le président a-t-il accepté d'écorner son image ?
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
François Mitterrand n'a pas dû se faire des illusions bien longtemps. Le livre que Pierre Péan, écrivain et journaliste (il a collaboré à L'Express, à l'AFP, au « Canard enchaîné »), voulait consacrer à sa vie de 1934 à 1947 ne serait pas complaisant. Le président de la République a néanmoins reçu l'auteur sept fois, entre le 19 mai 1993 et le 3 août dernier, tantôt dans son bureau ou dans sa bibliothèque, tantôt dans le jardin de l'Elysée ou à sa table. Pour s'entendre constamment poser les moins protocolaires des questions. Etudiant, à quels mouvements d'extrême droite a-t-il été mêlé ? A-t-il été royaliste ? A-t-il été maréchaliste ? Dans quelles conditions, au juste, a-t-il obtenu la francisque ? Comment est-il entré dans la Résistance? D'où viennent ses liens avec tant de membres de la Cagoule ? Et sa relation avec Bousquet, inculpé de crime contre l'humanité, avant d'être assassiné par un demi-fou s'attribuant le rôle du justicier, l'an dernier ?

Bref, des sujets tabous, doublement, triplement même. Ses ennemis jurés ne les ont soulevés que sous la forme de l'invective ou de l'insinuation. Ses amis, adulateurs ou courtisans, ont jeté sur eux un manteau de Noé et, de crainte que cela ne suffise pas, se sont bandé les yeux. Ses historiographes les plus réputés, Catherine Nay et Franz-Olivier Giesbert, tout en voulant tracer un portrait critique, ont appliqué sur cette face cachée de Mitterrand une délicate pommade à l'eau de rose. Or rien de plus extraordinaire, de plus extravagant que la façon dont celui-ci s'est prêté, de bonne grâce, sinon de bonne foi, à la mise en examen de son lointain passé.

Certes, ce n'est pas avec une spontanéité totale que Mitterrand a baissé la garde, laissé tomber un à un les masques. Il a fallu qu'il ait en face de lui un homme procédant avec la méticulosité d'un historien, la curiosité insistante d'un journaliste et aussi la rigueur d'un juge d'instruction, du moins tel qu'il est défini par la loi - impartial, rassemblant les éléments à charge et à décharge. Péan, chaque fois qu'il revenait à l'assaut, était en mesure de mettre sous le nez de son illustre interlocuteur ses écrits d'avant guerre, ses articles dans une revue pétainiste, des témoignages propres à le mettre en contradiction. A la fin, comme piqué au jeu, le président s'engageait à l'aider, en affirmant que de toute manière il n'avait rien à cacher et, surtout, rien, rien de rien à regretter. C'est ainsi qu'il a fait ouvrir à Péan des archives secrètes même quand, disait-il, elles pouvaient lui être défavorables. Il a poussé la complaisance jusqu'à indiquer, à l'occasion, le nom, l'adresse de tel ou tel capable de porter une appréciation négative sur son compte. Cet intérêt soudain pour les fouilles a fini par se savoir. Il a libéré bien des bouches de leur cadenas. D'autant plus que Mitterrand louait la probité intellectuelle de Péan, dont la qualité des investigations le laissait parfois « bluffé ».

Le résultat est assurément remarquable. On s'arrache comme des petits pains « Une jeunesse française » (c'est le titre de l'ouvrage), confirmant que le président fait toujours recette en France. Mais l'étranger aussi se passionne, et d'autant plus que le texte n'a pas donné jusqu'ici matière à contestation. L'éditeur, Fayard, est assailli d'appels des Etats-Unis, du Japon, etc.

