Fiche du document numéro 2116

Num
2116
Date
Lundi 25 juillet 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
125207
Pages
4
Titre
Alain Juppé : « La France se tiendra au mandat de l'ONU,
clair dans ses objectifs mais limité dans sa durée »
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Propos recueillis par Charles Lambroschini.

Q - L'épidémie de choléra chez les réfugiés du Rwanda a enfin mobilisé
les gouvernements étrangers. Notamment les Etats-Unis, qui avaient
laissé la France s'engager seule pour aller sauver les survivants du
génocide. Mais, du coup, Washington et les Nations unies demandent à
la France de maintenir ses soldats après l'expiration du mandat de
l'ONU, qui court jusqu'au 22 août. Paris va-t-il prolonger le séjour
de son contingent ?

R - La France a donné l'exemple. Nous sommes allés là-bas, en vertu
d'un mandat donné par le Conseil de sécurité : clair dans ses
objectifs mais limité dans sa durée. La France entend s'y
maintenir. Turquoise répondait à une logique de protection des
populations pour mettre un terme aux massacres sur le territoire même
du Rwanda. Cet objectif a été atteint.

Q - Mais le choléra n'est-il pas en train de bousculer le mandat initial ?

R - Il faut maintenant une action internationale humanitaire placée
sous l'égide des grandes organisations, au premier rang desquelles le
Haut-commissariat pour les réfugiés et le Programme alimentaire
mondial. Compte tenu de l'ampleur de la catastrophe qui se déroule
sous nos yeux , au Rwanda mais aussi au Zaïre et dans d'autres pays
voisins, c'est une mobilisation de tous qui est nécessaire. La France
y apportera, bien sûr, sa contribution sous la forme appropriée. Les
Américains eux-mêmes se mettent en mouvement. L'intervention change à
la fois de dimension et de nature. J'ajoute qu'une mobilisation
comparable doit permettre l'arrivée sans délai des contingents de la
MINUAR, dont plus rien ne pourrait justifier le retard.

Apathie de la communauté internationale - conditions de l'intervention française



Q - Comment expliquez-vous l'absence de tous ces membres de l'ONU, qui
ont voté ou approuvé la résolution du Conseil de sécurité et qui,
aujourd'hui, traînent les pieds pour fournir la logistique et l'argent
nécessaire ? Qu'il s'agisse, jusqu'au choc créé par le choléra, des
avions promis par les Américains ; des équipes de médecins belges qui
attendent une situation à risque zéro : de l'UEO, dont le oui de
principe n'a débouché sur rien ?

R - Faut-il vraiment s'en étonner ? Nous avons eu droit à beaucoup de
témoignages d'admiration. En d'autres temps, c'est ce qu'on appelait
le soutien sans participation.

Q - Pourquoi la France n'est-elle pas intervenue dès le mois d'avril,
quand les massacres ont commencé ? Les soldats français, qui
évacuaient les étrangers, n'auraient-ils pas pu rester pour arrêter
les horreurs qui se déroulaient sous leurs yeux ? Faut-il un mandat
des Nations unies pour remplir un devoir d'assistance à des gens en
danger de mort ?

R - Fallait-il un feu vert des Nations unies ? Sans hésiter, je
réponds oui. La France a une conception des relations internationales
qui exclut qu'un pays quelconque puisse s'introduire par la force sur
un territoire étranger sans y avoir été autorisé par les Nations
unies. Cela doit valoir pour les crises dans les Etats de la CEI aussi
bien que pour Haïti. Quand on parle de la légalité internationale, il
faut un mandat de l'ONU.

Q - Roland Dumas, votre prédécesseur au quai d'Orsay, vient de
critiquer le fait que les troupes françaises ne soient pas restées en
avril ?

