Fiche du document numéro 2141

Num
2141
Date
Mardi 31 mars 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
571475
Pages
4
Urlorg
Sur titre
Quatre ans après le génocide (2)
Titre
France-Rwanda : dangereuses liaisons
Sous titre
Les deux missiles, qui abattirent l'avion des présidents rwandais et burundais, proviendraient d'un lot d'armements irakiens saisis par l'armée française pendant la guerre du Golfe. Comment expliquer cette coïncidence et quel est le rôle, dans cette affaire, du capitaine Barril ?
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un entretien avec le commandant de Saint-Quentin permettrait peut-être de lever un
coin du voile sur le mystère de l'avion abattu le 6 avril 1994.
L'attentat contre le Falcon 50, qui transportait les présidents rwandais et burundais, fut
l'événement déclencheur du génocide.

C'est pourquoi, le 9 mars 1998
Le Figaro demandait au
Sirpa (Service d'information et
de relation publique des armées) s’il était possible de rencontrer le commandant de
Saint-Quentin. Par un fax en
date du 10 mars, le Sirpa répondait négativement,
« compte tenu de la nature
même de l'affaire
 ».

Le Sirpa ajoutait : « Si vous
souhaitez toutefois poursuivre
vos recherches, je ne peux que
vous orienter soit vers le cabinet du ministre de la Défense,
soit vers le Quai d'Orsay.
 »



Une lettre aussitôt adressée au cabinet du ministre de
la Défense se heurtait à une fin
de non-recevoir identique. Réponse donnée par téléphone
le 23 mars : « Compte tenu des
travaux de la mission d'information parlementaire
 », ce
n'est pas « souhaitable ».

L'intérêt du Figaro pour le commandant de Saint-Quentin, trouve
son origine dans un livre écrit par le professeur Reyntjens,
spécialiste belge du Rwanda. Cet universitaire avait noté : « Des
militaires français, dont le commandant de Saint-Quentin, sont allés
sur les lieux du crash dès la soirée du 6 avril 1994 et y sont
retournés le lendemain.
 » (1)

Le veto des autorités françaises à tout contact avec cet
officier s'inscrit dans un
constat général. Dans le dossier rwandais, le « secret défense » semble la règle.


Pourquoi ? Paradoxalement, la réponse à cette question
est parfaitement accessible. Elle tient en quelques
lignes extraites d’un livre récemment publié (2) : « Qu'il ait
pu y avoir des relations trop
étroites entre certains militaires français, ou les services,
et le gouvernement du président Habyarimana
(NDR : le
chef de l'Etat rwandais mort
dans l'attentat du 6 avril 1994)
ne change rien à la ligne très
claire de la diplomatie française à l'égard du problème
rwandais de 1991 à 1994.
 »
L'auteur de ces lignes n'est
autre qu'Hubert Védrine, l’actuel ministre des Affaires
étrangères. Secrétaire général
de l'Elysée de 1991 à 1995, Hubert Védrine n'est pas habilité
à parler au nom
de « la diplomatie française ».

En revanche, de son poste
stratégique à l'Elysée, Hubert
Védrine est parfaitement au
courant des activités de ceux
qu'il désigne bien pudiquement
par l'expression : « les services ». Ces fameux
« services » dépendent, en effet, directement de deux autorités seulement : l'Elysée et Matignon.

Or les « services » — que
ce soit la DGSE, la DST où d'autres. — font la pluie et le
beau temps au Rwanda de
1991 à 1994. « Dès le 23 janvier 1991, déclare au Figaro un
responsable militaire officiellement et directement en prise
avec les événements, je m'aperçois qu'une structure parallèle de commandement militaire
français a été mise en place.
 » Le même poursuit : « A cette
époque, il est évident que l'Elysée veut que le Rwanda soit traité
de manière confidentielle.
 »

Des SAM 16 Gimlet



Un autre haut responsable
militaire assure au Figaro :
« Très rapidement, la scène
rwandaise a été envahie par
les « moustaches ». Les structures officielles ne contrôlaient
plus rien. Moi, par exemple,
j'ai été exclu.
 »

Cela, Hubert. Védrine le
sait parfaitement. Pourquoi
alors passe-t-il si rapidement
sur cette affaire de « services », préférant s'attarder
sur l'hommage à l'action de la
diplomatie française ?

