Fiche du document numéro 20246

Num
20246
Date
Jeudi 20 octobre 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
24061
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Les mystères de la coopération en Afrique
Titre
Guinée équatoriale : le pavillon des fantômes
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Aucun malade n’a encore été opéré dans le service chirurgical de l’hôpital de Bata, auquel plusieurs millions de francs avaient été attribués par le Fonds d’Aide à la Coopération. A quoi a servi l’argent ? « 0n m’envoie pour opérer, et je découvre un pavillon à l’abandon. A l’extérieur, les fils électriques pendent. La toiture a été refaite, mais bâclée : il pleut à l’intérieur en quatre endroits. Dans l’ensemble du bâtiment on n’a réparé que 60 mètres carrés de sol. Sur les murs, la couche de peinture s’écaille. » Le docteur Abdoulaye Keita, chirurgien coopérant, est choqué. En janvier 1994, il a été muté en Guinée équatoriale, à l’hôpital de Bata, pour prendre la relève d’un confrère, Gérard Desgranges, décédé en août 1993 d’une crise cardiaque. Le docteur Keita s’attendait à trouver des conditions sanitaires convenables dans ce pavillon chirurgical pour lequel le ministère français de la Coopération avait débloqué 3,7 millions de francs en 1989.

Sur place, le coopérant constate immédiatement qu’il ne pourra pas travailler. Il manque en effet des pièces essentielles, comme le lavabo de chirurgie. Et il n’y a ni eau ni électricité. Rejetant les devis de deux entreprises qui proposaient des groupes électrogènes neufs, la mission de coopération qui gère sur place les crédits français a jugé préférable de racheter à des forestiers italiens un groupe d’occasion, tombé en panne dès la première utilisation. « On a rogné sur les dépenses les plus nécessaires », s’indigne Abdoulaye Keita. Le gestionnaire du pavillon hospitalier en poste à Bata de 1989 à 1993 certifie que « sur les 3,7 millions, 1,4 ont été investis dans le gros œuvre, le reste ayant servi à l’achat et à l’acheminement du matériel médical depuis la France ». Pourtant, tout comme le docteur Keita, des experts extérieurs constatent que sur le plan médical des équipements indispensables manquent, et que les travaux pour amener l’eau à l’hôpital n’ont pas été effectués par des entrepreneurs qualifiés.

Où est allé l’argent ? Les turpitudes qui entourent en Afrique l’aide publique française au développement sont trop connues (1) pour que l’on ne se pose pas de questions. Abdoulaye Keita est pour sa part convaincu, après tout ce qu’il a vu sur place, qu’on est en présence de graves irrégularités. Aujourd’hui, les fonds de 1989 sont épuisés et le pavillon hospitalier concerné par ce coûteux projet de développement ne fonctionne pas. Pourtant le Fonds d’Aide à la Coopération (FAC) a déjà voté les crédits pour la « deuxième phase », du projet : 5 millions supplémentaires pour un « appui à la gestion du pavillon spécial de l’hôpital de Bara ». Mais qu’y a-t-il à gérer dans un service hospitalier pratiquement inexistant ?

Rue Monsieur, au siège du ministère de la Coopération, on semble plutôt embarrassé pour commenter l’affaire. Ici, on admet qu’« il y a un problème sur ce projet ». Là, on déplore « un cas manifestement extrême ». Mais on suggère aussi que le docteur Keita serait victime « d’une forme d’anxiété tropicale »... Est-ce la même « anxiété tropicale » qui a poussé l’entreprise Colasesga, filiale espagnole d’une entreprise du groupe Bouygues, chargée de la rénovation du pavillon hospitalier, à plier bagages et à quitter Bata en début d’année ? D’autre part, les acteurs concernés de près ou de loin par ce dossier, que ce soit à Paris ou en Guinée même, ont tous été mutés.

Dans ce contexte, que penser des rumeurs qui circulent autour de la mort du docteur Desgranges ? A Bata, les Equato-Guinéens croient que le coopérant a été assassiné. « Los Blancos... », murmure-t-on. En famille, Desgranges, qui se désolait de ne pouvoir opérer, avait à plusieurs reprises évoqué la corruption qui entourait le projet français. Au lendemain de sa mort « par arrêt cardiaque », la famille, intriguée par les irrégularités administratives qui entourent le rapatriement du corps, saisit le tribunal d’instance de Bobigny et demande une autopsie. Sous la plume du médecin légiste, ceci : « Il est permis d’affirmer que la présence de macrophages [...] peut évoquer une, mort par intoxication médicamenteuse aiguë ».

Crise cardiaque ou empoisonnement ? Le dossier traîne depuis un an. Cinq mois avant la mort de Gérard Desgranges, un Français coopérant auprès du ministère du Plan équato-guinéen avait été assassiné à son domicile, les deux carotides tranchées. Il préparait un livre sur son expérience de coopérant et parlait de « faire des révélations ». Le soir de son assassinat, sa mallette de documents avait disparu, mais non l’argent liquide qui se trouvait chez lui.

Deux décès si troublants qu’Abdoulaye Keita, dès son retour à Paris, le 17 septembre, a fait faire des analyses de sang. Victime de nausées et de vomissements depuis plusieurs semaines, il se sentait menacé. Les analyses révèlent la présence dans son organisme de digoxine et de digitoxine, deux dérivés de la digitaline, poison lent et d’autant plus redoutable que son effet mortel a toutes les apparences d’un arrêt cardiaque.

Plusieurs plaintes sont désormais déposées. La Cour des Comptes s’apprête à lancer une enquête. Quant à Me Antoine Comte, avocat d’Abdoulaye , Keita, il estime avoir entre les mains un dossier « suffisamment étrange pour qu’on désigne le plus rapidement possible pour un juge d’instruction ».

ANNE CRIGNON

(1) Voir l’excellent livre sur « l’Aide publique au développement », par François-Xavier Verschave et Anne-Sophie Boisgallais, qui vient de paraître aux éditions Syros (156 pages, 59F).

64/ LE NOUVEL OBSERVATEUR Le 20 octobre 1994.
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