R - Il est dommage, lorsque l'on a longtemps dirigé la diplomatie
française, comme l'a fait M. Dumas, qu'on dise d'aussi grosses
bourdes. Quand il regrette la décision prise en avril de la France de
retirer ses Casques bleus, les bras m'en tombent. La France n'a jamais
eu de Casques bleus au Rwanda, et certainement pas au mois d'avril. Le
contingent français, qui était sous nos couleurs, a été entièrement
retiré au mois de décembre, c'est-à-dire avant l'assassinat du
Président Habyarimana. Pour critiquer efficacement, on doit d'abord
s'informer. Il est trop tôt pour faire un bilan de l'opération
Turquoise. Mais je crois qu'en montrant l'exemple, la France a sauvé
l'honneur.

Actions de la France en matière de politique étrangère - GATT - Bosnie - Rwanda



Q - Sur le GATT, le projet de règlement pour la Bosnie, le Rwanda, la
France a osé être seule. Mais si le succès a été indéniable pour le
GATT, sur les autres sujets cet activisme solitaire n'est-il pas en
train de déboucher sur une impasse ?

R - Je ne partage absolument pas cette opinion. D'abord sur le GATT
nous n'avons pas été seuls longtemps. Assez rapidement, nous sommes
arrivés à faire l'unité des Douze et c'est ce qui nous a permis
d'aboutir à un résultat satisfaisant. Pour le Rwanda, on ne peut pas
non plus parler d'isolement : nous avions un mandat de l'ONU. Sur la
Bosnie comment peut-on dire que la France est seule ? Nous avons
obtenu de réunir les Américains, les Russes et l'Union
européenne. C'est ce qu'on appelle le "groupe de contact". C'est une
idée française et c'est une idée qui marche. Nous avons pu aboutir à
un projet de règlement territorial qui a été proposé à toutes les
parties. Ce plan de paix réussira-t-il ? C'est une autre question. La
Croatie et la Fédération croato-musulmane ont accepté sans conditions
le plan de Genève. Mais la réponse des Serbes de Bosnie, telle qu'elle
a été fournie, mercredi, au groupe de contact est en fait un
refus. J'espère que d'ici la prochaine réunion ministérielle, fin
juillet, nos efforts conjugués permettront de faire entendre raison
aux plus extrémistes et aux plus sectaires.

Attitude serbe face au plan de paix de Genève



Q - La réponse en forme de ni oui ni non que les Serbes de Bosnie
viennent de donner au groupe de contact ne signifie-t-elle pas que
tous vos efforts diplomatiques n'auront servi à rien ?

R - Vous avez la mémoire courte. En février dernier, il s'est produit
un tournant dans ce conflit de la Bosnie avec l'ultimatum qui a été
lancé par l'Alliance atlantique. A l'origine de cette décision, il y a
eu une initiative française, mise au point ensuite avec les
Etats-Unis, et qu'il n'a pas été facile - il faut bien le dire - de
faire accepter par nos partenaires. Et cela a tout changé. A Sarajevo,
j'ai pu récemment observer que la ville n'avait plus rien à voir, dans
son aspect physique et dans les manifestations de la vie quotidienne,
avec ce que j'avais vu en février. Il y a eu de grands progrès.

Q - Mais vous butez toujours sur le refus serbe.

R - les Serbes de Bosnie se sentent isolés et incompris. S'ils
s'enfoncent dans cette espèce de manie de la persécution que j'ai
perçue lorsque je me suis rendu à Pale, leur capitale ; s'ils
persistent dans cette fuite en avant vers la guerre, alors tous les
efforts que nous avons faits depuis plusieurs mois risquent d'être
ruinés. Mais j'espère que la raison l'emportera. Sous l'influence de
la communauté internationale ; sous l'influence du gouvernement de
Belgrade qui me semble avoir une vue beaucoup plus réaliste des choses
; sous l'influence d'un certain nombre de puissances qui ne sont pas
réputées a priori anti-serbes, je pense à la Russie
notamment. J'espère donc que, d'ici la fin juillet, une solution sera
trouvée. Nous avons maintenant à notre portée un règlement de paix,
qui n'est pas parfait mais qui est équilibré et auquel personne ne
propose d'alternative.

