Fiche du document numéro 19060

Num
19060
Date
Vendredi 5 mai 2017
Amj
Auteur
Fichier
Taille
99986
Pages
5
Urlorg
Titre
Notes de lecture : Raphaëlle Maison, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal pénal pour le Rwanda
Nom cité
Type
Note
Langue
FR
Citation
Entre avril et juillet 1994, près d’un million de Tutsis ont été exterminés au Rwanda. Nombreuses ont été les analyses sociologiques et anthropologiques qui expliquèrent ces massacres par l’expression d’une violence des Hutus envers une autre partie de la population : les Tutsis. Dans cet ouvrage, Rafaëlle Maison (Professeur de droit public à l’Université Paris Sud) choisit d’examiner la dimension politique du génocide telle qu’elle a été restituée dans les décisions du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Dans cette étude fondée sur les affaires de hauts officiers de l’armée rwandaise (Théoneste Bagosora et autres, Augustin Ndindiliyimana et autres) et celles concernant le gouvernement issu du coup d’État (Pauline Nyiramasuhuko et autres, Casimir Bizimungu et autres, Édouard Karemera), l’auteur adopte une approche à la fois historique et juridique permettant d’analyser les interactions entre pouvoir et génocide. L’ouvrage a ainsi pour principale ambition de répondre à deux interrogations : celle de l’organisation politique rwandaise du génocide et celle de l’influence française sur ces événements. Suivant la chronologie du génocide, la démonstration s’articule autour de quatre grands axes : la période ayant précédé les massacres de l’année 1994 (Chapitre 1), le coup d’État au début du mois d’avril 1994 (Chapitre 2), le rôle des structures de pouvoir pendant le génocide d’avril à juillet 1994 (Chapitre 3) et la fin du génocide (Chapitre 4).



L’étude des interactions entre pouvoir et génocide débute avec la détermination de la compétence ratione temporis du TPIR. Dans le premier chapitre (pp. 31-53), l’auteur révèle que le cadre temporel fixé par le Statut et l’interprétation restrictive de la jurisprudence ont découragé d’éventuelles enquêtes sur la période consacrée à la préparation du génocide (empêchant ainsi une réflexion approfondie sur le rôle du pouvoir dans le génocide). L’article premier du Statut circonscrit la compétence entre le 1er janvier 1994, soit trois mois avant le génocide, et juillet 1994. Toutefois, l’article 6 permet d’engager la responsabilité des personnes ayant planifié ce crime. Selon l’auteur, la compétence du Tribunal ad hoc pourrait alors s’étendre aux faits commis avant 1994 (pp. 33-36). Dans ce sens, le procureur a enquêté sur les signes de préparation politico-militaires du génocide, notamment l’entraînement des milices associées aux partis politiques comme les Interahamwe (pp. 37-39). Néanmoins, ces investigations ont été battue en brèche par la stricte interprétation de la compétence temporelle. Dans l’affaire de la propagande génocidaire du journal extrémiste Kangura, la Chambre d’appel a, en effet, exclu la possibilité de sanctionner des faits antérieurs à 1994 (TPIR, Ch. A., Le Procureur c. Ferdinand Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza, Hassan Ngeze, 28 novembre 2007, § 311). Le Professeur Rafaëlle Maison s’interroge alors sur les motivations des juges qui se sont référés – de manière surprenante – aux déclarations des représentants aux Nations Unies lors des négociations pour l’instauration du Tribunal (pp. 40-42). C’est ainsi que se manifesta l’influence de la France qui – bien qu’elle ait souhaité étendre la compétence aux faits postérieurs à juillet 1994 afin d’examiner les actes du nouveau gouvernement – écarta les événements antérieurs à 1994 (pp. 42-46). Cette position emporta la conviction de la majorité des juges (pp. 47-51), nonobstant les opinions dissidentes des juges Fausto Pocar (Président de la Chambre) et Mohamed Shahabuddeen (pp. 51-53). Dans ce premier chapitre, l’auteur réussit clairement à démontrer l’impact d’une conception internationale du conflit sur le travail judiciaire.



