Fiche du document numéro 22552

Num
22552
Date
Juillet 1995
Amj
Fichier
Taille
52867
Pages
5
Titre
Billets d'Afrique No. 24
Source
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
BILLETS D’AFRIQUE N° 24 - JUILLET 1995
FRÉMISSEMENTS
Alors que la dégradation de la situation dans la région des Grands Lacs fait de nouveau craindre le pire, et ne suscite pas la
mobilisation qui pourrait s’y opposer, quelques motifs d’espérer ont germé dans le champ - limité, certes - de cette Lettre : la
relation franco-africaine.
On le verra ci-contre, une tentative sans précédent de réforme de l’Aide publique au développement (APD) est engagée.
Beaucoup voudront la faire avorter. Mais les premiers actes, significatifs, méritent qu’on les salue : clora-t-on enfin le « scandale
de l’aide contaminée » ?
Depuis quelques années, les factions, clans ou aventuriers français multiplient leurs coups tordus en Afrique. L’Élysée vient de
manifester son intention de ne plus couvrir, et même de sanctionner, les infractions qui seraient portées à sa connaissance. C’est,
ème
sous la V République, une forme d’humilité assez extraordinaire (et d’autant plus louable) : le Château admet ne pas être sûr de
tout savoir, ni donc de tout contrôler en son domaine réservé.
Certes, l’aveu est rendu possible par le changement de Président : on peut imputer la déficience au laxisme du prédécesseur. Il
n’empêche : c’est au moins l’indice d’une rupture possible avec les pratiques antérieures. Voilà qui mérite d’être soigneusement
exploré - avec une attention toute particulière sur la mise au pas, ou à l’écart, des vibrions factieux qui enfièvrent la région des
Grands Lacs.
SALVES
APD : le blitz ?
Face au dévergondage sans frein de l’APD, il nous arrivait de rêver que la montée en pression des indignations, comme dans une
cocotte-minute, finirait par faire sauter le système. Selon des voies inattendues, ce vieux rêve pourrait rencontrer la réalité. Depuis
deux ans, certains esprits s’échauffaient. La criminalisation croissante des circuits françafricains attisait leur inquiétude. Les
aventures pasquaïennes faisaient bouillir le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé et son directeur de cabinet Dominique de
Villepin - devenu Secrétaire général de l’Élysée.
Aujourd’hui aux manettes, ce tandem (assisté notamment d’André Parant au Quai d’Orsay et de Jean-Marc Simon rue Monsieur)
semble résolu à en finir. Non par l’explosion, mais par un déminage chirurgical. Objectif : désamorcer, puis débrancher certains
relais-clefs du réseau de pompage actuel, qui tourne en cercle vicieux. La bifurcation des flux de l’APD en serait radicale.
L’éventuel succès de cette opération commando dépend de sa vitesse d’exécution. Résumé d’un scénario froid, qui glace la
Françafrique (on en est à l’acte 3, échéance 1er septembre).
Acte 1 : Les foccartiens au régime sec. On s’attendait à leur retour en force : ils n’ont guère hérité que du maroquin de la
Coopération, pour Jacques Godfrain. Son dévouement est mis à l’épreuve : c’est un foccartien qui devrait endosser la fin de
l’instrument clientéliste créé par Foccart.
Acte 2 : La chute du mur champ/hors champ. Le « champ » d’action de la rue Monsieur passe de 37 à 71 pays : de l’« Afrique
latine » à l’ensemble ACP (les pays d’Afrique-Caraïbes-Pacifique liés à l’Union européenne par la Convention de Lomé),
augmenté de l’Afrique du Sud. Une vraie révolution culturelle ! L’articulation avec les autres coopérations européennes devient
possible, et l’on renonce officiellement au schisme colonial : on pourra ainsi considérer ensemble le Nigeria et ses voisins.
Acte 3 : L’OPA des Affaires étrangères sur la Coopération. Jacques Godfrain prétendait que le rattachement de la rue Monsieur au
Quai d’Orsay, en position de « délégation », était purement verbal. Visant simultanément le coffre-fort et l’esprit de corps, le
commando voudrait supprimer la Direction de l’administration générale du ministère délégué. La rue Monsieur ne gèrerait plus
directement ni ses finances, ni son personnel (mis à Quai... ). Hors la problématique MMC (Mission militaire de Coopération), elle
ne garderait que le meilleur : la Direction du développement. Celle-ci pourrait valoriser ses compétences dans un contexte moins
précaire, davantage influencé par les perspectives à moyen et long terme de la diplomatie que par les caprices de la « famille ».
Acte 4 : Le trouillomètre du Trésor (où un duo de vengeurs prendrait la relève du commando précédent). Cette Direction de Bercy
ème
était devenue au fil des ans l’institution la plus puissante de la V République - plus même que l’Élysée, qui ne pouvait la
contredire plus d’une fois par septennat. Elle gouvernait, entre autres, l’essentiel de l’APD, avec une expertise quasi nulle des
problèmes de pauvreté.
Il se trouve que Jacques Chirac et Alain Madelin ont quelques ressentiments à son égard. Plutôt qu’un long et incertain
affrontement, on méditerait en haut lieu l’emploi de la fission nucléaire : diviser le Trésor en deux - les affaires nationales et
internationales. Or le poids des unes se renforçait du prestige des autres, et vice-versa. Séparées, elles formeraient des Directions
presque ordinaires, moins indociles aux décisions politiques : la démocratie devrait y gagner.
Acte 4 (variante) : Au cas où ce projet révolutionnaire n’aboutirait pas, les hussards de l’APD concoctent une autre idée :
supprimer les crédits d’ajustement structurel (l’un des principaux outils de la prépondérance du Trésor dans l’APD). Il y aurait
beaucoup à dire de ces crédits, mais il est sûr que, tels qu’ils sont actuellement engagés - la France jouant les acolytes de la Banque
mondiale (BM) -, ils ne servent à rien... si ce n’est, trop souvent, à conforter tel mauvais élève dictatorial et corrompu, que la BM
répugne à financer.
Acte 5 : Le chœur des pleureurs. Les chefs d’État « amis de la France » (ou plutôt de ses fromages) feront le siège de l’Élysée pour
regretter la « tradition ». Ils traiteront de « bouchers » les chirurgiens de l’APD. Ils exigeront leur « Cotisation » (in memoriam J.-P.