A cette question bien
d'autres peuvent s'ajouter.
Quel était donc le rôle de
Jeanny Lorgeoux, député socialiste du Loir-et-Cher de
1988 à 1993, qui fut membre
de la délégation du chef de
l'Etat rwandais lors des négociations avec les rebelles du
FPR ? Tractations qui conduisirent aux accords d'Arusha
dont la France avait espéré
qu'ils permettraient de trouver
une solution pacifique au
conflit du Rwanda.
Comment expliquer, la présence, « très étonnante »
selon l’africaniste Jean-François
Bayart, de ce proche de Jean-Christophe Mitterrand alors même que
le Quai d'Orsay ne délègue personne pour suivre les discussions ?

Le dossier rwandais est si
plein de contradictions, et de
mystères sciemment entretenus
qu'il semble bien relever
de la « raison d'Etat » Ou, au
moins, d'une « raison » imposée par des personnes
en prise directe avec le pouvoir.

Pour bloquer une enquête,
imposer le silence à des familles éplorées, étouffer un
possible scandale au point que le rapporteur de l'ONU sur le Rwanda
n'hésite pas à évoquer à la barre du tribunal international d'Arusha
« une véritable entrave à la recherche », il faut disposer de
connivences, d'amitiés, de réseaux d'influence, d'argent et
de pouvoir.

Un certain nombre de faits
indiscutables sont parfaitement accessibles. Un
exemple : en février 1996 est
paru aux éditions L'Harmattan
un petit livre de 150 pages
écrit par Filip Reyntjens, professeur à l’université d'Anvers
et spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs.
Bourré d'informations, clair, impartial, ce
livre, qui traite dans le détail
des heures suivant l'attentat
du 6 avril 1994, offre certainement la meilleure synthèse
réalisée sur ces « trois jours
qui ont fait basculer l'histoire
 ».

Qui, en France, a lu ce
livre ? Et si certains l'ont lu,
pourquoi personne ne s'est intéressé aux nombreuses révélations de Filip Reyntjens ?
Dont celle-ci : à la page 45,
l'auteur décrit les éléments
d'identification des deux missiles SAM 16 Gimlet tirés le
soir du 6 avril 1994 contre le
Falcon 50 du chef de l'Etat
rwandais, un avion — rappelons-le — français transportant
deux chefs d'Etat, leur entourage et piloté par un équipage
français.

Si Le Figaro a suivi cette
piste, c’est parce qu'elle corroborait deux témoignages extrêmement précis, émanant de
deux Français dignes de foi,
prêts à répéter leur déclaration
sous serment face à la mission
parlementaire d'information.

Reprenons d’abord l’hypothèse que ne fait qu'aborder,
entre autres pistes, Filip
Reyntjens : « Avec toute la
prudence qui s'impose,
écrit-il (3), puisqu'il s'agit d'une
source de seconde main — britannique de surcroît — et qu'on
ne peut jamais exclure la manipulation dans ce dossier très
sensible où l'intoxication n'est
jamais loin, je dois évoquer
une autre information digne
d'être prise en considération.
Les lanceurs auraient fait partie d'un lot vendu en 1988 à
l'Irak.
 

 » À l'issue de la guerre du
Golfe, ces missiles auraient
été saisis comme « butin de
guerre » par le contingent
français de la force multinationale et ramenés en France,
pays qu'officiellement ils n'auraient jamais quittés (...) Au
moment de mettre cet ouvrage
sous presse, je n'ai pas été en
mesure de vérifier cette donnée potentiellement cruciale.
Cette information est — en
principe toutefois — facile à vérifier. La France a-t-elle saisi
des SAM 16 irakiens ? Si oui,
quels sont les numéros de série de ces missiles ?
 »

Prudent, Filip Reyntiens va
tout de même poser ces deux
questions au Quai d'Orsay.
Voici, de source diplomatique,
la réponse donnée à la fin février 1996 : « La France, a
d’abord souligné le Quai d'Orsay, a été « le premier pays à
demander l'ouverture d'une enquête sur l'attentat
 ».
Quant au reste, le Quai d'Orsay a renvoyé sur une déclaration du porte-parole
qui disait : « La France n'a pas encore pris
connaissance du livre, mais toutes les accusations émises
contre la France sont sans fondement
 ». Deux jours plus
tard, le Quai d'Orsay assurait
n'avoir « rien à ajouter aux explications déjà données ».

