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Qui s'en souvient ? Le 28 janvier 1993, un membre de la Fédération internationale des droits de l'homme, Jean Carbonare, est l'invité du journal de Bruno Masure, à 20 heures sur France 2. Arrêt sur images, consacré dimanche au Rwanda dans les médias, rediffuse cet entretien oublié. Carbonare revient alors du Rwanda. Les premiers massacres ont lieu dans les montagnes, sanglants signes annonciateurs de ce qui suivra. Le vieil homme déclare, ému : « Il s'agit de beaucoup plus que d'affrontements ethniques. C'est une politique organisée. Un mécanisme se met en route. Dans notre rapport, on a parlé de génocide. » Il bafouille, porte ses doigts à sa bouche, comme s'il devait vomir ses informations, et conclut : « Vous devez faire quelque chose pour que cette situation change, vous aussi, monsieur Masure. » Le présentateur l'a laissé parler sept minutes. A 20 heures, c'est beaucoup -- même à propos d'un génocide annoncé. Suit un reportage où l'on découvre les premiers charniers, et où sont dénoncés les rapports consanguins de l'armée française avec les bouchers de l'Etat rwandais.
A cela nul ne réagit à l'époque : ni les politiques, ni les médias, ni personne. Trop tôt, sans doute, pour un pays lointain. Carbonare a porté une mauvaise nouvelle que nul n'a envie d'entendre, à propos d'un Etat qui, pour beaucoup, n'existe pas. Il subit le sort réservé aux émissaires grecs annonçant la défaite : on le tue ; et le meurtre, dans une société vivant d'informations, c'est l'oubli, le grand trou d'indifférence. Carbonare est donc trappé, mais, en guise d'épitaphe, les producteurs d'images peuvent dire qu'il a eu sa chance, comme un candidat aux jeux télévisés, et les politiques affirmer que la diplomatie avait encore ses droits, ou que l'opinion n'était pas prête. Carbonare rejoint le grand inconscient audiovisuel, une image parmi d'autres, jusqu'à ce que, cinq ans et demi plus tard, après le génocide, alors que la France est mise en cause, il rejaillisse un dimanche sur le divan d'Arrêt sur images, trop tard.
L'histoire de cet entretien en dit long. Elle est vieille comme le monde grec (on n'aime pas les prophètes de malheur), et jeune comme le télémonde (tout est annoncé, dit, montré, mais tout est charrié, emporté par le flux, comme bois mort par le fleuve). Tout de même, Daniel Schneidermann, animateur d'Arrêt sur images, s'étonne de tant d'indifférence. « Mais cela, s'énerve Hubert Védrine, son invité, tout le monde le sait à l'époque. » En 1993, il était secrétaire général du président Mitterrand. « Tout le monde sait quoi ? » lui demande Schneidermann. Védrine : « Que le problème de la cohabitation entre Hutus et Tutsis n'est pas réglé. » « Le problème de la cohabitation » : Védrine est un diplomate pur-sang. Il faut admirer ses euphémismes, tangentes verbales à une tartuferie un brin suffisante qui, tout de même, finit par se dévoiler : « Ce pseudo-avertissement sur le génocide, c'est une présentation comme ça pour ameuter le chaland », ajoute-t-il sèchement à propos des images de Carbonare. Le mépris est un assez bon conseiller diplomatique.