« Il y a toujours des aléas dans un procès mais là, on ne s’y attendait pas ». L’avocat Philippe Lardinois a du mal à cacher sa stupeur, et pour cause : le revirement de la justice belge a de quoi surprendre. Après 14 années de procédure, la cour d’appel de Bruxelles a finalement estimé, dans un arrêt prononcé le 8 juin, que Jeune Afrique a pu consulter, que la responsabilité du départ du contingent belge de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) qui stationnait à l’École technique officielle (ETO), à Kigali, « incombe à l’ONU » et non aux autorités belges.
Le litige concernait la détermination de la responsabilités des massacres qui ont suivi l’évacuation par les militaires belges de l’ETO, ainsi que l’indemnisation des victimes.
2 000 morts
Le 11 avril 1994, alors que plus de 2 000 personnes menacées avaient trouvé refuge à l’ETO, qui servait de base à une centaine de soldats belges de la mission onusienne au Rwanda, les militaires présents s’étaient retirés du bâtiment, encerclé par des miliciens Interahamwe. Les réfugiés de l’ETO ont quasiment tous été massacrés ce jour-là.
Le récent jugement disculpe donc l’État belge, poursuivi depuis 2004 par trois familles de rescapés rwandais, pour avoir abandonné à une mort certaine les réfugiés présents à l’ETO. Il blanchit également les trois officiers alors en charge d’appliquer les ordres, qui se prévalaient de « l’immunité de juridiction » : le colonel Luc Marchal, numéro deux de la Minuar, le colonel Joseph Dewez, chef du bataillon belge à Kigali, et le lieutenant Luc Lemaire, décédé entre-temps, qui commandait les casques bleus belges présents à l’ETO.
Selon l’arrêt de la cour, « il n’y a, en l’espèce, eu aucune instruction du gouvernement belge ou de la hiérarchie militaire belge ordonnant ou autorisant le retrait de l’ETO ».
Ce faisant, la cour d’appel de Bruxelles désavoue le jugement rendu le 8 décembre 2010 par le tribunal de première instance. Rejetant la prescription des faits invoquée par les avocats de l’État belge, celui-ci avait alors estimé que « la décision d’évacuer l’ETO est une décision [qui a été] prise sous l’égide de la Belgique, et non de la Minuar ».
Un ministre ciblé
Parmi les personnes massacrées à l’ETO, on retrouve majoritairement des Tutsis mais aussi des opposants politiques hutus. Boniface Ngulinzira, ministre rwandais des Affaires étrangères entre avril 1992 et juillet 1993, sera l’une des victimes de la tuerie. Sa famille, rescapée du massacre, fut la première à porter plainte contre l’État belge et les trois officiers de la Minuar, en 2004.
Étant l’un des artisans des accords d’Arusha signés le 4 août 1993, qui prévoyaient notamment le rapatriement des exilés tutsis au Rwanda et l’intégration de l’opposition intérieure et du Front patriotique rwandais (FPR) dans les institutions d’État, Boniface Ngulinzira était une cible prioritaire pour les extrémistes hutus.
Marie-Yolande Ujeneza n’avait que 13 ans au début génocide. Fille de Boniface Ngulinzira, elle se souvient dans les moindres détails de la nuit du 6 avril, où son pays a basculé dans l’horreur. « Très vite, on a appris que l’avion du président Habyarimana avait été abattu. »
Cadette d’une famille de quatre enfants, Marie-Yolande passe la nuit dans le couloir de la maison familiale, à Kicukiro, dans le sud Kigali. Les premiers bruits de tirs résonnent dans les rues de la capitale rwandaise. Boniface Ngulinzira, encadré depuis plusieurs mois par les Casques bleus de la Minuar, piétine nerveusement et enchaîne les coups de téléphone.
À l’aube du 7 avril, le soleil vient de se lever sur les collines de Kigali quand la panique s’empare de la demeure des Ngulinzira. En dix minutes, sur ordre des Casques bleus, les bagages sont pliés et la maison évacuée : direction l’École technique officielle, tenue par les Frères salésiens.
Sur place, les para-commandos belges sont crispés. Le matin même, dix d’entre eux, qui avaient en charge la protection de la Première ministre de transition Agathe Uwilingiyimana, ont été sauvagement assassinés par des militaires rwandais. Huit jours après cet épisode traumatisant, le retrait des troupes belges est officialisé.