Panique au PS



En revanche, du côté de l'entourage élyséen et du PS, c'est la panique. Pensez donc! Une photographie de couverture qui montre François Mitterrand en compagnie de Philippe Pétain, à Vichy! « Ah, non! Jamais je n'achèterai le livre de Péan! » s'écrie, le dimanche 4 septembre, Henri Emmanuelli à l'université d'été du PS, à La Rochelle. Tandis que Jack Lang confesse: « Je n'ai pas souvent eu l'occasion d'évoquer avec le président cette période. » Et qu'un ami de Michel Rocard admet: « J'ai préféré laisser le livre à l'hôtel. » Le seul à garder toute sa sérénité est le principal intéressé, Mitterrand. Le calme de l'oeil du cyclone.

Jeunesse ou genèse de Mitterrand? L'auteur a hésité entre les deux formules. A bon droit. Car la jeunesse contient peut-être en germe tout l'homme. Ce qui frappe, en tout cas, c'est que ce dernier est le résultat d'une série d'engendrements successifs au sein de milieux divers. Et qu'il n'a jamais vraiment coupé le cordon ombilical avec aucun d'eux.

La famille. Elle est catholique, patriote, apprécie le colonel de La Rocque et ses Croix-de-Feu. Le père, après avoir été quelque temps chef de gare à Angoulême, est vinaigrier à Jarnac. Une situation qui assure un rang honorable dans la bourgeoisie locale. A ceci près que les fabricants de cognac - le gratin - regardent un peu de haut un vinaigrier: François en gardera de l'aigreur. La mère, amie de François Mauriac, est liée aussi à Antoinette Bouvyer, une royaliste fervente, dont le fils Jean entrera dans la Cagoule. Celui-ci participera à la préparation de l'assassinat, en juin 1937, des frères Rosselli, adversaires italiens de Mussolini. Pendant la guerre, Jean Bouvyer trouvera un poste au commissariat aux Affaires juives. Et il aura une longue liaison avec une des soeurs de François, Marie-Josèphe, « Jo ». Ce n'est pas la première fois que se tissent des liens familiaux avec le milieu cagoulard. En décembre 1939, Robert, frère de François, a épousé la nièce d'Eugène Deloncle, le fondateur de l'organisation clandestine. C'est d'ailleurs après avoir consacré un ouvrage à un membre important de cette dernière, le Dr Martin, que Péan a eu l'idée de se pencher sur la jeunesse de Mitterrand. Il se montre aujourd'hui formel sur un point: non, le président de la République n'a personnellement jamais fait partie de la Cagoule.

Les étudiants de Paris. Quand il monte dans la capitale pour s'inscrire à la faculté de droit et à Sciences po, François Mitterrand, qui va avoir 18 ans, loge dans une pension tenue par les frères maristes, au 104 de la rue de Vaugirard. L'atmosphère y est pieuse, elle incite aux exercices spirituels - mais aussi à des discussions ouvertes. C'est là qu'il fait la connaissance de condisciples comme François Dalle et Pol Pilven. A cette époque, il participe à des manifestations contre les « métèques » ou à la cabale contre le défenseur des droits du négus en Ethiopie, le professeur de droit Gaston Jèze, le « juif Jèze », comme le qualifie (inexactement, du reste) la presse d'extrême droite. De même, il adhère aux Volontaires nationaux, qui relèvent du mouvement du colonel de La Rocque. En 1939, à Pâques, il se rend au manoir d'Anjou, près de Bruxelles, pour rendre visite au comte de Paris, avec Pilven, Dalle et un ami de celui-ci, André Bettencourt. A-t-il fait partie de l'Action française? Péan, tout bien pesé, ne le pense pas. De même qu'il n'a pas trouvé trace d'antisémitisme ni de racisme chez lui, malgré ses enthousiasmes nationalistes. Il a d'ailleurs noué, lors de son service militaire, une amitié (qui sera durable) avec Georges Dayan, qui est juif et le premier homme de gauche qu'il rencontre.

Les camps de prisonniers. Son séjour dans les stalags d'Allemagne va déterminer toute sa carrière. C'est parce qu'il a été un de ces prisonniers que Mitterrand, après s'être évadé, va être invité à s'occuper d'eux, à Vichy. Les prisonniers et évadés constitueront son « fonds de commerce politique », son atout pour entrer dans la Résistance et devenir, en 1947, ministre des Anciens Combattants.

