Citation
L’idéologie qui a servi de support au génocide et sa mise en application sont brièvement décrit. Pour s’accomplir, ce génocide a bénéficié de multiple complicité. Ces soutiens occidentaux et leur rôle, tant passif qu’actif, dans sa réalisation sont évoqués, ainsi que ses conséquences : l’exportation de l’idéologie génocidaire en Afrique, la mise au point par l’État-major de l’Élysée d’un nouveau type de « guerre secrète ».
L’idéologie du génocide
Le génocide de 1994 a ses racines dans l’instauration d’une république ethnique au Rwanda en 1961, sous la coupe du parti unique Parmehutu. Elle sera mise ne place par les missionnaires et les autorités belges pour préserver leur tutelle. Dès 1957, Grégoire Kayibanda avec l’aide des Pères Blancs rédigera les « Notes sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda » connu sous le nom de Manifeste des Bahutu[1]. Dans ce texte fondateur de la république hutu, est décidé le maintien des mentions raciales (hutu, tutsi, twa) sur les cartes d’identité. Devenu président du Rwanda avec l’aide de l’armée coloniale, Kayibanda menaçait déjà la minorité de représailles, en s’adressant aux « cafards » tutsi réfugiés à l’étranger : « s’il y a un génocide contre les Tutsi c’est vous qui l’aurez provoqué » (discours du 11 mars 1964). Des massacres à grande échelle auront lieu en 1959, 61, 63, 65, à l’encontre des Tutsi considérés non pas selon leurs statuts sociologiques, mais comme une « race » qualifiée d’étrangère au Rwanda, « pays des Bahutu ». Cet argument sera celui de Juvénal Habyarimana et de ses sponsors occidentaux[2].
Cette idéologie d’exclusion qui ressemble étrangement à l’antisémitisme[3] est basée sur quelques schémas directeurs simples : une sacralisation de l’ethnicité (la race est un principe transcendant) ; l'entretien de la haine contre les Tutsi en falsifiant l'histoire du Rwanda, en les assimilant à des êtres nuisibles ou malfaisants (cafards, serpents, diables, etc.) ; une victimisation permanente des Hutu, toujours associée à cette diabolisation des Tutsi. Les intellectuels et des cadres politiques hutu qui ont pensé la solution finale, « ont accompli des études supérieures occidentales », nous dit Claudine Vidal, « car [cette idéologie] comportait une conception de la pureté raciale radicalement étrangère à la culture traditionnelle. »
Le déroulement du génocide
Le génocide a permis un déferlement d’horreurs inouïes. Identifiés au faciès ou par le fichage ethnique, les Tutsi, hommes, femmes, enfants jusqu’aux nourrissons, ne furent pas seulement tués, mais suppliciés. La systématisation des atrocités, aux limites de l’imaginable, avait pour but de nier l’humanité des victimes : ils n’étaient que des « cafards » (inyenzi). Ainsi, les enfants suppliciés, violés et tués devant leurs parents eux-mêmes promis à une lente agonie ; les blessés découpés à la machette jetés encore vivants dans les latrines…[4]
Le génocide a été accompli par le Gouvernement Intérimaire rwandais (GIR) mis en place dans l’enceinte de l’Ambassade de France. Le GIR était composé des membres de l’entourage présidentiel, politiques et militaires. Ces derniers vivaient en osmose depuis quatre ans avec l’armée française et ses services de renseignements. Le génocide mobilisa pratiquement toutes les autorités de l’État, préfets, bourgmestres et conseillés communaux. Dès le 7 avril, toutes les frontières furent fermées, les routes parsemées de barrières. Les populations mobilisées pour la traque des survivants, comme pour un travail communautaire de « défrichage ». Dans les grands centres, les autorités demandèrent aux Tutsi de se rassembler dans des édifices (écoles, églises, stades, bâtiments publics) ce qui permis de massacrer les personnes par dizaines de milliers. Les bâtiments étaient encerclés par les gendarmes et les policiers communaux chargés d’empêcher toute fuite. Les militaires (FAR) commençaient alors l’extermination à la grenade et aux mortiers, les miliciens et les gens mobilisés venaient ensuite « finir le travail » à la machette et à la houe[5].