Abandon
« L’ambiance était extrêmement tendue quand nous sommes arrivés à l’ETO. On voyait déjà les premiers rescapés affluer : des familles, mais aussi des enfants sans parents. Le bouche-à-oreille avait fonctionné, la plupart étaient venus à pied, les autres avaient été amenés par des Casques bleus qui faisaient le tour des maisons du quartier. Le 9 avril, nous étions déjà un millier de réfugiés », se souvient Marie-Yolande.
Deux jours plus tard, le contingent a doublé. « À ce moment-là, nous n’étions pas encore désespérés, même si nous entendions de plus en plus d’histoires horribles au fur et à mesure que les gens arrivaient à l’ETO », ajoute-t-elle.
La vie s’organise au milieu des missionnaires, des réfugiés et des soldats. Boniface Ngulinzira garde son poste de radio vissé à l’oreille.
Dès le 9 avril, les premiers expatriés sont évacués. Au matin du 11 avril, tout s’accélère. Il est presque 13 heures lorsque les jeeps de la Minuar embarquent les derniers étrangers présents à l’ETO avant de déserter les lieux. Direction l’aéroport, où les militaires belges de l’opération Silver Back attendent pour les exfiltrer hors du Rwanda.
Massacre
À l’extérieur des grilles de l’école, les miliciens Interahamwe attendent leur heure. Parmi les réfugiés, conscients du destin qui les attend, la panique gagne. Certains s’accrochent à l’arrière des véhicules, d’autres s’allongent en travers du chemin pour les empêcher de partir. Rien n’y fait. Obéissant aux ordres, les militaires belges abandonnent l’ETO et ses protégés.
« Lorsqu’ils sont arrivés à l’aéroport, ils étaient écœurés. Au moment de quitter l’école, ils avaient vu, dans les rétroviseurs de leurs jeeps, les miliciens commencer à massacrer », se souvient Jean-Loup Denblyden, alors lieutenant-colonel et membre de l’état-major de l’opération Silver Back.
Les Ngulinzira tentent de fuir par l’arrière du bâtiment, soulevant les barbelés et s’aventurant dans les bananeraies. Ils seront repris quatre heures plus tard par des miliciens. Rapidement identifié, Boniface Ngulinzira est emmené à l’écart. Sa fille Marie-Yolande apprendra son décès un mois et demi plus tard, sur les ondes de la Radio-télévision libre des milles collines (RTLM).
Pour ceux que nous avons laissé derrière nous à l’ETO
Avec sa famille, Marie-Yolande est sauvée de justesse grâce à la solidarité de « justes » du voisinage. Au lendemain de la prise de contrôle de la capitale par le FPR, début juillet 1994, ils partent pour le Congo avant de s’installer en Belgique à la fin de l’été 1994. A l’automne, une messe est célébrée en l’honneur de Boniface Ngulinzira. Mais il faudra attendre dix ans avant que son épouse, Florida Mukeshimana-Ngulinzira, l’épouse du ministre, dépose plainte.
Honte
Plusieurs facteurs y contribuent. Le contexte politique d’abord, avec ces mots prononcés le 7 avril 2000 par le Premier ministre Guy Verhofstadt : « Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon. La communauté internationale tout entière porte une immense et lourde responsabilité. J’assume ici les responsabilités de mon pays, des autorités politiques et militaires belges. » Chaque année les commémorations sont l’occasion de rouvrir le débat sur la responsabilité de la Belgique.
Des images aussi : celles de paras belges qui, de retour du Rwanda, devant les caméras, ont lacéré au couteau leur béret pour témoigner de leur honte. Un livre enfin, les mémoires posthumes de Boniface Ngulinzira, rédigées fin 1990, au début de la guerre.
Autant d’éléments qui motiveront la plainte déposée par la famille Ngulinzira le 7 avril 2004, le jour même de la 10
e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsis. Si celle-ci trouve un écho favorable dans la presse belge, elle provoque aussi, dans leur entourage, des réactions d’incompréhension. « Ça n’a pas été évident : on a été considéré par certains comme ingrats envers le pays qui nous avait accueilli », explique Marie-Yolande. « Ce chemin, nous ne l’avons pas emprunté seulement pour nous mais aussi pour ceux que nous avons laissé derrière nous à l’ETO », ajoute-t-elle.
Désormais, un dernier recours s’offre aux parties civiles : un pourvoi en cassation. Mais rien n’est encore décidé. « Ce que j’ai fait, c’est aussi pour mes enfants, conclut Marie-Yolande. Un jour ils demanderont où est leur grand-père et pourquoi nous avons fui le Rwanda. Même si nous perdons, ce n’est pas grave. Nous pourrons au moins leur dire que nous avons demandé des comptes. »