Mais la captivité marquera aussi des étapes dans son évolution personnelle. Il est abandonné par une fiancée dont il est éperdument amoureux: Marie-Louise Terrasse, qui fera carrière ensuite à la télévision sous le nom de Catherine Langeais (elle possède 2 400 lettres de lui dont elle refuse de divulguer le contenu). La blessure sentimentale qu'il ressent l'amène à jeter un regard désabusé sur la nature humaine.

Ensuite, il se lie d'amitié avec un compagnon d'infortune, garçon du peuple, appartenant aux Jeunesses communistes, Roger Pelat, le futur « colonel Patrice » dans son mouvement de résistance.
Enfin, la rencontre dans les camps d'une humanité humble le conduit à s'intéresser de plus près au problème social. Il l'avait déjà abordé, il est vrai, quand, résidant au 104 de la rue de Vaugirard, il était devenu président d'une association caritative, sous le patronage de saint Vincent de Paul. Cependant, attention! Il reste, au stalag, admirateur de Pétain, de la « révolution nationale ».

Vichy. Quand, au bout de trois tentatives (courageuses), Mitterrand réussit à s'évader, le 15 décembre 1941, il gagne Vichy. Il rejette, relève Péan, tout ce qui peut rappeler la IIIe République. Le gouvernement a décidé de créer un commissariat au Reclassement des prisonniers, confié à Maurice Pinot, le fils du fondateur du Comité des forges. C'est là que Mitterrand trouve son premier emploi sérieux, après la Pentecôte de 1942: chef de la section presse en zone non occupée. A partir de juillet, il rédige un bulletin de liaison. A tonalité maréchaliste: « Pour construire, il faut avoir la foi. » Son texte suscite la satisfaction du secrétariat particulier de Pétain. En novembre de la même année, il publie un article, « Pèlerinage en Thuringe », dans « France, revue de l'Etat nouveau », que dirige l'ancien cagoulard Gabriel Jeantet, l'un de ses camarades. Il stigmatise parmi les causes de la débâcle « cent cinquante années d'erreurs » de la France. D'autres auteurs signent à côté des articles antisémites.

La Résistance, version vichyssoise. Dans « Ma part de vérité », François Mitterrand écrit: « Rentré en France, je deviens résistant, sans problème déchirant. » Etrange raccourci! Car il néglige les paliers. Le premier, c'est que le commissariat au Reclassement des prisonniers, quand il délivre de faux papiers aux évadés, s'inscrit dans une forme de combat contre l'occupant dont Pétain est crédité. Le second apparaît avec le limogeage de Pinot par Laval et son remplacement par un authentique collaborationniste, nommé Masson. « François Mitterrand, jeune homme de 26 ans, lutte contre le commissaire Masson sans beaucoup se cacher, puisqu'il est protégé par tout un clan, autour du Maréchal, qui ne supporte pas Laval et ses affidés », résume Péan. L'entourage de Pétain apprécie que Mitterrand s'oppose vivement à Masson, dans une réunion publique salle Wagram, à Paris, le 10 juillet 1943. (un geste dont Londres lui saura gré aussi). Cette attitude n'est peut-être pas étrangère à l'attribution de la francisque n° 2202 à Mitterrand. Qui l'arborera.

La Résistance, version France libre. Le paysage politique, les circonstances, peu à peu, ont changé. Le général Giraud (avec le fils duquel Mitterrand, dans sa première jeunesse, a été ami) a rejoint Alger. Un frémissement se fait sentir dans l'armée de la zone non occupée: le général, évadé d'Allemagne, souhaite jumeler la lutte contre l'ennemi et le maintien des valeurs prônées par la révolution nationale. Les associations de prisonniers, qui ont été noyautées, intéressent la France libre - politiquement, sinon militairement. Or l'une de ces associations est tenue en main par Mitterrand. Pinot, ancien ministre de Pétain, a choisi de laisser la place à sa « doublure ». Qui s'empressera de le doubler...

