Citation
C’est une véritable bombe judiciaire
au sein de l’armée française. Favoritisme, irrégularités sur les marchés publics, usage de faux, et même trafic d’influence… La liste des soupçons sur lesquels enquête depuis l’été 2017, le Parquet national financier (PNF), agite le ministère des Armées. Le 10 octobre dernier, les enquêteurs de la brigade de répression de la délinquance financière ont perquisitionné l’état-major des armées de Villacoublay, une opération sans précédent au sein de la grande muette
. Les enquêteurs saisissent ce jour-là, les serveurs et ordinateurs du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), en charge de la logistique des opérations extérieures
(appelée les OPEX dans le langage militaire), c’est-à-dire les interventions militaires menées par la France à l’étranger.
Des contrats opaques
Dans le viseur de la justice : les contrats passés entre l’armée et la société française, International Chartering Systems (ICS) pour la sous-traitance du transport militaire aérien.
Selon nos informations, plusieurs hauts gradés seraient soupçonnés par le PNF d’avoir favorisé l’obtention de marché pour l’affrètement d’avions cargo depuis 2012. L’ancien chef d’état-major du CSOA, le Colonel Philippe Rives et le lieutenant-colonel Christophe Marie du Commandement des Opérations Spéciales (COS) seraient dans le collimateur de la justice, ainsi que plusieurs autres hauts gradés.
Des pratiques opaques auraient notamment permis à la société ICS de décrocher entre 2012 et 2016, plus de 200 millions d’euros de contrats avec le ministère de la Défense dans le cadre du transport stratégique aérien, c’est-à-dire le transport de la logistique (hélicoptères, véhicules armés, équipements…) nécessaire aux opérations militaires. Des contrats qui ont prospéré depuis 2011 pour les sociétés privées, à qui l’armée sous-traite une partie de ses missions : retrait d’Afghanistan, intervention au Mali, en Centrafrique et en Irak. Près de 200 millions d’euros sont versés chaque année à des sous-traitants pour assurer les OPEX.
ICS : la société favorite de l’armée
Tout commence en février 2011, le Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA) attribue à la société ICS, le principal marché du transport stratégique qui lui assure un minimum de 10 millions d’euros par an.
Cette société, créée en 1985, est depuis 2009 dirigée par Philippe de Jonquières. Elle a notamment rendu de grands services lors d’interventions sensibles, comme en 1994 lors de l’ Opération Turquoise
au Rwanda, alors en plein génocide. En 2010, la société réalise seulement 14 000 euros de bénéfice. Trois ans plus tard, elle réalisera 4 millions d’euros, avec pour seul client l’armée française.
Comme toutes les autres sociétés du secteur, ICS à recours à des fournisseurs d’avions militaires, dont la plupart sont des sociétés de l’ancien bloc soviétique. En effet, le plus gros avion pour le transport stratégique, l’Antonov-124, est de fabrication ukrainienne. Il peut transporter jusqu’à 100 tonnes de fret sur de longues distances et s’adapte à tous les terrains. Seul problème, l’avion n’est plus fabriqué depuis 1995. Seulement une quinzaine d’appareils sont disponibles à la location à travers le monde.
Recours obligé à la sous-traitance
Si la France recourt à la sous-traitance, c’est que l’armée ne dispose pas d’assez d’avions gros porteur. Le programme d’A400M lancé par l’avionneur européen Airbus a subi de nombreux retard. L’A400M ne peut transporter que 30 tonnes. En réalité, l’armée ne peut couvrir au mieux, qu’un quart de ses besoins en matière de transport stratégique. L’inflation des OPEX n’a fait qu’aggraver le recours aux opérateurs privés.
La société ICS contracte avec Transaviaexport (Biélorussie), Flight Unit 224 (Russie), Ukraine Air Alliance (Ukraine) et Aviacon Zitotrans (Russie) pour offrir au ministère des armées, un large choix d’avion pour le transport militaire dont l’Antonov 124.
Le marché noué avec ICS est un marché à bon de commande, c’est-à-dire que la société ne facture au ministère que les heures de vol effectuées. Normalement, le ministère est censé privilégier le contrat SALIS (Solution intérimaire pour le transport aérien stratégique) négocié par 17 pays de l’OTAN à des prix plus compétitif. Selon les données de l’état-major des armées, le coût de l’heure de vol est de 36 000 Euros via SALIS et à 86 000 Euros via ICS. Pourtant de 2012 à 2015, le ministère des Armées va privilégier le recours au contrat ICS, bien que cela lui coûte deux fois plus cher.