Billets d’Afrique

N° 24 – Juillet 1995

Cot, dépouillé de son portefeuille en 1982), tandis que les intermédiaires s’emploieront à pirater les nouveaux circuits. Le sort de
l’APD dépendra alors de la volonté de Jacques Chirac d’imposer un nouveau code de respect franco-africain.

L’homme de Lomé
L’aide de l’Union européenne (UE) aux pays ACP est régie par les conventions de Lomé. Son volume vient d’être âprement
renégocié. La France, qui présidait l’UE, et Jacques Chirac en particulier, ont indéniablement mis le paquet pour débusquer les
pingreries allemande et surtout britannique. Au niveau quantitatif, donc, la France a cultivé son image de défenseur des intérêts de
l’Afrique. Reste qu’il s’agit d’une aide interétatique, et que les « intérêts » des chefs d’État sont loin de toujours coïncider avec
ceux des populations africaines. La France, plombée jusqu’ici par le mauvais exemple de son aide bilatérale, n’est pas en pointe
sur le dossier de l’amélioration qualitative de l’aide européenne.
Friables démentis
Au départ, le nouveau pouvoir a hésité à se démarquer des complicités de génocide où s’engluèrent ses prédécesseurs : face aux
accusations précises d’Human Rights Watch (HRW. Cf. Billets n° 23, Supplément), il a sorti l’attirail des « démentis formels », et
intenables. Ainsi, admet le ministère de la Coopération, la France a bien livré des armes sur l’aéroport de Goma après le 17 mai
1994 (vote à l’ONU d’un embargo, auquel la France tenta en vain de s’opposer), mais il s’agissait, affirme-t-on, d’équiper les
forces africaines de l’opération Turquoise (La Croix, 31/05/1995).
Or Turquoise n’était pas encore conçue lors de livraisons attestées fin mai, et avouées par l’ex-consul de France J.C. Urbano.
« Mère de toutes les démonstrations militaro-humanitaires », elle n’accoucha (au forceps) de ses supplétifs africains qu’après le 20
juin. La Mission militaire de coopération suit sans désemparer le cap Huchon - ce général spécialiste ès-communication (cf. Billets
n° 17) : elle nous expliquera bientôt que ces armes étaient, en fait, destinées à l’auto-défense des gorilles du nord-Rwanda, menacés
d’extermination...
Le rapport d’HRW dénonçait aussi l’entraînement par la France de troupes d’élite du Hutu power dans des bases en Centrafrique.
Le Quai d’Orsay a rétorqué, curieusement, que la France n’avait pas de base militaire... au Zaïre. Il n’a pas osé démentir
davantage, et pour cause : dans une enquête diffusée le 13 juin, la télévision britannique a présenté des témoignages corroborant
l’entraînement de ces troupes dans un camp secret de Centrafrique.
Le lapsus « Zaïre » n’est pas sans intérêt. La France, certes, n’y a officiellement pas de base. Mais elle est comme chez elle sur
les bases et aérodromes zaïrois : elle y a armé et encadré suffisamment d’officiers, entretenu assez de contacts en tous genres avec
le maréchal Mobutu. Jeannou Lacaze ou Paul Barril restent d’ailleurs disponibles pour toute opération sécuritaire « privée ».