Dans le deuxième chapitre (pp. 55-81), le Professeur poursuit ses réflexions sur la période du coup d’État (6 au 9 avril 1994). L’attaque du 6 avril 1994 contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana et l’assassinat du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana à Kigali ont incontestablement marqué un tournant historique dans la chronologie des événements rwandais. Ce coup d’État conduisit à la reprise des hostilités entre les forces gouvernementales et le Front patriotique rwandais (FPR) et à la constitution, le 9 avril 1994, du nouveau gouvernement composé de membres du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) connus pour leur idéologie « Hutu power » (pp. 55-59). Malgré les investigations du procureur et l’audition d’experts, le mystère entourant l’attentat n’a jamais été levé par la juridiction ad hoc. Si son orchestration par les proches du Président craignant une perte de pouvoir sous la pression de la communauté internationale est probable, jamais la lumière ne sera faite sur cet événement. Selon l’auteur, cette carence s’explique notamment par le raisonnement du procureur excluant tout lien causal entre l’attentat et le génocide (TPIR, Ch. Pr. I, Le Procureur c. Bagosora et autres, Jugement, 18 décembre 2008). Tant la complexité des faits que l’impossibilité de qualifier cet assassinat de crime international ont ainsi justifié le refus du procureur d’enquêter sur ce facteur déclencheur du conflit (pp. 60-68). En revanche, les faits qui ont immédiatement suivi (constitution d’un nouveau gouvernement) ont été examinés par l’autorité de poursuite, mais aussi par certains accusés (Callixte Nzabonimana et Justin Mugenzi). Ces derniers affirmèrent, à titre d’alibi, que les ministres devant former le nouveau gouvernement avaient été accueillis plusieurs jours à l’ambassade de France avant leur nomination (pp. 68-70). Les suspicions sur les liens étroits entre l’action du gouvernement français et le génocide rwandais auraient donc du être relancées. Pourtant, ces éléments factuels n’ont pas été davantage exploités dans le récit judiciaire, ce qui a sans doute empêché le Tribunal de qualifier le coup d’État d’entente en vue de commettre le génocide (pp. 70-81). Ainsi, dans ce chapitre, l’auteur met en lumière les carences de l’action judiciaire qui ont conduit à exclure un événement politique déterminant dans le continuum des massacres.



Dans le troisième chapitre (pp. 83-117), l’auteur concentre son analyse sur la détermination des responsables. C’est alors que se manifeste la principale mission du TPIR : juger les membres du gouvernement issu du coup d’État pour leur culpabilité dans le génocide perpétré. Le Professeur retrace ainsi les différentes poursuites menées à l’encontre des ministres (responsabilité individuelle) : sept furent condamnés (Jean Kambanda – Premier ministre – Eliezer Niyitegeka, Jean de Dieu Kamuhanda, Emmanuel Ndindabahizi, Pauline Nyiramasuhuko, Callixte Nzabonimana et Edouard Karemera), six acquittés (Casimir Bizimungu, Justin Mugenzi, Jérôme-Clément Bicamumpaka et Prosper Mugiraneza) (pp. 83-88). Le fait générateur de responsabilité ne relève pas tant des attributions officielles que des activités réelles consistant à faire appliquer le programme de « défense civile » (destruction de « l’ennemi intérieur »). Apparaît, à travers ces affaires, la dimension politique du génocide rwandais : l’exercice du pouvoir gouvernemental consistait bien à asseoir, par l’intermédiaire des préfets, une autorité nouvelle sur le territoire (pp. 92-104). S’ajoutent à ces responsabilités individuelles, la reconnaissance d’une entreprise criminelle commune composée de responsables politiques (Karemera et Ngirumpatse), d’autorités militaires, Interahamwe, responsables de l’administration territoriale et d’hommes d’affaires influents (Félicien Kabuga, Obed Ruzindana et Alfred Musema) (pp. 88-80). Pourtant, des contradictions factuelles et juridiques sont apparues aux yeux de l’auteur en raison de l’absence de réflexion globale sur la politique génocidaire de l’État (pp. 104-117). Par exemple, dans l’affaire Karemera et Ngirumpatse, le Tribunal conclut à l’existence d’une politique du génocide organisée sous la forme d’une entreprise criminelle commune et condamna les deux ministres. Mais dans l’autre affaire gouvernementale Mugenzi et autres, les ministres furent acquittés en l’absence de contrôle sur une situation de violence décrite comme chaotique et incontrôlable (c’est leur responsabilité en tant que supérieur hiérarchique qui était recherchée et non leur implication dans une entreprise criminelle). Ce chapitre illustre la fragilité du TPIR qui, pour le même contexte factuel, a développé deux théories antagonistes : d’une part l’entreprise criminelle gouvernementale ayant organisé les massacres, d’autre part l’impuissance gouvernementale face à la violence du peuple.