Union européenne - Présidence de la Commission



Q - Passons à l'Europe. En abandonnant Jean-Luc Dehaene, rejeté par
Londres, et en se résignant à l'élection de Jacques Santer à la
présidence de la Commission de Bruxelles, la France et l'Allemagne ne
se sont-elles pas inclinées devant la Grande-Bretagne ? Depuis son
entrée dans le club européen, celle-ci n'a cessé d'agir pour changer
les règles de ce club et imposer sa doctrine d'une Europe minimaliste
?
R - La France ne s'est pas résignée à la désignation de
M. Santer. Elle l'a activement soutenu car M. Santer est un excellent
candidat, il sera, j'en suis sûr, un excellent président de la
Commission. C'est un Européen convaincu. C'est un homme d'expérience
et c'est un ami de la France. Intellectuellement, philosophiquement,
géographiquement, culturellement, il y a plus d'une parenté entre
M. Santer et M. Dehaene. On peut se demander si la Grande Bretagne n'a
pas remporté à Corfou une victoire à la Pyrrhus. J'ajoute que la
désignation de M. Santer a fait l'objet d'un avis favorable du
Parlement européen...

Q - De justesse...

R - Il est vrai que cet avis a été rendu à une majorité assez
serrée. Mais le Parlement intervenait à titre consultatif et les
socialistes y constituent le groupe le plus puissant. Or, M. Santer
n'est pas socialiste, ce dont je me réjouis. De plus, comme l'a dit
M. Santer, une majorité est une majorité.

Q - Pourquoi les Français et les Allemands ne sont-ils pas allés
jusqu'au bout pour M. Dehaene ? Pourquoi n'ont-ils pas pris le risque
de la rupture avec Londres ?

R - Imaginons qu'un éclat se soit produit ! La France et l'Allemagne
auraient été aussitôt accusées d'avoir été incapables de trouver une
solution de consensus. A quoi bon rechercher systématiquement la crise
? Il est normal que, sur des décisions comme celles-là, il y ait
consensus. C'est aussi la confirmation qu'il est impossible d'imposer
à un pays membre de l'Union européenne une décision dont il ne veut
absolument pas. La France l'avait déjà démontré à propos du GATT.
Politique étrangère de la France - rôle moteur du ministère des

Affaires étrangères



Q - Vous semblez avoir acquis une plus grande marge de manoeuvre que
celle des précédents ministres des Affaires étrangères. Sans forcément
respecter l'ordre hiérarchique, votre ministère donne l'impression
d'être le moteur qui entraîne les autres autorités de l'Etat. Pour le
Rwanda notamment, n'y a-t-il pas eu alliance objective entre le Quai
d'Orsay et l'Elysée pour tirer derrière eux Matignon et le ministère
de la Défense ?

R - Par formation, je suis très respectueux des hiérarchies. Il est
vrai que, depuis bientôt dix-huit mois, ce ministère a pris des
initiatives dans de nombreux domaines. C'est d'ailleurs son rôle. On
cite souvent le GATT, la Bosnie, le Rwanda, il y en a eu d'autres. La
réorientation de notre politique en Asie du Sud-Est, vis-à-vis de la
Chine, par exemple, est une initiative que nous avons prise dès le
mois d'avril 1993. Alors, comment se passent les choses ? Nous
proposons, le gouvernement décide. Rien n'a jamais été fait dans tout
ce qui a été entrepris depuis avril 1993, sans la décision explicite
du Premier ministre, qui se tient en liaison avec le Président de la
République. Lequel a évidemment tout son rôle à jouer en matière de
politique étrangère. Il est vrai que certaines initiatives ne font pas
toujours l'unanimité dès le départ. Et puis après, quand ça marche,
tout le monde se réjouit.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024