Un mystérieux corbeau
En octobre 2016, la Cour des comptes est la première à relever des « anomalies » dans le recours régulier à ICS. Le ministère de la Défense, alors dirigé par Jean-Yves Le Drian est informé, mais aucune procédure interne n’est déclenchée. Contacté, l’ancien ministre de la Défense, n’a pas souhaité répondre. Quelques mois plus tard, un courrier de dénonciation est envoyé par un mystérieux corbeau à la presse, au ministère de la Défense et à des sociétés concurrentes. Le dossier fini par atterrir sur le bureau des juges. À l’intérieur, se trouvent des documents internes à ICS et des échanges mail avec des responsables de l’état-major. « Une entreprise de déstabilisation orchestrée par un ancien salarié », pour le patron d’ICS, Philippe de Jonquières. Dans le petit milieu des entreprises privées qui concourent aux marchés du CSOA - elles sont une dizaine - les concurrents se frottent les mains, mais s’inquiètent de voir la justice s’intéresser à ce marché. « C’est un marigot fait de contrats opaques, de clientélisme et de menaces contre ceux qui osent parler » commente le responsable d’une entreprise du secteur.
Les dysfonctionnements au sein du transport stratégique attisent la curiosité du député LR François Cornut-Gentille, qui publie en mars 2017 un rapport de la Commission des finances sur le sujet.
On a eu du mal à comprendre les prix, qui sont difficilement explicables, commente le député. Curieusement, l’armée française utilise ICS qui est beaucoup plus cher. J’ai été assez saisi devant l’inertie des états-majors, du ministère. En dépit des questions qu’on a formulées, on n’a eu aucune explication claire.
Les premières révélations dans Le Monde sur l’affaire inquiètent la hiérarchie militaire, dès mai 2017. Dans un compte-rendu d’une réunion à Villacoublay entre les responsables du CSOA et ceux d'ICS, l’état-major assure la société de « la forte implication des personnelles dans la résolution de la crise médiatique » Et les militaires appuient en évoquant « la nécessité d’être irréprochable (…) pour ne pas prêter le flanc à la critique. »
Des messages confidentiels
Irréprochables… Les militaires ne semblent pas l’avoir toujours été comme en atteste de nombreux documents que nous avons pu consulter. C’est au moment où le marché du transport stratégique est à nouveau confié à la société ICS en janvier 2015, que les premiers soupçons apparaissent.
La société DAHER, concurrent d’ICS décide de saisir le ministère des Armées comme en atteste des échanges de courriels auxquels nous avons pu avoir accès. « Nous souhaitions avoir accès au rapport d’analyse des offres, explique un responsable de la société DAHER sous couvert d’anonymat. Notre offre nous semblait plus compétitive. Nous n’avons pas compris le choix d’ICS. »
Dans un échange de courriels du 12 janvier 2015, le lieutenant-colonel Philippe Caussade, informe le général Philippe Boussard, l’un des responsables du CSOA, de la procédure en cours. Le lieutenant-colonel met en copie de son mail, plusieurs hauts responsables militaires, dont le chef d’état-major Philippe Rives. Apparemment surpris par la contestation d’un concurrent d’ICS, le militaire ne cache pas ses inquiétudes et son irritation. « Ce marché étant qualifié de sensible, nous espérons ne pouvoir communiquer que le strict minimum [au concurrent d’ICS], écrit le lieutenant-colonel ». Le ton de ce courrier est clairement agressif et va largement tendre les rapports avec cette société qui postule régulièrement à de nombreux marchés du ministère de la Défense.
Plus étonnant encore, quelques heures après l’envoi de ce mail, le chef d’état-major Philippe Rives, transfert le courriel au patron d’ICS en prenant soin de passer auparavant par deux adresses mails tampons. Il ajoute ce message : « Pour ton information ».
Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. Selon nos informations, le colonel Philippe Rives va transférer à ICS de nombreuses informations internes au ministère de la Défense concernant le transport aérien. En janvier 2015, puis en juin 2015, le chef d’état-major va envoyer à Philippe Rives des échanges interne à l’armée ou encore un compte rendu confidentiel d’une réunion de l’OTAN. Des pratiques désormais dans le viseur des enquêteurs.
Cette proximité entre le colonel Rives et ICS ne s’arrête pas là. Car, en décembre 2015, lorsque Philippe Rives prend sa retraite militaire, il est recruté dans la foulée… par ICS. Un recrutement pourtant interdit par la loi et qui doit normalement faire l’objet d’un contrôle de la commission déontologique des militaires chargés d’éviter les conflits d’intérêts dans le cadre des secondes carrières de militaires. Contacté, l’intéressé répond : « Je n’ai rien à me reprocher sur ce dossier. Et j’ai quitté ICS en fin d’année dernière ».