Le dernier chapitre (pp. 119-149) porte sur la fin du génocide et la représentation de la guerre. La victoire des forces rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) mit un terme à la guerre et, par là même, au génocide (le FRP s’empara de la capitale le 4 juillet 1994, puis de Gisenyi le 17 juillet 1994). L’auteur indique qu’en réalité le rapport entre guerre et génocide n’a pas été traité par le TPIR (pp. 119-123). Or, des interrogations sur le rôle de la France, à la fin du conflit, surgissent à nouveau. Dans sa résolution 929 du 22 juin 1994, le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé une intervention française, appelée « Turquoise », pour protéger de manière impartiale les réfugiés et civils en danger au Rwanda. Le Professeur souligne l’ambiguïté de cette opération qui semble avoir été conçue pour éviter la défaite des forces gouvernementales rwandaises avant de devenir une opération humanitaire sécurisant une « zone humanitaire » (pp. 132-143). Toutefois, c’est dans cette zone que les forces génocidaires trouvèrent refuge avant de fuir au Zaïre (le rôle des forces françaises a notamment été évoqué dans l’affaire Bagosora et autres et contribua à l’acquittement du général Kabiligi). Les troupes françaises furent donc impliquées dans le conflit armé rwandais à son commencement et à son terme. Or, ces événements disparurent de la narration judiciaire pour être qualifiés de conflit armé interne (seule catégorie de conflit visée par le Statut). De même, les opposants au gouvernement n’ont pas été considérés comme des forces étrangères, même si le FPR était initialement basé, dans le pays voisin, en Ouganda (pp. 123-129). Continuant l’analyse des interactions entre pouvoir et génocide, l’auteur démontre que le Tribunal ad hoc a identifié l’origine du génocide dans le conflit armé (Affaires Tharcisse Renzaho, Bagosora et autres et Ndindiliyimana et autres). Des questions relatives à l’enchaînement causal entre l’attentat, le coup d’État, le conflit armé et le génocide restent néanmoins en suspens, car les assassinats intervinrent avant la reprise des hostilités. Dès lors, le conflit ne peut pas expliquer directement l’attentat. Si le conflit armé est traité par la jurisprudence, sa place dans la chronologie des événements n’en demeure pas moins incertaine (pp. 129-132). Enfin, la période d’après-guerre marquée par la constitution de camps de réfugiés Hutus au Zaïre n’a pas été étudiée par le TPIR (pp. 144-149). Pourtant, les discours génocidaires s’y poursuivirent et le projet de reconquête de l’Ituri par les armés nourri. Cette idéologie raciale (fondée sur la construction coloniale des identités) réapparut devant la Cour pénale internationale dans l’affaire Germain Katanga condamné pour crime contre l’humanité dans l’attaque destinée à « effacer » les « civils Hema » du village de Bogoro. Dans sa conclusion (pp. 151-154), le Professeur Rafaëlle Maison salue les efforts de la jurisprudence du TPIR démontrant que le génocide rwandais n’est pas l’expression spontanée d’une violence populaire, mais trouve sa source dans l’appareil étatique. Elle regrette toutefois que le Tribunal n’ait pas mené une réflexion juridique et historique approfondie sur le rôle de l’autorité centrale (gouvernement), en lien avec le niveau local (préfet), dans la construction d’une politique génocidaire. D’autres aspects essentiels ont également été éludés : le lien entre conflit armé et génocide ou encore le rôle de la France dans le déroulement des événements. Cette démonstration se termine par l’observation plus générale des conséquences (négatives) de la norme pénale internationale (décision de créer un Tribunal pénal international) sur le récit judiciaire et historique d’un conflit national.



L’ouvrage du Professeur Rafaëlle Maison analyse avec précision et minutie la jurisprudence du TPIR pour restituer les liens étroits et complexes, mais aussi les zones d’ombre entre pouvoir et génocide. Il constituera, sans aucun doute, une véritable référence pour toutes les personnes intéressées et concernées par les questions de justice pénale internationale : les historiens et les juristes qu’ils soient chercheurs ou praticiens.
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