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« GUERRE tribale », « conflit ethnique », ces mots reviennent trop
souvent ces jours-ci dans les médias à propos du Rwanda. Voudrait-on
faire admettre à l'opinion qu'il n'y a rien à faire, on ne s'y
prendrait pas autrement. Et pour brouiller encore plus le regard sur
un terrifiant massacre perpétré par un pouvoir dictatorial et ses
milices, Bernard Kouchner fait mine de découvrir l'horreur et va
jusqu'à déclarer aux tueurs, dimanche, sur les ondes de Radio-Kigali :
« La France vous regarde »
La réalité est sordide. L'actuelle tragédie a débuté en octobre 1990,
lorsque les forces du Front patriotique rwandais issu des centaines de
milliers de réfugiés rwandais fuyant les massacres perpétrés par le
général président Habyarimana - étaient aux portes de Kigali. Faisant
état d'une prétendue agression extérieure, le dictateur, grand ami de
l'Elysée, fait appel à l'aide militaire française. Celle-ci lui fut
immédiatement accordée en vertu d'un accord secret conclu en 1975 sous
le règne de Valéry Giscard d'Estaing. Une compagnie de paras français
arrive à Kigali, en même temps que des troupes belges. Objectif
officiel : protéger les ressortissants étrangers. Les troupes belges
se retirent au bout de quelques jours, constatant que la vie des
expatriés n'est pas en danger. Le corps expéditionnaire français
demeure et est même renforcé quelques mois plus tard.
En l'espace de deux ans, à partir de l'automne 1990, l'armée rwandaise
porte ses effectifs de 5.000 à 40.000 hommes, grâce à l'armement
fourni par Paris. Ces hommes sont formés par des conseillers
militaires français qui n'hésitent pas à faire le coup de feu. Pis,
dans les mêmes camps d'entraînement de l'armée, des « coopérants
militaires » français participent à la formation de la garde
présidentielle et des miliciens du parti au pouvoir, ceux-là même qui
ont pris, le 8 mars dernier, le relais de l'armée dans les massacres.
Sur ce rôle particulièrement scandaleux des autorités françaises, les
témoignages n'ont pas manqué jusqu'au début de cette année, dans la
plupart des journaux français. Stephen Smith racontait par exemple, le
11 juin 1992, dans « Libération », sous le titre « la Guerre secrète
de l'Elysée en Afrique de l'Est », qu'une colonne de ravitaillement du
FPR a été stoppée « au lance-roquettes, par un hélicoptère de
combat. Aux commandes était alors un officier de la DGSE, le
contre-espionnage français ». Le journaliste ajoutait que c'est un
officier français qui, « de facto, décide des opérations de guerre de
l'armée rwandaise ».
Dans « l'Humanité » du 22 novembre 1991, à l'occasion du sommet
franco-africain réuni à Paris, Claude Kroës écrivait déjà : « Dans un
rapport publié le 10 novembre, Me Gillet, avocat au barreau de
Bruxelles, (...) affirme que ce sont des officiers français qui
conduisent les interrogatoires musclés des combattants du FPR. » Et,
soulignait Claude Kroës, le Rwanda, « cet autre pays de l'apartheid,
connaît une guerre civile où les droits de l'homme sont bafoués, où
soldats français et mercenaires sud-africains assurent la pérennité
d'une sanglante dictature ». Aucun démenti n'était venu de la part des
autorités françaises.
Le 19 décembre dernier encore, six mois après la conclusion des
accords d'Arusha, qui prévoyaient la mise en oeuvre d'un processus de
démocratisation au Rwanda, « le Figaro » citait le premier ministre
désigné par ces accords, Faustin Twagiramungu (1), déclarant : « Le
chef de l'Etat parle de paix, mais il fait tout pour déchaîner les
passions, exciter ceux qui croient que le slogan ``tuer les Tutsis''
tient lieu de programme politique. »
Alors pourquoi cette soudaine ignorance des médias sur les réelles
causes du drame rwandais ? Pourquoi le représentant français à l'ONU
refuse-t-il que soit utilisé, dans une résolution portant sur cette
tragédie, le terme génocide ? Après la conclusion des accords
d'Arusha, les troupes françaises avaient été, enfin, retirées sous la
pression internationale. Mais la même politique, en version mineure,
se poursuit depuis lors. Paris refuse un embargo sur les armes, sous
prétexte que cela défavoriserait les troupes gouvernementales, celles
qui dirigent aujourd'hui les massacres. Un émissaire du
pseudo-gouvernement intérimaire installé par les militaires est reçu,
après le début des massacres, au Quai d'Orsay et à l'Elysée. S'agit-il
d'assumer seulement l'héritage ? Ou de la crainte que les
responsabilités des gouvernants français soient révélées sur la place
publique ?
(1) Interviewé dans « l'Humanité » datée du 16 mai 1994.