C'est donc lui qui sera mis en contact avec le responsable du Mouvement unifié de la Résistance, Eugène Claudius-Petit, qui sera un peu interloqué, quand même, des propos maréchalistes émanant de la bouche de ce candidat « résistant ». Du reste, un document anglais situe l'action de François Mitterrand au sein d'une « organisation giraudiste ».

Quand celui-ci, devenu dans la clandestinité Morland (entre autres pseudonymes), est, dans la nuit du 15 au 16 novembre 1943, conduit secrètement à Londres en avion, la bataille entre services, gaulliste et giraudiste, fait rage. Il va être conduit à Alger. Où il rencontrera et Giraud et de Gaulle - après Pétain! Exceptionnel triplé...

Un point à retenir: un neveu de De Gaulle, Michel Cailliau, a créé en France un rassemblement de prisonniers rival de celui que Mitterrand a mis sur pied avec Pinot. Quand il s'agira de les fondre, c'est Mitterrand qui l'emportera. Grâce à Henri Frenay, qui persuadera le chef de la France libre qu'il est le mieux placé.

La Libération. Entré de plus en plus dans la Résistance active, Mitterrand va découvrir encore d'autres milieux: les communistes, notamment, avec qui il s'allie pour mieux les combattre. N'importe, il a maintenant le pied à l'étrier...

Le livre de Péan, on le voit, apporte des clefs pour pénétrer un personnage qui, au stalag, sentait monter en lui « le triomphe de la force tranquille ». C'est vrai qu'il s'est montré fidèle en amitié. Mais à des amitiés si hétérogènes... Devant Péan, il affirmera de René Bousquet: « C'était un homme d'une carrure exceptionnelle. » Plus encore qu'antigaulliste il aura été un anti-de Gaulle. C'est-à-dire son contraire. Celui-ci se réclamait de ce qui transcendait sa personne. François Mitterrand semble avoir tout centré autour de la sienne. Péan signale en lui la peur de l'ennui, le goût de l'aventure et des aventuriers. Et note combien il est doué pour séduire et a su s'attirer des attachements profonds - même chez ceux qui ne partagent pas ses vues...

Déroutant comportement, en tout cas, que celui d'un chef d'Etat qui, à la veille de quitter le pouvoir, se complaît à détruire la (fausse) image que ceux qui l'ont élu se sont faite! Est-ce le goût de la vérité qui l'inspire? Ou celui de la mort, dont François de Grossouvre disait à Jean Montaldo qu'elle était la seule chose qui, avec l'argent, l'intéressait? A moins que, dans cette façon de mettre en scène, tel un Charles Quint, ses propres obsèques, ne perce le goût de demeurer maître du jeu. Et de la fin de partie...

PHOTOS:

En haut, à gauche, 1946: François Mitterrand harangue des prisonniers libérés. A droite, au stalag 9, à Ziegenhain: admirateur de Pétain et de la « révolution nationale ». Ci-dessus, à Vichy, en 1942, avec le Maréchal et, en 1943, avec l'équipe de Maurice Pinot: son premier emploi sérieux. Ci-contre, à gauche, militaire avec Georges Dayan, juif et homme de gauche: le début d'une amitié indéfectible. A droite, le 1er février 1935 (au centre), pendant une manifestation étudiante contre « l'invasion des métèques ».

Pierre Péan. La méticulosité d'un historien, la curiosité insistante d'un journaliste
et la rigueur d'un juge d'instruction.

F.Mitterrand remettant la Légion d'honneur à Catherine Langeais.
Elle possède 2400 lettres de lui dont elle refuse de divulguer le contenu.

F.Mitterrand - Dans la clandestinité. La peur de l'ennui, le goût de l'aventure
et des aventuriers.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024