Petits arrangements entre amis
Le Colonel Rives, n’est pas le seul à s’être activé au sein de l’état-major pour ICS, comme le montre de nombreux échanges de courriels que nous révélons.
Ainsi, en janvier 2015, le commissariat de l’opération Barkhane, Christian Niaux, écrit un courriel à Philippe de Jonquières, concernant le contrat de fret au Mali. Ici, on parle de transport tactique, c’est-à-dire le transport de matériel et de soldat entre les bases militaires à l’étranger.
Le renouvellement semble acquis pour ICS, car le militaire évoque dans ces termes le marché : « Si vous souhaitez le garder, il vous est acquis ». Et il poursuit : « Je m'inscris dans une démarche gagnant-gagnant
: vous êtes là pour répondre à mes besoins et je dois aussi prendre en compte vos contraintes ». Si le renouvellement semble acquis, c’est que les appels d’offres du transport tactique ne répondent pas aux règles de transparences des marchés publics.
En novembre 2015, la société ICS perd cette fois un appel d’offres lancée dans le cadre des forces spéciales au Sahel - l’opération Sabre chargée de la lutte contre le djihadisme. Mécontent, le patron d’ICS tente d’obtenir une remise en question du choix auprès du militaire en charge du dossier. Le 24 novembre 2015, ce haut-gradé lui répond sans détour :
« Monsieur, Vous semblez ne pas maîtriser le dossier. Aussi, je vais vous répondre point par point. Si l’on ne prend que le prix à l’heure de vol, votre offre était de toute manière supérieure à celle du premier. C’est pourquoi votre offre ne sera pas réétudiée. Vos intimidations ne servent à rien. Je suis impartial. Je n’ai pas de leçons à recevoir. Si vous avez des doutes ou des preuves, vous pouvez toujours effectuer une action en justice contre le ministère de la Défense. »
Mais Philippe de Jonquières ne se démonte pas. Il prend rapidement contact avec l’état-major des armées à Paris pour exprimer son mécontentement. Le 1er décembre 2015, dans des échanges de courriels, le lieutenant-colonel Marie Christophe l’assure de son soutien :
« Salut Philippe. J’espère que cette situation évolue favorablement vers l’intégration d’un prestataire parfaitement clair. Je le nomme pas… mais on le connait. »
Dans un autre courriel, ce lieutenant-colonel va encore plus loin :
« Philippe, je te demande d’être patient et de ne pas jeter l’éponge tout de suite. Je reste confiant. Il faut que l’on trouve la solution pour introduire le bon prestataire. Sans rien promettre, nous étudions comment obtenir une remise en question du marché. »
« Le bon prestataire »… autrement dit : ICS. Finalement, la manœuvre n’aboutira pas. Mais ICS va récupérer d’autres contrats au Sahel grâce à l’activisme de certains membres de l’état-major.
Des transferts d’argent vers Singapour
Certains mouvements financiers intriguent également la justice. Ainsi en septembre 2014, ICS crée à Singapour, une filiale sous le nom d’ICS Air Cargo Pte Ltd. Selon des documents exclusifs issus du registre du paradis fiscal, que nous avons pu nous procurer, la société n’est en fait qu’une boîte postale hébergée au sein du siège singapourien du cabinet d’audit français Mazars :
A partir de janvier 2016, l’état-major va donc contracter directement avec la filiale d’ICS à Singapour sans raison apparente. Plusieurs transferts de fonds seront effectués par l’état-major à destination du paradis fiscal. « Il n’y a rien d’illégal à ouvrir une société sous notre nom à Singapour, se justifie Philippe de Jonquières. Nous avions besoin d’être plus compétitifs pour rivaliser avec nos concurrents. La procédure a été validée par l’état-major militaire. » C'est ce que montre en effet le document ci-dessous :
ICS toujours en contrat avec l’armée
En novembre 2017, la ministre des Armées, Florence Parly, demande à l’Etat de suspendre les contrats de la société ICS, une décision qu’elle confirme en février dernier, lors d’une interview sur France Inter.
Pourtant selon des documents que nous avons pu consulter, l’état-major des armées a bien conclu un marché, le 30 janvier dernier, avec ICS pour un vol dans le cadre d’une mission européenne. Plus problématique encore, depuis la déclaration publique de la ministre des Armées, quatre contrats d’ICS ont été prolongés par l’état-major. Contacté à plusieurs reprises le ministère des Armées n’a pas répondu à nos questions.
Le transport stratégique, en général, et la société ICS en particulier, ne sont pas totalement inconnus de l’actuelle ministre des Armées. Car de 2009 à 2012, Florence Parly a été responsable de la branche avions cargos d'Air France. En 2012, elle signe même plusieurs contrats avec la société ICS, dans le cadre d'un marché de la Défense pour le retrait des troupes françaises en Afghanistan, comme en attestent des documents que nous avons pu consulter :
Une société accusée de corruption
Au-delà d’ICS, c’est l’ensemble de la sous-traitance des opérations extérieures qui se trouve aujourd’hui dans le collimateur de la justice.