Cette réalité est maintenant bien connue. On sait que la « plus grande partie de l’élite hutu - militaire, administrative, religieuse, intellectuelle- [a été] amenée, bon gré mal gré, à participer à la machine génocidaire ou à la cautionner »[6] entraînant dans le mensonge une grande partie de l’opinion internationale. La même idéologie sert encore à justifier l’aide ininterrompue au Hutu Power de divers groupes de pression, liés avec l’ancien régime et aux « réfugiés » de 1994. Les cadres rwandais impliqués, sinon dans les crimes racistes, du moins dans l’ethnisme hutu, forment aujourd’hui un immense réseau « dont les éléments les plus lointains peuvent se rencontrer en Australie comme en Scandinavie, au Seychelles comme au Canada. »[7]
Les soutiens occidentaux
Pendant le trimestre du génocide le représentant du GIR travaillait étroitement avec la France au Conseil de sécurité de l’ONU. Le Secrétaire générale Boutros-Ghali lui-même « bénéficiait (…) habituellement d’un soutien appuyé de la France ». Les termes qu’il utilise « semblent refléter le point de vue du gouvernement intérimaire [GIR], renforcé sans nul doute par la France »[8]. « Son représentant à Kigali, le Camerounais Roger Booh-Booh, envoie des informations lénifiantes »[9]. L’ONU fera fin 1999 son mea-culpa : « The international community did not prevent the genocide, nor did it stop the killing once the genocide had begun. Establishing the truth is necessary for Rwanda, for the United Nations and also for all those, wherever they may live, who are at risk of becoming victims of genocide in the future. »[10] Ce rapport évite diplomatiquement le dossier « France ». Pourtant l’ONU signale un réarmement inquiétant des anciennes FAR et milices génocidaire « la situation dans la région des Grands Lacs se dirige rapidement vers une catastrophe avec des conséquences incalculable qui demandent des mesures urgentes globales et décisives »[11].
Le président de la commission de l’ONU qui a réalisé ce rapport avait adressé une lettre le 13 août 1998 à Hubert Védrine, demandant si le gouvernement français était au courant de l’enquête menée par le ministère de la Justice suisse concernant la Banque Nationale de Paris (BNP) et le marchand d’armes sud-africain Willem Ehlers. En effet Théoneste Bagosora, un des « cerveaux » du génocide s’est rendu aux Seychelles en juin 1994, pendant le génocide, avec ce marchand d’arme, pour acheter 20 tonnes d’armes légères. Les fonds utilisés, débloqués en deux virements en date des 14 et 16 juin 1994, d’un montant total de plus d’un million trois cent mille dollars, provenant de la BNP, à Paris. Trois mois plus tard, il n’avait toujours pas reçu de réponse[12]. L’État français a fait passer de 5 000 à 50 000 hommes l’armée rwandaise : les FAR était une armée « fabriquée », encadrée, entraînée et armée par les militaires français, pratiquement une armée supplétive, la seule dont ils disposaient en Afrique. Aujourd’hui cette armée du crime est toujours financée.
L’exportation de l’idéologie génocidaire en Afrique
Suite logique de l’engagement militaire français auprès du régime Habyarimana depuis 1990, l’opération militaro-humanitaire Turquoise de juillet 1994 a évité à l’appareil du génocide une déroute totale, militaire et morale. L’idéologie du génocide n’a pas été bannie, mise hors la loi comme l’idéologie nazie après la deuxième guerre mondiale. Elle s’est exportée au contraire dans l’ex-Zaïre, au Kenya en Tanzanie, en Europe avec l’appareil du génocide. Cette persistance de « groupes armés » imprégnés d’idéologie génocidaire (ex-FAR, ancien miliciens Interahamwe, et jeunes recrutés dans les camps de « réfugiés »), légitime l’intervention de l’armée rwandaise (APR) dans l’ex-Zaïre. Elle a permis de ramener en 1998 la paix dans le nord du Rwanda où ces groupes massacraient lors d’opérations ponctuelles tous les Tutsi qu’ils rencontraient mais aussi les Hutu récalcitrants à les suivre ou à les aider[13].
En août 1998, pour s’émanciper de ses encombrants protecteurs rwandais et ougandais, Kabila n’hésite pas à prendre à son service les auteurs et organisateurs du génocide. Il utilise même leur « savoir-faire » raciste pour mobiliser l’opinion, appelant les « vrais Congolais » à la chasse au Tutsi[14]. Son directeur de cabinet, le ministre Abdoulaye Yerodia invite les Kinois à « éradiquer la vermine tutsie »[15]. Résultats : plus de 10 000 morts, des Tutsi congolais essentiellement mais aussi quelques étrangers sahéliens, sénégalais et maliens, assassinés au faciès[16]. Le racisme d’État anti-tutsi a également conduit aux massacres de milliers d’éleveurs Hema dans le nord-est du Congo en janvier 2000[17]. Mugabe, appelé à l’aide par Kabila, s’est fait attribuer un gros morceau du gâteau minier congolais et réalise d’énormes profits sur les fournitures de guerre. Les chefs de guerres de tous bords se nourrissent sur la bête, encouragés par leurs sponsors occidentaux respectifs[18]. Le grand perdant est le peuple congolais dont les dirigeants manipulent une xénophobie alimentée par les exactions des warlords.