Amnesty International (AI) vient par ailleurs de confirmer la poursuite des livraisons d’armes au Hutu power, via Goma « une
fois par semaine - les mardi à 23h00 locales [...], jusqu’à la mi-mai 1995 ». Pour de multiples raisons, il est impossible d’organiser
un trafic d’armes aussi massif et régulier à Goma sans complicités françaises.
Démenti assourdissant
Démentant lui aussi ces livraisons, le porte-parole du Premier ministre zaïrois Kengo wa Dondo rappelait finement la présence
de 40 ONG étrangères dans l’Est du Zaïre : « s’il y a véritablement un trafic d’armes, alors il se fait avec la complicité de tous, car
comment penser que tous ces témoins sont devenus sourds, aveugles et muets ». Ce Premier ministre est peut-être lui-même frappé
d’autisme : adepte de la synergie entre activités publiques et privées, et constituant à lui seul toute une ONG, il ne peut en plus
entendre les signaux d’alarme lancés depuis un mois par tant de « petites » ONG - outre HRW et AI : Oxfam, la Croix Rouge,
Action Aid, Christian Aid, Safeworld, etc. Même l’ONU s’émeut officiellement... « La complicité de tous » se réduit donc à un
cercle bien connu de prestidigitateurs, qui prétendent œuvrer à la stabilité de l’Afrique en y allumant partout les pétards ethniques.
Démenti fondant
On s’en souvient, l’attentat contre l’avion du général Habyarimana fut le signal du déchaînement de la fureur génocidaire au
Rwanda. On se souvient aussi de l’enquête publiée à ce sujet par la journaliste belge Colette Braeckman : elle avait recueilli et
recoupé un témoignage indiquant la participation directe de deux soldats français à cet attentat, ourdi par la frange la plus
extrémiste du Hutu power. Cette version des faits a été obstinément démentie par les pouvoirs publics français, et snobée par la
presse hexagonale. Or un citoyen belge, Paul Henrion, vient courageusement de sortir de l’anonymat (nombre de témoins déclarés
ou potentiels ayant été assassinés) pour confirmer plusieurs éléments-clefs de l’enquête de C. Braeckman (Le Soir, 20/06/1995).
Dans les milieux internationaux, on est sur ce sujet en train de passer de la probabilité à la quasi-certitude. Cela va finir par se
savoir, et secouer le village françafricain. La thèse d’un attentat commis par le FPR, si complaisamment défendue en France, n’a
plus le moindre crédit hors ce pays - où l’armée (n’est-ce pas Dreyfus ?) est réputée pour l’aveu rapide de ses bavures. Le juge
d’instruction belge Didier Vandermeesch a délivré un mandat d’arrêt international contre le colonel Théoneste Bagosora (cerveau
du Hutu power), pour avoir donné l’ordre d’abattre l’avion présidentiel - avant d’en faire accuser les Casques bleus belges, ce qui
provoqua le massacre de 10 d’entre eux.
L’étau se resserre autour d’un « accident » historique, désormais aussi probable qu’insupportable : la participation d’un groupe
de militaires français à l’allumage du génocide au Rwanda. La plus charitable des hypothèses serait, en ce cas, qu’ils aient été
incontrôlés...
Et encore...

