Fiche du document numéro 2324

Num
2324
Date
Lundi 2 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
114725
Pages
2
Urlorg
Titre
Rukara : ravagez tout !
Sous titre
Telle est la consigne qui fut donnée aux tueurs de la milice par le bourgmestre de cette localité rwandaise nommé par le ministère de l'Intérieur. Notre envoyé spécial nous a fait parvenir le récit d'un rescapé.
Page
14
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Cote
no 15462
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.

IL y a des interviews humainement pénibles à réaliser, tous les journalistes le savent.

Celui de Gérard Gacherebuka, que j'ai rencontré à l'hôpital de Gahini, était particulièrement éprouvant. Doublement même. Parce qu'il me fallait affronter la désespérance du regard et le timbre monocorde d'un homme qui a tout perdu dans le massacre perpétré à Rukara, et qui reste encore entre la vie et la mort. Parce que cet entretien se déroulait dans une salle asphyxiée sous le nombre des blessés y gisant.

Juste derrière moi, un adolescent de douze ans, le mollet gauche arraché, est soigné à vif par deux infirmières rwandaises (les anesthésiques sont prioritairement réservés pour les amputations). Notre discussion sera ponctuée par les gémissements et les cris aigus du garçon.

« Les massacres ont commencé le 7 avril non loin de chez nous, à Murambi - raconte le vieil homme, s'appuyant douloureusement contre le mur pour se redresser et me regarder. J'étais à la maison avec ma famille. Vendredi, j'ai déplacé ma famille vers la paroisse (l'église et ses dépendances - NDLR) et suis revenu à la maison. J'étais sur la liste, parmi les recherchés. J'avais un enfant parmi les partisans du Front patriotique rwandais (FPR) et c'est une raison qui pesait lourd. »

« Et puis, je déplace mes vaches vers la paroisse et je rejoins les autres. Samedi, on m'a prévenu: évite le bourgmestre (administrateur de la commune, désigné par le ministère de l'Intérieur - NDLR). Je me suis caché, mais j'observais. »

« Vers 17 heures, ils attaquent. On a failli se défendre, mais, eux, ils avaient des fusils et des grenades. Ils nous jettent des grenades: 13 ou 14 morts, je ne sais pas exactement. Et puis, dans la nuit de vendredi à samedi, ils convergent de tous les côtés vers la paroisse. Le bourgmestre en tête. C'est lui qui a donné le signal: ravager tout! »

Gérard commence une longue et douloureuse litanie, celle des êtres chers qu'il a perdus durant cette journée de samedi et les suivantes: « Ma femme, mes deux enfants, mon beau-père, mon beau-frère, sa femme, leur enfant, un cousin, ses deux enfants... »

« La salle où était ma famille a été totalement brûlée. Ils jetaient des matelas dans le feu pour achever ceux qui n'étaient pas encore morts. »

Quelques jours passent après cette première tuerie: « Le bourgmestre dit aux réfugiés de quitter la paroisse. Nous refusons. Mercredi et jeudi, il y a eu le massacre de l'hôpital de Gahini. Jeudi, nous voyons à nouveau arriver des soldats. Il y avait aussi des gendarmes qui séparaient les femmes des hommes. Et là... »

« J'ai été frappé jeudi à vers 15 heures. Des coups de bâton clouté sur la tête. Ils m'ont vu mort. J'ai ressuscité... J'ai repris conscience vendredi. »

Gérard revient en arrière pour accuser: « C'est le bourgmestre et ses collaborateurs qui ont tout organisé, tout dirigé. Avec eux, il y avait un député. »

On me précise les noms: Innocent Kalibwende, député; Jean Mpambara, bourgmestre. Puis il me montre une feuille sur laquelle 26 noms sont inscrits: « Voilà le groupe des meneurs de la tuerie. Regardez: un député, le bourgmestre et des agents de l'administration. Le bourgmestre et les autres ont fui vendredi soir. Ils sont cachés dans la forêt (le gigantesque parc national de l'Akagera, distant de quelques kilomètres - NDLR) et lancent des attaques nocturnes. Ils continuent de tuer, de terroriser, de piller et de prendre des otages. »

J'ai pu voir le charnier de Rukara: entre 700 et 800 cadavres qui pourrissent sur la place, dans l'église et les bâtiments voisins. Le chiffre exact ne sera sans doute jamais connu.

« Le vendredi, ils ont appris que les combattants du FPR étaient proches, juste derrière Murambi, reprend Gérard. Ils ont entendu des coups de feu et ils sont partis. Ils n'avaient pas fini leur massacre. »

« Samedi matin, le FPR nous a sauvés. Il m'a conduit jusqu'ici, à l'hôpital. » Gérard a fini son récit, mais continue de parler: « Le massacre avait été préparé, c'est sûr, et bien avant la mort du président. Au début de la guerre, (1990 - NDLR) il y avait déjà eu un massacre et des tortures. Vous savez, au Rwanda, tous les Tutsi sont considérés comme FPR, même ceux qui étaient dans un autre parti. Il y avait des Tutsi qui s'étaient inscrits dans un parti allié au gouvernement, pensant se trouver un lieu de refuge. Ils ont été exterminés quand même: les militaires ne pouvaient pas les laisser vivants après avoir massacré leur famille. Ça ne pouvait pas se faire. »

JEAN CHATAIN
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024