Un nouveau type de « guerre secrète »
L’Élysée a mené au Rwanda une guerre secrète pendant quatre ans de 1990 à 1994[19]. Cette guerre « a servi de laboratoire à la mise sur pied, à partir de 1993, d’une nouvelle chaîne hiérarchique », les hommes du 1er RPIMa (ex- coloniale
et actuel service action
) disposant d’un fil crypté en lien direct avec l’Élysée [20]. Le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard a pu avouer à la Mission d’Information sur le Rwanda : « je n'ai jamais entendu parler du Rwanda pendant cette période. J'ai appris l'opération Noroît dans la presse »[21]. Ce « laboratoire » a abouti à un génocide. Cela ne semble pas trop affecter l’état-major militaire à l’impunité inébranlable, puisque « L’Élysée dispose désormais d’une sorte de Garde présidentielle, à son usage direct. C’est ce qui a permis à Jacques Chirac de faire la guerre au Congo-Brazzaville en se passant pratiquement de l’avis du gouvernement. »[22]
Un million d’innocentes victimes n’ont pas suffit à changer de politique et de pratiques. Si en France un génocide peut-être escamoté par une mission d’information « contrôlée », on est amené à se poser la question de François-Xavier Verschave : « Qui arrêtera la Françafrique ? »
Jean-Paul Gouteux
Notes
[1] En particulier les pères belges Ernotte et Dejemeppe, sous la supervision de Mgr Perraudin. Le texte intégral du Manifeste se trouve dans F. Nkundabagenzi, Le Rwanda politique (1958-1960), CRISP, Bruxelles, 1961.
[2] En 1992 des propos similaires ont été tenus par Paul Dijoud, directeur des Affaires Africaines et Malgaches, à l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame. Interview au Figaro du 23 novembre 1997.
[3] Voir Jean-Paul Gouteux, Les soutiens européens à l’ethnisme, Quasimodo n°6, pages 39-52.
[4] Claudine Vidal, Les politiques de la haine, Les Temps Modernes n°583 Juil-août 1995, p.6-33.
[5] Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre Karthala, 1999, 933 p. African Rights, Rwanda : Death, Despair and Defiance, 1995, 1200 p.
[6] François-Xavier Verschave, Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? , Les Arènes, 2000, 597p.
[7] In Quasimodo n°6, page 42. En aucune façon des criminels contre l’humanité, agressifs et armés, et les populations sous leur coupe, ne peuvent être qualifiés de réfugiés.
[8] Alison Des Forges, ouvrage cité.
[9] Noir Silence, ouvrage cité.
[10] Report of the independent inquiry into the actions of the United Nations during the 1994 genocide in Rwanda. 15 december 1999.
[11] Rapport S/1998/1096 du 18 novembre 1998.
[12] Rapport S/1998/63 paragraphes 16 à 27.
[13] Sur l’intolérable élimination des survivants tutsi avec la volonté d’effacer « la mémoire du génocide » qu’ils représentent, on lira : Rwanda La preuve assassinée. Meurtres, attaques, arrestations et intimidation des survivants et témoins, African Rights, Londres, avril 1996.
[14] Discours de Kabila du 8 août 1998, sur Radio-Bunia.
[15] Sur Radio-Kinshassa, le 26 août 1998.
[16] Sur la représentation physique du corps dans le génocide des Tutsi, voir Frédéric Baillette, Quasimodo n°6, Pages 7-38.
[17] Populations sans parenté avec les Tutsi.
[18] Pour comprendre les jeux complexe de ces alliances et rivalités on lira Noir silence de François-Xavier Verschave, ouvrage cité.
[19] Voir Jean-Paul Gouteux, Un génocide secret d’État, Éditions Sociales, 1998.
[20] Jacques Isnard, Le Monde du 21 et 25 mai 1998
[21] Audition du 30/06/98. Noroît est le nom de l’opération engagée en 1990.
[22] Noir Silence, page 298.