Billets d’Afrique

N° 24 – Juillet 1995

La filiale franco-zaïroise de la Françafrique a opté pour le retour en force des réfugiés rwandais, escortés par l’appareil
requinqué des commanditaires du génocide. Confortant les rapports déjà cités d’AI et HRW, les indices affluent, suffisamment
consistants et concordants pour que nous soyons obligés d’en faire état, trop nombreux ou récents pour que nous puissions chaque
fois enquêter.
Nous avons ainsi alerté le Premier ministre Alain Juppé à propos d’une « fuite » mentionnant le départ d’Orléans, le 9 juin, d’un
convoi aérien (3 Mirage et 4 appareils de transport), organisé par la DGSE et destiné à étayer cette offensive. D’autres
mouvements militaires français auraient été observés à destination de la frontière rwandaise, via la Centrafrique. Quant aux
« gouvernants » zaïrois, ils ne masquent plus guère, dans les conférences internationales, leur appui au retour en force.
Trop, c’est trop ?
On pourrait supposer qu’une telle accumulation de manœuvres hostiles résulte d’une décision prise au plus haut niveau de
l’exécutif français. Nous avons plusieurs raisons d’en douter. D’abord parce que nous ne cessons de vérifier le délabrement du
système de commandement des opérateurs français en Afrique, civils ou militaires. Nous dénonçons depuis un an (Billets n° 11) « la
montée en puissance [...] de groupes d’intérêts et de lobbies, que le pouvoir a utilisés, tolérés, ou laissé prospérer - au point
qu’aujourd’hui il ne les contrôle plus guère. La politique africaine de la France est devenue un champ clos où rivalisent quelques
dizaines de clans et réseaux politico-affairistes, dont les stratégies sur le terrain s’encastrent dans un désordre ravageur ».
On n’en finirait pas de citer les dégâts commis, dans la centrale atomique des conflictualités africaines, par les trafiquants de tous
ordres, les Rambo ivres de sensations, les Diafoirus de la géopolitique et les « électrons libres » des services secrets. Mais, fait
nouveau, ce constat terrifiant d’une perte au moins partielle de contrôle commence d’être admis au plus haut niveau, jusqu’à
l’Élysée.
Les démentis sur les responsabilités de certains intervenants français au Rwanda, au cours des 2 dernières années, se font moins
catégoriques. On en vient à l’heure de vérité (et c’est pour ne pas la troubler que nous avons suspendu l’envoi d’un premier
« carton jaune », signalant, conformément à la règle du jeu énoncée dans Billets de juin, plusieurs infractions caractérisées) :
- ou bien le pouvoir se désolidarise des chauffards, leur ôte leur permis d’Afrique, et montre une claire volonté de reprise en main.
L’on quitterait enfin, bien tardivement, le règne de l’irresponsabilité.
- ou bien le « succès » d’un Mobutu fait école jusqu’à Paris : on se dit qu’après tout l’anarchie organisée (comme certains
commerçants organisent leur insolvabilité) est un procédé bien commode, et on y reste 7 ans de plus. La France dira qu’elle n’est
pour rien dans la remise en selle des génocideurs. Et son crédit africain deviendra encore plus insolvable que le Crédit Lyonnais sans personne pour le renflouer.
Le blanchiment du nouveau Touvier
1