En guise d’« explications »,
cela paraît un peu court. Comment, sans avoir « pris
connaissance du livre
 », peut-on affirmer que « les accusations (...) sont sans fondements » ?

Deux témoignages tout à
fait dignes de foi semblent
conforter la piste de deux missiles venus de France. Le premier émane d'un militaire, un
officier qui a consacré sa vie
au service de son pays avant
de quitter l'armée « en grande
partie,
dit-il, à cause de ce qui
s'est passé au Rwanda
 ». S'il
parle au Figaro sous condition
d'anonymat, ce n'est pas par
crainte.

Prêt à témoigner devant la
mission d'information parlementaire, il entend simplement
préserver sa vie privée et sa
famille. « Dans le cadre de mes fonctions au Rwanda, explique cet officier,
je peux témoigner que la France a effectivement récupéré des missiles
au cours du conflit avec l'Irak. Pour une raison très précise, j'ai reçu
un jour un message venu de Paris qui confirmait que nos forces avaient
récupéré des missiles SAM lors de la guerre du Golfe
 ». 

Le second témoignage
émane d’un ancien militaire
français, aujourd'hui officier de
réserve, qui, lui aussi, tient à
rester anonyme dans l'attente
d'être éventuellement appelé à
témoigner devant la mission
d'information parlementaire.
Le Figaro a en sa possession
une déposition écrite de ce témoin.

Qu'y lit-on ? « Je vous confirme avoir eu connaissance d'une demande
formulée, à mon meilleur souvenir, dans une période comprise entre
novembre 1993 et février 1994 visant à la fourniture de deux
missiles sol-air. J'ai clairement souvenance que mon ami,
Dominique Lemonnier
(NDLR: un homme d'affaires, impliqué dans le
commerce d'armes au Rwanda, mort d'une crise cardiaque le 11 avril
1997), m'en a parlé à cette époque et m'a indiqué n'avoir pas
donné suite à cette très étonnante commande (...). Dominique
m'avait, à l'époque, indiqué deux choses : d'une part, que cette
commande lui semblait émaner de quelqu'un proche de l'ex-capitaine
Barril; d'autre part, qu'elle avait été, à sa connaissance, et
après son refus, formulée auprès d'une société française, autorisée,
d'exportation de matériel de guerre.
 »

Le 2 mars, Le Figaro a envoyé
une demande d'entretien au capitaine Barril: Le
9 mars, ce dernier répondait
par un fax dans lequel il assurait être « très intéressé par le
Rwanda et plus particulièrement par l'attentat contre
l'avion présidentiel
 ». Depuis,
plus aucune nouvelle.

Que de questions, pourtant, à poser à Paul Barril !

Personnalité ambiguë et
controversée, l’ancien capitaine de gendarmerie — qui
dit (4) avoir, au mois de juin
1994, « refusé une demande
du ministre de la Défense (...)
où l'on me proposait, à titre
exceptionnel, de passer commandant
 » — s'est placé de lui-même en première ligne.

Le 27 juin 1994, peu après
la publication d’une longue enquête dans Le Monde, il intervenait en direct devant les caméras de France 2 pour faire
une « révélation » sur l’attentat du 6 avril 1994. « La « révélation », note Filip
Reyntjens (5), s'avère vite être
soit un coup d'éclat publicitaire, soit une opération de
brouillage devant neutraliser
l'accusation
(NDLR : de participation à l'attentat du 6 avril)
lancée contre des Français (...) une dizaine de jours
plus tôt.
 »

