Fiche du document numéro 19331

Num
19331
Date
Dimanche 17 septembre 2017
Amj
Auteur
Fichier
Taille
166775
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Tribune
Titre
Si ma mère devait rester cafard
Sous titre
La France a-t-elle livré des armes aux génocidaires rwandais ? Annick Kayitesi-Jozan a vu mourir sa mère et toute sa fratrie. Aujourd’hui française, elle demande au président de la République l’ouverture des archives nationales. Pour que les victimes du massacre aient enfin droit à la vérité.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Monsieur le Président,

Voici cent jours, vous commémoriez le massacre d’Oradour-sur-Glane. Vos mots, je les entends encore : « En oubliant, en décidant de ne plus nous souvenir ou de ne plus nous battre, nous prendrions ce risque, immensément coupables de répéter l’histoire. Je n’ai pour ma part qu’une seule tâche, une seule mission : de toutes mes forces vous aider à y parvenir. Vous en rendre capables. » Vous rappeliez aussi que « le Rwanda, la Yougoslavie, la Syrie ne sont qu’à quelques heures d’avion. »

Deux semaines après votre allocution, lorsque le Rwanda est revenu au centre de l’actualité, j’ai repensé à vos mots. Sous le titre « Réarmez-les », Patrick de Saint-Exupéry a révélé dans la revue XXI, l’existence d’une directive dont il attribue la paternité à Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée, ordonnant de livrer des armes à l’armée rwandaise alors même que l’Organisation des Nations unies avait déjà qualifié les massacres qui se déroulaient au Rwanda de « génocide » et décrété dès le 17 mai l’embargo international sur la vente d’armes.

A vos mots, aux décombres et aux morts d’Oradour-sur-Glane se sont mêlés d’autres mots, d’autres images : « Partout dans les villes, dans les villages, dans les collines, dans la forêt et dans les vallées, le long des rives ravissantes du lac Kivu, le sang a coulé à flots - et coule sans doute encore. Ce sont des massacres grandioses dans des paysages sublimes. »

Monsieur le Président, Jean d’Ormesson, grand homme de lettres ne s’y est pas trompé : au Rwanda le sang a coulé. Mais non, il n’y a pas eu de larmes. Ma mère. Une femme extraordinaire. Lorsque les militaires et les miliciens hutus l’ont amenée pour la tuer pour la simple raison qu’elle est née tutsie, elle a marché la tête haute à leurs côtés sans vaciller. Même quand ils se sont acharnés sur elle, elle n’a pas crié. Elle n’a pas appelé au secours. Elle s’est simplement saisie d’un papier, puis d’un autre, puis d’un autre. Un à un elle les a froissés d’une main, tandis qu’avec l’autre elle se cramponnait à son bureau, et a tenté de colmater le trou que le coup de massue qu’elle venait de recevoir avait ouvert dans son crâne. Elle s’est accrochée jusqu’à ce que ses jambes ne tiennent plus, puis elle s’est effondrée dans son sang. J’aime à penser que si elle s’est laissée tuer ainsi, c’est qu’elle espérait que nous, ses enfants, serions épargnés. Nous l’avons regardée mourir sans broncher. Nous n’avons pas crié, nous n’avons pas pleuré. Nous sommes restés là, silencieux.

Monsieur le Président, son visage douloureux se dessine devant mes yeux. Le massacre n’est pas grandiose, le paysage n’est pas ravissant, il s’agit d’un petit bureau au sein d’une école secondaire, le visage où le sang coule à flot est celui de ma mère. Un militaire finit par l’achever avec une baïonnette. Silencieusement, elle ferme les yeux. Toute l’après-midi, j’ai nettoyé ses traces de mes mains pendant que ma fratrie se faisait assassiner.

Un à un, leurs crânes étaient eux aussi fracassés à coup de gourdin. Comme ça, comme des cafards, « inyenzi », c’est le mot exact qu’avaient utilisé leurs tueurs.

Un à un j’ai tenu dans mes mains les petits papiers avec lesquels ma mère a essayé d’arrêter l’hémorragie.

En cet instant, en vous écrivant, c’est à ces papiers ensanglantés que je pense. Et au silence.