Au terme d’une longue enquête, la revue Golias a constitué un épais dossier à l’encontre de Wenceslas Munyeshyaka, « curé »
de la Sainte-Famille à Kigali durant le printemps 1994 : elle a accumulé les témoignages sur ses forfaits, et sa connivence avec les
miliciens qui, régulièrement, venaient chercher leurs proies parmi les 5 000 Tutsis réfugiés en cette église.
L’Église de France a organisé l’exfiltration de l’abbé Wenceslas jusqu’à Bourg-Saint-Andéol (Ardèche). Elle se défend d’avoir
aidé un nouveau Touvier, mais emploie des arguments qui ressemblent étrangement à ceux des protecteurs ecclésiastiques du
milicien de Lyon : la justice de Dieu supérieure à celle des hommes, le besoin de tranquillité de l’accusé, etc. Toutes choses
respectables, mais qui devraient suivre et non précéder la justice humaine.
Le porte-parole de l’épiscopat s’indigne : l’Église ne cherche pas à faire échapper ce prêtre à la justice ! S’il « doit un jour
rendre compte de ses actes dans son pays, ou devant un tribunal international, il le fera ». Mais il n’est plus dans son pays, le
Tribunal international vient à peine de s’installer, et la France (contrairement à la Belgique) défend farouchement son
« incompétence » dès qu’il s’agit d’interpeller les criminels contre l’humanité qui pourraient se trouver sur son sol (cf. Billets n° 18
et 20).
Sur le fond (l’innocence supposée du P. Wenceslas), le porte-parole renvoie aux Pères Blancs. Pour leur supérieur en France,
c’est tout vu : Golias participe à « l’entreprise de désinformation actuellement en cours au Rwanda contre l’Église ». (La Croix,
22/06/1995). Le problème, c’est qu’en matière de désinformation sur le Rwanda et de parti pris pour l’ethnisme hutu, les Pères
Blancs ont trente ans d’avance !
Un peu d’histoire. À la fin des années cinquante, dans un Rwanda qui est une quasi-théocratie, l’Église et les Pères Blancs, déçus
par des Tutsis devenus trop laïcs et émancipés, développent avant la lettre un ersatz de théologie de la libération : ils encouragent
et guident la « révolution sociale » qui porte au pouvoir la majorité hutue, défavorisée.
Apparemment, rien de blâmable à cette préférence. Pas plus qu’au ralliement des congressistes de Tours, en 1920, à
l’Internationale communiste : malheureusement, vingt ans plus tard, nombre d’entre eux cautionnaient Staline et le Goulag. Au
Rwanda, ce n’est pas le « front de classe » qui s’est imposé, mais le « front de race » : on ne peut moins évangélique. Alors, plutôt
que de s’obstiner à blanchir l’injustifiable, les Pères Blancs se grandiraient à reconnaître leur erreur d’aiguillage.
1. Édition spéciale du 01/07/1995. BP 4034. F69615-Villeurbanne.

Macabres comptabilités
Ce n’est pas parce que Survie se bat contre la banalisation du génocide que nous négligeons et encore moins absolvons les
exactions répétées que commettent des éléments de l’Armée patriotique rwandaise (APR). Le massacre de Kibeho est intolérable,
nous le redisons. Des sanctions sont annoncées : nous les attendons. Le gouvernement rwandais domine mal son armée : il n’est
pas le seul (cf. plus haut), mais ce n’est pas une excuse. Il laisse trop se prolonger le sort insupportable des prisonniers : on l’aide
peu à faire justice, mais ce n’est pas non plus une excuse suffisante.

