Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.
RUKARA. Lors de mon premier passage dans cette localité, j'avais découvert un spectacle d'horreur: entre 700 et 800 cadavres gisant sur la place ou empilés dans l'église et les bâtiments adjacents. Que faire des centaines de cadavres qui pourrissent au soleil? Les enterrer ou les brûler pour éviter l'épidémie? Je viens d'effectuer un deuxième passage à Rukara. Il reste des centaines de cadavres à même le sol. La plupart des blessés graves ont été évacués progressivement vers l'hôpital voisin de Gahini.
Les combattants du Front patriotique rwandais (FPR) accrochent les commandos de miliciens qui sortent la nuit de la forêt de l'Akagera où ils se cachent le jour. Le reste du temps est consacré à tenter de rétablir une vie «normale» dans cette région menacée de nouveaux maux, dont le moindre n'est pas la famine. J'ai pu vérifier qu'ils sont en passe de réussir ce pari. La première fois, j'avais effectué le parcours sur une route désespérément vide. Il faut désormais redoubler de prudence pour éviter les nombreux camions chargés de ravitaillement divers.
De très nombreux réfugiés affluent dans cette localité à la recherche de sécurité. Ils ont appris que la région avait été libérée par le FPR. Ils ont leurs blessures à panser et leur survie à assurer. Une longue piste descend vers le lac voisin. Toute la journée, elle est arpentée par deux rangées d'enfants et d'adolescents, marchand avec un ou deux bidons de plastique vides. Ils remontent avec leurs récipients pleins d'une eau qu'il faudra faire bouillir pour la rendre consommable. Et la noria dure aussi longtemps que le soleil est visible.
Enfin, quelques survivants qui avaient pu se cacher avant la venue des massacreurs, et qui n'ont pas pris la fuite par la suite, osent parler. J'en ai rencontré un: Augustin Munyaneza, instituteur. Voici son témoignage:
« Je suis de cette commune, nous dit Augustin. Dans la région, les massacres ont éclaté dès le 7 avril, sitôt l'annonce de la mort du général Habyarimana. Les tueurs ont commencé par Murambi et, beaucoup plus au nord, par Byumba. Et puis c'est arrivé jusqu'ici, dans notre paroisse de Rukara.
« Ils venaient de la colline Kawangire, limitrophe de celle de Murambi. Et ils sont montés sur la paroisse. Des habitants d'autres communes avaient fui jusqu'à chez nous, dans l'espoir d'y trouver la sécurité.
« Il y avait les miliciens armés de lances, machettes, épées et bâtons cloutés. Avec eux, des gendarmes portant fusils et grenades. Ce sont les gendarmes et le bourgmestre qui ont organisé le massacre des innocents.
« La tuerie a commencé le 9 avril. Elle a duré trois jours. Ils ont assassiné tous ceux qui n'étaient pas dans la mouvance présidentielle. Nous sommes quelques-uns à avoir eu le temps de nous cacher à temps. J'ai passé une quinzaine de jours dans la brousse.
« Pour nous, le danger, c'était la faim. Surtout au bout de trois ou quatre jours. Ils avaient monté des embuscades pour attraper ceux qui sortaient pour se ravitailler. Et les tuer sitôt pris.
« Ils avaient aussi posté des gens pour surveiller les maisons jugées susceptibles d'accueillir des fuyards. Si, chez un Hutu, on trouvait un Tutsi qui se cache, les deux maisons étaient brûlées: celle du cachant et celle du caché.
« Ils ont fui lorsque les forces du FPR se sont approchées. Nous entendions les coups de feu de plus en plus nettement, c'est-à-dire notre libération et notre vie sauve. Les tueurs n'ont pas eu le temps d'achever les massacres. »