Citation
Dans le bureau d’Alain Chemama, le doyen des juges d’instruction niçois, ce 2 septembre, Mathieu Paoli, son frère Louis, et l’un de leurs conseils, Me Paul Sollacaro.
C’est la première fois en 47 ans qu’un juge d’instruction reçoit l’association des familles des victimes du crash de la Caravelle.
Sur la table, un dossier. Épais. L’entretien durera deux heures et demi. Une victoire ?
« Oui, répond tout de go, le président de l’association, Mathieu Paoli. Le juge veut nous aider. »
Aider, c’est le mot. Car, de l’aide, les familles en cherchent depuis le 11 septembre 1968. Depuis que la Caravelle reliant Ajaccio à Nice gît par 2 300 mètres de fond au large du cap d’Antibes.
Depuis, plus rien. A la vacuité de l’enquête répond le combat d’une association.
Une lutte dans la jungle judiciaire où le secret Défense a coupé les lianes, empêché le moindre pont d’être bâti.
Fait reculer l’espoir d’une vérité, d’abord. De la vérité tout court, ensuite, noyée en même temps que les 95 corps - 89 passagers, 6 membres d’équipage -, et la terrifiante hypothèse d’une destruction de l’avion par un missile d’exercice qui aurait échappé à tout contrôle avant de se réfugier dans la chaleur d’un moteur de l’appareil.
Au fil des décennies, l’appel des familles s’est perdu dans les méandres des fins de non-recevoir jusqu’au plus haut niveau de l’État.
Jamais un président de la République n’a pris le temps d’accorder audience à ceux qui n’ont toujours pas pu faire leur deuil.
Bouteille au goulet de l’Élysée
Mais au printemps dernier, coup de théâtre. Ou presque. En forme de retour de courrier.
Alors que Mathieu Paoli lance, le 2 mai 2015, en direction du Palais de l’Élysée, une énième bouteille à la mer : « Monsieur le président, s’il vous plaît, levez ce secret Défense... Entendez notre modeste appel et acceptez de nous recevoir… », la réponse du directeur de cabinet de François Hollande, Thierry Lataste, en date du 22 mai, reste la première du genre : « Je puis vous indiquer qu’il a été demandé au Service Historique de la Défense (SHD) de déterminer (…) les documents relatifs à cet accident et éventuellement de lancer les procédures de déclassification qui s’imposeraient. »
L’adverbe peut sembler de trop. Mais la phrase est historique.
« Cela fait deux décennies que je m’acharne à demander la levée du secret Défense, souffle Mathieu Paoli. Lorsque que je me suis présenté avec l’autorisation de la ministre Michèle Alliot-Marie, il y a plusieurs années, à Vincennes, pour consulter l’ensemble des documents liés au 11 septembre 68 dans les armées de l’Air, Terre et Mer, rien n’apparaissait nulle part. »
Grâce à cette minuscule brèche ouverte au pied de biche par le cabinet Hollande, Mathieu Paoli espère pouvoir accéder à des pièces essentielles, comme ce rapport de Michel Laty, le technicien ayant tapé le compte-rendu du crash - il est décédé il y a trois ans -, qui indiquait qu’un tir de missile avait touché l’avion.
Aujourd’hui, la catastrophe de la Caravelle Ajaccio-Nice a trouvé sa place dans la liste de ces accidents aériens non élucidés. Parce que l’on s’y refuse.
A 19 h, en ce début août 1968, la gare de Lyon est bondée. L’un des fils Paoli, Mathieu, 24 ans, accompagne ses parents qui prennent le train pour Nice.
De là, un avion les emmènera en Corse, jusqu’au village de Pastricciola dont Ange-Marie, le père, est originaire. Finalement, le deuxième fils Paoli, Louis, 21 ans, ne partira pas avec eux. Il préfère travailler pour pouvoir se payer une voiture. Jacques, 30 ans, le troisième de la fratrie, n’est pas du voyage non plus.
Ce sera le dernier aller-retour pour Ange-Marie et son épouse Toussainte.
Ensuite, ils s’installeront définitivement en terre natale. Ils sont heureux à cette idée. Le voyage sera bien le dernier, mais pas celui imaginé.
Le hasard fait parfois mal les choses.
Troublante carte postale
Le lendemain du crash, le 12 septembre 1968, les frères Paoli reçoivent, à Paris, une carte postale de leurs parents, envoyée depuis Marseille par un cousin (ils l’apprendront plus tard) ayant pris le bateau, pour faire accélérer l’acheminement de la missive.