Maintenant, la rumeur enfle d’une dérive génocidaire de l’APR. On ne se contentera pas des affirmations d’un Pierre Erny,
nostalgique de cette raciologie du début du siècle qui inspira les racismes allemand et rwandais. Comme d’autres admirateurs
d’Habyarimana, contraints d’admettre l’évidence du génocide des Tutsis, il n’a pu imaginer un instant l’absence d’un génocide
symétrique. Il oppose donc maintenant au génocide évident, « sale », du printemps dernier, le génocide « propre » commis « sans
témoins gênants ni traces » par « les auteurs d’innombrables autres "Kibeho" ». « Il faut bien évaluer [les victimes de l’APR], là
aussi, par centaines de mille ». (Libre opinion, La Croix, 17/06/1995).
Que la monstruosité soit partagée, banalisée, et non ponctuelle, en rassurerait paradoxalement certains : cela rendrait inutile de
s’interroger sur son cheminement spécifique, et en particulier sur les complaisances idéologiques. Une interrogation que nous
croyons indispensable, non pour condamner, mais pour tenter d’obturer les voies de la répétition. Bref, le propos de Pierre Erny est
un postulat, doté d’un corollaire interdisant toute vérification (puisqu’il n’y aurait ni témoins, ni traces : le génocide parfait).
Avouons-le, nous n’aimerions pas que ce propos soit vrai ; cela ne certifie pas qu’il soit faux.
D’autant qu’une semaine plus tard, les calculs de la Coordination humanitaire des Nations unies au Rwanda (UNREO)
fournissent des titres effrayants : « 60 000 déplacés disparus au Rwanda » (Libération, 23/06/1995). Les camps de réfugiés internes
du sud-ouest du Rwanda, fermés en avril, comptaient, selon l’UNREO, entre 140 000 et 180 000 personnes. Deux mois après, elle
en a retrouvé 90 000, dans leurs villages ou dans les camps de réfugiés du Zaïre et du Burundi. L’UNREO déclare donc 60 000
« disparus ». Elle admet qu’il s’agit en partie de disparus statistiques, de gens qui ne se sont pas fait enregistrer - on ne sait trop
combien. Mais son directeur s’inquiète d’« une dangereuse zone d’ombre » et ajoute : « il est évident qu’un certain nombre de
gens sont morts ». Le porte-parole du HCR, pour sa part, a constaté « des abus, mais plutôt des cas isolés », et ne croit pas à « des
tueries massives ».
Que supposer, dans ce flou complet ? Le « génocide propre » de 60 000 personnes, que peut suggérer le titre de Libération,
relayant (ou amplifiant ?) l’inquiétude de l’UNREO ? Ou les multiples raisons qui ont pu amener des réfugiés à ne pas pouvoir ou
vouloir se faire enregistrer, conjuguées avec des imprécisions statistiques et des abus, indubitables, mais circonscrits ? La
communauté internationale, les ONG, le gouvernement rwandais ont un besoin urgent et absolu d’une réponse à cette accusation.
D’abord parce que leur attitude devrait être très différente dans l’un ou l’autre cas. Ensuite parce que le flou fait le jeu des
extrémistes : des éventuels « génocideurs propres », qui pourraient continuer leur « travail » ; et des « génocideurs sales »,
installés dans l’impunité. Le manque de rigueur de la plupart des intervenants dans ce drame prépare aux tueurs un come back
triomphal.
Burundi : dernière chance ?
Après le « ratissage » par l’armée du quartier hutu de Kamenge (une quarantaine de civils assassinés) et les représailles des
miliciens hutus contre 9 civils tutsis, l’engrenage des tueries semblait reparti. Dans un émouvant message à la nation, le 18 juin, le
Président Ntibantunganya a su, semble-t-il, trouver les mots pour convaincre. Il a décrété la mise hors la loi des « médias de la
haine », et des mesures exceptionnelles de sécurité. Tous les pompiers locaux (dont certains jouaient aussi les pyromanes) sont
maintenant à pied d’œuvre. L’armée en particulier : la fin de l’impunité en ses rangs sera le véritable test du nouveau cours
annoncé.
Réserve
Billets a évoqué à plusieurs reprises (n° 16, 18, 20) la surmortalité affectant les coopérants français en Guinée équatoriale. Un
"coulage" inouï - au profit d’une dictature ubuesque et d’une caricature de la mafia françafricaine - suscitait chez eux une curiosité
excessive : ils auraient dû ne pas voir le pillage de l’aide sanitaire, les trafics d’armes et de drogue, le blanchiment des
narcodollars, la formation d’une milice ethnique, le stockage de déchets nucléaires,...
Après les assassinats d’André Branger et du chirurgien Gérard Desgranges, le successeur de ce dernier, Abdoulaye Keita pourtant prévenu par des périodes de coopération aux Comores et au Gabon - aurait pu se taire. Il ne l’a pas fait, devant l’état de
l’hôpital de Bata où il était censé opérer sans eau potable ni électricité. Objet, lui et sa famille, de tentatives d’empoisonnement,
menacé par des membres du SCTIP (la coopération policière chère à Pasqua, et au contribuable), il a pu s’échapper in extremis en
septembre dernier.
La rue Monsieur vient de le licencier sans indemnités, pour fautes graves : « manquements à l’obligation de discrétion
professionnelle par la divulgation d’informations dont il a eu connaissance [...] et au devoir de réserve ». Autrement dit, le statut
de coopérant français dispense de l’assistance à malades en danger et de la dénonciation des crimes. Quant au devoir de
« réserve », il évoque celui qui assignait à leurs enclos les Indiens d’Amérique, en attendant que flingueurs ou épidémies ne les
achèvent.
ILS ONT DIT
« Chirac était très attentif, très ferme dans le ton, mais l’idée de se ranger du côté des Bosniaques, l’idée de prendre leur parti,
c’est-à-dire le parti du droit, ne semble pas l’effleurer. Sur l’analyse de fond, sa position n’est pas différente de celle de
Mitterrand » (Bernard-Henri LÉVY, le 23/06/1995, à la sortie d’une rencontre de dix intellectuels avec J. Chirac sur la situation en Bosnie.
Libération du 24/06/1995).

