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Sur sa table, l’espion a posé de quoi bosser. Trois paquets de John Player Special et une thermos de café. Il parle de peu de mots. Observe et jauge son interlocuteur. C’est à lui d’être débriefé, et ça ne va pas de soi. Siramy n’est pas son vrai nom. Ni Pierre son prénom. Mais ils ont été son identité fictive à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). A l’entrée de son petit pavillon, dans la Manche, son nom d’état civil est scotché sur la boîte aux lettres. Et sa photo, imprimée sur la couverture de son livre, va s’empiler chez les libraires. Chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux yeux, col de l’imper relevé, barbe proéminente : Siramy apparaît en parfait barbouze - surnom donné aux agents dans les années 60. «Vous faites souvent des profils ?» questionne-t-il. «Heu, non.» Ses doigts jaunis de nicotine font tourner une cigarette. A ses pieds, se blottissent deux petits chiens : « Monsieur » et « Vermine ».
Son livre est une petite bombe. Aucun cadre de la DGSE n’avait encore été aussi prolixe sur les travers de son administration, les clans, le contrôle politique des missions. Sa retraite anticipée après un triple pontage l’a décidé à écrire. Parler de « la Boîte » pour « rester un peu dans l’action ». Parti de la base jusqu’au poste de sous-directeur, il n’a jamais ménagé ses patrons. « J’ai dit à Pierre Brochand [l’ex-directeur, ndlr] que le service tomberait après le régime de Pyongyang tellement il était verrouillé. » Brochand n’a pas moufté.
Lorsqu’il publie, en 2008, quelques billets impertinents signés Siramy sur Bakchich.info, la DGSE avertit le site : « Votre source est grillée, méfiez-vous. » L’espion, devenu incontrôlable, rigole. Il avait dénoncé un pantouflage, raconté une réunion d’état-major, et balancé une ancienne source du service. « Dans le renseignement, le plus important, c’est la source. On fait le même métier », assure-t-il.
Pour commencer, Siramy a d’abord été marin. Capitaine de frégate. C’est encore la guerre froide à l’époque, et ses missions consistent à assurer « la sécurité des entrées et sorties des sous-marins nucléaires » ou à éloigner « les bâtiments soviétiques qui cherchaient à récupérer des morceaux de missiles tombés en mer ». Il apprécie. « Un bateau ne va jamais vite, 24 km/h au plus. On mène une vie qui permet de faire d’autres choses. Vous avez le temps de lire. » Un accident de tir, au mortier, le ramène à terre. Il se porte candidat à la DGSE. « La Boîte m’a appelé. J’ai dit oui. » Il pénètre, en 1984, dans l’immense caserne du boulevard Mortier, porte des Lilas, où il passe ses journées, et parfois ses nuits. De simple « rédacteur » au service « contre-ingérence », on l’envoie aux «affaires réservées», puis à l’état-major de la direction du renseignement. Il se marie, presque intra muros, avec Dominique, une germaniste maison. Ils n’ont pas eu d’enfants.
Son téléphone sonne. Il répond à demi-mots. «Je vois qui tu veux dire», fait-il, mystérieux. « Intéressant ! » Il raccroche. Les sources continuent d’appeler… « Qu’est-ce que vous avez noté là ? » s’enquiert-il. Rien. Pour quelques heures de plus, le débriefing de Siramy va se poursuivre dans un restaurant gourmet. Lieu central. Confessionnal des sources. Dans les verres : le bon Dieu en culotte de velours. La recette de l’espion : « Il faut être un bon commercial. La sympathie que tu imposes doit être supérieure à celle de ton adversaire. Ça m’a coûté six bouteilles de bourgogne pour connaître le numéro d’urgence antiterroriste du Mossad » Siramy a géré jusqu’à douze sources personnelles, mais il a évalué aussi les nouvelles recrues, par dizaines.