Car plusieurs contrats passés entre les armées et des sociétés privés posent également question. Ainsi, la société française Dynami Aviation, elle aussi en contrat avec le ministère des Armées, dispose depuis plusieurs années aussi d’une filiale à Singapour.
Autre exemple : selon nos informations, en février 2016, le responsable logistique de l’opération Barkhane lance un appel d’offres pour un hélicoptère. C’est le commissariat de l'opération Barkhane responsable logistique qui émet l’offre. A l'époque le Colonel Pierre Fauche est l'adjoint soutien inter-armée de l'opération. La société retenue est SNC-Lavalin Logistic, une filiale du groupe canadien SNC-Lavalin qui gère en France plusieurs aéroports régionaux. La société canadienne a une réputation sulfureuse. Elle est accusée de corruption dans plusieurs pays, et a même été rayée en 2013 des appels d’offres de la Banque mondiale pour une durée de 10 ans.
Mais ce qui étonne dans l’attribution du marché, c’est que la filiale Lavalin Logistic est créée au mois de mars par Youssef Sabeh, soit un mois seulement après l’appel d’offres.
Le colonel Pierre Fauche a-t-il soutenu cette société inconnue de l’armée pour confier le marché de Gao ? Un élément de réponse se trouve peut-être du côté des liens qui unissent les deux hommes. En effet, le Colonel Pierre Fauche a fait la connaissance de Youssef Sabeh en 2011, alors que SNC-Lavalin devient concessionnaire de l’aérodrome de Toulouse Franzacal. Aérodrome sur lequel est stationné le 1er régiment du Train parachutiste de l’armée de l’Air (RTP). En 2011, le Colonel Pierre Fauche n’est autre que le commandant du RTP.
Autant d’exemples qui plaident pour un meilleur contrôle du secteur.
Dans son rapport préliminaire dont des extraits ont été révélés par Le Monde, le contrôleur général des armées dénonce « une concentration des marchés entre six prestataires » et des "doutes sérieux concernant les contrats du transport stratégique". Le contrôleur pointe aussi le « déficit de capacités en aéronefs » entraînant une « externalisation subie. »
Guerre d’influence autour de l’Antonov
Derrière les règlements de comptes entre entreprises privées, qui ont recours à la sous-traitance, se joue aussi une guerre d’influence autour du transport militaire aérien.
Le député, François Cornut-Gentille, s’inquiète ainsi de la dépendance de l’armée française vis-à-vis de trois sociétés russes et ukrainiennes, qui tiennent le marché. « Nous sommes totalement dépendant de deux puissances. Ça veut dire que des puissances étrangères connaissent nos buts, nos modes opératoires, nos moyens, notre organisation dans une opération très sensibles. Ces puissances pourraient faire pression sur nous. ». D’autant plus que la tension géopolitique s’est accrue dans la région, ces dernières années.
En 2016, la création de la société Strategic Airlines Support - SAS - fondée par l’ancien directeur adjoint d’ICS, Gregory Lanza, remet en pleine lumière cette question géopolitique. Sa première action est de saisir en octobre dernier le cabinet de la ministre pour dénoncer les pratiques d'ICS. Cette société pourrait se retrouver être la grande gagnante des ennuis judiciaires d’ICS. Elle a notamment noué un partenariat exclusif avec la compagnie Russe Volga Dnepr.
Or, cette compagnie russe a une réputation sulfureuse. Depuis 2015, elle est interdite de postuler sur les marchés de la Défense aux États-Unis suite à une enquête des services de renseignements américains. Mais surtout, elle est au coeur de l’enquête sur les interférences russes lors de la campagne présidentielle de 2016 aux Etats-Unis. Le général Michael Flynn, l’ancien conseiller national à la sécurité de Donald Trump, inculpé en décembre dernier, a reconnu avoir eu des contacts avec des représentants russes lors de l’élection présidentielle. Soupçonnés de collusion, les enquêteurs ont notamment retracé un virement suspect de 12.500 dollars de Volga Dnepr sur ses comptes en 2015 :
L’arrivée de cette société sur le marché français pourrait encore renforcer la dépendance militaire de la France, dans le transport stratégique aérien, vis-à-vis de la Russie. Face à un secteur dans la tourmente, la Cour des comptes a décidé d’enquêter sur la sous-traitance de l’armée, pour toutes ses interventions à l’étranger.
Benoît Collombat et Geoffrey Livolsi