[Le Monde du 21/06/1995 publie, après la parution d’un Rapport de l’ONU sur la responsabilité première des Serbes dans les atrocités
commises en Bosnie, une excellent article d’Y. HELLER : L’impossible impartialité] .
« Cette crise [des otages en Bosnie] a seulement permis aux leaders des Nations unies de faire ouvertement ce qu’ils avaient déjà fait
implicitement, à savoir capituler » (Haris SILAJDZIC, Premier ministre de Bosnie, Libération du 24/06/1995).

Billets d’Afrique

N° 24 – Juillet 1995

« Comme la plupart des rescapés du génocide [...], je garde en mémoire l’image de ces jeunes combattants de l’Armée patriotique
rwandaise portant sur leur dos des vieilles mamans pendant le mois d’avril, mai et juin. Ma propre mère a été sauvée par de jeunes
soldats du FPR [...]. Ma famille et moi-même, nous avons vécu pendant les mois de juillet et août des rations alimentaires offertes
par de jeunes soldats dans Kigali [...] dévastée. [...] Mais le mérite dont ont alors fait preuve les combattants de l’APR ne peut
occulter les dérapages de certains d’entre eux. L’on ne peut passer sous silence les disparitions qui sont l’œuvre de militaires, [...]
[ni que certains] occupent illégalement des maisons d’habitation et des terres qu’ils distribuent à des parents ou à des amis. [...]
Il est indéniable que l’appareil judiciaire rwandais manque de moyens humains et matériels. Mais, aujourd’hui, il manque aussi
et surtout de soutien au sein du Gouvernement [...]. Le problème de moyens, bien réel au départ, devient aujourd’hui un faux alibi.
[...] Aucun magistrat du Parquet n’a été nommé, à part tout récemment le procureur général près la Cour Suprême. [...] Je vous
parlais de la terreur qu’exerçaient les gendarmes sur les inspecteurs de police judiciaire du Parquet de Kigali [...]. Je me permets
d’attirer votre attention sur les magistrats arrêtés par des militaires au mépris de toutes les règles de procédure [...]. Un des
directeurs du Ministère de la Justice - qui jouit de protections haut placées - semble être impliqué dans l’assassinat de mon beaufrère. » (François-Xavier NSANZUWERA, Procureur de la République à Kigali, exilé en Belgique, lettre du 7/06/1995 au ministre de la
Justice).
[Le parcours de cette personnalité remarquable - cf. Billets n° 22 et 23 -, et cette lettre de 6 pages que nous ne pouvons malheureusement
reproduire in extenso, permettent de situer les difficultés actuelles du Rwanda. Ils rappellent d’abord utilement, à ceux qui rétro-diabolisent le
FPR pour minimiser le génocide et requalifier ses responsables, que l’APR fut la seule force à combattre l’envoûtement exterminateur. Ils
soulignent ensuite l’échec du gouvernement rwandais face à deux défis : contrôler son armée ; répondre à l’immense soif de justice en faisant de
l’administration de celle-ci une priorité absolue. S’il se prolonge, ce double échec en entraînera un troisième, face au défi politique majeur :
rendre confiance. Que le Rwanda actuel doive se priver des services de F.X. Nsanzuwera n’est pas bon signe. Que le directeur de cabinet du
Premier ministre Faustin Twagiramungu démissionne le 13 juin en dénonçant la « dérive totalitaire » du « régime FPR » indique plus qu’une
crispation. L’art militaire du FPR, d’avril à juin 1994, a étonné les connaisseurs. L’art de la paix suppose, pour convaincre, un surcroît
d’humanité].