Les trois frères ont donc toutes les raisons de penser que leurs parents sont repartis de Marseille, où ils avaient prévu de passer voir une tante maternelle, et sont peut-être dans le train qui les ramène à Paris.
Parti trop tôt
Dans la nuit du 11 au 12 décembre 2011, Michel Laty, le témoin ayant tapé le rapport officiel du tir de missile, s’éteint dans un hôpital parisien.
Il avait témoigné sur TF1, grâce à un journaliste, Tristan Waleckx, qui avait retrouvé sa trace.
Mais n’avait jamais été entendu par la justice, alors qu’Éric de Montgolfier avait demandé à son homologue d’Agen de l’auditionner.
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Des familles décimées
Au-delà des 95 victimes directes (89 passagers, six membres d’équipage et personnel navigant) la tragédie du vol AF1611 a frappé de plein fouet des dizaines de familles, en pleine période de retour de congés d’été.
Insulaires en déplacement, vacanciers, Corses du Continent : certaines d’entre elles ont perdu plusieurs membres en une poignée de minutes tragiques qui ont vu l’appareil s’abîmer en mer au large des côtes françaises.
Les Rochet perdront ainsi quatre des leurs, comme les Lafont. Les Ceccaldi, les Burty, les Chigot, les Marguier, les Zani en perdront trois.
D’autres familles, aussi éprouvées, pleureront deux proches, à l’image des Paoli, des Marietti, des Baraldi, Camilli, Caviglioli, Duperche, Gianni, Larcher, Leonetti, Meli, Padovani, Pietri, Rivet...
Le couple Filipeddu, lui, n’aurait jamais dû prendre ce vol : sous-officier dans la Légion étrangère, Jean-Dominique et son épouse Martine n’ont pu embarquer qu’après un désistement de dernière minute...
Classe VIP pour voyage morbide
Le 11 septembre 1968, chacun des frères allume la radio en rentrant chez lui déjeuner, comme toujours, pour écouter les informations.
« On est toujours sans nouvelles de la Caravelle Ajaccio-Nice », déroule la voix dans le poste. Mathieu n’est pas sûr d’avoir bien entendu. Mais lorsqu’il voit arriver son frère Louis à son domicile, il sait.
Tous deux se rendent chez Jacques, qui n’habite pas très loin. Leurs parents ne sont pas encore rentrés à Paris.
Premier réflexe, ils appellent l’aéroport de Nice.
- Qui êtes-vous ? interroge la voix au bout du fil. Ils s’identifient, les frères Paoli.
-On ne peut pas vous dire si vos parents sont dans la liste passagers.
-Nous voulons le savoir.
-Il est possible que vos parents soient dans cet avion.
La réponse, le lendemain
Avec la grande faucheuse sous l’apparence d’un gars d’Air France qui fait la sale besogne, porte documents à la main, sonne à la porte et officialise le pressentiment.
« Ils sont morts. » La scène qui suit leur appartient.
« A ce moment-là, on a appris qu’une chapelle ardente allait être dressée à Nice à la caserne des pompiers, la caserne Magnan. On nous a remis des billets, on a eu droit à des courbettes dans le salon d’honneur Air France de l’aéroport, comme si nous étions cinq VIP, nous et nos épouses », hache Mathieu Paoli avec un regard d’enfant qui n’a toujours pas réalisé.
L’avion qu’il doit prendre, une Caravelle encore, a du retard, alerte à la bombe. Mais l’appareil finit par décoller et se pose, cette fois.
A la caserne, « les familles étaient venues de partout, jusque d’Irlande. A côté de moi, j’avais un Corse, Padovani, il avait mis sa femme et sa fille dans l’avion, lui, avait pris le bateau. Les scènes étaient insoutenables, les femmes corses se jetaient sur les cercueils recouverts des drapeaux à tête de Maure, certains hurlaient. Mon frère est tombé dans les pommes ».
La stèle érigée en hommage aux victimes à Nice sur la Promenade des Anglais. Chaque année, une cérémonie y est organisée.
A la PJ de Nice, non loin, dans la lumière glauque d’une table, on a posé les débris flottants récupérés.
« Sur cette table de cinquante mètres de long, chacun devait faire son shopping, casquette, vêtements, poupées, etc. On a retrouvé le petit portemonnaie de maman. »
Ces débris, ils ont été sortis de l’eau quelques minutes après le crash.
Marine, Armée, gendarmerie, hélicoptères de la Sécurité civile, et même bateaux de plaisance s’étaient portés sur les lieux afin de récupérer tout ce qui pouvait l’être.
Extrait du nouveau Settimana, en supplément de votre Corse-Matin du vendredi 11 septembre.