Travail de sourcier. A l’ancienne. « Tu ne poses pas de questions. Tu laisses parler. Ton objectif, c’est de les guider gentiment. » Un journaliste belge, alias Sefora, se laisse faire durant trois ans. « Je l’ai contacté à propos d’un de ses articles. J’apprends qu’il a des problèmes avec le fisc, je lui propose de l’aide et ça s’enclenche comme ça. Ça le fidélise, on le tient. Il faut être très ferme sur les prix. En fin de compte, on rémunère des piges. Agent égale argent. » Sefora n’a pas de marge de manœuvre. « On avait rendez-vous sur un pont de la Seine. Je balançais des petits cailloux dans le fleuve, et je lui disais : ``Tu sais, la prochaine fois, le petit caillou ce sera toi.'' » Rires. « Je travaillais comme les pays de l’Est : ils tiennent les sources très, très serré »»
Dans une administration où différents clans se succèdent selon l’alternance politique, Pierre Siramy, issu d’une famille d’agriculteurs et de maçons creusois, se dit sans engagement. Mais « camusien »… Pour lui, 68 reste l’image du suicide de Jan Palach « qui défendait la liberté » contre les chars russes à Prague. Son père, Henri, violoniste, critique musical et aveugle a été son exemple. Frappé par un glaucome à l’âge de 11 ans, il s’engage à 16 ans dans la résistance. « Un handicap pareil, c’est la meilleure des couvertures, commente Siramy. Parce que vous pouvez transporter n’importe quoi dans votre valise, des armes, des tracts. Mon père a été interrogé deux fois au siège de la Gestapo, rue des Saussaies. Il y a laissé les deux ongles de ses pouces. » Un héros. Un peu tête brûlée. Il faisait du vélo accroché à l’épaule de son fils.
La Boîte préfère la discipline à l’héroïsme. En 1988, Siramy annonce fièrement l’identification du meurtrier de Dulcie September, militante sud-africaine assassinée en plein Paris. On le remercie bien. Mais le dossier reste au coffre. « Une enquête s’arrête quand politiquement ça doit s’arrêter. Vous ne savez pas pourquoi. » Les feux rouges ponctuent sa carrière, mais c’est la loi des espions.
Les cafouillages sont plus durs à avaler. Un «retournement» d’islamistes qui fuite malencontreusement à la sécurité militaire algérienne. Les grenouillages de certains « free-lance », comme Jean-Charles Marchiani, qui s’immiscent dans les affaires d’otages. « Ils tapent à très haut niveau, et prennent des libertés incroyables. »Le général Philippe Rondot, lui, coordinateur du renseignement au ministère, était « considéré comme le véritable directeur général » boulevard Mortier, tout en tirant d’autres ficelles.
En juillet 2000, Siramy devient sous-directeur technique. Tel « mister Q », le fameux major fournisseur de gadgets à James Bond, il supervise les écoutes hertziennes, l’informatique, l’imagerie spatiale et le département des techniques spéciales. « On a tous les corps de métiers, y compris des couturières pour camoufler des micros dans les vêtements. »Siramy oriente la technique vers le renseignement. «Grâce à nos satellites, j’ai pu prouver que la prolifération des armes en Irak, c’était faux, archifaux, mais j’ai eu du mal, beaucoup de mal.»
Fin du débriefing. Poignée de main. Soudain l’espion a une idée. « Ce qui m’intéresse, c’est la poudre d’information, ajoute-t-il. Passez-moi les infos que vous n’arrivez pas à recouper, et je me démerde avec ! »
Pierre Siramy en 6 dates:
2 août 1955: Naissance à Meudon.
Novembre 1976: S’engage dans la marine.
Octobre 1984: Entre à la DGSE.
Juillet 2000: Devient sous-directeur technique.
Novembre 2009: Quitte le service après un triple pontage.
Mars 2010: 25 ans dans les services secrets avec Laurent Léger (Flammarion).
Photo Bruno Charoy