« C’est cool ce que tu as fait au bougnoule. Moi, j’aurais fait une marche arrière pour l’achever, un coup en plus et il tombait raide.
Comme ça, il n’aurait pas porté plainte. C’est pas cool le travail inachevé ». (Michaël GONÇALVES, 21 ans, skinhead havrais,
accusé d’avoir jeté à l’eau Imhad Bouhoud, écrivant le 18/04/1995 à un ami détenu dont la voiture n’a fait que renverser un Maghrébin.
Libération du 07/06/1995).
[En France aussi, on pourrait mettre des Interahamwe au « travail »... ]

À FLEUR DE PRESSE
Marchés tropicaux, Aggiornamento, Éditorial, 16/06/1995 : [Après un satisfecit général à la réforme de la Coopération conçue par Alain
Juppé (cf. Salve n° 1), la conclusion laisse échapper quelques bémols] : « L’on ne pourra certainement éviter les pièges tenant à un
aggiornamento : tentation d’un rééquilibrage excessif en faveur de la partie de l’Afrique négligée jusque là par la coopération
française ; risques accrus en Afrique centrale avec les mauvais résultats de certains pays de la zone Franc, et donc difficulté à
accomplir un redéploiement important de l’aide financière. La réduction volontaire de la cellule africaine de l’Élysée et l’absence,
pour l’instant, de réflexion sur une meilleure formalisation des Sommets franco-africains renforcent la portée de tels risques. »
LIRE
Burundi. Sans une action immédiate, les massacres continueront. Rapport d’Amnesty International (AI), 15/06/1995, 28 p.
Une bonne introduction aux tensions burundaises, avec un panorama des acteurs. Pour un tel pays, où la dégradation des droits de l’homme est le
sous-produit d’un effondrement du politique, on aimerait cependant une analyse plus fouillée des enjeux de sa reconstruction.
Rwanda, Arming the perpetrators of the genocide, Rapport d’AI, 13/06/1995, 12 p.. Utile complément à l’enquête d’Human Rights Watch.
Reality of Aid, rapport rédigé par les ONG de 21 pays de l’OCDE (co/CRID, 14 pass. Dubail, 75010-Paris), 1995.
Cette « mise en examen » de l’APD internationale par une coalition d’ONG s’enrichit d’année en année. Un document de référence, qui
comporte aussi une critique vigoureuse de l’APD française.
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DIRECTEUR DE LA PUBLICATION: FRANÇOIS-XAVIER VERSCHAVE - COMMISSION PARITAIRE N° 76019 - DEPOT LEGAL : JUILLET 1995 - ISSN 1155-1666.
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