Le silence a résonné jusqu’à Oradour-sur-Glane, où la même année, en 1994 le président Mitterrand se tenait à votre place, soulignant l’exemplarité de celles et ceux qui «transmettent un message, ceux qui portent un espoir, ceux qui ont quelque chose à dire aux autres, quelque chose à leur apprendre qui fut terrible, qu’ils ont vécu mais qui doit être compris tout de même, comme l’obligation pour chacun d’entre nous de rechercher pour l’avenir, les moyens d’interdire de tels actes et les moyens d’élever le regard pour rechercher à travers le monde les traces, si rares au milieu du désastre…» Il n’évoquait pas alors le génocide en cours au Rwanda.

Monsieur le Président, j’ai quelque chose de terrible à vous dire : il est des traces rares au milieu du désastre, des papiers ensanglantés, qui quoi que l’on fasse, laissent une empreinte indélébile dans la main de ceux qui les ont touchés.

« Réarmez-les ». La révélation de cet ordre m’a replongée en ces temps-là. «Réarmez-les» ? Je m’interroge : Fin juin 1994 ? Mais pour quoi faire ? Même les tueurs l’affirmaient en chantant, il n’y avait alors plus personne à tuer : muze twishime nshuti inyenzi zashize… « Réjouissez-vous avec nous les amis, les cafards ont été tous exterminés… » Certes ici et là, il y avait encore quelques cafards. A l’école, nous étions quelques centaines. Des enfants pour la plupart gravement blessés, à l’instar de ma sœur aînée laissée pour morte aux fosses communes. Nous n’avions ni eau ni nourriture et rien non plus pour arrêter les vers qui proliféraient dans les plaies des blessés.

Monsieur le Président vous avez dit à Oradour-sur-Glane vous souvenir des fortes paroles de François Mitterrand prononçant l’éloge de l’espoir, de Jacques Chirac appelant de ses vœux un siècle d’éthique, de François Hollande prônant la vérité, avant d’ajouter que nous ne serions pas le peuple que nous sommes si nous ne donnions pas à l’autre un statut sacré ! La partie de moi qui se reconnaît comme faisant partie du peuple français a envie de pousser des cris. De hurler.

L’espoir ? L’éthique ? La vérité ?



Depuis vingt-trois ans, nous, les rescapés rwandais qui vivent en France, plus particulièrement ceux qui comme moi sont devenus des citoyens français, avons écrit notre peine, dit notre colère, clamé notre incompréhension, nous nous sommes indignés par moments. Nous avons supplié que «l’espoir» et «l’éthique» permettent l’ouverture des archives de l’Elysée, et que face à la vérité, ceux qui nient l’humanité des nôtres comprennent qu’ils sont dans l’erreur, que nous sommes tous enracinés dans la même humanité. Mais les archives demeurent closes. Une part de vérité historique enfouie. Pour combien de temps encore ?

Vingt-trois ans monsieur le Président, que nous quémandons pour que les nôtres ne restent pas exclus de la communauté des humains, celle qui a le droit, si ce n’est à la justice, au moins à la vérité. Vous avez déclaré avoir une seule mission : celle de nous rendre capable de nous battre. Nous priver de cela c’est faire de nos morts des éternels cafards. Ma mère s’appelait Spécioza. Elle est née 10 avril 1954, elle venait d’avoir 40 ans, votre âge. Elle disait souvent : « Umutima w’umuntu ni bwo buryo bwe » (« pour maintenir la vie, le cœur ne peut pomper que de son propre sang »). Quand je prends en main mes papiers d’identité français, mon cœur chavire, car j’ai l’impression que la France me demande d’oublier, en somme de mourir à petit feu.

Aujourd’hui je dois me rendre à l’évidence. Pour que ma vie vaille la peine d’être vécue, je dois accepter que si ma mère devait rester cafard, si le million [800 000 est le chiffre couramment admis mais les Tutsis parlent de 1 million, ndlr] de personne exterminées au Rwanda en partie par des armes livrées par la France devaient rester cafards, alors je dois accepter de l’être aussi.

Annick Kayitesi-Jozan Psychologue
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024