Lui, comme tant d’autres, n’ose y croire. « Croyez-vous possible que l’intervention française de 2011 puisse avoir été menée pour empêcher Mouammar Kadhafi de révéler que son régime avait financé la campagne de Nicolas Sarkozy ? » s’enquiert le quotidien « le Monde » (24 mars 2018) auprès de Bernard Kouchner, ex-ministre des Affaires étrangères (mai 2007-novembre 2010). L’ex-chef de l’État, qui l’avait extirpé des limbes du Parti socialiste pour le propulser patron du Quai d’Orsay, « capable de se servir du droit d’ingérence pour couvrir le financement d’une campagne électorale » ? Impossible. La guerre en Libye, explique-t-il au diapason de son ancien patron, « visait à empêcher la démolition de Benghazi et le massacre d’une population qui se soulevait, dans la foulée des printemps arabes ». Certes, l’ex-French Doctor, qui a applaudi (timidement) à la guerre en Irak et (frénétiquement) à celle de Libye, concède qu’elles ont été « gagnées militairement » mais ont « détruit la région et causé des centaines de milliers de victimes ».
Engagé dans un bras de fer judiciaire qui pourrait lui coûter un séjour en prison (lire encadré), Nicolas Sarkozy ne peut se payer le luxe d’un tel mea culpa.
« J’ai été le seul chef d’État qui a reçu les opposants de Kadhafi, qui s’est battu à l’ONU pour que nous ayons un mandat pour que ce dictateur parmi les plus sanglants qu’ait connus le XXe siècle ne puisse plus continuer à imposer la terreur à son peuple », affirmait encore l’ancien président de la République sur TF1 le 22 mars dernier.
Pour Nicolas Sarkozy comme pour les soutiens à cette opération militaire, l’erreur fatale n’était pas la guerre en tant que telle, le changement de régime par la force ou le soutien à une opposition largement dominée par les islamistes, mais l’après-conflit et le refus des puissances occidentales d’occuper durablement la Libye. « L’erreur de l’ONU et de la France après la chute de Kadhafi consiste à ne pas être restées sur place pour installer un nouveau régime politique, estime encore Bernard Kouchner. Il faut toujours au moins deux générations pour que s’ancre la démocratie. Il est là le gâchis du cas libyen. »
Abdallah : « le cercueil est devant toi »
Une fois dissipé le brouillard de la propagande, c’est pourtant une tout autre histoire que raconte l’intervention promue par Nicolas Sarkozy, Bernard-Henri Lévy, David Cameron, Hillary Clinton et le cheikh Hamad Al Thani, ancien émir du Qatar.
Les quelque 6 000 morts victimes de la répression de Kadhafi (un chiffre qui gonflera jusqu’à 16 000) brandis par la Ligue libyenne des droits de l’homme ? Les enquêtes ultérieures réalisées par Amnesty International et Human Rights Watch feront état d’environ 300 morts, essentiellement des combattants.
Le caractère pacifiste des manifestants ? Une vérité partielle doublée d’un nouveau mensonge, puisque le Qatar, de l’aveu même du chef d’état-major de l’émirat gazier, avait déployé par centaines ses forces spéciales pour épauler et armer les rebelles, dès le début du conflit.
Le mitraillage à Tripoli des manifestants pacifiques par l’aviation de Kadhafi ? Une fable inventée par Al-Jazeera, la chaîne de télévision qatarie, qui justifiera l’instauration de la fameuse zone d’exclusion aérienne et qui jouera un rôle majeur dans l’adoption de la résolution 1973 par le Conseil de sécurité, le 17 mars 2011.
D’après les témoignages de ses proches, Mouammar Kadhafi avait été largement pris de court par la trahison de l’émir du Qatar, avec qui il entretenait d’excellents rapports avant la séquence dite des printemps arabes. Les relations avec l’Arabie saoudite, autre poids lourd de la Ligue arabe qui soutiendra avec enthousiasme l’opération de changement de régime impulsée par Paris et le département d’État dirigé par Hillary Clinton, étaient en revanche glaciales : en février 2003, le roi Abdallah pointait du doigt le « guide » libyen, qui fustigeait lors d’un sommet de la Ligue la soumission de la famille Saoud aux intérêts américains, avant de lui lancer cette menace aux relents prophétiques : « Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas. Le mensonge est derrière toi et le cercueil est devant toi. »
Sans parapluie russe, chinois ou iranien
Principal concurrent des puissances du Golfe dans leur stratégie d’implantation sur le continent africain, essentiellement grâce au levier du wahhabisme et du commerce des âmes, Kadhafi avait cristallisé une rancune tenace sans disposer du parapluie russe, chinois ou iranien, à l’instar de la Syrie de Bachar Al Assad. Son poids au sein de l’Union africaine comme ses visées hégémoniques sur le continent heurtaient depuis des décennies les politiques néocoloniales menées par Londres, Paris et Washington. Un rapport parlementaire britannique publié au mois de septembre 2016 listait ainsi les cinq principales raisons ayant poussé Nicolas Sarkozy à la guerre, une évaluation basée entre autres sur une conversation entre des officiers de renseignement français et Sidney Blumenthal, un proche conseiller d’Hillary Clinton : « 1. Accéder au pétrole libyen ; 2. Accroître l’influence française en Afrique du Nord ; 3. Améliorer sa situation politique en France ; 4. Donner l’opportunité à l’armée française de renforcer son rang ; 5. Contrer la prétention de Kadhafi à supplanter la France comme puissance dominante dans l’Afrique francophone. »
Dénonçant les « postulats erronés » et, en creux, le déferlement de propagande ayant conditionné les esprits à la guerre, le rapport dresse ainsi le bilan de l’opération portée en première ligne par l’ancien président français : « Le résultat est un effondrement politique et économique, une guerre civile et tribale, une crise humanitaire et migratoire, une violation généralisée des droits de l’homme, la dispersion des armes de Kadhafi dans toute la région et l’apparition de l’“État islamique” en Libye. »
« La Libye, c’est notre guerre d’Irak à nous », relève Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières. Et comme pour l’intervention criminelle de Washington à Bagdad en 2003, celle menée à Tripoli en 2011 n’a fait l’objet d’aucune enquête judiciaire indépendante, contrairement à celle visant les largesses présumées de Mouammar Kadhafi vis-à-vis du clan Sarkozy.
Marc de Miramon
Journaliste à l'humanité Dimanche