Dans son livre : « Guerres
secrètes à l'Elysée
 » (6), Paul
Barril revient à de nombreuses
reprises sur les événements
du Rwanda. Il écrit notamment
ceci : « J'ai appris le décès de
celui que je considérais
comme le général en chef
d'une nouvelle armée de
l'ombre apte à rétablir la
France
(NDLR : François de
Grossouvre, retrouvé suicidé
dans son bureau de l'Elysée le
7 avril 1994), sur une colline
perdue au centre de l'Afrique.
 »

À bien comprendre Paul
Barril, il est donc présent au
Rwanda dès le 7 avril.
D'ailleurs, ajoute-t-il quelques
lignes plus loin, « en ma qualité de conseiller de la présidence rwandaise, je me suis
rendu sur les lieux
(NDLR de
l'attentat du 6 avril) ». D'où
ces deux questions. Le capitaine Barril était-il bien présent
au Rwanda au mois d'avril
1994 ? Et, si oui, à partir de
quand ?

Tout au long de son livre
— qui laisse une impression de
malaise tant l’ancien gendarme donne l'impression de
vouloir régler des comptes
d'initiés —, Paul Barril multiplie
les sous-entendus et, parfois
les accusations. Le tout sur un
étrange ton jubilatoire « En
Afrique,
écrit-il, Pierre-Yves
Gilleron
(NDLR : l’ancien commissaire de la DST qui fut, selon Paul Barril, à l'origine de la
fourniture par la France du
Falcon 50 mis à la disposition
de la présidence rwandaise) a
d'abord fait des imprudences (...). Il a eu ensuite un
problème avec le Rwanda.
Une histoire d'avion.
 »

Des têtes mises à prix



Dans une interview à Playboy (4), Paul Barril va encore
plus loin. Sans que l'on comprenne très bien à quel titre il
parle, l’ancien gendarme affirme : « Les services spéciaux
français officiels ont bloqué en
1990 l'attaque des terroristes
du FPR avec l'Ouganda
 ».
C'est le «  travail de la DGSE,
précise-t-il. Un travail remarquable dont on peut être très
fier dans cette première phase
de guerre
 ».

À propos du leader de la
rébellion FPR, le capitaine Barril note : Paul Kagamé est « un
homme très intelligent. Je suis
l'un des rares Français à
l'avoir rencontré, deux ans avant que nous ne soyons ennemis déclarés
puisque, aujourd'hui il a mis un million de
dollars sur ma tête... ce qui ne
m'empêche pas de vivre et
d'avoir mis, de mon côté, la
sienne à prix
 ».


Enfin, toujours dans cette
interview, le capitaine Barril
explicite quelque peu son rôle,
au lendemain de l'attentat. du
6 avril : « Comme j'étais le
conseiller du président Habyarimana depuis des années, le
chef d'état-major, celui qui faisait fonction de ministre de la
Défense, s'est naturellement
tourné vers moi.
 » Et de
conclure : « Ce qui s'est passé
au Rwanda permet à des privés comme moi, qui ne représentent leur pays qu'à titre
privé, de montrer qu'on
n'abandonne pas des gens qui
vous ont fait confiance et qui
parlent français. Je n'ai pas à
attendre un quelconque accord
du Quai d'Orsay pour intervenir.
 »

Quel rôle joue donc le capitaine Barril ? Comment expliquer qu'un simple citoyen
puisse se targuer d'avoir mis
« une tête à prix » ? Comment
se fait-il qu'un des « proches »
du capitaine Barril puisse être
soupconné d'avoir tenté de se
procurer deux missiles ? Et, si
cela était avéré, à quelles
fins ? Sur instruction de qui ?
Dans quel intérêt ?... Toutes
questions sur lesquelles la
mission d'information parlementaire devra bien se pencher.


P.S.E.

(1) Rwanda : trois jours qui ont fait
basculer l'histoire. Filip Reyntjens.
Ed. L'Harmattan, p. 30.

(2) Les Mondes de François
Mitterrand. Ed. Fayard, p. 703.

(3) Rwanda : trois jours qui on fait
basculer l’histoire, p. 45.

(4) Playboy de mars 1995.


(5) Rwanda : trois jours qui. », p. 48.

(6) Publié aux éditions Albin Michel
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